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Suisse - Page 5

  • LAURENT ELTSCHINGER : SUR LE PLANCHER DES VACHES. AMOUR VACHE.

    Capture d’écran 2022-04-20 à 11.14.55.pngDepuis quelques années, on assiste, en Suisse romande, à un déferlement d'ouvrages dans le domaine de la littérature noire se concentrant plus particulièrement sur l'aspect du folklore ou du terroir avec une propension aux publications régionales qui semblent séduire la population locale appréciant de se retrouver au coeur des lieux qu'elle fréquente dans son quotidien. Au delà de cette caractéristique du terroir, on peine parfois à discerner l'intérêt de ces textes négligeant trop souvent une intrigue demeurant très limitée, voire même quasiment inexistante. Il faudra donc faire le tri dans toutes ces publications pour dénicher quelques romans policiers dignes d’intérêt, présentant cet équilibre délicat entre terroir et dimension sociale qui tend vers l'universalité comme c'est le cas avec la maison d'éditions Montsalvens et sa collection Vanil Noir (polar des terroirs) dirigée par Francis Antoine Niquille, un passionné du genre policier et dont les couvertures caractéristiques de silhouettes noires sur fond rouge, légèrement rugueuses, deviennent gage de qualité, ceci plus particulièrement avec Laurent Eltschinger dont le roman Sur Le Plancher Des Vaches connait un certain succès qui mériterait de dépasser les frontières helvétiques.

     

    A Treyvaux, dans le canton de Fribourg, Conrad, un vieux paysan irascible qui n'a d'attachement que pour ses vaches, vient de perdre trois bêtes coup sur coup et ne se remet pas du malheur qui le frappe ainsi. Maltraitance ou malveillance, les rumeurs vont bon train dans le village, jusqu'à ce que le vétérinaire cantonal confisque le troupeau au grand désarroi de cet éleveur colérique et désespéré qui ne sait vers qui se tourner. Du côté du Jura neuchâtelois, au village des Verrières ce sont trois enterrements que l'on célèbre en moins de dix jours. Mais peut-il y a avoir un lien entre ces deux événements ? L'implantation d'un parc éolien aux Verrières et le projet d'une gravière à Treyvaux peuvent-ils entrer en ligne de compte dans le cadre d'une enquête complexe que le lieutenant Jean-Bernard Brun, surnommé JiBé, va devoir mener en évitant de mettre les pieds dans la beuse.

     

    Second opus d'une série débutant avec Le Combat Des Vierges (Vanil Noir 2021), on retrouve donc le fameux JiBé, inspecteur de police à la Sûreté fribourgeoise, désormais promu lieutenant et qui officie sur un territoire à la fois rural et citadin que l'on découvre par le prisme de l'écriture solide de Laurent Eltschinger qui assaisonne son texte de quelques traits d'un humour saillant conférant ainsi une certaine légèreté à une intrigue abordant des thèmes graves tels que l'adoption forcée ou le suicide au sein du monde paysan. Deux sujets qui ont marqué l'actualité du pays et que l'auteur restitue avec justesse en adoptant le point de vue de Conrad Gaillard, ce vieux paysan fribourgeois renfrogné qui subsiste tant bien que mal avec une exploitation modeste composée essentiellement d'un troupeau de vaches laitières qu'il affectionne particulièrement. C'est autour de ce personnage haut en couleur et particulièrement réussi que gravite une intrigue parfois complexe se déroulant sur le canton de Fribourg mais également dans la région de l'arc jurassien neuchâtelois où l'on perçoit la défiance d'une population face à l'implantation d'un parc éolien qui demeure également l'un des sujets d'actualité de la Suisse romande. Afin de démêler cet écheveau d'intrigues, on va donc suivre les investigations de JiBé, ce policier intuitif et empathique, dont le parcours de vie ordinaire nous permet de découvrir la mentalité fribourgeoise où toutes les couches sociales se côtoient que ce soit du côté d'une boulangerie artisanale du quartier du Bourg ou du côté de la patinoire où se déroule les championnats du monde de hockey sur glace. Loin d'être anecdotiques ou folkloriques, ces aspects du quotidien servent la cause d'un récit intriguant qui part dans plusieurs directions au risque parfois de perdre le lecteur mais que Laurent Eltschinger ramène à bon port au terme d'un épilogue recelant bien des surprises. Au final on apprécie le réalisme d'une enquête inter cantonale bien campée où l'on côtoie les inspecteurs de plusieurs brigades tels ceux de la brigade financière ainsi que les procureurs auxquels JiBé doit rendre des comptes, tout comme son homologue neuchâtelois, dans le cadre d'une atmosphère helvétique habilement restituée. 

     


    Laurent Eltschinger : Sur Le Plancher Des Vaches. Editions  Montsalvens/Vanil Noir 2022.

    A lire en écoutant : Solitude de Herbie Hancock. Album : River - The Joni Letters. 2007 The Verve Music Group.

  • MARIE-CHRISTINE HORN : DANS L'ETANG DE FEU ET DE SOUFFRE. RETOUR DE FLAMME.

    Capture.PNGApparaissant en 1936, par l'entremise de la plume de Friedrich Glauser, l'inspecteur Studer devient l'ancêtre des enquêteurs de la littérature noire helvétique et obtient un succès retentissant avec des investigations criminelles qui mettent en exergue les défaillances d'une société opulente. Il faudra attendre un certain temps pour qu'apparaisse en Suisse romande un personnage similaire. C'est en 1995 que Michel Bory publie Le Barbare Et Les Jonquilles mettant en scène la première enquête de l'inspecteur Perrin qui officie dans le canton de Vaud, du côté de Lausanne et dont les investigations se déclineront sur une série de 13 romans que BSN Press a eu la bonne idée de rassembler en un seul volume. Du côté de Genève, Corinne Jaquet publie en 1997 Le Pendu De La Treille (La collection du chien jaune 2017), début d'une déclinaison de huit romans mettant en valeur les différents quartiers de la cité de Calvin avec un duo d'enquêteur atypique que sont la journaliste Alix Beauchamps et le commissaire Simon. Dans un registre similaire, l'inspecteur Charles Rouzier, travaillant à la sûreté de Lausanne, apparaît en 2006 dans La Piqûre (L'Age d'Homme 2017), premier roman policier de Marie-Christine Horn, en endossant un rôle plutôt secondaire dans une affaire mettant en lumière les affres de la migration et l'intégration au sein de la société helvétique. Son rôle prend plus d'importance avec Tout Ce Qui Est Rouge (L'Age d'Homme 2015), second opus de la série, dont l'intrigue se déroule au sein d'une unité carcérale psychiatrique où les patients s'adonnent à l'art brut à des fins thérapeutiques. Dans L'Etang De Feu Et De Souffre, on retrouve donc l'inspecteur Rouzier qui va mener une enquête dans le canton de Fribourg, en dehors de son cadre de juridiction, sur une étrange affaire de meurtre, mettant en cause le fiancé de sa fille Valérie.

     

    Tout le monde est bouleversé au village depuis que l'on a appris la mort de Marcel Tinguely dans d'étranges circonstances. On raconte qu'à l'exception des mains, des pieds et de la tête, son corps a complètement disparu. Pour le Dr Laurence Kleber, médecin légiste à Fribourg, il peut s'agir d'un phénomène très rare de combustion humaine. Mais pour l'inspecteur Georges Dubas, de la police de sûreté de Fribourg, il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'un meurtre. Il tient même un suspect en la personne de Fabien, fils de la victime, ceci au grand désarroi de sa compagne, Valérie qui n'a pas d'autre choix que de faire appel à son père Charles Rouzier, inspecteur de police à Lausanne. Une occasion pour ce père, qui a davantage privilégié sa carrière que sa famille, de renouer avec sa fille, qu'il n'a plus revue depuis bien longtemps, au risque de provoquer une guéguerre de juridictions entre la police lausannoise et fribourgeoise. Rumeurs de village, secrets de famille bien gardés, l'inspecteur Rouzier se rend bien compte qu'il marche sur des braises en enquêtant sur ces terres fribourgeoises qui vont l'amener à faire face à ses propres démons.

     

    Avec Marie-Christine Horn, il suffit d'un bref chapitre pour poser le contexte en captant l'atmosphère d'un café de village autour des conversations de comptoir et des échanges lors d'une partie de cartes nous permettant ainsi de saisir les particularismes et l'ambiance d'une localité de l'arrière-pays fribourgeois, soudainement ébranlée par l'annonce du décès à la fois étrange et suspect d'un de ses habitants. Une plume limpide, incisive teintée parfois d'une ironie mordante, ce sont les caractéristiques de l'écriture d'une romancière qui maîtrise parfaitement les rouages du roman policier pour nous livrer une intrigue rythmée tournant autour de l'enjeu du phénomène singulier de la combustion humaine qu'elle dépeint avec force de précisions par le biais du personnage fort de la médecin légiste Laurence Kleber qui va investiguer aux côtés de l'inspecteur Charles Rouzier dont on découvre les aspects de sa vie familiale quelque peu bancale, ce qui lui donne davantage d'envergure. Un victime consumée de l'intérieur, un incendie criminel, le feu est omniprésent Dans L'Etang De Feu Et De Souffre tandis que le souffre réside dans les aspects sulfureux que l'enquête parallèle du policier lausannois va mettre à jour au détour des révélations de quelques habitants bien informés qui vont faire ressurgir quelques affaires du passé que l'on croyait enterrées à tout jamais. C'est toute l'habilité de Marie-Christine Horn de dresser des portraits caustiques de villageois auxquels on s'attache et dont on regrette même qu'il n'ait pas pris plus d'importance au cours du récit à l'instar de nos joueurs de carte, employés dans une scierie. Une scierie ? un protagoniste surnommé Kéké ? Il n'en faut pas plus pour imaginer que la romancière s'est inspirée du sulfureux promoteur immobilier Jean-Marie Clerc, justement surnommé Kéké, accusé d'escroquerie et d'avoir commandité l'incendie de sa scierie, à La Roche, dans le canton de Fribourg. Quoiqu'il en soit, le lecteur se retrouve littéralement immergé au coeur de ce petit village recelant des secrets de famille peu avouables mettant en exergue les tabous autour de l'homosexualité qui devient l'un des thèmes du récit avec cette difficulté pesant sur les épaules de celles et ceux qui ne correspondraient pas aux critères moraux imposés par des dogmes dépassés dont le titre aux connotations apocalyptiques fait écho.

     

    Regard acide et lucide d'une communauté villageoise, Dans L'Etang De Feu Et De Souffre nous offre, par le prisme d'une enquête policière parfaitement maîtrisée, un beau panorama d'une région typique du canton de Fribourg, pleine de caractère, dont les thèmes abordent des enjeux universels que Marie-Christine Horn décline avec une belle humanité. 

     

    Marie-Christine Horn : Dans L'Etang De Feu Et De Souffre. Editions BSN Press 2021.

    A lire en écoutant Downstream de Supertramp. Album : Even In the Quietest Moments. 1977 UMG Recording Inc.

  • Rafael Wolf : La Prophétie Des Cendres. Le jour d'après.

    Rafael Wolf, la prophétie des cendres, bsn pressLa maison d'éditions romande BSN Press célèbre sa dixième année d'existence avec des publications qui ont toujours flirté avec le "mauvais genre" à l'exemple de Léman Noir (BSN Press 2012) une anthologie réunissant, sous la direction de Marius Daniel Popescu, des nouvelles noires d'auteurs romands dont certains ne s'étaient jamais essayés au genre. Un premier succès qui a laissé la place à d'autres romans qui ont marqué la brève histoire de la littérature noire romande à l'instar de Nicolas Verdan obtenant le prix du polar romand avec La Coach (BSN Press 2019). A la tête de cette maison d'éditions, il y a Giuseppe Merrone qui se caractérise par la haute exigence des textes qu'il publie et dont un bon nombre, comme ceux d'Antonio Albanese, se situent à l'orée du polar avec Voir Venise Et Vomir (BSN Press 2016) et 1, rue de Rivoli (BSN Press 2019). Naviguant donc à la périphérie des genres, certains de ces romans sont tout de même estampillés "roman noir" ou "policier" comme En Plein Brouillard (BSN Press 2021) de Gilbert de Montmollin, Le Cri Du Lièvre de Marie Christine Horn (BSN Press 2019) ou l'ensemble des textes de Jean Chauma évoquant, sous l'angle de la fiction, son expérience dans le domaine du banditisme. L'ensemble de ces ouvrages se caractérisent par le questionnement social, ou plutôt par l'interrogation sur les dysfonctionnements d'une société que l'on peut également aborder par le biais du thriller comme le démontre Rafael Wolf, journaliste et chroniqueur de cinéma à la Radio suisse romande avec son premier roman, La Prophétie Des Cendres, qui inaugure ainsi le genre dans la collection BSN Press.

     

    Les passagers du vol Alitalia 1320 reliant Bologne à Rome sont tous sortis indemne du crash qui a eu lieu à proximité de la capitale italienne. Certains d'entre eux parlent d'un miracle en faisant mention d'un homme qui s'est avancé dans l'allée centrale de l'avion, les bras en croix, ceci peu avant le moment de l'impact. Pour eux, il ne fait nul doute que c'est lui qui a redressé l'avion au dernier moment. Nouveau Messie pour les uns, manipulateur ou charlatan pour les autres, cet homme sans passé et sans identité déchaîne rapidement les passions à travers le monde. Journaliste d'investigation pour le compte de la Télévision suisse romande, Thomas Guardi se rend en Italie accompagné de sa camerawoman Lucie Keller pour élaborer un reportage sur les origines de ce personnage mystérieux. Mais en retraçant le passé de cet individu charismatique qui conquiert les foules, le journaliste va mettre à jour d'étranges éléments qui vont ébranler toutes ses convictions.

     

    La Prophétie Des Cendres peut sans nul doute être qualifier de thriller à l'atmosphère sombre et lourde, abordant avec une certaine réussite les thématiques de la spiritualité et de la foi, dans un monde trouble et difficile qui n'est pas sans rappeler une certaine réalité, notamment avec un épisode d'une épidémie sévissant en Inde. Dans de telles conditions Rafael Wolf aborde la question de l'être supérieur qui sauverait l'humanité et de la frénésie ou du scepticisme qu'un tel personnage susciterait au sein des différentes communautés religieuses mais également vis à vis d'une société en quête d'espoir et, pourquoi pas, de miracles mais qui peut montrer une certaine défiance à l'égard d'un tel individu. En quête de réponses, le récit s'articule autour de l'enquête du journaliste d'investigation Thomas Guardi qui va tenter de déterrer le passé de ce nouveau Messie, Paolo Monti, qui suscite la polémique. Thomas Guardi, un nom qui ne s'invente pas par rapport aux thèmes abordés, incarne cette ambivalence sociale avec la part du journaliste en quête de vérité et d'éléments concrets et la part du père d'une petite fille gravement malade à qui il ne reste plus que l'espoir du miracle. Entre la Suisse et l'Italie, on appréciera ce parcours initiatique dans la région de Rome puis du Frioul avec quelques épisodes inquiétants et très réussis que ce soit au sein d'un hôpital psychiatrique particulièrement délabré à l'atmosphère dantesque ou au coeur de ce hameau isolé situé non loin du massif de Montasch, à proximité de la frontière autrichienne. En parallèle à cette enquête on suit le parcours de ce Messie à travers le monde que Rafael Wolf évoque avec beaucoup de sobriété ce qui contribue à un certain réalisme ce d'autant plus qu'il fait quelques références à Padre Pio, ce prêtre italien porteur de stigmates suscitant la polémique qui fut canonisé par l'église catholique. Dans un autre domaine, Rafael Wolf fait également référence à Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, qui est considéré comme l'un des pères de la propagande politique. Deux sujets que l'auteur distille tout au long d'un récit extrêmement sobre et ramassé qui se dispense de longues explications démonstratives et ennuyeuses. Bien sûr en respectant les codes du thriller, on n'échappera pas au récurrent héros détenteur d'un lourd passé qu'il a enterré, sans toutefois que Rafael Wolf ne s'appesantisse sur de lourds secrets qu'il distillerait tout au long de son récit pour nous les dévoiler au terme de l'intrigue. Il en résulte ainsi un roman à la structure narrative extrêmement bien conçue, ceci du début jusqu'à une terrible fin empreinte d'une certaine forme de pessimisme qui n'est pas déplaisante.


    Rafael Wolf, nous livre ainsi avec La Prophétie Des Cendres, un thriller plutôt atypique et très rythmé dont la réussite réside notamment dans cette sobriété d'un texte soigné évoquant avec intelligence des thèmes extrêmement sensibles sur fond d'un monde qui tend à s'éteindre. 

     

    Rafael Wolf : La Prophétie Des Cendres. Editions BSN Press 2021.

    A lire en écoutant : Show de Beth Gibbons & Rustin Man. Album : Out of Season. 2002 Go Beat Ltd.

  • LOUISE ANNE BOUCHARD : ECCE HOMO. EN DEHORS DU CADRE.

    louise Anne Bouchard, ecce homo, éditions l'âge d'homme

    Les corps étaient repêchés tard au printemps, lorsque le dégel libérait puis rejetait ce que l'hiver avait de cruel : le froid et la solitude.

    Tommy - Ecce Homo

     

    L'art de la nouvelle est un exercice difficile, ceci d'autant plus dans le domaine de la littérature noire où l'on se focalise davantage sur le choc de la conclusion, au détriment de l'atmosphère du récit et du caractère des personnages que l'on doit pourtant concilier dans un format extrêmement bref. C'est probablement dans ce domaine bien trop méconnu dans nos contrée francophones que l'on peut pourtant apprécier le talent de celles et ceux qui savent jouer avec les codes du genre et qui peuvent donc les intégrer au sein de ce format particulier de la nouvelle à l'instar de Louise Anne Bouchard qui nous propose avec Ecce Homo, pas moins de dix portraits aux nuances du noir le plus varié. Dix portraits, dix esquisses de personnages dont on entrevoit l'âme humaine et sa subtile noirceur que la romancière décline avec un mordant à la fois impitoyable et sarcastique tout en distillant ce sentiment de malaise permanent qui imprègne l'ensemble des intrigues de ce sombre recueil. 

     

    Tommy est le pseudo d'un jeune homme gay dont on découvre le cadavre affreusement mutilé dans un quartier sordide de Montréal.

    Florence est infirmière et navigue entre Thonon et Vevey où elle travaille jusqu'à ce qu'elle perde son emploi et bascule peu à peu dans les méandres d'une folie meurtrière.

    Bob Demper, cadre bancaire explosant de fureur, se remet de sa dépression avant de se lancer dans la peinture. Eloigné de sa femme et de ses enfants, il rumine de sombres pensées dans son atelier à mesure qu'il prend du poids. Mais s'est-il vraiment bien remis de sa dépression ?

    Les jumeaux Erdmann n'ont jamais eu de chance dans leur vie. Abandonné par leur mère ils ont été élevés à la dure dans des institutions. A l'adolescence, leur beauté attire l'attention d'une parent d'élève qui succombe à leur charme.

    Anna, Thomas, Big Maggie. Que l'on fasse de l'équitation, de la course à pied ou de la natation, il n'y a pour eux que des gagnants et des perdants. Une dualité aussi malsaine qu'impitoyable qui lamine les coeurs et broie les esprits. Et gare aux perdants.

    Gaspard suscite leș quolibets de ses camarades et le mépris de son père qui refuse de le défendre. Il trouve refuge dans la solitude et effectue de petits boulots comme la tonte de gazon lui permettant de fouiller les tiroirs de ses clientes tout en rêvant d'Emma Peel à qui il veut ressembler à tout prix.

    Clélia et Lula sont deux soeurs aux caractère dissemblables que tout oppose et dont les trajectoires sont tout aussi différentes.

    Coco : Une enseignante solitaire, un peu amère a d'ores et déjà réservé son emplacement au cimetière de Lausanne, à proximité de la tombe de Gabrielle Chanel. Et puis soudain, lorsqu'elle croise les trois étudiantes qui se sont moquées d'elle, tout bascule.

    Madame de Sève est le nom des ateliers où elle travaille comme styliste au milieu de ses mannequins immobiles qui prennent une allure inquiétante dans la pénombre des lieux tandis que résonne Le Boléro de Ravel. Elle attend son correspondant en repensant à son père qu'elle a perdu si jeune. Pourvu qu'il ne se moque pas de son désespoir. 

    Alex in London c'est le chauffeur que lui a attribué Monsieur Murray pour toute la durée de son engagement en tant que biographe. Une virée dans les rues de l'East London, des réminiscence de Jack L'Eventreur, les textes de Shakespeare et Alex qui souhaite devenir comédien. Elle se prend à rêver. Mais il y a la solitude et l'absence de l'autre.

     

    Avec Ecce Homo, Louise Anne Bouchard nous donne un aperçu de l'humain et de sa propension à basculer dans les méandres d'une noirceur plus ou moins intense en décomposant la photographie du mal être qui enveloppe les individus parcourant l'ensemble des récits troublants de ce recueil de nouvelles noires. Parfois l'horreur se matérialise en plein cadre comme c'est le cas pour Tommy et Florence, deux terrifiantes intrigues où la romancière insuffle tout le talent de son écriture pour dépeindre l'abjection des actes commis. C'est plus particulièrement le cas pour Tommy qui reste la plus belle des nouvelles du recueil avec cette capacité saisissante à dépeindre un cadavre atrocement mutilé tout en insufflant une atmosphère chargée d'une espèce de mélancolie poétique qui imprègne cette nouvelle chargée d'une grande force émotionnelle en nous rappelant les plus terrifiants romans de l'auteur britannique Robin Cook. Mais avec la majeure partie des nouvelles de Ecce Homo, Louise Anne Bouchard nous invite à découvrir le point de bascule en dehors du cadre de la photographie, au delà du terme du récit où elle parie sur l'intelligence mais également sur l'interprétation du lecteur pour imaginer l'éventuelle tragédie qui risque de survenir. Cette incertitude est particulièrement latente avec Bob Demper dont on ne sait ce qu'il va advenir de sa rencontre avec la gérante de son atelier tout comme celle de cette styliste dans Madame de Sève qui attend son mystérieux correspondant. On se situe également dans le doute quant au destin des Jumeaux Erdmann et du bien-fondé de la compassion du policier chargé de la traque de ces deux frères qui n'ont jamais vraiment eu beaucoup de chance dans leur vie. Autant d'interrogations qui donnent davantage d'ampleur à ces récits grinçants et dont le fragile édifice est prêt à basculer à chaque instant. Et puis la noirceur de l'intrigue se situe parfois dans le malaise que Louise Anne Bouchard distille avec maestria dans des récits tels que Gaspard ou Anna, Thomas, Big Maggie où l'on prend la pleine mesure de la situation sur la dernière phrase du récit qui résonne comme un choc inquiétant dont il nous reste à imaginer la force de l'impact. C'est probablement là que l'on savoure toute la force de l'intrigue de Louise Anne Bouchard qui nous malmène dans la noirceur de l'incertitude et du doute au rythme de textes parsemés d'une ironie mordante et d'un regard à la fois cinglant et impertinent mais parfois chargé d'émotion comme elle nous le démontre avec Alex in London qui souligne les affres de la solitude au terme d'un récit tout en subtilité.

    Au final, Louise Anne Bouchard nous offre avec Ecce Homo, dix textes tout en finesse, d'une rare beauté qui explorent toute les nuances de la noirceur de l'âme humaine. 

     

    Louise Anne Bouchard : Ecce Homo. Editions L'Age d'Homme 2020.

    A lire en écoutant : 2 Wicky de Hooverphonic. Album : With Orchestra Live. 2012 Sony Music Entertainment Belgium NV/SA.

  • Joseph Incardona : La Soustraction Des Possibles. Le fric c’est chic.

    joseph incarna, la soustraction des possibles, éditions finitudeEn examinant l’ensemble de l’œuvre de Joseph Incardona on observe tout d’abord le parcours de son alter ego de papier, André Pastrella dont on découvrait les aventures dans un premier roman intitulé Le Cul Entre Deux Chaises (BSN Press 2014) suivi de Banana Spleen (BSN Press 2018) pour s’achever avec Permis C(BSN Press 2016) prequel à la fois tragique et émouvant évoquant l’enfance de l’auteur. Un ensemble de personnages cabossés, vivant à la marge, qui nous rappelle l’univers désenchanté de John Fante ou même de Harry Crews au détour de péripéties déjantées prenant pour cadre la ville de Genève. Oscillant entre la tragédie et la critique sociale, les autres ouvrages de Joseph Incardona ont la particularité de s’aventurer sur le registre du roman noir tout en se déroulant bien loin de nos régions helvétiques. 220 Volts (Fayard Noir 2011) nous entraînait du côté des Alpes françaises tandis que Lonely Betty (Finitude 2010) et Les Poings (BSN Press 2016) nous présentait des coins reculés des USA. On échouait dans une station-service d’une autoroute du sud de la France avec Derrière Les Panneaux Il y a Des Hommes (Finitude 2015) alors que l’on séjournait sur une île perdue du Pacifique dans Aller Simple Pour Nomad Island (Seuil 2014) et que l’on suffoquait dans la touffeur d’un sauna surchauffé en suivant une compétition finlandaise déjantée dans Chaleur (Finitude 2018). Conjonction des lieux, conjonction des genres avec une intrigue se déroulant dans la Genève des eighties à une époque où l’évasion fiscale est considérée comme un art de vivre, Joseph Incardona revient sur le devant de l’actualité littéraire avec La Soustraction Des Possibles en nous proposant un roman à la fois complexe et ambitieux où il est question bien évidemment d’argent, mais également d’amour sur fond de magouilles financières qui vont forcément virer au tragique au détour d’un récit prenant la forme d’une comédie humaine à la fois sombre et féroce.

     

    Aldo Bianchi officie comme moniteur de tennis au luxueux club du parc des Eaux-Vives à Genève. Séduisant, vaguement gigolo, il trouve dans ce magnifique écrin, quelques bourgeoises esseulées en quête d’aventures extraconjugales comme la séduisante Odile Langlois. Au-delà de leur relation, Odile propose à son amant de convoyer entre la France et la Suisse quelques valises pour le compte d’un banquier, relation d’affaire de son mari. Hautes sphères financières sur fond d’évasions fiscales, Aldo côtoie ainsi toute une diaspora de privilégiés et rencontre Sveltlana Novák, une jeune et belle financière ambitieuse dont il tombe follement amoureux. Une passion dévorante conjuguée à cette envie d’obtenir toujours plus, le couple met au point un stratagème pour écrémer une partie de ces fortunes qui transitent dans les coffres de la banque où travaille Sveltana. Mais ils vont découvrir qu’il y a plus vorace qu’eux. Une histoire d’amour, une histoire de fric, une histoire de trahison, les composantes implacables de l’équation de la tragédie.

     

    L’une des caractéristiques du style Incardona ce sont ces fulgurantes digressions qui fusent avant d'éclater comme des feux d'artifice pour retomber sur le fil de l'histoire en définissant deux éléments essentiels de l’intrigue que sont le contexte social et le territoire. Avec La Soustraction Des Possibles c’est donc l’occasion de découvrir Genève, au terme des années 80 alors que la cité calviniste baigne paradoxalement dans un océan d’argent provenant d’une évasion fiscale outrancière qui, sous le couvert du secret bancaire inscrit dans la Constitution helvétique, se présente sous la forme d’une optimisation financière décomplexée. Et à l’aune d’une ère informatique encore balbutiante, on transfère les fonds d’un pays à l’autre dans des valises bourrées d’espèce, que l’on confie à des individus comme Aldo Bianchi qui se chargent du transport contre rémunération. Transactions financières douteuses, blanchiment d’argent, on découvre derrière les façades d’une ville austère toute une série de lieux emblématiques de Genève où se côtoient banquiers avides et entrepreneurs fortunés autour desquels gravitent toute une kyrielle d’individus souhaitant obtenir leur part du gâteau. Que ce soit le quartier des banques, les bars et autres endroits de villégiature d’une diaspora fortunée, les luxueuses résidences du bord du lac ou une périphérie plus modeste se situant en France voisine, Joseph Incardona restitue avec une redoutable précision tout un environnement vicié par l’argent, le pouvoir et une avidité sans fin. Dès lors, on ressent une certaine forme d’amour haine pour cette agglomération où l’on croise quelques personnalités comme Griselidis Réal, Mary Shelley quand ce n’est pas l’auteur lui-même qui interpelle le lecteur tout au long d’un récit rythmé qui ne cesse de bousculer nos convictions quant à l’image de cet univers de la finance s’apprêtant à basculer dans un monde globalisé où les algorithmes et les investissements dans les OGM n’en sont alors qu’à leurs balbutiements. Outre le fait de dépeindre, avec un regard éclairé, une période impitoyable où tout bascule en décrivant au vitriol tout un environnement financier complètement dévoyé, Joseph Incardona n’a pas décidé au hasard de situer son roman à la fin des années 80, puisque cela coïncide également avec le fameux casse de l’UBS, un fait divers qui a défrayé la chronique judiciaire genevoise en 1990 et dont l’auteur a choisi de s’inspirer librement en évoquant l’ombre de la mafia corse commanditaire de ce braquage rapportant un butin de 31 millions francs suisses qui n’a jamais été retrouvé.

     

    Cette mafia corse il en est justement question avec Mimi Leone, un des personnages saisissants de La Soustraction Des Possibles qui découvre l’œuvre de Ramuz et de Hodler ce qui l’incite à parcourir le pays pour retrouver dans les paysages helvétiques cette émotion qui inspira ces deux artistes, tout en profitant de son séjour pour faire fructifier sa fortune. C’est l’autre particularité du style Incardona qui insuffle à chacun de ses personnages cette part d’humanité qui transparaît même chez les individus les plus abjects en leur conférant une vulnérabilité qui se décline sur toute une palette d’émotions qui ne les rends d’ailleurs pas plus sympathiques à l’instar du banquier Horst Ridle, atteint d’un cancer et de Christian Noir comblant sa solitude à coup de lignes de coke et de partenaires tarifiées. Mais le dénominateur commun qui lie l’ensemble des acteurs de La Soustraction Des Possibles c’est bien évidemment cette voracité qui va alimenter une intrigue prenant la forme d’une tragédie impitoyable. Et que ce soit dans les rapports à l’argent, à l’amour et même, de manière plus triviale, au sexe, on retrouve bien cette notion de voracité au cœur de ce triangle relationnel que forme Aldo Bianchi, gigolo pathétique, Odile Langlois, bourgeoise désœuvrés et Sveltana Novák, employée bancaire arriviste, personnages centraux d’un roman s’articulant autour de cette volonté d’en vouloir toujours plus en les conduisant ainsi à leur perte au détour d’une mécanique précise où les destins se dessinent autour de l’âpreté au gain et du crime qui en découle. Ainsi derrière l’opulence du milieu qu’il décrit, des paysages somptueux qu’il dépeint et de l’étude de caractère des personnages qu’il crée, Joseph Incardona nous offre une remarquable et ambitieuse fresque humaine qui flirte avec les codes du roman noir dont il cite un des maître du genre avec un extrait de Fatale (Gallimard 1977) l’un des derniers opus de Jean-Patrick Manchette qui s’intègre parfaitement à un récit nous offrant une multitude de références que les lecteurs, et plus particulièrement ceux ayant séjourné en Suisse et notamment à Genève, se plairont à déceler.

     

    Symbole d’un intrigue parfaite avec cette fine mécanique ornant une couverture dorée tel un lingot clinquant, La Soustraction Des Possibles souligne incontestablement la somme de travail colossal d’un écrivain talentueux nous offrant un roman cinglant d’une rare intensité dont l’impact nous fait encore vaciller une fois l’intrigue digérée. Joseph Incardona est un auteur saisissant.

     

    Joseph Incardona : La Soustraction Des Possibles. Editions Finitude 2020.

    A lire en écoutant : Ordinary People de John Legend. Album : Get Lifted. 2004 Getting Out Our Dreams and Sony Music Entertainment Inc.