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USA - Page 16

  • Bob Shacochis : La Femme Qui Avait Perdu Son Âme. Mourir un petit peu plus.

    Capture d’écran 2017-08-26 à 17.40.49.pngLe moins que l’on puisse dire c’est que Bob Shacochis est peu prodigue dans sa production littéraire puisque sur l’espace de trois décennies l’on compte à son actif deux romans, deux recueils de nouvelles et quelques essais, tous encensés par la critique. Ecrire peu mais bien et prendre surtout son temps pour ce journaliste baroudeur, correspondant de guerre, membre du Peace Corps qui a mis une dizaine d’année pour rédiger La Femme Qui Avait Perdu Son Âme publié en 2013 et qui figura parmi les finalistes du prix Pulitzer 2014 dont la récipiendaire fut Donna Tartt pour son roman Le Chardonneret ce qui confirme le fait qu’il faut davantage s’intéresser aux ouvrages qui ne sont pas parvenus fédérer un jury plutôt qu’à ceux qui ont pu générer un consensus de circonstance. Fresque historique, essai géopolitique, drame familial, aventure romanesque ou récit d’espionnage, La Femme Qui Avait Perdu Son Âme est avant tout un grand et somptueux roman qui parvient à concilier toutes ces formes de narration pour nous dépeindre le cheminement trouble qui a entraîné une nation en perpétuel conflit, tout d’abord sur le plan idéologique, à se retrouver sur le seuil d’un champ de bataille où les belligérants affichent désormais leurs antagonismes confessionnels.

     

    Qui pouvait bien être Dorothy Chambers que l’on a retrouvée morte d’une balle dans la tête au bord d’une route en Haïti ? Avec une alternance de fougue inconsciente et de spleen, la jeune femme aux identités multiples, fascinait et envoûtait les hommes qui croisaient son chemin. On trouvera peut-être la réponse avec Tom Harrington, avocat idéaliste, intrigué par la quête de cette fille étrange qui prétend avoir perdu son âme. Il faudra également chercher du côté d’Eville Burnette, membre des forces spéciales américaines qui a côtoyé cette citoyenne américaine lors d’une échauffourée qu’elle avait déclenchée avec des rebelles autochtones. Difficile de cerner la personnalité de cette fille de diplomate qui a vécu dans l’ombre de ce père mystérieux, tout en séduction, forgeant, dans l’ombre des puissants, la destinée d’une nation.

     

    La Femme Qui Avait Perdu son Âme est tout d’abord le portrait d’une incroyable acuité, sans concession d’une Amérique que l’on distingue au travers du prisme des zones d’influence sur lesquelles elle a déployé son combat idéologique que ce soit en Haïti bien sûr, mais du côté de la Turquie et des conflits dans les Balkans. Comme marqueur des événements qui secoueront ces différentes régions, le lecteur tente de cerner la personnalité mystérieuse de Dorothy Chambers, personnage central du roman autour de laquelle gravitent tous les autres protagonistes. De faux semblant en temporalités disloquées, la tâche n’est pas aisée et nécessitera une attention de tous les instants pour appréhender les différents enjeux qui se mettent en place au fur et à mesure de l’avancée du récit. Outre la destinée d’une nation dont les contours géopolitiques se dévoilent peu à peu sur une cinquantaine d’années, on découvrira les machinations mystérieuses qui vont hanter l’ensemble des protagonistes qui n’ont qu’une vision très tronquée de la situation dans laquelle ils évoluent à l’exception d’un maître du jeu qui n’hésite pas à sacrifier les pièces le plus importantes et les plus chères à ses yeux pour influer sur l’ensemble des événements historiques qui ponctuent le récit tout en échafaudant ses funestes projets de vengeance.

     

    Avec ce roman ambitieux qui se déploie sur cinq parties en adoptant chaque fois le point de vue d’un des protagonistes du roman, ceci sur différentes époques, Bob Shacochis tisse une intrigue complexe qui n’est pas sans rappeler les ouvrages de John Le Carré auquel il rend d’ailleurs un hommage appuyé. On y retrouve bien évidemment tous les ingrédients d’un roman d’espionnage sophistiqué et subtil qui se joue dans l’intimité des personnages jusqu’au moment de la mise en œuvre où le lecteur peut enfin distinguer les implications et conséquences de l’opération qui résonne dans l’ombre des tragédies qui ont secoué les diverses périodes et lieux que l’auteur dépeint avec force de précisions et minuties, soulignant ainsi cette capacité confondante à intégrer la fiction dans le contexte historique des faits. On partage ainsi les aléas des forces onusiennes et américaines dépassées par le chaos de la misère en Haïti avec le retour au pouvoir d’Aristide pour se retrouver en Croatie, au terme de la seconde guerre mondiale pour suivre le parcours de ces réfugiés fuyant les purges des partisans du maréchal Tito. La Turquie et plus particulièrement la ville d’Istanbul des années 80 devient l’échiquier sur lequel se déroule la guerre froide entre les deux blocs qui influençaient l’ordre mondial et quelques épisodes durant la guerre des Balkans et sur le sol américain achèveront le lecteur décontenancé par ce tourbillon de lieux atypiques que Bob Shacochis parvient à décliner dans l’ambiance et l’atmosphère du moment au gré d’un texte dense qui nécessite toute notre attention pour décortiquer ces longues phrases soignées et sophistiquées permettant également de saisir toutes les subtilités de personnages d’une incroyable intensité que l’on découvre au fil de leurs réflexions et de leurs introspections d’une richesse peu commune.

     

    Maelström géopolitique sur fond de romance dévastatrice et de vengeance transgénérationnelle destructrice, La Femme Qui Avait Perdu Son Âme est un roman flamboyant et bouleversant qui au travers de l’émotion d’une jeune femme sacrifiée renvoie, comme le reflet d’un miroir, l’image tragique d’une nation qui a peut-être également perdu son âme dans les marasmes d’un monde bien plus complexe qu’il n’y paraît.

     

    Bob Shacochis : La Femme Qui Avait Perdu Son Âme (The Woman Who Lost Her Soul). Editions Gallmeister 2015. Traduit de l’anglais USA par François Happe.

    A lire en écoutant : Footprints de Terence Blanchard. Album : Bounce. Blue Note Records 2003.

     

  • ALEX TAYLOR : LE VERGER DE MARBRE. J’IRAI CREVER SUR TA TOMBE.

    le verger de marbre, alex taylor, éditions gallmeister,Néo Noir chez Gallmeister c’est un peu le rendez-vous des mauvais garçons de l’Amérique qui vous balancent des textes avec cet air nonchalant propre à ceux qui vous jetteraient un mégot à la figure. Ca brûle et ça surprend à l’image des romans qui hantent la collection. Pas vraiment des enfants de cœur, mais bourrés de talents vous ne rencontrerez pas ces écrivains dans les salons littéraires, mais plutôt au détour de bars enfumés, occupés qu’ils sont à écluser quelques verres pour se remettre des cours qu’ils dispensent dans des petites facultés de seconde zone. Et c’est dans ce vivier d’hommes et de femmes atypiques que l’on déniche des textes d’une cinglante beauté à l’instar du premier roman d’Alex Taylor intitulé Le Verger de Marbre.

     

    Au Kentucky du côté de la Gasping River ce sont les Sheetmire, père et fils qui conduisent le ferry pour franchir la rivière. Un boulot plutôt peinard qui ne rapporte pas grand-chose si ce n’est quelques ennuis avec des passagers irascibles. Mais quand l’un d’entre eux tente de le détrousser, le jeune Beam Sheetmire parvient à s’en sortir en le trucidant. Un acte qui ne va pas rester sans conséquence puisque la victime n’est autre que le fils de Loat Duncan, un puissant caïd extrêmement dangereux. S’ensuit une traque sans pitié où le chasseur, détenteur d’un lourd secret concernant sa proie, va tout mettre en œuvre pour capturer Beam. Pour Loat Duncan qui se fout de l’honneur, il s’agit tout simplement d’une question de vie ou de mort.

     

    Pour ceux qui éprouveraient une certaine lassitude vis à vis des aventures se déroulant dans l’Amérique rurale, il leur est recommandé de surmonter leurs appréhensions pour se plonger dans un récit qui figure parmi les plus aboutis dans le genre. Et puisqu’il s’agit d’une affaire de traque dont les codes ont été définitivement entérinés avec des films tels que La Nuit du Chasseur de Charles Laughton ou des ouvrages comme Non Ce Pays N’est Pas Pour le Vieil Homme de Cormac McCarthy, Alex Taylor s’est employé à détourner les règles du genre en nous soumettant un texte aux entournures lyriques plutôt surprenant où l’on décèle quelques influences gothiques, diffusant ainsi une atmosphère crépusculaire pas forcément glauque. Il y a un véritable souffle poétique qui se dégage de ce récit inquiétant truffé de métaphores et de périphrases à l’image du titre de l’ouvrage désignant sous une forme plus lyrique, le cimetière où débute et se conclut l’intrigue.

     

    Le Verger de Marbre se distingue également au niveau des protagonistes qui habitent le roman. Ainsi Beam Sheetmire, jeune homme plutôt maladroit et irréfléchi, n‘inspire aucun sentiment d’empathie tant il sème le chaos et la désolation auprès des proches qui tentent de lui venir en aide. De ses maladresses ne résultent qu’une succession de tragédies à la fois déroutantes et violentes qui ne cessent de heurter le lecteur. Quant à son adversaire, Loat Duncan, une espèce de Némésis démoniaque, flanqué de ses chiens féroces, il apparaît bien plus vulnérable qu’il n’y paraît, particulièrement lorsqu’il côtoie cet étrange routier vêtu d’un costume noir. Avec ce personnage au symbolisme exacerbé, on perçoit une aura étrange, presque fantastique qui plane au-dessus de cette histoire intrigante. Au-delà d’une thématique basée sur la vengeance, Alex Taylor pimente l’intrigue en intégrant d’autres enjeux qui se révèlent plutôt originaux pour un roman riche en péripétie. Abruptes, singulière et très souvent cruelles, les confrontations permettent de révéler les caractères de protagonistes dont le côté manichéen est atténué par les veuleries des uns et le courage des autres que l’on ne retrouve pas forcément là où l’on pourrait les déceler.

     

    Les rivières écumantes charrient leurs lots de déchets et autres objets hétéroclites, tandis que les terrains instables s’affaissent alors que l’eau prend une étrange couleur orangée dans ce comté du Kentucky parsemé de maisons abandonnées. Alex Taylor dépeint ainsi d’une manière plus subtile, notamment par le biais de brillantes plages descriptives, les affres d’une région rongée par les maux insidieux de la pollution. Allégorie sur le mal qui se décline sur tous les plans, Le Verger de Marbre exhale les relents malsains d’individus qui n’ont plus grand-chose à perdre dans cette lente agonie silencieuse et inquiétante émanant d’un obscur territoire dépourvu d’avenir.

     

    Alex Taylor : Le Verger de Marbre (The Marble Orchard). Editions Gallmeister 2016. Traduit de l’anglais par Anatole Pons.

    A lire en écoutant : Love de G. Love & Special Sauce. Album : Philadelphonic. Sony Music Entertainement Inc. 1999.

  • LANCE WELLER : LES MARCHES DE L’AMERIQUE. PERDUS DANS LES PLAINES.

    Capture d’écran 2017-06-20 à 00.56.10.pngChester Himes obtint une certaine notoriété avec la rencontre de Marcel Duhamel, fondateur de la Série Noire tout comme James Ellroy qui entretient, aujourd’hui encore, une relation privilégiée avec François Guérif, créateur des éditions Rivages. Des auteurs qui rencontrent davantage de succès à l’étranger que dans leur pays d’origine comme c’est le cas pour Lance Weller qui nous avait ébloui avec un premier roman exceptionnel intitulé Wilderness (Gallmeister 2014) où il évoquait une des batailles méconnues de la guerre de Sécession. En faisant l’acquisition du manuscrit de son second roman, Les Marches de l’Amérique, et en le traduisant directement en français alors qu’il n’est pas encore sorti aux USA, Olivier Gallmeister prend le pari de mettre en avant un auteur qui figurera, à n’en pas douter, parmi les grands nom de la littérature nord-américaine.

     

    Au delà de la Frontière, il y a ces vastes étendues sans nom où les convois s’aventurent en quête de nouvelles terres. Sur ces territoires que les mexicains et américains se disputent on peut croiser quelques chariots qui paraissent égarés. En y regardant de plus près on peut reconnaître Tom Hawkins et Pigsmeat Spence deux amis d’enfance qui traînent derrière eux une terrifiante réputation d’hommes coriaces. Mais point d’errance ou de coups foireux pour ces deux gaillards qui ont désormais un but. Ils escortent la belle Flora, une jeune esclave mulâtre qui s’est affranchie et qui tient à retrouver son maître à qui elle doit présenter son fils. Ce dernier se tient dans le chariot, coincé dans un cercueil sans couvercle, rempli de sel pour conserver le corps. Dans un monde violent en plein devenir, ces trois cabossés de la vie poursuivent leur chemin en trimballant leur sinistre cargaison.

     

    Une fois encore, Lance Weller s’empare d’un pan de l’histoire de son pays pour démystifier cette conquête de l’Ouest avec une puissance destructrice en ramenant le contexte historique à hauteur d’homme. Les Marches de l’Amérique aborde la colonisation de ces terres sans nom que se disputent les milices et armées de deux pays en plein développement tandis que colons et autres aventuriers errent dans ce no man's land en quête de quelques fortunes plus qu’aléatoires. En toile de fond on distingue toute la barbarie de cette conquête avec des milices cruelles qui traquent les indiens pour les massacrer afin de percevoir une solde qui se calcule au nombre de scalps récoltés. On y perçoit la misère d’une vie précaire, incertaine qui bascule soudainement dans une violence exacerbée par la peur et le doute. On y croise quelques personnages historiques comme le sinistre James Kirker, mercenaire, traqueur d’indiens et grand chasseur de scalps qui décima avec sa milice des populations entières de villages mexicains. Dans les méandres de ce contexte chaotique, où la cruauté et la sauvagerie semblent presque quotidiennes, le lecteur est rapidement subjugué par ce texte qui conjugue forces et émotions en nous distillant une fresque épique à couper le souffle.

     

    Mais au-delà de la férocité d’une époque cruelle, Lance Weller lance quelques bouées d’humanité que l’on décèle notamment au travers du parcours de Tom Hawkins, de Pigsmeat Spence et de la jeune Flora dont les destinées vont se percuter à Independance, une ville-champignon de toile et de bois qui se dessine dans la boue. En quête d’une vie pleine de sens, les trois compères s’accrochent les uns aux autres pour surmonter les stigmates d’un passé bien trop lourd à porter tout seul. La rédemption, la quiétude et autres objectifs parfois insensés vont porter cette femme et ces deux hommes d’un bout à l’autre d’un pays étrange où les frontières se font et se défont au gré de victoires et de défaites d'une guerre qui les indiffèrent complètement mais qui va pourtant les rattraper.

     

    Du sang, de la boue et un peu de poussière après la bataille, au terme d’un roman aussi intense que flamboyant, Les Marches de l’Amérique laissera le lecteur en bord de piste tout pantelant tout en confirmant l’immense talent d’un auteur qui subjugue. Car l’air de rien, Lance Weller est un écrivain d’une rare puissance qui nous envoûte sans ménagement.

     

    Dans le cadre d’une tournée en Europe, vous pourrez rencontrer Lance Weller à Genève où il dédicacera son livre à la Librairie du Boulevard, le mercredi 21 juin 2017 à 18h00.

     

     

    Lance Weller : Les Marches de l’Amérique (American Marchlands). Editions Gallmeister 2017. Traduit de l’anglais (USA) par François Happe.

    A lire en écoutant : Undiscovered First de Feist. Album : Metals. Cherrytree Records 2011.

  • James Crumley : Le Dernier Baiser. L’ivresse du voyage.

    james crumley, le dernier baiser, éditions gallmeisterUn bon roman policier doit-il forcément être mal écrit ? Telle était la question que se posait un chroniqueur commentant un mauvais roman policier helvétique que je ne citerai pas. Pour y répondre, il suffit de recommander, parmi tant d’autres, toute l’œuvre de James Crumley qui ne laisse place à aucun doute quant à la qualité de l’écriture et du style d’un auteur qui n’a pourtant jamais bénéficié d’une grande notoriété, ce qui est fort regrettable. Afin de réparer cette injustice, les éditions Gallmeisters ont décidé de publier l’intégralité de ses romans en nous proposant une nouvelle traduction de Jacques Mailhos qui rend davantage justice aux textes originaux de ce romancier hors norme. Cette belle démarche éditoriale a débuté avec Fausse Piste et se poursuit avec Le Dernier Baiser qui met en scène, pour la première fois, les aventures du détective C. W. Sughrue.

     

    C’est n’est pas une sinécure lorsque le détective privé C. W. Sughrue doit se lancer à la poursuite de Trahaerne, une célèbre poète qui s’est mis en tête de fréquenter tous les bars de l’ouest du pays. Mais il faut admettre que la famille de l’écrivain s’est montrée plutôt généreuse, ceci d’autant plus que les notes de frais sont illimitées. De motels décatis en rades atypiques, le détective retrouve l’écrivain dans un bar miteux de la côte ouest et fait la connaissance de Rosie, une vieille barmaid, qui lui confie une nouvelle affaire. Il s’agit de retrouver sa fille Betty Sue Flowers qui n’a pas donné signe de vie depuis dix ans. En compagnie du poète alcoolique, Sughrue entame une longue quête fiévreuse afin de retrouver la jeune fille disparue. Un parcours chaotique, nimbé de violence, d’alcool et d’une pointe acide d’humour.

     

    Avec James Crumley, il faut toujours s’attendre à être quelque peu bousculé en s’embarquant à la suite de héros déjantés, portés sur la boisson. Et il faut bien l’avouer, l’auteur s’y connaît en la matière en distillant son goût immodéré pour la bibine au fil de pages qui exhalent de forts relents d’alcool tout en donnant le tournis. C’est d’ailleurs lorsqu’il se lance dans le descriptif de libations outrancières qu’il parvient à mettre en place des actions dantesques où la folie et la violence virent parfois au burlesque. Mais on aurait tord de s’arrêter uniquement sur l’aspect insensé d’un texte qui révèle davantage d’émotions qu’il n’y paraît. C’est ce qui transparaît de manière particulièrement flagrante avec Le Dernier Baiser où l’on fait la connaissance de Chauncey Wayne Sughrue qui, tout comme Milo Milodragovich, officie en tant que détective privé dans la petite ville de Meriwether. Probablement moins extraverti que son collègue, ceci particulièrement lorsqu’il perd le contrôle après un excès de boisson, Sughrue possède une sensibilité à fleur de peau qui le pousse à s’impliquer plus qu’il ne le devrait dans une enquêtes pour laquelle sa fascination pour cette jeune femme disparue joue un rôle prépondérant, tout comme les autres personnages secondaires féminins qui prennent le contrôle d’une intrigue riche en péripéties. Émancipées, elles se révèlent parfois vulnérables mais également extrêmement redoutables aussi bien dans leur quête d’indépendance que dans le contrôle de leur entourage. James Crumley nous propose ainsi une galerie de portraits de femmes fortes, déterminées autour desquelles se met en place, de manière aussi subtile qu’insidieuse le drame qui clôturera le récit.

     

    Succédant à Chabouté, c’est Thierry Murat qui s’est chargé d’agrémenter Le Dernier Baiser avec une succession d’illustrations qui subliment un roman exceptionnel. De cette manière, le lecteur peut s’élancer sur la route des grands espaces de l’ouest américain que l’auteur s’emploie à dépeindre avec la force lyrique d’une écriture précise et soignée. Chaque mot semble avoir été considéré, pesé et travaillé afin de nourrir des phrases racées permettant d’illustrer, parfois de manière audacieuse, les paysages mais également les ressentis des personnages qui jalonnent le roman. Par l’entremise de dialogues à la fois incisifs et envoûtants, dotés de répliques percutantes, on perçoit une espèce de souffle épique et un certain romantisme nuancé par une sensation de désenchantement qui transparaît tout au long d’un roman qui se dispense de toute forme d’illusion. Car avec Le Dernier Baiser, James Crumley, en narrateur chevronné qu’il est, détient l’art redoutable de clouer le cœur du lecteur au travers d’un roman noir d’une puissance peu commune.

     

    James Crumley : Le Dernier Baiser (The Last Good Kiss). Editions Gallmeister 2017. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Long Lonely Road de Valerie June. Album The Order Of Time. Concord Music Group, Inc 2017.

  • Joe Meno : Le Blues De La Harpie. Solder sa dette.

    Capture d’écran 2017-03-07 à 17.20.25.pngLorsque deux anciens taulards, en quête de rédemption, entrent en scène, on peut être quasiment certain qu’une référence à Johnny Cash ne sera jamais bien loin à l’instar de Joe Meno qui lui rend hommage dans Le Blues De La Harpie une des dernières découvertes de la maison d’édition Agullo. Et puisqu’il s’agit d’une sombre histoire d’amour où la tragédie s’immisce au détour de chacune des rues de cette petite bourgade du Midwest il conviendra d’écouter I Walk On The Line, une des plus belles déclarations d’amour correspondant parfaitement à l’état d’esprit de ce récit poignant dans lequel on décèle quelques tonalités rappelant les romans de John Steinbeck.

     

    Au volant de sa voiture, Luce Lemay prend la fuite après le minable braquage d’un magasin de spiritueux. Dans le crépuscule, il fonce sur la Harpie Road et ne voit pas cette femme qui traverse la route avec son landau qu’il renverse. Le bébé qui s’y trouvait décède sur le coup. Après trois ans de prison, Luce est de retour à La Harpie où l’attend Junior Breen qui vient de purger une peine de 25 ans. Même si leurs nuits sont peuplées de cauchemars, nos deux compères tentent de jouer profil bas en travaillant dans une station service afin de rester dans le droit chemin. Mais quand Luce tombe éperdument amoureux de la belle Charlène, les passions se déchaînent avec une cohorte de ressentiments exacerbés par la découverte du passé criminel de Junior. Au-delà de l’atrocité du crime, a-t-on droit à une seconde chance ?

     

    C’est au travers d’un texte sobre, aux phrases courtes dépouillées de toutes fioritures que Joe Mendo aborde avec efficacité les thèmes de la réinsertion et de la rédemption en accompagnant le destin de Luce Lemay et de Junior Breen, ce duo d’anciens prisonniers aspirant à une vie normale qui rappelle forcément la paire de trimardeurs que formait Lenny et Georges dans Des Souris et des Hommes. Paradoxalement, Luce fait preuve de davatange de naïveté que Junior, ce colosse ravagé par la culpabilité d’une crime odieux, en estimant avoir payé sa dette à la société et pouvoir ainsi refaire sa vie dans sa ville natale, lieu de la tragédie qui l’a envoyé en prison. Il s’enferme ainsi dans cette certitude du bon droit retrouvé, même si le remord le cueille régulièrement au cœur de la nuit où il distille ses cauchemards dans cette sinistre pension de famille tenue par une vieille folle qui n’a pas supporté la perte de son mari qui s’est suicidé après avoir assassiné l’amant de cette épouse volage. Junior Breen, lui ne souhaite que se plonger dans l’anonymat de cette petite petite ville provinciale en espérant pouvoir surmonter la douleur d’une faute qu’il ne pourra sans doute jamais oublier. Tout comme Luce, c’est également durant la nuit que le poids de la faute s’instille dans l’inconscience de ses pensées qui l’empêchent de trouver le sommeil. Le quotidien de ces deux personnage est fait d’instants joyeux et de phases plus sombres alors qu’ils travaillent dans une station service tenue par un ancien prisonnier qui les a pris sous son aile.

     

    Outre le remord et la rédemption, il est beacoup question d’amour dans Le Blues de La Harpie avec cette relation passionnelle entre Luce Lemay et la belle Charlène, la jeune serveuse du diners de la ville mais également avec ces petits poèmes sybillins que Junior affiche sur le panneau de promotion de la station service et qui sont peut-être adressé à la mystérieuse jeune femme sur la photographie qu’il conserve précieusement :

     

    « Méga promo sur tous les pneus d’occasion

    clairs et ronds comme des yeux envoutés

    où coule l’amour telle la sève. »

     

    On le voit, Joe Meno distille tout au long de ce roman une atmosphère étrange et décalée qui prend parfois des tournures poétiques, quelquefois comiques, mais qui tendent résolument vers un climat inquiétant et sinistre à l’image de cet enterrement de la tante de Charlène dont le corps exposé sur son lit de mort abrite toute une cohorte de petits animaux qui y ont trouvé refuge. C’est sur cette configuration originale que l’auteur nous entraîne dans une spirale où la violence devient de plus en plus pregnante pour trouver son paroxysme dans une confrontation presque surréaliste avec les citoyens hostiles d’une ville qui paraît de plus en plus insolite. Dissimulés derrière les phares des véhicules qui pourchassent Luce et Junior, les silhouettes deviennent presque surnaturelles pour former une entité désincarnée qui semble vouée à leur perte.

     

    Avec des personnage baroques et émouvants Le Blues de La Harpie est peuplé d’individus dont la fuite en avant éperdue devient presque onirique pour saisir le lecteur à la lisière du désespoir et de la folie. L’étrangeté poétique d’un roman qui résonne furieusement dans les confins de la noirceur. A lire sans détour.

     

    Joe Meno : Le Blues De La Harpie (How The Hula Girl Sings). Editions Agullo 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Morgane Saysana.

    A lire en écoutant : I Walk The Line de Johnny Cash. Album : At Saint Quentin (Live). Columbia 1968.