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MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE ! - Page 40

  • LOUISE ANNE BOUCHARD : ECCE HOMO. EN DEHORS DU CADRE.

    louise Anne Bouchard, ecce homo, éditions l'âge d'homme

    Les corps étaient repêchés tard au printemps, lorsque le dégel libérait puis rejetait ce que l'hiver avait de cruel : le froid et la solitude.

    Tommy - Ecce Homo

     

    L'art de la nouvelle est un exercice difficile, ceci d'autant plus dans le domaine de la littérature noire où l'on se focalise davantage sur le choc de la conclusion, au détriment de l'atmosphère du récit et du caractère des personnages que l'on doit pourtant concilier dans un format extrêmement bref. C'est probablement dans ce domaine bien trop méconnu dans nos contrée francophones que l'on peut pourtant apprécier le talent de celles et ceux qui savent jouer avec les codes du genre et qui peuvent donc les intégrer au sein de ce format particulier de la nouvelle à l'instar de Louise Anne Bouchard qui nous propose avec Ecce Homo, pas moins de dix portraits aux nuances du noir le plus varié. Dix portraits, dix esquisses de personnages dont on entrevoit l'âme humaine et sa subtile noirceur que la romancière décline avec un mordant à la fois impitoyable et sarcastique tout en distillant ce sentiment de malaise permanent qui imprègne l'ensemble des intrigues de ce sombre recueil. 

     

    Tommy est le pseudo d'un jeune homme gay dont on découvre le cadavre affreusement mutilé dans un quartier sordide de Montréal.

    Florence est infirmière et navigue entre Thonon et Vevey où elle travaille jusqu'à ce qu'elle perde son emploi et bascule peu à peu dans les méandres d'une folie meurtrière.

    Bob Demper, cadre bancaire explosant de fureur, se remet de sa dépression avant de se lancer dans la peinture. Eloigné de sa femme et de ses enfants, il rumine de sombres pensées dans son atelier à mesure qu'il prend du poids. Mais s'est-il vraiment bien remis de sa dépression ?

    Les jumeaux Erdmann n'ont jamais eu de chance dans leur vie. Abandonné par leur mère ils ont été élevés à la dure dans des institutions. A l'adolescence, leur beauté attire l'attention d'une parent d'élève qui succombe à leur charme.

    Anna, Thomas, Big Maggie. Que l'on fasse de l'équitation, de la course à pied ou de la natation, il n'y a pour eux que des gagnants et des perdants. Une dualité aussi malsaine qu'impitoyable qui lamine les coeurs et broie les esprits. Et gare aux perdants.

    Gaspard suscite leș quolibets de ses camarades et le mépris de son père qui refuse de le défendre. Il trouve refuge dans la solitude et effectue de petits boulots comme la tonte de gazon lui permettant de fouiller les tiroirs de ses clientes tout en rêvant d'Emma Peel à qui il veut ressembler à tout prix.

    Clélia et Lula sont deux soeurs aux caractère dissemblables que tout oppose et dont les trajectoires sont tout aussi différentes.

    Coco : Une enseignante solitaire, un peu amère a d'ores et déjà réservé son emplacement au cimetière de Lausanne, à proximité de la tombe de Gabrielle Chanel. Et puis soudain, lorsqu'elle croise les trois étudiantes qui se sont moquées d'elle, tout bascule.

    Madame de Sève est le nom des ateliers où elle travaille comme styliste au milieu de ses mannequins immobiles qui prennent une allure inquiétante dans la pénombre des lieux tandis que résonne Le Boléro de Ravel. Elle attend son correspondant en repensant à son père qu'elle a perdu si jeune. Pourvu qu'il ne se moque pas de son désespoir. 

    Alex in London c'est le chauffeur que lui a attribué Monsieur Murray pour toute la durée de son engagement en tant que biographe. Une virée dans les rues de l'East London, des réminiscence de Jack L'Eventreur, les textes de Shakespeare et Alex qui souhaite devenir comédien. Elle se prend à rêver. Mais il y a la solitude et l'absence de l'autre.

     

    Avec Ecce Homo, Louise Anne Bouchard nous donne un aperçu de l'humain et de sa propension à basculer dans les méandres d'une noirceur plus ou moins intense en décomposant la photographie du mal être qui enveloppe les individus parcourant l'ensemble des récits troublants de ce recueil de nouvelles noires. Parfois l'horreur se matérialise en plein cadre comme c'est le cas pour Tommy et Florence, deux terrifiantes intrigues où la romancière insuffle tout le talent de son écriture pour dépeindre l'abjection des actes commis. C'est plus particulièrement le cas pour Tommy qui reste la plus belle des nouvelles du recueil avec cette capacité saisissante à dépeindre un cadavre atrocement mutilé tout en insufflant une atmosphère chargée d'une espèce de mélancolie poétique qui imprègne cette nouvelle chargée d'une grande force émotionnelle en nous rappelant les plus terrifiants romans de l'auteur britannique Robin Cook. Mais avec la majeure partie des nouvelles de Ecce Homo, Louise Anne Bouchard nous invite à découvrir le point de bascule en dehors du cadre de la photographie, au delà du terme du récit où elle parie sur l'intelligence mais également sur l'interprétation du lecteur pour imaginer l'éventuelle tragédie qui risque de survenir. Cette incertitude est particulièrement latente avec Bob Demper dont on ne sait ce qu'il va advenir de sa rencontre avec la gérante de son atelier tout comme celle de cette styliste dans Madame de Sève qui attend son mystérieux correspondant. On se situe également dans le doute quant au destin des Jumeaux Erdmann et du bien-fondé de la compassion du policier chargé de la traque de ces deux frères qui n'ont jamais vraiment eu beaucoup de chance dans leur vie. Autant d'interrogations qui donnent davantage d'ampleur à ces récits grinçants et dont le fragile édifice est prêt à basculer à chaque instant. Et puis la noirceur de l'intrigue se situe parfois dans le malaise que Louise Anne Bouchard distille avec maestria dans des récits tels que Gaspard ou Anna, Thomas, Big Maggie où l'on prend la pleine mesure de la situation sur la dernière phrase du récit qui résonne comme un choc inquiétant dont il nous reste à imaginer la force de l'impact. C'est probablement là que l'on savoure toute la force de l'intrigue de Louise Anne Bouchard qui nous malmène dans la noirceur de l'incertitude et du doute au rythme de textes parsemés d'une ironie mordante et d'un regard à la fois cinglant et impertinent mais parfois chargé d'émotion comme elle nous le démontre avec Alex in London qui souligne les affres de la solitude au terme d'un récit tout en subtilité.

    Au final, Louise Anne Bouchard nous offre avec Ecce Homo, dix textes tout en finesse, d'une rare beauté qui explorent toute les nuances de la noirceur de l'âme humaine. 

     

    Louise Anne Bouchard : Ecce Homo. Editions L'Age d'Homme 2020.

    A lire en écoutant : 2 Wicky de Hooverphonic. Album : With Orchestra Live. 2012 Sony Music Entertainment Belgium NV/SA.

  • Mise au point 2021 : Dix ans.

    IMG_0129.jpgPour cette nouvelle année 2021, voilà que Mon Roman ? Noir Et Bien Serré ! entame, l'air de rien, sa dixième saison d'existence avec une première chronique datant du 11 avril 2011 où j'évoquais les objectifs de ce blog ayant pour vocation de parler des multiples littératures noires ainsi que les origines de cette passion pour un genre que j'affectionne. Dix ans de chroniques foutraques, d'autres plus réussies. Dix ans de belles découvertes et de coups de gueule qui m'ont valu quelques inimitiés dans ce petit microcosme si particulier du milieu littéraire avec lequel  je n'ai finalement que très peu de rapport hormis quelques amitiés fidèles avec auteurs, blogueurs et éditeurs que j'apprécie et qui m'ont permis d'affiner mes recherches afin de dénicher un très grand nombre de romans que j'ai partagé avec vous. Comme à l'accoutumée je vous ferai grâce des données chiffrées de ce blog, du nombre de chroniques rédigées, du total de mes lectures et autres estimations comptables qui n'ont de toute manière rien de mirobolant. Je me contenterai de signaler que j'ai davantage publié de chroniques durant l'année 2020 par rapport aux années précédentes et que je compte maintenir ce rythme à l'avenir. Sans entrer dans l'éternel débat du Service de presse, je rappelle que j'acquière la majeure partie des romans en me rendant en librairie ce qui me permet une certaine liberté de choix sans pression quant à un éventuel délai de restitution tout en contribuant ainsi, d'une façon bien modeste, à la bonne marche de la chaîne du livre qui en a bien besoin. 

     

    En matière de rétrospective on dira que l'année 2020 m'a permis de mettre à jour quelques ouvrages que je souhaitais lire depuis bien longtemps à l'instar de la série de polars de Colin Niel mettant en scène le capitaine de gendarmerie André Anato dont les enquêtes se déroulent dans le département de la Guyane française. Vous trouverez également les romans du détective privé Smokey Dalton évoluant à Chicago durant les années soixante en évoquant ainsi cette période trouble de la lutte pour les droits civiques (Kris Nelscott). Outre ces deux enquêteurs, vous découvrirez dans la rubrique "catégorie" du blog d'autres séries à l'exemple du capitaine Sam Wyndham officiant au sein de la police de Calcutta à l'époque de l'Inde coloniale (Abir Mukherjee), les enquêtes du commissaire Martin Beck (Maj Sjöwall & Per Wahlöö - Suède) et de Soneri, son homologue italien (Valério Varesi -Parme),  le déjanté inspecteur Aiden Waits (Joseph Knox - Manchester), l'inspecteur Jakub Mortka en Pologne (Wojciech Chmielarz), l'inspecteur Santiago Quinones (Boris Quercia - Chili) et pour la Suisse vous pourrez suivre les enquêtes de l'inspecteur Studer (Friedrich Glauser). J'ai entamé également la série de Leonardo Padura et de son lieutenant de police cubain Mario Conde ainsi que son homologue japonaise Reiko Himekawa (Tetsuya Honda). Ayant du retard, je dois encore mettre à jour certains ouvrages de ces séries que je n'ai pas encore chroniqués.

     

    Pour ce qui à trait aux publications 2020, l'année a débuté fort avec La Soustraction Des Possibles de Joseph Incardona évoquant la ville de Genève au temps des années fric, de l'évasion fiscale et du braquage improbable d'une banque sur fond de relations amoureuses détonantes. Une belle réussite. Frédéric Paulin a achevé de manière magistrale son cycle du terrorisme en France avec La Fabrique De La Terreur. S'en est suivi un drôle de livre, remettant en jeu d'une façon extraordinaire les codes du roman noir avec Les Abattus de Noëlle Renaude, ouvrage étrange et déroutant. Du côté des Etat-Unis nous avons mis le cap sur le Montana avec Ces Montagnes A Jamais de Joe Wilkins et le retour fracassant d'Alex Taylort qui nous ramène à l'époque de la conquête des terres de l'ouest en 1748 avec Le Sang Ne Suffit Pas. Puis nous nous sommes perdus en Argentine, au milieu de la pampa avec l'envoûtant Je Suis L'Hiver de Ricardo Romero. De retour aux Etats-Unis on a apprécié Ohio de Stephen Marklay, les grands retours de David Joy avec Ce Lien Entre Nous et de Benjamin Whitmer et son roman extraordinaire sur le Denver des années 1900 que l'on découvre avec Les Dynamiteurs. En matière de retour il faut signaler, du côté français, celui de François Médéline qui nous aura ébloui avec L'Ange Rouge, un polar hors norme se déroulant à Lyon. On aura également apprécié le premier roman de Laurent Petitmangin et son poignant Ce Qu'Il Faut De La Nuit

     

    Pour achever l'année 2020, un petit tour exotique au Japon avec Le Détective Est Au Bar de Naomi Azuma qui met en scène un héros déjanté évoluant dans le quartier chaud de Sapporo. Et en guise de conclusion je ne saurai trop vous recommander le sublime album de bande dessinée L'Accident De Chasse de David L. Carlson au scénario et de Landis Blair au dessin.

     

    A lire en écoutant : Riot Van de Arctic Monkeys. Album :  Whatever People Say I Am, That's What I'm Not. 2005 Domino Recording Co.

  • DAVID L. CARLSON & LANDIS BLAIR : L'ACCIDENT DE CHASSE. REDEMPTION.

    l'accident de chasse, editions sonatine, David L. Carlson, Landis BlairA ma connaissance les éditions Sonatine n'ont jamais publié de bandes dessinées, la maison étant davantage connue pour ses ouvrages ayant trait aux thrillers et aux romans noirs à l'instar de David Joy que je vous recommande. Pourtant on peut bien imaginer qu'à la découverte d'un album somptueux tel que L'Accident De Chasse dans sa version originale les éditeurs n'aient pas longtemps hésité à se lancer dans la traduction et la publication de la version française de ce qui apparaît comme l'un des plus beau roman graphique qui clôturera cette année 2020. Roman graphique ? Le mot a souvent été galvaudé pour enrober quelques bandes dessinées d'une certaine élégance marketing ou quelques adaptations de romans classiques. En ce qui concerne L'Accident de Chasse on entre pourtant bien dans le cadre de la définition de ce que peut être un roman graphique où le texte conséquent se marie parfaitement à la grâce du dessin de Landis Blair qui anime cette intrigue tirée d'une histoire vraie que Charlie Rizzo, personnage central de l'intrigue, a raconté à son ami, le scénariste David L. Carlson. Il en résulte un ouvrage improbable de plus de 400 pages sur l'univers carcéral et la rédemption par le biais de l'amitié et de la littérature.

     

    A Chicago en 1959, Charlie Rizzo a toujours cru que son père Matt était devenu aveugle suite à un terrible accident de chasse, comme il l'a toujours prétendu. Pourtant lorsque Charlie tombe dans la délinquance, son père lui dévoile la vérité en lui révélant qu'il a perdu la vue lors d'un braquage qui a mal tourné et qui l'a conduit en prison pour y purger une peine de cinq ans. En détention, Matt partage sa cellule avec Nathan Leopold détenu célèbre pour avoir défrayé la chronique des faits divers lorsqu'il a assassiné, avec son complice Richard Loeb, une jeune garçon de 14 ans afin de démontrer qu'il était possible de commettre une crime parfait. Au comble du désespoir, le jeune détenu aveugle souhaite mettre fin à ses jours. Mais avec l'aide Nathan, Matt va connaître le pouvoir sans limite de la littérature qui va lui permettre de s'évader de cet univers carcéral sans pitié.

     

    Il s'agissait pour David L. Carlson de mettre en scène une histoire d'autant plus extraordinaire qu'elle est tirée d'un ensemble de récits véridiques à l'instar de cet horrible fait divers où deux jeunes hommes de bonne famille, Nathan Leopold et Richard Loeb ont décidé de mettre à exécution leur théorie du meurtre parfait, alors qu'ils avaient à peine vingt ans, en enlevant un enfant et en l'assassinant froidement. Un meurtre qui a bouleversé la population de Chicago, ceci d'autant plus que les deux jeunes criminels ont été condamné à la prison à vie en évitant la peine capitale par pendaison qui se pratiquait au début des années 1900. Mais pour David L. Carlson il importait, avant tout, de mettre en avant la relation père-fils qu'entretiennent Matt et Charlie en choisissant l'angle de la révélation d'un secret familial pour mettre en scène ce fabuleux récit tournant autour des regrets et de l'infini pouvoir de rédemption qu'offre la littérature. C'est donc autour de ce mensonge de L'Accident De Chasse et de la vérité que Matt va dévoiler peu à peu à son fils que l'on découvre la manière dont il s'est construit avec l'aide de Nathan Leopold en faisant connaissance avec les grands classiques de la littérature dont les récits de Dante qui vont repousser les murs d'un univers carcéral oppressant. Au fil de ces révélations on revient régulièrement auprès de Charlie et de Matt pour prendre la pleine mesure de l'émotion qui s'installe entre ces deux individus qui apprennent à se connaître avec un fils qui découvre le parcours d'un père qu'il déconsidérait. Ainsi, sur ces deux trames parallèles, on observe de cette manière les liens qui vont unir un fils à son père au rythme des révélations de ce dernier mais surtout l'amitié qui se forge au rythme des années de prison entre Matt et Leopold qui apprend à lire en braille afin de transmettre son savoir au jeune aveugle désespéré. 
     
    Mais la densité du récit prend une toute autre ampleur avec les illustrations de Landis Blair qui se charge de mettre en image avec une virtuosité déconcertante et une inventivité peu communes les passions qui animent Matt et Leopold ainsi que l'oppression de l'univers carcéral qui les entoure tout comme le désespoir de Matt lorsqu'il devient aveugle. Le dessinateur restitue la noirceur du récit, mais également l'espoir habitant les deux prisonniers sur une déclinaison d'image en noir et blanc qui passent par toutes les nuances de gris au gré d'une technique de hachure rarement aussi bien maîtrisée qui souligne les heures de travail qu'il a fallut pour arriver au bout de cette oeuvre à la fois bouleversante et passionnante. On appréciera particulièrement les dessins illustrant l'oeuvre de Dante ainsi que la partition d'une suite de Bach qui résonne sur les murs de la prison au rythme des craquement du disque vinyle. Bref on ne se lasse pas, une fois l'ouvrage terminé, de revenir pour feuilleter les pages en s'attardant plus que de raison, sur quelques illustrations sublimes qui soulignent la beauté d'une histoire extraordinaire.

     

    Roman graphique somptueux, L'Accident De Chasse vous donne, à n'en pas douter, l'idée de ce que peut être un chef-d'oeuvre qui clôturera en beauté cette année 2020 si particulière.

     

     

    David L. Carlson & Landis Blair : L'Accident De Chasse (The Hunting Accident). Editions Sonatine 2020. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Julie Sibony.

     

    A lire en écoutant : Suite n° 1 en Sol Majeur, BMW 1007 de Jean-Sebastien Bach interprétée par Christian-Pierre La Marca. Album : Bach : Suites pour violoncelle. Christian-Pierre La Marca. 2013 SME France.

  • Maj Sjöwall & Per Wahlöö : L’Homme Au Balcon. Le roman d'un crime.

    Capture d’écran 2020-12-28 à 12.41.28.pngAvec le troisième opus du cycle Martin Beck, que l'on désigne sous Le Roman d'un crime, Maj Sjöwall et Per Wahlöö évoquent le thème de la pédophilie, sujet peu abordé en 1967, date de la parution du roman, dans le domaine de la littérature noire. Comme à l’accoutumée, on est surpris par la banalité des scènes de vie que les auteurs saisissent avec une belle justesse soudainement perturbée par l’horreur du crime qui se suffit à lui-même sans qu’il ne soit nécessaire d’en rajouter. C’est cette dichotomie qui plonge le lecteur en plein désarroi, ceci d’autant plus lorsqu’il réalise que les crimes s’enchainent dans le cadre idyllique d’une ville de Stockholm opulente, baignant dans la plénitude d’un climat estival permettant aux enfants de jouer dans les parcs publics de la capitale. L’autre aspect original de la série des deux romanciers suédois réside dans le fait des aléas d’une enquête aux contours incertains qui traîne en longueur, ceci en dépit de l’investissement des enquêteurs qui sont affectés à l’affaire en nombre pourtant conséquent. 

     

    A Stockholm, dans la chaleur de l'été, un homme, accoudé à la balustrade de son balcon, fume cigarettes sur cigarettes en observant la rue. Voilà un comportement suspect que sa voisine s'empresse de signaler à la police. Mais le comportement en question n'a rien de répréhensible comme l'explique l'inspecteur principal Gunvald Larsson qui a bien d'autres préoccupations plus importantes avec cette agresseur sévissant depuis des semaines dans les parcs de la ville en assommant ses victimes afin de leur dérober leurs biens. Mais l'affaire est vite reléguée au second plan lorsque l'on découvre, à proximité d'une place de jeu, le corps sans vie d'une fillette qui avait disparu la veille. A l'examen du corps on constate que la petite fille a été violée. Chargé de l'enquête, le commissaire Martin Beck ne dispose que de très peu d'indice pour identifier l'auteur de ce meurtre abject. Mobilisant toutes ses ressources, la police de Stockholm traque donc sans relâche cet individu qui parvient à récidiver. L'enquête devient d'autant plus difficile que des citoyens se mettent en tête de faire justice eux-mêmes. 

     

    L'Homme Au Balcon nous donne l’occasion de mieux nous familiariser avec l’ensemble des policiers composant le groupe de la brigade criminelle dont le commissaire Martin Beck est à la tête et de nous glisser dans les aspects ordinaires de leur vie quotidienne en observant leurs qualités et leurs défauts qui vont interférer dans le déroulement de l’enquête. Ainsi c’est l’agacement et une certaine forme de négligence de l’inspecteur principal Larsson qui va profiter au criminel tandis que l'esprit d'analyse de Martin Beck et l’excellente mémoire de Melander vont contribuer à l’avancée des investigations avec cette mise en perspective du climat social qui prévaut en Suède à la lumière des interrogatoires nous permettant de nous immiscer dans le quotidien d’une population soudainement bousculée par l’horreur du crime qui va bouleverser le cours de leur vie. L'enjeu du roman ne réside pas dans la découverte de l'identité de ce violeur d'enfant, mais dans l'enchaînement des faits qui vont conduire les policiers à interpeller cet individu. On observe ainsi le travail d'orfèvre de Maj Sjöwall et Per Wahlöö qui parviennent à concilier l'ensemble de faits apparemment disparates afin de les imbriquer dans l'ensemble d'une intrigue aux entournures résolument sociales. Le lecteur va donc se demander quel est cet homme au balcon qui donne son titre au roman. S'agit-il d'un témoin qui se focalise sur les activités d'une petite fille ou l'auteur du crime lui-même ? Quant à l'auteur des agressions se peut-il qu'il s'agisse également d'un témoin ou bien se peut-il qu'il s'en soit également pris à de petites victimes jouant dans le parc où il sévit. Autant de questions que le lecteur va se poser  tout au long d'un récit au rythme lent qui n'en demeure pas moins passionnant. Mais avec L'Homme Au Balcon on prend également la pleine mesure d'une affaire dont la résolution va se faire au gré de recherches systématiques fastidieuses qui nous donnent une vision réaliste du travail des policiers qui n'a rien de flamboyant. Quant à la résolution de l'intrigue, elle nous offre une vision assez glauque d'individus qui sont restés sur le carreau en ne sachant plus trop quoi faire de leur vie et qui ont traversé le fameux filet social de la Suède. 

     

    Oscillant entre le roman noir et le roman policier, L'Homme Au Balcon confirme la vision aiguë et pertinente de Maj Sjöwall et de Per Wahlöö qui mettent en perspective toute la défaillance du système social de la Suède.

     


    Maj Sjöwall & Per Wahlöö : L’Homme Au Balcon (Mannen Pâ Balkongen). Editions Rivages/Noir 2008. Traduit de l’anglais par Michel Deutsch.

    A lire en écoutant : Light Blue de Thelonius Monk. Album : Thelonius In Action. 1988 Fantaisy, Inc. 

  • NAOMI AZUMA : LE DETECTIVE EST AU BAR. SERVICE COMPRIS.

    atelier akatombo, le détective est au bar, Naomi azuraDes clichés que l’on importe du Japon émane un curieux sentiment de dignité et d’ordre associé à une culture où l’harmonie et l’équilibre seraient les maîtres-mots à l’image de ces jardin zens à la fois structurés et dépouillés qui contribuent à alimenter ce sentiment. Mais le pays prend une toute autre allure en parcourant les artères de Tokyo et autres métropoles avec leur pluie de néons et de décibels provenant des commerces, des arcades de jeu, des discothèques et autres bars à hôtesse. Cette déferlante de bruit et de fureur imprégnée d’une certaine désinhibition, on peut la trouver bien évidemment dans la culture manga mais également au détour de la littérature noire explorant notamment le monde de la nuit à l’instar du roman de Naomi Azuma, Le Détective Est Au Bar, dont l’action se déroule à Susukino, le red light district de la ville de Sapporo davantage connue pour ses stations de ski qui ont accueilli les jeux olympiques de 1972.

     

    Dans le quartier chaud de Sapporo, tout le monde connaît le détective de Susukino, dont le quartier général se situe au comptoir du Keller Ôhata où il a ses habitudes. Entre deux parties de carte et une consommation surabondante de cocktails corsés, il rend quelques services aux belles de nuit du quartier ainsi qu’aux patrons de bars des alentours contre un pourcentage des dettes récupérées. Travaillant en dilettante, il lui arrive parfois d’effectuer quelques recherches le contraignant à sortir de son établissement favori, ce qui déplait fortement à ce détective fainéant et gouailleur qui n’a d’autre envie que d’échanger ses considérations avec les barmans et clients du bar. Pourtant lorsqu’un jeune étudiant débarque pour faire part de son inquiétude au sujet de la disparition de sa petite amie, le détective au grand coeur va fournir quelques efforts. Croyant à une simple fugue sans conséquence, il va parcourir les rues enneigées du quartier afin de retrouver la jeune femme dont il découvre rapidement le lien avec le meurtre d’un client d’un love hôtel qui travaillait comme serveur. La situation se corse lorsque le détective se fait prendre à partie par une bande de jeunes délinquants qui auraient des liens avec la pègre locale. A mesure qu’il progresse dans ses investigations, il se rend compte que l’affaire tourne autour de yakuzas qui ne plaisantent pas lorsque l’on fourre son nez dans leurs affaires.

     

    Avec Le Détective Est Au Bar, Naomi Azuma nous propose d’explorer le monde interlope du quartier chaud de Sapporo en découvrant toute une galerie de personnages plus ou moins troubles qui le compose à l’exemple des barmans, des rabatteurs, des patrons de bar et des hôtesses croisant le chemin de ce détective atypique dont l’atout principal est de posséder un carnet d’adresse conséquent lui permettant de nager dans les eaux troubles de ce cloaque qu’il connaît parfaitement. Au fil d’une enquête assez classique sur la disparition d’une jeune femme et du meurtre d’un serveur dont on retrouve le cadavre dans un love hôtel, ce détective dont on ne connaît ni le nom, ni même le prénom va également croiser le chemin de petits truands névrosés que l’on désigne sous le nom de chimpira ainsi que des gangsters, d’une plus grande envergure toute relative, affiliés aux yakuzas qu’il abhorre, même s’il adopte un look vestimentaire assez similaire. On accompagne donc cet enquêteur dans ses investigations en parcourant les rues enneigées de ce quartier chaud où de petites lanternes signalent les bars à hôtesse afin d’attirer les clients en goguette désirant s’encanailler. Dans cette atmosphère particulière que l’auteur restitue avec beaucoup de réalisme et une certaine affection on apprend à connaître ce personnage attachant qui abuse du whisky japonais et ingurgite les cocktails comme du sirop en enchaînant les rencontres dans d’étranges bars où gravite toute la faune locale du quartier. Outre sa connaissance des lieux et sa propension à consommer de l’alcool plus que de raison on appréciera le regard caustique que le narrateur/enquêteur porte sur son entourage ainsi que son humour parfois sombre dont on ne saisit pas toujours la portée et les particularismes. Et puis il y a ces rencontres plus viriles où le détective encaisse les coups dans une succession de bagarres endiablées où il rend coup pour coup.

     

    Polar détonant dans le paysage de la littérature noire japonaise, Le Détective Est Au Bar est un curieux roman à l’intrigue à la fois classique et échevelée qui nous permet d’entrevoir un autre aspect méconnu du Japon et de sa vie nocturne.

     

    Naomi Azuma : Le détective Est Au Bar (Tantei Wa Bar Ni Iru). Atelier Akatombo 2020. Traduit du japonais par Alice Hureau.

     

    A lire en écoutant : Amazon de Earl Klugh. Album : Dream Come True. 1980 Capitol Record, LLC.