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Suisse - Page 4

  • CORINNE JAQUET : LE PENDU DE LA TREILLE. PASSE SIMPLE.

    Capture d’écran 2018-01-14 à 15.14.12.pngTout comme Jean-Jacques Busino, Corinne Jaquet fait figure, en Suisse, de précurseur dans le domaine de la littérature noire, à une époque où le polar ne suscitait que bien peu d’intérêt auprès d’un milieu littéraire romand se refusant à frayer avec le mauvais genre. Ce fut la France avec Rivages/noir qui édita les romans noirs de Busino tandis que la maison d’édition belge Luce Wilquin publiait les romans policiers de Corinne Jaquet. Historienne, journaliste spécialisée dans les chroniques judiciaires, cette auteure genevoise choisissait de concilier ses deux passions par le prisme d’une série de polars prenant pour thème les différents quartiers de Genève à l’instar de Léo Malet et ses arrondissements de Paris. Ainsi, au gré de faits divers ancrés dans l’histoire et les milieux sociaux-culturels des quartiers de Genève, l’aventure débutait en 1997 avec la parution d’un premier opus intitulé Le Pendu De La Treille mettant en scène la journaliste Alix Beauchamps et le commissaire Simon et que l’on trouve dans toutes les librairies romandes puisque l’ouvrage a fait l’objet, en 2017, d’une réédition dans La Collection Du Chien Jaune célébrant ainsi les vingt ans de la naissance de cet emblématique duo d’enquêteurs genevois.

     

    Georges Bertin crée une double surprise en étant élu au gouvernement genevois et, au lendemain de son élection, en étant retrouvé mort, pendu à un marronnier de la promenade de la Treille, à deux pas de l’exécutif où il devait siéger. En charge de cette délicate enquête, le commissaire Simon doit trouver le mobile de ce crime odieux. Une vengeance de l’opposition frustrée par cet échec surprenant, une punition d’une des anciennes conquêtes de ce séducteur ou doit-on explorer dans la jeunesse tumultueuse de ce politicien sulfureux ? La médiatisation de l’événement rend les investigations difficiles car les journalistes sont sur la brèche pour obtenir quelques éléments croustillants afin d’alimenter leurs articles. Jeune et ambitieuse, la chroniqueuse judiciaire Alix Beauchamp n’est pas en reste pour percer les secrets et les travers d’une bourgeoise calviniste peu encline aux confidences. Derrière les honorables façades patriciennes des rues de la vieille ville, les rancœurs sont parfois meurtrières.

     

    A une époque où les polars ne faisaient pas l’objet de pavés de plus de 600 pages, ce qui frappe avec Le Pendu De La Treille, c’est la brièveté d’un récit concentrant une intrigue policière à la fois classique et efficace, agrémentée de cette atmosphère délicieusement surannée d’une cité de Calvin dont on se plait à se remémorer quelques lieux emblématiques aujourd’hui disparus tandis que d’autres demeurent toujours d’actualité à l’instar du café Papon ou du Consulat où se déroulent de nombreuses scènes du roman. Avec une économie et une précision redoutable dans l’usage des mots, le texte est ponctué de brefs chapitres conciliant l’aspect historique du quartier de la vieille ville où se situe l’ensemble d’un récit tout en mettant en exergue les coulisses du pouvoir ainsi que les rouages du monde politique genevois. On appréhende ainsi la vie d’un quartier bourgeois recelant quelques éléments d’histoires méconnus comme ses affrontements entre jeunes issus des mouvances fascistes et anarchistes.

     

    Du fait de ses connaissances du milieu de la justice et du monde policier en tant que chroniqueuse judiciaire,Corinne Jaquet nous entraîne dans les méandres d’une enquête réaliste permettant de comprendre les interactions entre les différentes institutions étatiques, mais également de découvrir la complexité des liens régissant la police et la presse. Bien évidemment avec Alix Beauchamps, c’est un peu de l’auteure qui s’est glissée dans cette jeune journaliste intrépide, sensible, dotée d’un caractère fort et pouvant parfois se montrer maladroite mais toujours déterminée à faire la lumière sur les affaires dont elle doit chroniquer les faits. En ce qui concerne le commissaire Simon, l’homme est un individu taciturne parfois colérique qui sort des archétypes du personnage torturé pour emprunter des caractéristiques plus classiques pouvant rappeler un certain Jules Maigret, se révélant tout de même beaucoup plus dynamique, à l’image du récit. Car tout va très vite dans Le Pendu De La Treille avec un dénouement quelque peu abrupt qui aurait mérité un épilogue permettant de mieux saisir l’impact de l’affaire sur les deux personnages principaux qui vont apprendre à se découvrir au fil des enquêtes à venir.

     

    Malgré un meurtre peu commun, Corinne Jaquet ne s’attarde jamais sur les aspects racoleurs du crime pour s’intéresser aux dimensions psychologiques de protagonistes parfois atypiques qui donnent leurs tonalités au quartier visité et dont on aime à découvrir les lourds secrets au travers d’interactions maîtrisées et de dialogues pertinents. Un concentré de polar sur fond d’Histoire genevoise.

     

    Corinne Jaquet : Le Pendu De La Treille. La Collection Du Chien Jaune 2017.

    A lire en écoutant : Expedition Impossible de Hooverphonic. Album : With Orchestra. 2012 Sony Music Entertainment Belgium.

  • NICOLAS FEUZ : EUNOTO, LES NOCES DE SANG. L’INCOHERENCE AU SERVICE DE L’INDIGENCE.

    Capture d’écran 2017-10-26 à 18.22.42.pngLes ouvrages de Nicolas Feuz me font penser à ces fameux concepts de télé réalité que l’on désigne sous le terme péjoratif de « télé poubelle » qui nous fascine et nous rebute à la fois au vu de l’indigence du contenu. Et il faut donc avouer que c’est avec une curiosité presque coupable que j’ai lu Eunoto, dernier roman en date du procureur neuchâtelois bien décidé à publier un livre par année. Nous voilà prévenus. Difficile d’ailleurs de passer à côté de cet ouvrage ornant les étalages des grandes librairies romandes et faisant l’objet d’une importante couverture médiatique. Alors bien sûr, j’ai débuté cette lecture avec quelques réticences, tout en me disant, avec l'optimisme qui me caractérise, qu’il était difficile pour l’auteur de faire pire que Horrora Borealis, son précédent ouvrage. Mais force est de constater que je me suis trompé et qu’il ne faut jamais sous-estimer les capacités du "Maxime CHATTAM suisse". Pourtant il y avait des indices quant à la qualité du roman et il faut admettre que l’on partait déjà un peu perdant avec cet article du Journal du Jura où la journaliste nous livre ses considérations à propos d’Eunoto : « Même s’il ne s’agit pas là de grande littérature ou d’une intrigue nimbée de critique sociale … Eunoto se classe indubitablement dans le genre de récit qui accroche »[1]. Propos qui font écho à ceux que tient Nicolas Feuz en affirmant que « les polars c’est pas forcément de la grande littérature »[2]. Il faudra donc bien que l’on m’explique un jour ce qu’est cette fameuse littérature que l’on dit grande. Mais si la définition inclut, entre autre, des notions faisant état de récits cohérents et de textes convenablement rédigés, l’œuvre de Nicolas Feuz n’entre effectivement pas dans cette catégorie.

     

    Brent Wenger est-il bien le terrible psychopathe que l’on surnomme le Monstre de Saint-Ursanne ou s’agit-il d’un homme innocent, victime d’un coup monté ? C’est ce que devrait établir la révision de son procès qui s’apprête à débuter. Au même moment les polices cantonales neuchâteloises et fribourgeoises sont sur les dents avec la découverte de jeunes filles décapitées sur leurs territoires respectifs. A Genève, les forces de l’ordre ne sont pas en reste puisque l’un des leurs est sauvagement assassiné devant l’hôpital cantonal. Qui sont ces jeunes filles et quel est le lien entre ces trois affaires ? Jeune inspecteur de police Michaël Donner est rapidement impliqué dans une spectaculaire enquête intercantonale qui le conduira notamment du côté de Lausanne et du domaine skiable des Quatre Vallées. Un périple romand qui va se révéler sanglant.

     

    Difficile de venir à bout de ce thriller qui ne manque pas d’actions et de rebondissements racoleurs mais dont l’écriture insipide et approximative, au service d’un texte bancal, suscite l’ennui, parfois l’agacement et de temps à autre quelques éclats de rire. Mais Nicolas Feuz s’affranchit de ces problèmes d’écriture en expliquant sur les réseaux sociaux : « pondre de belles phrases pour pondre de belles phrases ne m’intéresse pas ». Absence d’intérêt ou manque de capacité, peu importe. Il convient toutefois de signaler que les belles phrases ne servent pas seulement à faire joli mais permettent de mettre en place un décor ou une atmosphère sans que l’on ait l’impression de lire l’extrait d’un dépliant touristique ou de doter les personnages d’une stature et d’un caractère sans que l’on ait la sensation d’avoir à faire à des protagonistes stéréotypés jusqu’à la caricature, comme on le constate tout au long de ce récit laborieux. Il faut également préciser que les belles phrases ne sont pas forcément incompréhensibles et que l’auteur doit faire confiance à son lectorat qui n’aura donc pas nécessairement besoin de les relire à quatre reprises pour en saisir le sens. Par contre il n’est pas exclu que le lecteur soit contraint de se creuser la tête pour déchiffrer la syntaxe lacunaire de Nicolas Feuz. En voici un petit florilège amusant, loin d’être exhaustif :

    Michaël Donner possède la capacité de s’extraire de son corps (page 30) :« L’espace dégagé entre deux autre filins était désormais suffisant pour y passer mon corps.»

    L’arme sans maître (page 41) : « Son conducteur craignit de l’arme sans maître un second coup de feu accidentel, qui ne vint pas. »

    On découvre les pavés gigantesques de La Gruyère  (page 154): « Même en hiver, les pavés de la cité grouillaient de monde.»

    Dialogue confus (page 270) :« - Etes-vous innocent ? Le provoqua Lara. - Ca dépend, ne se laissa-t-il pas décontenancer. Qu’en pensez-vous sergent Pittet ? »

    Mais comme le recommande l’auteur, lorsqu’il est égratigné sur la forme, il importe de se concentrer sur le « fond du livre » (sic) qui recèle « tant de choses intéressantes à dire », notamment sur les déficiences de la justice, sur le sort de victimes devenant bourreaux et sur les problèmes immobiliers en lien avec une loi controversée. Mais en guise de fond, le lecteur devra se contenter de considérations et de réflexions dignes des conversations du café du commerce, dont certaines pourraient figurer dans un recueil de Brèves De Comptoir. Rapidement, on comprendra que le roman se concentre principalement sur une succession d’événements et de rebondissements tous plus spectaculaires les uns que les autres mais manquants singulièrement de cohérence. En voici quelques exemples qui restent le plus vague possible mais qui dévoilent tout de même des éléments de l’intrigue.

     

    Tout d’abord on s’interrogera sur le rôle de Michaël Donner dans la prise d’otages de l’hôtel de police à Neuchâtel et l’on se demandera pourquoi il manque d’énuquer un de ses collègues alors qu'il s'agit d'un exercice ! Toujours en lien avec ce même contexte, on peinera à comprendre le sens de la conversation entre le responsable de l’intervention policière et le conseiller d’état qui ne semble pas avoir compris qu'il s'agit d'un entraînement. On prend peur quant au type de munition qu’emploie la police dans le cadre de cet exercice.

     

    Pour l’épisode genevois il paraît étrange que le meurtrier enduise la plaque d’un verni afin de dissimuler l’immatriculation de la voiture qu’il doit avoir volé (à moins qu'il ait pris le risque insensé de prendre son automobile). Et une fois son forfait accompli (le meurtre d’un policier tout de même) il est étonnant que l’auteur du crime ne se débarrasse pas du véhicule qu'il réutilisera dans la région du Jura où il sera repéré (un hasard absolument extraordinaire).

     

    A Lausanne, en plein centre-ville, aux alentours de 21h00, on se demande comment le meurtrier parvient à forcer discrètement la porte de la cathédrale tout en maîtrisant une jeune fille qu'il a enlevée et en transportant un appareil de dialyse afin de commettre son forfait tranquillement sur l’autel de l’édifice religieux. Et au niveau de l’intervention policière on s’étonnera que les deux policiers neuchâtelois (ils sont présents au bon moment et au bon endroit grâce à une histoire fumeuse de chocolat chaud) ou que les collègues vaudois ne fassent pas appel à la police municipale lausannoise pour boucler le périmètre.

     

    Dès le chapitre 12, on détecte un sérieux problème de temporalité puisque le meurtrier et son complice se retrouvent simultanément impliqués dans une course poursuite entre Porrentruy et Bienne puis subitement occupés à torturer leur victime à Nendaz en faisant ainsi l’impasse sur un trajet de plus de deux heures[3].

     

    Prélèvements de moyens de preuve totalement farfelus, histoire d'ADN complètement abracadabrante, évasion rocambolesque, écoute illégale, interventions et coordinations policières complètement foireuses, il y aurait encore beaucoup à dire sur cette enquête bancale qui se dispense de toute vraisemblance contrairement à ce qu’affirme Nicolas Feuz dans une interview de l’Express[4]. Outre un nombre impressionnant d’invraisemblances, l’intrigue ne doit son salut qu’à une somme de hasards circonstanciés absolument extraordinaires achevant de décrédibiliser un auteur qui, en définitive, nous livre un travail bâclé mettant en exergue les limites de l’auto-édition.

     

    Nicolas Feuz sera présent au festival Lausan’noir et dédicacera ses superbes romans le vendredi 27 octobre de 14h00 à 17h30, le samedi 28 octobre de 11h00 à 14h00 et de 16h00 à 18h30 et le dimanche 29 octobre de 13h00 à 16h30. 


    Nicolas Feuz : Eunoto, Les Noces De Sang. The BookEdition 2017.

    A lire en écoutant : Mad About You de Hooverphonic. Album : Hooverphonic With Orchestra. Sony Music Entertainment 2012.

     

    [1] Journal du Jura, 28.09.2017

    [2] RSR La Première, Les Beaux Parleurs, 04.12.2016

    [3] Reconstitution de la journée du meurtrier et de son complice : 10h00 : procès à Porrentruy – 13h00 : fin du tour de parole de 3 heures (page 283) – 14h00 environ : fin des délibérations (au minimum 1 heure) – 14h30 environ : fin des formalités et des interviews – exécution d’une avocate et enlèvement d’un individu. 14h35 – 14h45 environ : course-poursuite. 14h55 – 15h15 : abandon du véhicule sur les hauts de Bienne – vol d’un autre véhicule – transfert de la victime. Vingt minutes plus tard soit à 15h35 le complice sort de son travail à Nendaz pour se rendre à son appartement où il retrouve le meurtrier et leur victime.

    [4] L’Express du 16.10.2017

     

  • Antonio Albanese : Voir Venise Et Vomir. Lagune noire.

    voir venise et vomir,antonio albanese,bsn pressAinsi donc le polar serait un genre sérieux qui ne souffrirait pas les incartades humoristiques sous peine de se voir parfois affubler du titre de pastiche n’ayant rien à voir avec la littérature noire. C’est faire bien peu de cas de tous ces auteurs comme Donald Westlake, Frédéric Dard ou Charles Exbrayat, pour n’en citer que quelques un, dont l’exercice de style à la fois drôle et percutant ne cessera de marquer les amateurs de romans policiers souhaitant évoluer dans un registre un peu différent. Pourtant il semble que ce soit l’une des considérations expliquant le fait que Voir Venise Et Vomir, polar féroce d’Antonio Albanese, n’ait pas été retenu par le jury pour figurer dans la sélection finale des auteur en lice pour le premier prix du polar romand. Difficile de comprendre l’éviction d’un ouvrage dont le style, l’intrigue et ces traits d’esprit incisifs constituent un remarquable récit se démarquant radicalement de la médiocre production de polars helvétiques que les médias romands ne cessent de mettre en avant.

     

    Milliardaire aussi excentrique qu’irrévérencieux, Matteo Di Gennaro dégueule tripes et boyaux dans un canal de la belle Sérénissime où flotte une odeur d’algue pourrie qui n’est pas sans lui rappeler celle émanant du corps de son amant, le beau Fabrizio, qui repose désormais à la morgue après avoir mariné dans les eaux de la lagune. Un instant de faiblesse passager, puisqu’il découvre rapidement que la thèse du suicide est aussi vraisemblable que la légende de saint Georges terrassant le dragon. Bien décidé à débusquer l’enfoiré qui a trucidé son amant, Matteo va rapidement mettre à jour les turpitudes de quelques moines bibliothécaires ainsi que les petites combines d’un taulard séjournant dans l’une des prisons de la Giudecca jouxtant sa propriété tout en assenant ses quatre vérités au lecteur qui n’en demandait pas tant.

     

    Frédéric Dard pour l’humour, Hugo Pratt pour les balades sur la lagune, on ne peut guère s’empêcher de penser également au fameux roman Le Nom De La Rose d’Umberto Eco au gré de ces quelques scènes se déroulant notamment dans la bibliothèque d’un monastère recelant des ouvrages anciens, ceci d’autant plus qu’un des livres devient la clé d’une énigme qui n’épargne guère l’obscurantisme religieux.

     

    Point d’ancrage fondateur du récit, l’eau devient l’élément commun d’une ville qui se désagrège et d’un homme qui se décompose. La beauté s’efface tout comme le souvenir. Matteo Di Gennaro ne peut se résoudre à l’accepter quitte à dégueuler sa colère et sa révolte. Ainsi Voir Venise Et Vomir, brève et fulgurante farce noire nous entraîne dans le sillage d’un narrateur qui s’érige en justicier pourfendeur de la bêtise et de l’ignorance tout en sillonnant avec son motoscafo la région de l’île de la Giudecca dont le nom prédestiné servira de conclusion à ce brillant récit célébrant l’amour dans tous ses genres, bien loin des baisers chastes et des légères caresses édulcorées.

     

    Au moyen d’une écriture vive et acérée, Antonio Albanese adopte un style détonant avec ces diatribes hilarantes que son insolent héros adresse à tout va au lecteur qu’il prend à partie au fil de considérations à la fois acides et arbitraires. Mais au-delà de ces instants cocasses, il faut distinguer avec Voir Venise Et Vomir, un roman érudit qui se distancie de la ville musée qu’est devenue Venise pour nous inviter dans la périphérie d’une envoûtante région qui recèle quelques trésors cachés. Ainsi, loin d’être des digressions, les apartés du narrateur concernant les jardins et l’architecture sont une forme d’hommage que l‘auteur tient à rendre en évoquant la beauté insoupçonnée de ces îles méconnues, tout en s’affranchissant des clichés et des décors maintes fois évoqués au gré des œuvres célébrant Venise.

     

    Trop licencieux, trop amoral et finalement trop immoral, un roman comme Voir Venise Et Vomir ne peut guère susciter l’adhésion de tout un jury mais parviendra à séduire, sans nul doute, le lecteur averti désireux de s’offrir un voyage atypique sur les eaux troubles de la lagune.

     

    Antonio Albanese sera présent lors du festival Lausan'noir qui aura lieu du vendredi 27 octobre au dimanche 29 octobre 2017. Il dédicacera ses romans le samedi 28 octobre de 16h00 à 17h30.

     

    Antonio Albanese : Voir Venise Et Vomir. Editions BSN PRESS 2016.

    A lire en écoutant : The Sky Is Crying de Gary B.B. Coleman. Album : Too Much Week End. Ichiban 1992.

  • Marc Voltenauer : Qui A Tué Heidi ? La Littérature est un business.

    Capture d’écran 2017-09-07 à 21.12.20.pngEn préambule, je souhaitais tout d’abord vous présenter Hans Rosenfeldt, un scénariste suédois que Marc Voltenauer n'a jamais cité comme référence lorsqu’il parle des auteurs nordiques qui l’ont inspiré. En parcourant l’impressionnante revue de presse, que notre roi du polar suisse affiche fièrement sur son site, Camilla Läckberg, Stieg Larsson et Jo Nesbø trônent en bonne place, mais nulle trace de ce concepteur qui n'est autre que le créateur de Broen (Le Pont), la célèbre série suédo-danoise qui a été adaptée en France et aux Etats-Unis. Mais outre ses activités de scénariste, Hans Rosenfeldt écrit également des thrillers en collaboration avec Michael Hjorth, un autre écrivain suédois. Publié en 2010, leur premier volume, intitulé Dark Secrets (éditions Prisma 2013 pour la version française), relate les aventures d’un profileur qui travaille pour la police suédoise en traquant un serial killer que l’on désigne comme « l’homme qui n’était pas un meurtrier » une phrase plutôt atypique que l’on retrouve, au mot près, dans Le Dragon Du Muveran (Plaisir de lire 2015) et qui avait charmé de nombreux critiques louant la créativité et l’originalité de Marc Voltenauer. La coïncidence est d’autant plus troublante que cette expression originale est utilisée, dans les deux ouvrages, comme formule d’introduction pour tous les chapitres relatifs au point de vue du meurtrier. Peut-on parler de plagiat, d'un hommage trop discret ou tout simplement d'une succession de coïncidences malencontreuses ? Chacun se fera une opinion, mais en tout état de cause on décèle avec Qui A Tué Heidi ? nouvel épisode des aventures de l’inspecteur Auer, le manque de créativité d’un auteur qui peine également à se renouveler.

     

    Capture d’écran 2017-09-07 à 21.21.19.pngA l’Opéra de Berlin, alors qu’il assiste à une représentation de La Walkirie, un couple est froidement exécuté par un mystérieux tueur à gage déterminé. Une fois son forfait accompli, l’assassin apprend qu’il doit se rendre en Suisse afin de poursuivre sa mission. Tout d’abord Genève, puis un petit village vaudois dont il n’a jamais entendu parler : Gryon où l’inspecteur Auer à fort à faire suite à un règlement de compte rural qui vire au drame. Et puis il y a cet individu étrange, l’homme qui s’enivrait du parfum de sa mère, qui doit accomplir des actes terribles pour assouvir ses phantasmes. Des femmes qui disparaissent, des cadavres qui s’amoncellent et le temps qui presse pour démêler ce terrible imbroglio d’événements sanguinolents. Tourmenté et acculé dans ses derniers retranchements, Andreas Auer devra compter sur son compagnon Mickaël et sur son équipe d’enquêteurs chevronnés qui l’aideront à surmonter les terribles épreuves qui l’attendent. Mais au cœur du mal et de la folie rien ne lui sera épargné.

     

    Avec ce second roman, Marc Voltenauer a donc tenté de se renouveler en opérant une révolution puisque de l’homme qui n’était pas un meurtrier du Dragon du Muveran, nous passons à l’homme qui s’enivrait du parfum de sa mère. Une variation « audacieuse » que les auteurs suédois de la série Dark Secrets n’ont pas osé commettre, sachant que ce type d’artifice ne fait que souligner la faible capacité d’un auteur à se réinventer. Ainsi, sur fond de magouilles immobilières et de rivalités entre éleveurs, Marc Voltenauer déroule, avec toute la maladresse dont il est capable, un récit cousu de fil blanc qui reprend les principes éculés de la traque d'un serial killer, qui a la particularité de porter un superbe prénom, conjuguée à celle d'un tueur à gage qui cumule tous les poncifs du genre.

     

    Quand il est bien maîtrisé, un page-turner peut se révéler efficace. Mais à force de vouloir surprendre le lecteur à tout prix avec des artifices narratifs qu’il ne maîtrise pas, Marc Voltenauer se perd dans une intrigue bancale en passant complètement à côté des thèmes abordés. On regrettera par exemple le côté idyllique du milieu rural alors que l’actualité ne cesse d’évoquer une profession en crise, avec des fermetures d'exploitations et des paysans à bout de force mettant fin à leurs jours. Pareil pour les scandales immobiliers que l’auteur développe dans de longues explications laborieuses qui donnent l’impression de lire les notes du conseiller technique qu’il a sollicité. L’ensemble se décline sur un décor helvétique aux allures de carte postale ultra kitsch et sur une somme de clichés qui, même s’ils sont très sympathiques, nous éloignent de la véritable identité d’un pays qui ne saurait se résumer à une série de "name dropping" et quelques expressions typiques.

     

    Au niveau du style, on oscille entre le guide de voyage et la plaquette publicitaire avec cette propension à s’égarer dans une foule d’explications répétitives et de longues digressions ennuyeuses qui cassent le rythme du récit. Ne reculant devant aucun sacrifice pour étayer mes propos, je vous livre un exemple parmi d’autres, extrait du chapitre 67  :


    Capture d’écran 2017-09-07 à 22.13.30.png« Andreas prit dans sa cave à cigares un modèle nommé the five.sixty – 5.60 – de la marque El Sueno, que son marchand habituel lui avait conseillé. Bien qu’il se fut mis en tête de ne fumer que des havanes, il s’était laissé persuader qu’il serait déçu en bien, comme on dit dans le canton de Vaud. Il lui avait expliqué que les feuilles de tabac provenaient des endroits les plus reculés de Saint Domingue et du Nicaragua, là où – sous entendu, contrairement à Cuba – les traditions étaient restées fidèles aux méthodes issues d’une culture ancestrale. Le 5.60 était un modèle trapu. Le cinq indiquant sa taille, 12,7 cm et le soixante son cepo, son diamètre, 60/64 de pouces, soit 2,4 cm. Il était donc plus épais que le module Robusto qu’il affectionnait particulièrement. Une grosse cylindrée …

    Andréas laissa de côté ces considérations techniques et observa la vitole tout en coupant la tête. Ce qui frappait en premier lieu était sa bague inhabituellement large qui présentait, sous la partie avec le logo et le nom, un damier en noir et blanc. Décidément ce cigare détonnait. Il sortit sur la terrasse. Malgré la fraîcheur de l’air, les quelques rayons de soleil avait déjà réchauffé les dalles. Il s’installa confortablement dans son fauteuil. Il observa à nouveau la vitole. La cape du cigare était Colorado, foncée, dans les tons bruns moyens à rouge. Au toucher, elle était bien grasse, comme il l’aimait. Il l’alluma en espérant que cela soit un rêve – comme son nom l’indiquait -, et pas une chimère …

    Son démarrage facile et sa fumée généreuse n’étaient pas pour déplaire. Peu à peu, les arômes s’immiscèrent subtilement. Des fruits secs et une touche de boisé. Du cèdre. Le cigare évoluait doucement, mais dès le deuxième tiers, la palette gustative devint plus complexe. Des saveurs fongiques de sous-bois ainsi que des notes animales se développèrent sans une once de brutalité malgré la puissance finale. Il était conquis. »

     

    Et tout y passe : rhum, opéra, cuisine suédoise et autres interludes culinaires ; Marc Voltenauer est capable de vous imposer ses digressions sur les deux tiers d’un chapitre au détriment de l’élément important de l’intrigue qu’il doit développer, ce qui provoque une sensation de déséquilibre plutôt désagréable. Et il en va de même pour l’ensemble de personnages stéréotypés, plutôt superficiels, qui font l’objet de descriptifs sans intérêt, tantôt mièvres, tantôt grotesques, comme on peut le constater avec cet extrait du chapitre 81 qui a la particularité de concentrer bon nombre des défauts que j’ai évoqués et qui débute ainsi :

     


    Capture d’écran 2017-09-07 à 22.11.29.png"Les yeux cernés de fatigue, Karine se concentrait tant bien que mal sur les virages en épingles qui s’enchaînaient. Son portable avait sonné alors qu’elle faisait l’amour, pour la troisième fois de la nuit, avec son amant, chez lui.

    Depuis sa rupture, elle ne sortait jamais et consacrait tout son temps à son travail et à son art martial, le jiu-jitsu. Elle s’était donc résolue à s’inscrire sur un site de rencontres. Elle s’était vite rendue compte qu’elle avait l’embarras du choix. Elle préféra éviter swissinfidelity et adultery. Elle avait eu son lot de déceptions par le passé, et avait plutôt opté pour parship.ch. Un site qui affichait des photos de personnes aux sourires bienveillants et faisait miroiter des promesses avec son slogan : Pour vivre votre vie à deux. Une vie à deux ? Elle ne voulait rien précipiter, mais après plusieurs mois de rencontres d’un soir, elle avait à nouveau envie de séduction et de romantisme. Elle avait reçu de nombreux messages, mais le bilan avait été plutôt négatif. Un premier rendez-vous avait avorté avant même d’avoir lieu. Elle avait aperçu l’individu à travers la vitre, l’avait reconnu grâce au signe qu’ils avaient convenu, le dernier polar de Camilla Läckberg, repérable de loin à sa couverture rouge et noire. Immédiatement rebutée par le physique de son propriétaire, elle avait fait demi-tour sans demander son reste. Un deuxième rendez-vous, avec un beau ténébreux, avait tourné court quand il s’était avéré être d’un machisme d’un autre âge. Cet échec sonna le glas de son expérience en ligne. Au bout du compte la bonne vieille méthode avait fonctionné. Son amant était le sosie aux yeux de braise du docteur Mamour, celui qui l’avait troublée à l’hôpital. Elle avait pris le semi-prétexte de chercher à avoir des nouvelles de la santé de Séverine Pellet pour le recontacter. Ils s’étaient retrouvés à la fin de sa journée de travail et ils avaient passé la soirée à discuter, sans que cela ne se soit terminé au lit. Elle avait été un peu frustrée sur le moment, mais elle avait passé une agréable soirée et la deuxième, le lendemain avait été encore plus extraordinaire. Une invitation chez lui. Un repas succulent. Du vin. Et pour finir, du sexe. Ce ne fut pas la partie de jambe en l’air la plus excitante qu’elle ait connue, mais, au moment de s’endormir dans ses bras, elle s’était sentie bien. Elle n’avait pas l’habitude des hommes plus jeunes qu’elle, mais il était intelligent, charmant et terriblement séduisant. Si de cette aventure naissait une histoire, elle ne manquerait pas de lui donner des conseils avisés pour combler son manque d’expérience qu’elle mettait sur le compte d’un travail très prenant. Elle espérait néanmoins, pour le bien de ses patients, qu’il était meilleur médecin qu’amant.

    Au moment où elle avait entendu son téléphone, elle n’avait pas eu d’autre choix que de répondre et laisser Luca sur sa faim.

    Un corps avait été retrouvé à Gryon.

    Une femme 

    .… »


    Capture d’écran 2017-09-07 à 22.10.32.png

    Ce n'est qu'au dernier tiers du chapitre que l'auteur daigne enfin évoquer la scène de crime. Mais il paraît que ces parenthèses superflues plaisent aux lecteurs et il faut admettre que Marc Voltenauer ne ménage pas sa peine pour ratisser le plus large possible. Pour ce qui est des dialogues, on passe de la morne inconsistance d'échanges convenus à l'éclat de rire avec quelques répliques déconcertantes à l'instar de ce tueur à gage pointant une arme à feu sur sa victime tout en tentant de la rassurer en lui demandant : Détends-toi cher ami. Tu veux que je te mette la chaîne des films pornos ? Et si les réparties pertinentes viennent à manquer, cela n'a pas d'importance car Marc Voltenauer, en génie inspiré, dupliquera une réplique d’un film, comme L’inspecteur Harry, pour pimenter un échange entre son héros et un collègue raciste. C’est d’ailleurs l’une des marques de fabrique de l’auteur qui, sous forme d’hommages déguisés, utilise le travail des autres pour l’adapter à son récit. Ainsi nous aurons droit à de multiples scènes du Silence des Agneaux qui permettront à l’inspecteur Auer de progresser dans son enquête tout en comblant le déficit d’imagination de l’écrivain. Au moins a-t-il la correction de citer ses sources pour éviter toute ambiguïté. Mais n’est pas Thomas Harris ou Jonathan Demme qui veut et malgré l’appui de ces illustres modèles, les incohérences qui jalonnent le récit restent nombreuses à l’exemple de ce tueur professionnel russe qui prend le risque insensé de voyager en avion en transportant armes et munitions dissimulées dans sa valise ou qui estime, lorsqu’il parvient à s’enfuir de l’aéroport de Genève, qu’il est plus judicieux de revenir à Gryon pour prendre une voiture plutôt que de franchir la frontière pourtant si proche ce qui permet à Marc Voltenauer de mettre en place une confrontation finale qui se déroule au terme d’une succession de hasards circonstanciés plutôt douteux. Il faut dire que l’intrigue fourmille de ces coïncidences salutaires, comme ces conversations surprises au bon moment dans les cafés en permettant de relancer l’enquête ou de mettre en œuvre de machiavéliques projets. Difficile donc d'extraire un élément positif de ce texte fade et boiteux qui donne l'impression d'avoir été rédigé par une personne atteinte de schyzophrénie au vu des variations du style en fonction de l'intervention des nombreux contributeurs qui ont tenté de sauver ce roman du naufrage. Un défi de taille, il faut bien l'admettre, qui était voué à l'échec.

     


    marc voltenauer,qui a tué heidi,éditions slatkine,polar suisse romandMais finalement peu importe la qualité du texte. Ce qui compte c'est la vente. Et de ce côté-là il n'y a rien à redire car Marc Voltenauer possède des capacités exceptionnelles dans le domaine, ce qui lui a permis de mettre en place un plan marketing d'une redoutable efficacité. Ainsi, pour la promotion de Qui A Tué Heidi ? tout le petit monde du livre a répondu présent et l'on a rarement vu un tel battage médiatique avec une presse unanime louant le talent de Marc Voltenauer tout comme les animateurs radio et chroniqueurs pour la télévision. Comme quoi la diversité des médias romands, en matière de critiques littéraires, est un concept un peu surfait. Reste à déterminer si les journalistes ont salué les bonnes dispositions du vendeur ou le talent de l’écrivain car, comme pour l’ouvrage précédent, la plupart des articles ne font que mentionner les particularités helvétiques du roman, le parcours de l’écrivain et ce fameux chiffre de vente vertigineux que l’on dit un peu surfait. Tout juste si l'on relève, dans ce beau concert de louanges, quelques petites notes discordantes avec Isabelle Falconnier qui parle d’une légère déception au niveau du style (Bon pour la tête 19.08.2017) tandis que Mireille Descombes signale quelques pêchés de jeunesse (Le Temps 19.08.2017). Mais rien de bien méchant. Et qu’à cela ne tienne, Marc Voltenauer pourra toujours compter sur son réseau de blogueurs passionnés qu’il a patiemment constitué et qui est désormais totalement acquis à sa cause à grand coup de SP dédicacés et autres opérations visant à séduire son lectorat.

     

    On le voit, le concept promotionnel de ce manager avisé est parfaitement rôdé et les écrivains aigris par leurs faibles chiffres de vente devraient s’inspirer du modèle. Bien sûr il ne faudra pas être trop rebuté par les aspects narcissiques et égocentriques de cette démarche plutôt simple qui consiste à utiliser les réseaux sociaux à outrance en nous abreuvant, au quotidien, de messages évoquant le classement du livre, les dates de dédicaces, les articles des médias et autres photos et concours ainsi que le sacro-saint et opaque chiffre de vente. Et pas d’inquiétude pour un éventuel effet de lassitude, au contraire les fans adorent ça. Marc Voltenauer l’a bien compris, la littérature c’est avant tout un business, une affaire de communication et un réseau qu’il convient d’exploiter à fond afin, par exemple, de pouvoir être sélectionné pour la première édition du prix du polar romand à l’occasion du festival Lausan’noir, ceci deux mois avant la sortie officielle de son chef-d’œuvre. On dit que l’encre n’était pas encore sèche quand les jurés ont reçu l’ouvrage.

     

    Tragique événement littéraire de la rentrée romande, Qui A Tué Heidi ? peut devenir un agréable moment de lecture si l’on a envie de se payer une bonne tranche de rigolade entre copains en lisant à voix haute quelques extraits de cette tartufferie du polar helvétique qui fera l’objet d’une suite puisque notre manager avisé a pris soin de laisser quelques éléments de l’intrigue en suspens afin de pouvoir écouler un troisième roman en cours d'élaboration (au secours !). Peut-être y décélera-t-on une once d'amélioration lorsque Marc Voltenauer daignera enfin prendre la peine de nous raconter une histoire originale plutôt que de concevoir un produit destiné à être vendu au plus grand nombre (Les deux concepts n'étant pas forcément incompatibles). On peut toujours rêver.

     

    Marc Voltenauer : Qui A Tué Heidi. Editions Slatkine 2017.

    Hans Rosenfeldt & Michael Hjorth : Dark Secrets (Det Fördolda). Editions Prisma 2013. Traduit du suédois par Max Stadler.

    A lire en écoutant : Crime of Century de Supertramp. Album : Crime of Century. A&M 1974.

       

  • Marie Javet : La Petite Fille Dans Le Miroir. Ghost story.

    marie javet, la petite fille dans le miroir, Plaisir de lire, interlaken, höheweg, jungfrauLa Suisse regorge de ces palaces luxueux, vieux "vaisseaux de pierre" aux décors surannés, qui bordent les rives des lacs ou qui se dressent fièrement face aux sommets les plus mythiques du pays. Lieux prestigieux, chargés d’histoires, leurs silhouettes à la fois élégantes et atypiques, font partie intégrante du paysage en véhiculant la légende des grandes personnalités qui les ont fréquenté. C’est dans l’un d’entre eux, le Victoria-Jungfrau à Interlaken, que Marie Javet a choisi de planter le décor de son premier roman intitulé La Petite Fille Dans Le Miroir. Sélectionné parmi les dix ouvrages en lisse pour la première édition du prix du polar romand, l’ouvrage de Marie Javet ne présente guère de caractéristiques afférentes au genre mais n’en demeure pas moins un roman agréable et surprenant, qui s’oriente plutôt sur le registre du drame en intégrant une pointe de fantastique et une légère pincée de suspense.

    June Lajoie, célèbre auteure américaine, promène son mal de vivre entre les murs du Victoria-Jungfrau Grand Hôtel à Interlaken où elle séjourne afin de peaufiner le manuscrit de son prochain roman, tout en profitant de l’anonymat salvateur que lui procure ce vénérable établissement. Ne supportant que très difficilement la promiscuité de la clientèle, elle vit presque recluse dans sa chambre en ressassant les différentes périodes de la jeunesse dorée de celle qui fut autrefois Lizzie Willow, cette jeune fille de bonne famille qui s’émancipa le temps d’un été entre Montreux et Lausanne dans le bonheur d’une idylle naissante qui s’achevait sur un événement tragique qui, aujourd’hui encore, ne cesse de la tourmenter. Terriblement seule et désemparée, oscillant entre le passé et le présent, June Lajoie se rend bien compte qu’elle perd peu à peu le sens des réalités puisqu’elle commence à avoir des visions. Désormais, dans les miroirs du palace, elle croise régulièrement le regard d’une fillette qui semble vouloir l’interpeller. Délire paranoïaque ou apparition fantomatique ? Qui peut bien être la petite fille dans le miroir ?


    marie javet, la petite fille dans le miroir, Plaisir de lire, interlaken, höheweg, jungfrauConstruit sur le principe narratif du drame dont on va découvrir la teneur au gré d’analepses qui se répartissent sur trois périodes de la jeunesse de l’héroïne, on ne peut pas dire que La Petite Fille Dans Le Miroir brille par son originalité. Pourtant le charme opère, en partie dû au fait que l’auteure maîtrise les codes du genre, sans jamais trop en abuser et qu’elle parvient à intégrer dans ce court roman qui se dispense de tous ces subterfuges futiles visant à amplifier une tension qui se met ainsi en place tout naturellement. Le lecteur sera également séduit par l’atmosphère étrange qui plane sur la ville d’Interlaken et plus particulièrement sur ce fameux palace qui fait face à la Jungfrau et dont on découvre l’histoire par le biais des investigations que June Lajoie va entreprendre pour découvrir l’identité de cette fillette qui hante les couloirs du bâtiment qui devient ainsi un personnage à part entière en nous rappelant l’œuvre d’un certain Stephen King.

    Radiohead, Kate Bush, Lou Reed, Transportting, Jane Austin et bien d’autres ; nombreuses sont les références littéraires, musicales et cinématographiques qui jalonnent le roman. Lorsqu’elles ne font pas l’objet d’explications pompeuses, certaines de ces références se révèlent utiles comme celles qui servent de repères pour situer la période dans laquelle se déroule le récit ou celles qui deviennent les déclencheurs de souvenirs douloureux qui ne cessent de hanter cette héroïne aussi sensible que fragile. D’autres s'avèrent inutiles à l’exemple des éléments qui, en début de récit, visent à situer le degré de notoriété de June Lajoie et qui laisse craindre le pire pour la suite du roman, ceci même si j’apprécie Colin Firth et Anne Rice. Mais finalement il ne s’agit que d’une digression isolée n’entamant en rien la qualité d’une intrigue simple et bien menée qui se concentre sur l’essentiel, consistant à nous raconter une histoire et non pas à nous éblouir avec une kyrielle de parenthèses culturelles superflues.

    Une écriture fluide et plaisante nous permet de nous immerger dans un roman qui se lit d’une traite en découvrant le parcours de cette héroïne quelque peu stéréotypée mais dont la vulnérabilité et la fragilité suscite une émotion salutaire qui étoffe le personnage se déclinant sur les registres d'une petite fille solitaire et émouvante, d'une collégienne avide de liberté et d'une femme rongée par le remord. Ainsi, Marie Javet parvient à nous entraîner, avec La Petite Fille Dans Le Miroir, dans le cours d’un récit convenu qui sort parfois des sentiers battus en s’achevant sur un dénouement surprenant qui révèle le potentiel d’une auteure qu’il convient d’encourager. A découvrir.

    Marie Javet : La Petite Fille Dans Le Miroir. Plaisir de lire 2016.

    A lire en écoutant : Glass Eyes de Radiohead. Album : A Moon Shaped Pool. XL Recordings 2016.

  • FRIEDRICH GLAUSER : LE ROYAUME DE MATTO. LA RAISON D’ETRE.

    friedrich glauser, INSPECTEUR STUDER, LE ROYAME DE MATTO, polar suisse
    Publié en 1937, Le Royaume De Matto entame donc la série des enquêtes de l’inspecteur Studer avec ce second opus, où son créateur, Friedrich Glauser, entraîne le lecteur dans les méandres d’une investigation se déroulant au cœur d’une institution psychiatrique. La démarche est loin d’être anodine, puisque l’auteur, au cours d’un parcours de vie plutôt mouvementé, a fréquenté bon nombre de ces établissements comme j’avais eu l‘occasion de l’évoquer avec L’inspecteur Studer, premier ouvrage de cette série emblématique du roman policier helvétique qui se plait à dresser avec une acuité déconcertante le portrait social de l’époque mais dont certains aspects résonnent dans une actualité récente, liée, par exemple, aux scandales des nombreux excès dont les autorités ont fait preuve avec ces placements forcés et autres internements abusifs.

     

    Rien ne va plus à la clinique psychiatrique de Randlingen. Un patient du nom de Pieterlen s’est échappé tandis que son directeur, le docteur Ulrich Borstli, est porté dispuru. Charge à l’inspecteur Studer, réveillé au saut du lit, de résoudre cette énigme en accompagnant le docteur Laduner, directeur adjoint de l’institution qui va lui servir de guide. Hébergé au sein de la clinique, Studer découvre par l’entremise du jeune psychiatre tout un univers étrange où l’on tente d’apaiser ces âmes abîmées dans un climat oppressant d’angoisse où raison et folie ne sont plus qu’un point de vue. Au royaume déliquescent de Matto, il devient donc difficile pour l’inspecteur Studer de faire la part des choses afin de découvrir qui a bien pu en vouloir au directeur Ulrich Borstli.

     

    Avec Le Royaume De Matto, dont le nom désigne la folie en italien, le lecteur est rapidement saisi par la sensation de malaise et d’angoisse qui émane d’un roman où l’intrigue policière figure en second plan d’un portrait extrêmement précis des institutions psychiatriques que l’auteur dépeint avec force de réalisme quant au diverses pathologies psychiques dont sont atteints les patients à l’instar de Pieterlen, auteur d’un infanticide. Par l’entremise de ce personnage, Friedrich Glauser dresse le portrait de la misère sociale et de la pauvreté qui sévissait également en Suisse, bien loin de l’idée de cet état providentiel qui subviendrait aux plus nécessiteux. Il y confronte également l’expertise psychiatrique au service d’une justice plus encline aux châtiments qu’à la guérison suite à une perte de raison. Mais par le biais de Laduner, psychiatre avant-gardiste, s’agit-il vraiment d’une perte de raison ou d’une certaine lucidité que la morale ne saurait approuver ?

     

    Doté d’un certaine empathie et d’un grand sens de l’écoute, l’inspecteur Studer va donc être confronté à un certain sentiment d’impuissance tandis qu’il parcourt les arcanes de cette institution psychiatrique où il découvre les diverses intrigues qui se jouent entre infirmiers, médecins et patients menant un « bal » étrange au son d’un accordéon dont les notes oppressantes résonnent mystérieusement dans les couloirs de la clinique. Guidé par le docteur Laduner, le policier découvre également, au fil de l’intrigue, les errements et les excès d’une science encore balbutiante qu’est la psychiatrie qui ne dispose pas encore de la pharmacopée permettant de traiter les patients. Personnage ambigu, le docteur Laduner incarne le désarroi de ces psychiatres qui disposent des malades pour expérimenter toute sorte de traitement qui vont du plus absurde au plus cruel à l’instar de ces infections de fièvre typhoïde volontairement provoquées pour guérir des malades atteints de catatonie. Psychiatrie versus criminologie, finalement l’inspecteur Studer doit admettre que sa seule logique ne suffit pas à résoudre une affaire qui le dépasse et dont les tenants et aboutissants ne peuvent s’inscrire dans une logique de raison au sein de cet univers où le désespoir côtoie la solitude. Une impuissance qui s’inscrit dans une conclusion finale accablante pour l’ensemble des protagonistes.

     

    Au détour d’une étrange enquête on découvre donc l’abîme dans laquelle errent les pauvres âmes du Royaume de Matto. Un roman policier dérangeant et déconcertant.

     

    Friedrich Glauser : Le Royaume de Matto (Matto Regiert). Editions Gallimard/Le Promeneur 1999. Traduit de l’allemand par Philippe Giraudon.

    A lire en écoutant : Plume d’Ange de Claude Nougaro. Album : Plume d’Ange. Barclay 1977.

  • Sunil Mann : Poker En Famille. Enfants perdus.

    sunil mann, poker en famille, éditions des furieux sauvages, Zürich, oberland bernois, madridRésolument ancré dans une dimension locale, le polar suisse, à quelques rares exceptions, peine à s’exporter au-delà de nos frontières et à franchir cette fameuse barrière du « Röstigraben » expliquant, du moins en partie, le succès très relatif en Suisse Romande, de la série des aventures du détective privé Vijay Kumar, résidant et officiant dans le quartier populaire du Kreis 4 de la ville de Zürich. Pratiquement passée inaperçue, il s’agit une nouvelle fois de signaler, pour les amateurs du genre, cette superbe série qui aborde, avec un humour décalé, les problèmes sociaux du pays sur fond d’enquêtes policières à la fois sensibles et émouvantes. On découvrait l’œuvre de Sunil Mann avec La Fête des Lumières (Furieux Sauvages 2013) où l’on faisait la connaissance de ce jeune détective aux origines indiennes qui déjouait de sinistres magouilles immobilières en lien avec des mouvement d’extrême-droite au sein d’une ville cosmopolite. Le second roman, L’Autre Rive (Furieux Sauvages 2015) nous plongeait au cœur de la communauté gay tout en évoquant la situation des migrants clandestins. Pour ce troisième opus, intitulé Poker en Famille, Vijay Kumar, qui semble vouloir remettre en cause les perspectives de son avenir professionnel, va nous entraîner dans les dérives de l’adoption abusive.

     

    Malgré quelques succès, le détective privé Vijay Kumar peine à joindre les deux bouts. Il faut dire que les petites missions de surveillance et autres filatures quelconques ne suffisent pas à régler les factures qui s’accumulent. Tout en cherchant un emploi plus stable pour faire face aux dépenses, il rend quelques menus services à sa petite amie Manju qui développe un service de traiteur de cuisine indienne. Mais lorsque Noemi, une jeune adolescente perturbée débarque dans son bureau pour lui confier la recherche de ses parents biologiques, Vijay se laisse convaincre et reprend du service. Une enquête bien plus dangereuse qu’il n’y paraît qui entraîne notre détective de Madrid jusqu’aux contrées de l’Oberland bernois, sur les traces d’un inquiétant médecin.

     

    Une nouvelle fois, Sunil Mann évoque un sujet sensible avec cette pointe d’ironie qui caractérise l’ensemble de ses romans en se démarquant ainsi des productions parfois tristounettes de ses confrères helvétiques qui se prennent bien trop au sérieux. Ce mordant qui caractérise le personnage principal nous rappelle des détectives tels que Philip Marlowe que Sunil Mann cite d’ailleurs parmi toutes ses influences littéraires qui l’ont poussé vers l’écriture de romans policiers. Mais à l’inverse du héros solitaire, Vijay Kumar est bien entouré avec sa famille est quelques compères atypiques qui prennent une place prépondérante dans l’ensemble des récits. Tous dotés de quelques traits de caractères saillants, l’ensemble des personnages permet d’aborder les intrigues avec des points de vues plutôt divergents et parfois rafraîchissants à l’instar de Miranda, cette prostituée transsexuelle qui apporte une dimension décalée en oscillant sur les registres du burlesque et de l’émotion. C’est probablement l’une des grandes qualités de la série où chaque acteur occupe une place bien précise dans l’ensemble des intrigues en reléguant parfois Vijay Kumar dans un rôle d’observateur qui lui convient d’ailleurs parfaitement. Doté d’une certaine acuité, le détective privé nous entraîne dans le champ de ses introspections en nous livrant ses réflexions sur des thèmes variés tels que l’immigration et les enjeux liées à l’intégration en relevant les similitudes et les dissonances de deux cultures diamétralement opposées dans lesquels les natifs sur sol helvétiques doivent trouver leur place à l’image d’un Vijay Kumar tiraillé entre le poids des traditions incarné par une mère aussi aimante que possessive et l’attrait d’un certain goût d’indépendance le dispensant de tout compte à rendre auprès des siens.

     

    Poker en Famille évoque, comme son nom l’indique, les apparences trompeuses de la famille idéale qui se révèle bien plus bancale qu’il n’y paraît et dans laquelle une jeune fille refuse désormais de poursuivre ce jeu de dupe. Lubie d’une adolescente perturbée ou intuition avérée, Noémi ressent depuis toujours une certaine distance avec les membres de sa famille à un point tel qu’elle éprouve la certitude d’avoir été adoptée. Dubitatif, Vijay Kumar entame tout de même quelques investigations qui vont confirmer les doutes de la jeune fille. Pour mener à bien cette enquête délicate, Vijay Kumar va devoir se rendre à Madrid en compagnie de son ami José, journaliste d’investigation. Les deux compères vont rapidement mettre à jour un odieux trafic d’enfants mis en place par des nones bénéficiant de la complicité d’obstétriciens douteux s’arrogeant le droit de décider qui mérite un enfant. Une sélection qui s’avère d’autant plus abjecte qu’elle se base essentiellement sur des notions pécuniaires. Toujours très bien documenté, Sunil Mann nous permet d’appréhender tous les ressorts de cette traite de bébés en mettant en exergue toute l’émotion de ces familles brisées qui n’ont jamais renoncé à la garde de leur progéniture. Mais au-delà de cette détermination, l’auteur développe toute une intrigue basée sur le ressentiment et l’esprit de vengeance dont l’épilogue déroutant se déroule dans un coin reculé de l’Oberland bernois, terre d’origine de l’écrivain.

     

    Madrid, l’Oberland bernois, avec Poker en Famille, Sunil Mann délaisse quelque peu la ville de Zürich pour entraîner son personnage fétiche vers d’autres horizons tout en abordant les thèmes liés à la famille qui deviennent l’un des grands enjeux des nombreux personnages qui peuplent cette série helvétique que l’on doit découvrir impérativement. Une belle réussite pour cet ensemble de polars plus que convaincants.

     

    Sunil Mann : Poker En Famille (Familienpoker). Editions des Furieux Sauvages 2016. Traduit de l’allemand par Ann Dürr.

    A lire en écoutant : Lorelei de Nina Hagen. Album : Angstlos. CBS International 1983.

     

  • URS SCHAUB : LA SALAMANDRE. UN VILLAGE SI TRANQUILLE.

    Capture d’écran 2017-02-26 à 22.44.11.pngAprès avoir découvert les territoires urbains de la ville de Zürich en compagnie du détective privé Vijay Kumar créé par Sunil Man (La Fête des Lumières, 2013 et L’Autre Rive, 2015) la maison d’éditions Furieux Sauvages nous propose une autre escapade alémanique du côté du pays des Trois Lacs (Neuchâtel, Bienne et Morat) avec La Salamandre du dramaturge bâlois Urs Schaub. Au cœur de cette région bilingue, aux caractéristiques plutôt rurales, l’auteur nous entraîne à la suite du commissaire Simon Tanner, personnage récurrent d’une série de cinq romans policiers.

     

    Au terme d’un séjour d’une année dans un pays nordique, le commissaire Simon Tanner est de retour au pays avec les reliquats d’une histoire d’amour chaotique. Lorsqu’il débarque au petit matin sur le quai de la gare de son village, le commissaire croise un mystérieux jeune homme qui descend du même train et qui semble encore plus désemparé que lui. Rapidement, le policier apprend que le jeune homme vient d’Espagne où il prétend avoir été incarcéré à tort durant cinq ans, pour avoir transporté une quantité non négligeable de stupéfiants. Malgré ce tableau peu reluisant l’individu, bien qu’un peu perturbé, inspire plutôt confiance. C’est pour cette raison que Simon Tanner va accepter de garder la valise qu’il lui confie. Un crime vieux de plusieurs décennies, d’anciens missionnaires suisses ayant officiés en Afrique, une étrange communauté religieuse isolée, il s’en passe des choses sur les bords de ce lac embrumé. Et si le lien entre ces différents événements se trouvait dans le contenu de la valise, ceci d’autant plus que son propriétaire a mystérieusement disparu.

     

    Avec La Salamandre on s’achemine vers un roman policier d’atmosphère distillant une lente intrigue peu ordinaire qui se décline au rythme de la torpeur hivernale émaillant cette région lacustre embrumée. Au cœur de ces décors mélancoliques on pense immédiatement aux ambiances des récits de Friedrich Dürrenmatt ou de Friedrich Glauser où les frimât de l’hiver sont contrebalancés par l’ambiance chaleureuse des auberges dans lesquelles les protagonistes échangent confidences et confessions autour des plats locaux de la région. Urs Schaub parvient ainsi à capter cette ambiance villageoise où les non-dits et les secrets des habitants alimentent une succession de rebondissements plutôt surprenants pour un récit qui prend son temps mais où l’on ne s’ennuie jamais.

     

    Quatrième roman de la série, mais premier opus traduit en français, La Salamandre met en scène le commissaire Simon Tanner et quelques autres personnages secondaires qui semblent récurrents. A la fois discret et épicurien le policier est doté d’une grande sensibilité et d’un solide sens de l’écoute lui permettant de recueillir les confidences des protagonistes et de progresser dans ses enquêtes en officiant principalement dans les établissements culinaires de la région qu’il fréquente avec une assiduité qui frise la dévotion. Outre l’aspect gastronomique, on découvre la région des Trois Lacs par l’entremise des longues promenades de ce commissaire intuitif qui n’aime rien tant que de s’abandonner dans ces errances pour mettre de l’ordre dans ses nombreuses réflexions tout en observant son environnement et son entourage. Au gré du récit on décèle quelques éléments dont une histoire d’amour nordique qui a probablement fait l’objet de développements dans les romans précédents. Mais loin de prétériter la compréhension de l’histoire ces éléments donnent, au contraire, un supplément d’épaisseur d’âme pour un personnage qui n’en était d’ailleurs pas dépourvu.

     

    En abordant la thématique des sectes, Urs Schaub a choisi de s’attaquer à un sujet délicat qu’il aborde avec beaucoup de finesse et de subtilité en s’attardant sur les connexions entre les édiles des villages voisins et les membres de cette communauté religieuse qui est parvenue à s’intégrer dans la région et à cohabiter avec le voisinage dans une relative ouverture au monde extérieure qui s’opère par le biais d’actions charitables et du commerce d’objets artisanaux de qualité. Mais au-delà d’apparences spirituelles plutôt pacifiques, l’auteur parvient à mettre en scène toute une tension dramatique dépourvue d’effets sensationnels permettant de s’immerger dans un contexte réaliste qui va se révéler bien plus inquiétant qu’il n’y paraît.

     

    Habitué, avec les Furieux Sauvages, à une haute exigence éditoriale, on déplorera le trop grand nombre de coquilles qui ponctuent cette impression mais qui, fort heureusement, n’interfèrent pas dans la qualité d’un roman qui capte avec une belle justesse l’essence de ce climat helvétique en restituant cette ambiance si particulière aux krimis alémaniques. Une belle écriture teintée d’une certaine poésie au service d’une intrigue extrêmement dense, La Salamandre est un roman captivant et envoûtant. Une belle découverte.  

     

    Urs Schaub : La Salamandre. Editions Furieux Sauvages 2016. Traduit de l’allemand par Anne Dürr.

    A lire en écoutant : Emmige interprété par Stephan Eicher. Album : Hôtel S – Stephan Eicher’s Favorites. Interowners 2001.

  • Friedrich Glauser : L'Inspecteur Studer. Les fondamentaux du polar suisse.

    friedrich glauser,l'inspecteur studer,polar suisse,éditions le promeneur,éditions gallimardUn parcours déroutant, c’est le moins que l’on puisse dire pour qualifier la biographie de Friedrich Glauser (1896 - 1938), écrivain suisse alémanique, créateur d’une série de six romans policiers mettant en scène l’inspecteur Studer qui le rendit célèbre. Une vie familiale difficile et des fugues multiples lui vaudront des placements dans des maisons d’éducation ainsi que quelques séjours en prison. Après des études chaotiques, Friedrich Glauser travaillera comme plongeur, garçon laitier, journaliste stagiaire, mineur, horticulteur et intégrera même la Légion étrangère durant deux ans. C’est son addiction à la morphine qui le contraindra à vivre en marge de la société en effectuant de nombreux séjour en hôpital psychiatrique et en maison d’arrêt dont il s’évadera à plusieurs reprises. On retrouvera donc au travers de l’œuvre de Friedrich Glauser toute l’évocation d’une vie mouvementée qu’il conviendra de redécouvrir en mettant en perspective les scandales de placements forcés et autres internements abusifs avec une actualité récente qui a mis en lumière une page trouble et peu glorieuse de l’histoire suisse contemporaine.

     

     Esprit frondeur et indépendant, rétrogradé au rang d’inspecteur, Studer est en froid avec sa hiérarchie et fuit fréquemment son bureau de la police cantonale bernoise pour se lancer à la poursuite d’individus recherchés. C’est ainsi qu’il appréhende Schlumpf, un jeune homme un peu marginal, accusé du meurtre de son patron qui s’occupait de la réinsertion des détenus. Placé en maison d’arrêt à Thoune, le jeune homme tente de se pendre dans sa cellule et ne doit la vie sauve qu’à la prompte intervention de l’inspecteur Studer. Intrigué par les dénégations véhémentes de ce garçon perdu qui ne cesse de clamer son innocence, le policier se rend au village de Gerzenstein pour reprendre les investigations des gendarmes afin d’éclaircir les zones d’ombre d’un meurtre qui se révèle bien plus étrange qu’il n’y paraît.

     

    Publié en 1935, L’Inspecteur Studer demeure, aujourd’hui encore, un ouvrage de référence dans le domaine du roman policier helvétique tout en restant méconnu du grand public, ce qui est fort regrettable. A l’heure, où les références du polar suisse romand se concentrent principalement sur l’aspect géographique des lieux, Friedrich Glauser dresse le décor de son premier roman dans le village fictif de Gerzenstein pour mettre en scène toute une galerie de personnages évoluant dans l’univers laborieux des classes modestes d’un pays qui, derrière une façade idyllique, révèle son lot de rivalités et de jalousies. L’auteur y évoque les difficultés d’une vie teintée d’espoirs et de déceptions dans un contexte économique qui paraît extrêmement précaire. Faillites, détournements de fonds, investissements aussi modestes qu’hasardeux, il s’en passe des choses derrières les façades de ce village tout en longueur, dont les maisons s’échelonnent de part et d’autre d’une artère unique, et il n’est donc pas étonnant qu’un meurtre finisse par s’y produire. L’inspecteur Studer devient ainsi une espèce d’anthropologue observant et décryptant tout l’aspect relationnel entre les différents protagonistes. Avec un mélange de déduction et d’intuition le policier s’immerge dans le quotidien des villageois pour mettre à jour les dissensions entre notables et villageois de conditions plus modeste.

     

    A bien des égards, l’inspecteur Studer présente de nombreuses similitudes avec l’auteur notamment en ce qui concerne son empathie vis à vis de ces écorchés de la vie qu’il croise sur son chemin, ainsi qu’une certaine aversion paradoxale à l’autorité qui lui vaudra d’ailleurs sa rétrogradation et quelques inimitié au sein de sa hiérarchie policière. Au lieu d’opérer dans son bureau, Studer fait partie de ces policiers qui préfèrent investir les domiciles des protagonistes concernés par le meurtre ou les retrouver dans les cafés qu’ils fréquentent afin de les observer dans leurs environnements respectifs pour tenter de discerner les antagonismes pouvant constituer le mobile du crime. Toute l'intrigue du roman consiste à savoir si Schlumpf, ce jeune marginal, en voie de réinsertion, est bien coupable du crime dont il est accusé. Et avec cette scène ouvrant le roman où le jeune homme tente de se suicider dans le cachot de la maison d’arrêt de Thoune, on retrouve, là aussi, quelques éléments de la vie de Friedrich Glauser lorsque l’on apprend, en consultant sa biographie, que l’auteur fit au moins quatre tentatives pour mettre fin à ses jour, ceci dans divers établissements pénitentiaires ou psychiatriques qu’il fréquenta sa vie durant.

     

    Parce qu’il y livre beaucoup de lui-même et de son parcours de vie, il y a de la défiance et du mordant dans l’écriture généreuse et sincère de Friedrich Glauser qui s’emploie à dépeindre sans complaisance un portrait social saisissant de réalisme dans cette atmosphère confinée, parfois lourde de tension propre à ces petits villages helvétiques si tranquilles … en apparence. Injustement méconnue, l’œuvre de Friedrich Glauser débutant avec L’Inspecteur Studer mérite d’être redécouverte toutes affaires cessantes dans le cadre de cette nouvelle effervescence du roman policier helvétique.

     

    Friedrich Glauser : L’Inspecteur Studer (Wachtmeister Studer). Editions Gallimard/Le Promeneur 1990. Traduit de l’allemand par Catherine Clermont.

    A lire en écoutant : She Rains de The Young God. Album : T .V. Sky. Play It Again Sam (PIAS) 1992.

     

  • JOSEPH INCARDONA : CHALEUR. DANS LA FOURNAISE.

    chaleur, joseph incardona, éditions finitudeL’une des particularités de Joseph Incardona est de convoquer le lecteur pour des rendez-vous qui sortent toujours de l’ordinaire, que ce soit pour un huis clos à la montagne tout en tension avec 220 Volts (Fayard 2011) ou pour un séjour étrange sur une île mystérieuse avec un Aller Simple pour Nomads Island (Seuil 2014), et tout dernièrerement dans l’univers confiné d’une portion d’autoroute avec Derrière les Panneaux il y a des Hommes (Finitude 2015) qui a obtenu le Grand Prix de la Littérature Policière – Français – 2015. Chaleur, dernier opus de l’auteur, ne déroge pas à la règle en nous conviant au Championnat du Monde de Sauna qui a lieu chaque année à Heinola en Finlande.

     

    La Finlande en été. Durant quatre jours le championnat du monde de Sauna se tient à Heinola. Parmi tous les concurrents il y a le tenant du titre, triple champion du monde. Niko Tanner, star du porno finlandais, colosse blond, incarnation de tous les excès et de toutes les dérives. Une légende acclamée.

     

    Face à lui, Igor Azarov, son challenger, un ancien militaire russe qui s’est préparé avec toute la rigueur qui s’impose afin de détrôner son éternel rival. Il compte bien lui ravir le titre. D’ailleurs il n’a plus le choix, le temps est compté.

     

    Dans l’arène, un sauna où la température s’élève à 110° Celsius, les concurrents s’affrontent. A celui qui tiendra le plus longtemps dans cette chaleur suffocante. Le public acclame, les juges observent. Tout est prêt, la farce peut commencer, la tragédie se met inexorablement en place.

     

    A partir d’un fait divers évoquant la mort d’un concurrent durant ce championnat de l’absurde, Joseph Incardona construit une tragédie sur le ton d’une farce féroce permettant de mettre en scène l’opposition entre deux personnages hors norme. On découvre tout d’abord cet ancien sous-marinier russe qui débarque en Finlande avec le besoin impérieux de remporter le tournoi. Du haut de son mètre cinquante-huit, Igor Azarov trimbale son amertume et ses regrets. Les résurgences d’un passé douloureux sont contenues dans le cadre d’un entraînement rigoureux qui ressemble furieusement à un châtiment qu’il s’infligerait au quotidien. Face à ce personnage ascétique, il y a Niko Tanner, icône moderne et outrancière qui brûle la vie par les deux bouts sans se soucier du lendemain. Une fuite en avant aussi aveugle que détachée où les références vont de la star du porno au souvenir d’une peluche Ikea conférant à ce colosse immature une part de cette enfance insouciante qui semble pourtant si lointaine. Une espèce de Peter Pan égaré dans le monde de la pornographie. Des portraits à la fois poignants et grinçants au travers desquels Joseph Incardona diffuse tous les malaises d’une société qui s’obstine à tromper son ennui tout en tentant de faire abstraction de cette crainte diffuse de la perte d’une opulence menacée par la crise économique qui ronge un pays en récession.

     

    Comparé à Chuck Palahniuk pour un récit évoluant dans le milieu du porno ou Harry Crew pour les physiques atypiques des personnages Chaleur évoque davantage la dynamique d’un ouvrage comme On Achève Bien les Chevaux de Horace McCoy avec des chapitres courts et sobres qui s’égrènent en fonction des différents niveaux de qualifications du championnat tandis qu’en toile de fond, le drame programmé s’installe peu à peu sans que l’on ne puisse vraiment imaginer le dénouement du récit. Consciente ou inconsciente on perçoit également dans la vicissitude de cette joute extravagante, la volonté morbide de s’infliger des sévices qui vont bien au-delà du raisonnable. Soif de reconnaissance ou velléité de suicide, l’auteur interroge en permanence les déterminations des différents protagonistes qui s’affrontent pour l’obtention d’un titre de gloire saugrenu, sous l’œil complaisant d’un public tonitruant en quête de sensations.

     

    Avec cette écriture aussi intense qu’incisive Joseph Incardona nous livre un récit morbide, parfois burlesque, emprunt de solitude et de désillusion que ces gladiateurs de l’absurde vont dissoudre dans la Chaleur. Une fusion entre le roman noir et la satire. Incandescent.

     

    Joseph Incardona : Chaleur. Editions Finitude 2017.

    A lire en écoutant : Rocking Horse interprété par The Dead Weather. Album : Horehound. Third Man Records 2009.