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USA - Page 20

  • KRIS NELSCOTT : LA ROUTE DE TOUS LES DANGERS. DE MEMPHIS A FERGUSON.

     

    Capture d’écran 2015-10-21 à 10.47.16.pngLes émeutes qui se sont déroulées à Ferguson et à Saint-Louis dans le Missouri sont le reflet des profonds clivages qui imprègnent ces communautés afro-américaines continuellement stigmatisées. Elles remettent également en question des forces de police dépassées qui doivent impérativement revoir leurs techniques d’intervention afin de faire face aux défis auxquels elles sont confrontées. Il ne s’agit en rien d’une faillite de la police qui demeure l’ultime représentant de l’état pour ces populations ostracisées, mais est-elle en mesure de développer des liens avec les habitants de ces quartiers défavorisés qui n’ont plus guère d’attente vis-à-vis d’un système social qui les rejette. Il importe pourtant que les services de police parviennent à se ressaisir afin de maîtriser la situation pour éviter de céder la place à ces groupuscules armés tels les Oath Keepers qui patrouillent dans les rues de la ville. Pour tenter de comprendre la crise qui secoue le pays, la violence des discriminations, le glissement de membres de la communauté afro-américaine vers la révolte et la violence, les problématiques de drogue et de gang, il est parfois nécessaire de revenir sur ces moments de l’histoire qui ont fait que tout a basculé. Outre les manuels d'histoire, on peut se plonger dans la série des enquêtes du détective Smokey Dalton qui débutent en 1968 avec la mort du pasteur Martin Luther King et qui immerge le lecteur dans les affres des discriminations raciales auxquelles les USA sont, aujourd’hui encore, toujours confrontés.

     

    En 1968, la ville de Memphis est sous tension depuis que les éboueurs, tous issus de la communauté afro-américaine, ont fait grève suite à un accident de travail qui tua deux d’entre eux. Des revendications sur fond de misère sociale, des manifestations raciales qui tournent aux émeutes, c’est dans ce contexte de tension qu’évolue le détective noir Smokey Dalton qui se distancie de ces événements pour se consacrer à ses dossiers. Il sent pourtant que tout cela va mal tourner d’autant plus que l’on a annoncé la venue prochaine du pasteur Martin Luther King appelé à soutenir les revendications des éboueurs. Mais il faut dire que la venue de Laura Hathaway a de quoi perturber le détective. Cette jeune femme blanche, issue de la bonne société de Chicago, voudrait comprendre la raison pour laquelle sa mère a légué une partie de son héritage à un « nègre ». Smokey Dalton voudrait également comprendre, d’autant plus que le « nègre » en question c’est lui. En marge des incidents qui secouent  son quartier, Smokey Dalton va devoir explorer les tragiques souvenirs de son enfance pour découvrir les raisons de cette générosité inexpliquée.

     

    L’air de rien, La Route de Tous les Dangers s’appuie sur un grand nombre d’événements historiques que Kris Nelscott injecte dans son récit sans que l’on ne s’en rende vraiment compte. On est loin du verbiage pompeux de certains auteurs qui se croient obligés d’alourdir leurs textes avec des données parfois inutiles. Les faits réels de l’époque sont d’ailleurs au service du récit à l’instar de cette scène d’ouverture décrivant cette avant-première d’Autant en Emporte le Vent se déroulant à Atlanta en 1939. Elle devient l’un des ressorts essentiels du roman, tout en mettant en exergue l’indicible discrimination dont sont victimes les personnages principaux ainsi que leur entourage.

     

     La situation sociale de Memphis dans laquelle évoluent les personnages est décrite de manière subtile sans céder aux clichés ou à un quelconque misérabilisme outrancier. Sans être répétitives, les scènes du quotidien de Smokey Dalton apportent un éclairage aiguisé sur l’ambiance et la tension qui règnent dans le quartier. C’est d’ailleurs par les biais des dialogues entre les différents protagonistes que l’on perçoit les enjeux des nombreux groupuscules qui tentent de prendre le contrôle des manifestations.

     

    L’intrigue à proprement parler permet de poser les fondements du personnage principal en explorant son parcours au travers de ses souvenirs et de ses réflexions, tout en côtoyant les membres de sa famille adoptive. Elle met également en évidence le côté fastidieux du travail d’un détective d’avantage plongé dans ses dossiers, qu’entraîné au cœur de l’action. La Route de Tous les Dangers se démarque par son rythme lent quasiment dépourvu de scènes d’action. La violence, elle, s’inscrit de manière permanente en toile de fond dans un contexte dramatique à mesure que l’on découvre les circonstances qui relient le détective à sa jeune cliente. C’est l’enjeu majeur de cet ouvrage brillamment construit. En outre Smokey Dalton est un détective qui se dépare de ces clichés propre à ce type de personnage. Il ne boit pas et s’implique de manière active dans les activités de sa communauté tout en menant ses activités professionnelles sans émettre le moindre jugement cynique.

     

    La Route de Tous les Dangers entame donc une série composée de six ouvrages où l’on retrouvera le détective privé Smokey Dalton confronté aux contestations sociales de l’époque qui s’inscriront parfois de manière sanglante dans la destinée d’un pays qui n’a pas encore résolu ses contentieux liés à la discrimination.

     

    Kris Nelscott : La Route de Tous les Dangers. Editions Points 2005. Traduit de l’anglais (USA) par Luc Baranger.

    A lire en écoutant : Home Is Where The Hatred Is de Gil Scott-Heron. Album : The Revolution Begins - The Flying Dutchman Masters. Ace Records 2012

  • Michael Farris Smith : Une Pluie Sans Fin. Passagers de la tourmente.

    Capture d’écran 2015-10-17 à 09.35.21.pngBlade Runner illustre parfaitement le mariage heureux entre l’anticipation et le roman noir, avec des codes classiques transposés dans un contexte extraordinaire. Inspiré d’un ouvrage de Philip K Dick, Les Androïds rêvent-ils de Moutons Electriques ? le réalisateur Ridley Scott s’émancipait du livre pour réaliser un film culte. L’anticipation c’est également le genre qui a permis à Cormac McCarthy d’obtenir le prix Pulitzer avec son livre intitulé La Route. C’est à ce monument très sombre de la littérature américaine que l’on compare Une Pluie Sans Fin de Michael Farris Smith qui nous projette dans un monde post apocalyptique de tempêtes et d’ouragans qui s’abattent sans discontinuer sur le sud des Etats-Unis désormais devenu une zone sinistrée.

     

    On ne donne plus de nom à ces tempêtes qui ravagent continuellement les côtes du Texas, du Mississipi et de la Louisiane car plus personne ne vit dans cette région dévastée à l’exception de quelques inconscients qui ne peuvent se résoudre à rejoindre la frontière, plus au nord qui délimite ce no man’s land dévasté que les autorités ont renoncé à contrôler. Cole lui a choisi de rester et s’accroche à sa maison qui reste encore debout et aux souvenirs de sa femme disparue et de leur fille à naître. Il arpente la région et croise la route de  pillards et illuminés en tout genre jusqu’à ce qu’il se fasse agresser par un jeune couple qui lui vole sa jeep. En retrouvant leurs traces, Cole va devoir affronter une espèce de prêcheur fanatique qui règne sur tout un groupe de femmes qu’il a asservies et dont il abuse sans vergogne. Dans ce monde perdu ce sont finalement les hommes qui deviennent bien plus sauvages que les tempêtes auxquels ils doivent faire face, surtout s’il y a à la clé un magot enfoui dans ces terres désolées que les responsables de casinos auraient abandonnés.

     

    Une Pluie Sans Fin est un livre bien trop dense et bien trop chaotique pour être comparé à La Route, modèle de rigueur et de sobriété. Cela n’en fait pas un mauvais roman pour autant, même s’il manque singulièrement de tenue et de profondeur. Trop de personnages, trop de flashback et trop de rebondissements ne manqueront pas d’étourdir le lecteur et parfois de le perdre dans une confusion de scènes d’actions qui tirent parfois en longueur. Ce chaos narratif s’inscrit pourtant dans un style assez bien maîtrisé notamment au niveau de la description de ces contrées désolées et de ces tempêtes qui deviennent un personnage à part entière en nous entraînant dans un contexte de fin du monde qui ne manque pas de mordant. Finalement, Michael Farris Smith nous livre trop d’histoires secondaires dans ce récit avec un manque d’équilibre parfois regrettable entre les différentes intrigues à l’exemple de la confrontation entre le personnage principal et le prêcheur qui aurait mérité un développement plus conséquent pour former peut-être un livre à lui tout seul avec l’amorce d’une réflexion entre le mysticisme et le déchaînement des éléments.

     

    On déplorera également le manque d’envergure des personnages qui sont élaborés sur des schémas simplistes, oscillant entre la douleur et la rédemption. Pourtant quelques acteurs secondaires laissent entrevoir le potentiel de l’auteur pour dresser des portraits plus complexes sortant quelque peu de l’ordinaire à l’image de ce prêcheur qui demeure le protagoniste le plus intéressant de l’ouvrage.

     

    Il faut donc lire Une Pluie Sans Fin sans chercher une quelconque dimension philosophique derrière cette narration composée d’actions et de rebondissements qui raviront les lecteurs en quête d’un divertissement littéraire que l’on peut comparer à une honnête série B qui manquerait parfois d’allure.

     

    Michael Farris Smith : Une Pluie Sans Fin. Super 8 Editions 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Michelle Charrier.

    A lire en écoutant : The Doors : Riders On The Storm. Album : L.A. Woman. Elektra 1971.

  • Edward Abbey : Le Gang de la Clef à Molette. Les Pieds Nickelés du désert.

    edward abbey,le gang de la clef a molette,gallmeister,robert crumb,désert,écologieEdward Abbey c’est le chantre du désert, considéré à juste titre, comme l’un des précurseurs de la prise de conscience écologique qui s’employa à dénoncer, dans les années septantes déjà, les excès de l’industrialisation et du progrès qui mettaient à mal le fragile équilibre des contrées désertiques de l’Ouest. Une once de burlesque, un schéma narratif emprunté au roman noir et une pointe d’irrévérence sont les principaux ingrédients de cet irrespectueux road movie narrant les aventures du quatuor que forme Le Gang de la Clef à Molette.

     

    Dans le désert on rencontre parfois de drôles de personnages, comme ce toubib et sa somptueuse fiancée qui brûlent ces panneaux publicitaires afin de rétablir une certaine harmonie dans la beauté silencieuse de ces paysages désertiques. On croise également la route de ce vétéran du Vietnam hirsute, amateur de bières et d’armes à feu. Il y a aussi ce guide mormon, polygame qui rêve de faire sauter les barrages perturbant les cours d’eau des canyons qu’il sillonne en rafting. C’est au cours d’une de ces excursions que ce quatuor, aussi étrange que disparate, se rencontre pour entamer des actions de sabotages. Dégradations de machine de chantier, démontages de ponts et destructions de voies ferrées, tout est bon pour mettre à mal l’exploitation excessive des ressources dissimulées dans les sous-sols du désert. Tout cela n’est pas du goût des représentants locaux de l’ordre et de la morale étroitement liés au développement économique de la région. La traque pour mettre un terme aux activités de cette bande d’allumés sera donc sans merci.

     

    Ribouldingue, Filochard et Croquignol les Pieds Nickelés étaient trois alors que Le Gang de la Clef à Molette se compose de quatre membres, tous aussi irrévérencieux que leurs illustres prédécesseurs. Le Dr Sarvis, surnommé Doc, incarne en quelque sorte la conscience écologique du groupe tout en assurant, dans une moindre mesure, le financement des activités licencieuses des ses camarades auxquels il se joint de manière anecdotique en endossant le rôle de guetteur tout comme sa superbe compagne Bonnie Abbzug. Bien que séduisante, Bonnie est une femme forte et affirmée qui sait se faire une place au sein de la bande en s’imposant comme la personne la plus lucide et la plus raisonnée du groupe. Seldom Seen Smith, mormon en dilettante, n’a intégré de sa religion que la polygamie en mariant trois femmes. Guide occasionnel, il connaît la région comme sa poche et permet donc au groupe de déterminer les objectifs auxquels ils vont s’attaquer. Il est l’homme providentiel permettant à la bande de survivre dans ces régions hostiles. George W. Hayduke est un trublion peu concerné par la lutte écologique. En marge du système après avoir été incorporé dans les forces spéciales pour combattre au Vietnam, il n’aspire qu’à utiliser ses armes et ses explosifs, sans trop se préoccuper de la cause. Paradoxalement, il deviendra le personnage emblématique de la lutte.

     

    edward abbey,le gang de la clef a molette,gallmeister,robert crumb,désert,écologieAu travers de paysages grandioses que l’auteur dépeint avec beaucoup de précision, on suit le périple de ce groupe atypique qui met en place de manière aussi astucieuse que maladroite, ses actions pour réfréner l’implacable avancée de la civilisation. Outre l’aspect burlesque, on est rapidement séduit par le suspense de poursuites haletantes mettant en scène l’équipe de Recherches & Secours dirigée par l’évêque J.  Dudley Love. Même si le message écologique est sous-jacent c’est surtout au travers des actions rocambolesques de ce gang hors du commun que l’on découvre toute la problématique du progrès qui s’installe dans ces régions à l’équilibre si fragile. Les monstres sont des extracteurs de charbon gigantesques, des bulldozers démesurés et des trains automatisés qui ruinent l’intégrité écologique de la région.

     

    Durant tout le récit on perçoit l’amour qu’Edward Abbey éprouve pour ce désert qu’il a arpenté de long en large tout au long de sa vie. Considéré comme un classique de la littérature américaine, Le Gang de la Clef à Molette est surtout une ode à la résistance et à la désobéissance civile qui ne pouvait être illustré que par Robert Crumb, dessinateur subversif par excellence. Les illustrations somptueuses mettent en valeur les grandes scènes du roman et permettent de mettre un visage sur chacun des membres de ce groupe d’énergumènes hors normes.

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    Edward Abbey : Le Gang de la Clef à Molette. Editions Gallmeister / Nature Writing 2013. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos. Illustrations de Robert Crumb.

    A lire en écoutant : Turtle Blues de Big Brothers & The Holding Compagny. Album : Cheap Thrills. Columbia Records 1968.

     

     

  • Ben H Winters : Dernier Meurtre Avant la Fin du Monde. Savoir lâcher prise.

    ben h winters, dernier meurtre avant la fin du monde, éditions super 8Curieux nom que celui de la maison d’édition Super 8. Mais à y regarder de plus près en examinant son catalogue, on peut constater qu’elle propose des ouvrages de genre aussi surprenants qu’acidulés avec un côté cinéma pop corn. On aurait pourtant tord de cantonner cette collection à une espèce de littérature distrayante de seconde zone parce que son aspect série B n’empêche pas de nous offrir des romans d’une qualité indiscutable à l’exemple du premier roman traduit en français de Ben H Winters, Dernier Meurtre Avant la Fin du Monde.

     

    Les scientifiques sont formels, dans moins de  six mois l’astéroïde Maia réduira la terre en poussière. Depuis cette annonce, notre civilisation s’effondre peu à peu dans le chaos. Il existe désormais trois catégories de personnes. Celles qui cherchent à survivre, celles qui s’accrochent à leur vie et leur travail et celles qui partent réaliser leurs rêves les plus fous. Hank Palace fait partie des deux dernières catégories puisqu’avec son travail il vient de réaliser son rêve, devenir inspecteur de police dans la ville de Concord au New Hampshire. Mais sa première enquête est terriblement banale puisqu’il se rend sur les lieux d’un suicide. Peter Zeller, agent d’assurance, est retrouvé pendu dans les toilettes d’un McDonald’s ce qui est loin d’être exceptionnel dans un contexte pareil. Pourtant Hank Palace, malgré les évidences, s’obstine à croire qu’il a affaire à un meurtre. C’est dans une ambiance chaotique faites d’excès et d’actes désespérés que l’inspecteur Palace persiste à résoudre une meurtre qui n’en est pas un, alors que le monde s’enfonce dans un lent désordre destructeur.

     

    Dernier Meurtre Avant la Fin du Monde débute avec une première partie dont le titre, La Ville des Pendus, reflète l’atmosphère mélancolique du livre. D’emblée, on apprécie le point de vue de Ben H Winters sur cette fin du monde qu’il nous livre sans céder au sensationnalisme ou à l’excès. Dans cette petite ville de Concord, l’apocalypse annoncée résonne d’une manière lointaine et proche tout à la fois et l’on perçoit une espèce de petite musique languissante qui alimente cette ambiance triste et poétique dans laquelle évoluent les différents personnages. Le monde s’effondre d’une manière lente et douce à la fois avec de temps à autre quelques sursauts violents qui surprennent d’avantage le lecteur. Une enquête classique dans un contexte de fin du monde, c’est bien évidemment la bonne idée de l’auteur qui installe l’intrigue sur trois niveaux. Il y a tout d’abord l’enquête en elle-même dont l’enjeu est de savoir s’il s’agit d’un suicide ou d’un meurtre. Et Ben H Winters installe avec maestria un doute tout au long de son récit avant de nous livrer une réponse surprenante. Le second niveau se situe sur l’effondrement des éléments qui constituent notre civilisation à l’instar des télécommunications qui deviennent de plus en plus difficiles alors que les gouvernements mettent en place les premières mesures d’urgence pour tenter de réguler le chaos annoncé.  On s’aperçoit ainsi que le domaine judiciaire de la police se délite au profit des forces de maintien de l’ordre. Puis d’une manière insidieuse, l’auteur installe un dernier niveau où l’on distingue les prémisses d’un complot par l’entremise, entre autre, de la sœur du personnage principale aux prises avec les forces armées du pays.

     

    Avec Dernier Meurtre Avant la Fin du Monde on assiste de manière subtile à l’effondrement d’une civilisation symbolisée par la perte des valeurs démocratiques de pays qui cèdent peu à peu  au totalitarisme pour tenter de contrer l’avilissement de ces populations qui se livrent aux actes désespérés les plus fous en délaissant leur part d’humanité pour retourner à cet état primal de sauvagerie. Une allégorie saisissante dont on découvrira la suite très prochainement car Dernier Meurtre Avant la Fin du Monde est le premier ouvrage d’une trilogie annoncée qui semble plus que prometteuse.

     

    Ben H Winters : Dernier Meurtre Avant la Fin du Monde. Editions Super 8 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Valérie Le Plouhinec.

    A lire en écoutant : Boom Boom. Big Head Todd & The Monsters. Album : Beautiful World. Revolution 1997.

  • BENJAMIN WHITMER : CRY FATHER. BORN IN THE USA.

    « Je vis en Amérique et en Amérique on est tout seul. L’Amérique, c’est pas un pays, c’est que du business. Alors maintenant putain payez moi ! »

    Cogan - Killing Them Softly

    Film réalisé par Andrew Dominik

     

    Capture d’écran 2015-06-14 à 20.01.36.pngLorsque Pike de Benjamin Whitmer est publié en 2012, il fait carrément figure d’intrus dans la ligne éditoriale de la maison d’édition Gallmeister essentiellement tournée vers le roman noir de type nature writing. Et on ne peut pas dire que les aventures d’un ancien truand réglant ses comptes dans les rues de Cincinatti entraient dans ses critères. Mais j’imagine qu’en détenant un texte pareil, on ne pouvait décemment pas orienter l’auteur vers une autre maison d’édition.  Pike c’est le genre de livre qu’un éditeur, un tant soit peu lucide, ne peut pas laisser filer entre ses mains. Finalement Oliver Gallmeister a contourné le problème en créant, cette année, une nouvelle collection Néo Noir dans laquelle figure Pike, ainsi que le dernier roman de l’auteur, intitulé Cry Father.

     

    On ne peut pas dire que Patterson Wells soit un homme stable et fiable. Mais depuis qu’il a perdu son fils, l’homme parcours le pays pour travailler en tant qu’élagueur sur les zones sinistrées des USA en déblayant les décombres. Entre deux chantiers, Patterson retourne du côté Denver où il cultive son mal être à coup de bitures et de souvenirs  dans une cabane isolée de la San Luis Valley. Tout pourrait être simple, s’il n’y avait pas le fils de son voisin et meilleur ami Henry qui débarque dans la région. Outre le fait d’être dealer, Junior a une sérieuse tendance à s’attirer des problèmes en provoquant des bagarres aussi brutales que sanglantes. Désormais liés par une amitié complexe, le deux hommes vont s’entraîner l’un l’autre dans une spirale d’ennuis meurtriers.

     

    Ce qu’il y a de surprenant avec les romans de Benjamin Whitmer, c’est cette espèce de spontanéité qui émane d’une écriture aussi fluide que percutante. Whitmer n’écrit pas, il respire en inspirant des mots et en expirant des phrases qui s’enchaînent les unes aux autres pour former un texte d’une cinglante perfection. Il faut bien l’admettre, l’auteur détient cette faculté peu commune de conjuguer la simplicité avec le génie, comme si tout cela coulait de source. Cette aisance innée dans l’écriture permet au lecteur de lire les romans de Benjamin Whithmer d’une traite, ce qui équivaut presque à un regret lorsque l’on achève un tel ouvrage aussi rapidement. 

     

    Capture d’écran 2015-06-14 à 20.03.09.pngCapture d’écran 2015-06-14 à 20.03.57.png

    Cry Father, tout comme Pike, aborde les problèmes d’une paternité perdue au cœur de cette Amérique en marge. Que ce soit Pike, Patterson, Henry ou Junior, ces hommes doivent faire face soit à leurs défaillances en tant que père soit à la disparition d’un fils ou d’une fille. Les démarches pour se reconstituer sont bien évidemment chaotiques et toutes empruntes d’une maladresse crasse qui font que la possibilité d’une quelconque  rédemption se résume à une lointaine illusion. Dans Cry Father, l’auteur délaisse l’aspect noir de l’intrigue pour explorer de manière plus approfondie ce thème de prédilection. Cela se traduit par les messages poignants que Patterson adresse à son fils défunt pour décrire la vacuité de sa vie actuelle.  C’est ainsi que sur une poignée de pages l’auteur parvient à décrire la situation dramatique de la Nouvelle Orléans, après l’ouragan Katerina et la raison pour laquelle son personnage principal est désormais toujours armé.

     

    Toujours dans cette même veine spontanée, le récit s’enchaine dans une succession de scènes dans lesquelles évoluent des personnages hauts en couleur qui se laissent porter par leur destinée. Il y a tout au long de l’histoire cette tension permanente enrobée d’une indolence trompeuse troublée soudainement par des éclats d’une violence aussi brutale que saisissante.

     

    Benjamin Whitmer décrit donc une Amérique chaotique qu’il se garde bien de critiquer. Natif de l’Ohio, il nous livre un point de vue de l’intérieur où il donne la parole à cette majorité silencieuse qui n’est plus représentée. Au travers du regard de l’auteur, le lecteur s’immerge au cœur d’un pays rude emprunt d’une certaine désillusion. Une vision pessimiste et apocalyptique relayée, entre autre, par les diatribes de l’animateur radio Brother Joe qui balance sur les ondes les versions paranoïaques des nouvelles du monde. Outre des personnages rugueux, cabossées par la vie, Benjamin Whitmer dépeint avec acuité les banlieues sauvages des villes industrielles sur le déclin. On y perçoit les effluves acides des polluants et les odeurs écœurantes de la charogne qui imprègnent ces zones d’habitations décaties transpercées de longues langues de bitumes rectilignes.

     

    On est donc bien loin du bien-pensant et du politiquement correct. Cry Father c’est la description d’un univers troublant et dérangeant qui fascinera les lecteurs les plus blasés. C’est la marque de fabrique sans ambages de Benjamin Whitmer.

     

    Benjamin Whitmer : Cry Father. Editions Gallmeister/Néo Noir 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Love is Battlefield de Raining Jane. Album : The Good Match. Raining Jane 2011.