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Suisse - Page 4

  • Luca Brunoni : Les Silences. Rendez-vous manqué.

    Capture d’écran 2023-05-07 à 21.36.06.pngC'est au début des années 2000 que la voix d'anciens enfants placés se fait entendre en levant la chape de silence qui prévalait en Suisse sur ce qui apparaît comme l'un des plus grands scandales sociaux du pays. Aujourd'hui encore, on ignore le nombre de ces orphelins, enfants de mères célibataires, de parents pauvres ou dans la détresse se retrouvant placés de force, entre 1870 et 1980, dans des institutions aux allures carcérales ou dans des domaines agricoles et artisanaux qui trouvaient là une main-d'oeuvre gratuite sous l'appellation de familles d'accueil. On parle de sévices, de malnutritions, d'abus sexuels, d'expérimentations médicamenteuses et même d'homicides. Si l'on trouve quelques récits et ouvrages d'histoire traitant le sujet, rares sont les romans abordant ces drames humains qui ont marqué toute une population précaire. Publié initialement en italien, puis traduit en français par Joseph Incardona pour les éditions Finitude, Les Silences, premier roman du tessinois Luca Brunoni, évoque ce thème délicat autour du dur quotidien d'une jeune enfant que l'on intègre de force au sein d'un couple de paysans vivant dans un village de montagne du canton de Berne, durant la périodes des années 1950.

     

    Elevée seule par sa mère qui vient de trouver la mort dans un accident de vélo, Ida Bühler, âgée de treize ans, est désormais placée à la ferme de la famille Hauser qui n'a jamais eu d'enfant. Entre une femme qui la déteste et un homme qui pose sur elle un regard lubrique, elle doit assumer le pénible labeur qu'on lui impose au quotidien tout en faisant face aux remords qui la ronge tandis que les habitants de cette agglomération alpine observe son arrivée d'un oeil circonspect. Une lueur d'espoir se dessine avec Noah, jeune fils du maire, qui aspire à une autre vie bien éloignée de ces montagnes qui l'étouffent. Au gré de cette amitié qui se construit dans la clandestinité, Noah parvient à convaincre Ida de l'accompagner dans son projet de départ. Mais au sein de ce village miné par les secrets et les non-dits, les malheurs et les tourments vont s'enchaîner en bouleversant leur destin respectif jusqu'au drame inéluctable.

     

    Il faut avant tout souligner le caractère sobre, voire même épuré, d'une écriture un brin austère se concentrant sur l'essentiel en évitant ainsi l'écueil de la surenchère qui nous plongerait immanquablement dans un registre larmoyant, ou pire, dans les contours d'une violence exacerbée qui flirterait avec un voyeurisme malsain. Il n'en est rien avec Les Silences dont il faut relever, avant tout, le bel équilibre qui met en lumière, avec une rigueur salutaire, toute la situation dramatique que vit Ida Bühler dans son quotidien de jeune fille placée auprès d'une famille de paysans de montagne faisant preuve d'une sévérité extrême. Il y a les coups et les brimades bien sûr, mais également la privation de nourriture si le travail n'a pas été correctement accompli et même les œillades salaces lorsque la jeune fille procède à ses ablutions, ceci dans une déclinaison de scènes prégnantes que l'on découvre dans une première partie adoptant le point de vue d'Ida Bühler, dès son arrivée au village. Au-delà de leur caractère odieux, sans pour autant les exonérer, Luca Brunoni dresse un portrait nuancé de Greta et d'Arthur Hauser, les bourreaux d'Ida, dont on perçoit toute la misère et les difficultés auxquelles ils doivent faire face, au gré de conversations lourdes de sens. Bien évidemment, il se dégage de l'ensemble une ambiance pesante, parfois sombre qui confère au récit des allures de roman noir en abordant des tabous sociaux tels que l'homosexualité, le malaise des jeunes et la crainte du regard des autres au sein d'un village où tout le monde s'observe. Mais Les Silences ce sont également des instants lumineux comme ces escapades poétiques avec Noah, aux alentours d'un lac de montagne reflétant les lueurs de la voute étoilée, en permettant à Ida d'échapper à ses tourments et de conserver quelques espoirs quant à son avenir. Pourtant le drame se construit de manière insidieuse dans une seconde partie où l'on revient sur l'arrivée d'Ida en adoptant, cette fois-ci, le point de vue des villageois afin de découvrir la face cachée de certain de ses habitants. Dès lors, l'intrigue prend l'allure d'une étude de moeurs aux contours sombres et incertains tant les relations se révèlent bien plus complexes qu'il n'y paraît, pour révéler les manigances des uns et des autres. Autour de cette ingénieuse construction narrative, Luca Brunoni met en lumière les non-dits, les rancoeurs et les regrets de ces femmes et de ces hommes dont l'agrégat constitue Les Silences qui entourent Ida jusqu'au terme d'un épilogue déchirant mettant en perspective le secret du drame qui s'est joué, tout en se conjuguant aux désillusions de cette jeune fille incarnant le destin tragique de ces milliers d'enfants placés sans aucune autre perspective qu'une vie brisée à tout jamais. Un premier roman qui vous sidère jusque dans sa justesse de ton.

     

     

    Luca Brunoni : Les Silences (Silenzi). Editions Finitude 2023. Traduit de l'italien (Suisse) par Joseph Incardona.

    A lire en écoutant : J't'emmène au vent de Louise Attaque. Album : Louise Attaque. 2002 Barclay.

  • NICOLAS VERDAN : LE MUR GREC. C'EST APRES LA MORT QU'IL N'Y A PLUS DE FRONTIERE.

    nicolas verlan, le mur grec, éditions l’atalante, collection fusion

    Service de presse

     

    "Cherchons la vérité, à défaut de faire régner la moindre justice."

     

    Il y a tout d'abord eu le travail de journaliste sur le terrain, puis l'intervention du romancier pour prendre le relais et tracer les aventures d'Agent Evangelos, un policier évoluant dans la Grèce des années 2010, ravagée par la crise économique dont Nicolas Verdan restitue le climat déliquescent avec Le Mur Grec, un roman paru en 2015 aux éditions Bernard Campiche avant de connaître une seconde vie avec une réédition pour la collection Fusion chez l'Atalante en lui offrant ainsi davantage de visibilité par le biais d'une diffusion sur l'ensemble des pays francophones. Une belle initiative que l'on doit à l'intervention d'Emeric Cloche et de Caroline Benedetti décidant de partager leur découverte d'un roman policier hors du commun, puisque l'enquête n'est qu'un prétexte pour explorer les aléas d'un pays européen qui doit gérer les flux migratoires en tenant compte des injonctions des autres pays de la communauté et plus particulièrement de l'Allemagne qui compte dicter ses conditions notamment dans le registre de l'élaboration d'une muraille de barbelés au bord de la rivière Evros dessinant la frontière avec la Turquie. 

     

    Agent Evangelos passerait davantage de temps au Batman pour écluser quelques verres en attendant la naissance de sa petite fille. Mais le vieux policier proche de la retraite doit rempiler pour le compte du service des renseignements qui lui confie une affaire délicate. A la frontière avec la Turquie, du côté de l'Evros, la police locale a découvert une tête sans corps ce qui n'a rien de banal. Certes les corps de migrants ce n'est malheureusement pas ce qui manque sur cette zone militarisée. Mais il n'a jamais été question de mutilations. L'enquête est d'autant plus sensible qu'elle se situe à l'endroit même où la Grèce doit construire un mur de barbelés pour contenir le flux migratoire, ceci en comptant sur le financement de Bruxelles. Pour couronner le tout, la tête a été retrouvée à proximité de l'Eros, un bordel fréquenté par les garde-frontières de l'agence Frontex.

     

    On avait évoqué le talent de Nicolas Verdan avec La Coach, son dernier roman noir récompensé en 2018 par le Prix du polar romand qui saluait un récit social dénonçant les dérives de grandes entreprises helvétiques. C'est dans le même registre qu'il faut aborder Le Mur Grec où Nicolas Verdan, ce vaudois aux origines grecs, s'emploie à mettre en lumière les affres d'une Grèce à l'économie exsangue qui doit composer avec ses partenaires européens. L'auteur évoque ainsi en toile de fond, les manifestations quotidiennes se déroulant dans les rues d'Athènes ainsi que le parcours tragique d'une prostituée russe officiant dans les hôtels de la capitale avant d'échouer dans un bordel glauque de la province grec que le personnel de l'agence Frontex fréquente de manière assidue. On assiste également à la fuite éperdue de Nikaulos Strom, cet entrepreneur audacieux qui comptait décrocher un contrat pour mettre en place ce mur de barbelés censé contenir l'afflux de migrants. Un ensemble de personnages très réalistes qui gravitent autour d'Agent Evangelos qui a pour mission d'enquêter sur cette tête sans corps en évitant le scandale ce qui équivaut à étouffer l'affaire en mettant en exergue la corruption de ces édiles politiques. Avec une écriture vertigineuse parfois poétique, parsemée d'envolées elliptiques saisissantes, Nicolas Verdan dresse ainsi un portrait sans concession mais extrêmement réaliste d'une Grèce en proie aux contradictions politiques entre ses propres aspirations et celles d'une communauté européenne qui compte dicter sa loi à coups de financements hasardeux, ceci à l'image d'une agence Frontex décriée et d'ailleurs remise en question lors des votations suisses de mai 2022. Mais au-delà de ces thèmes dramatiques, en suivant les pérégrinations d'Agent Evangelos, Nicolas Verdan décline avec beaucoup de douceur, le charme d'un pays où il fait bon vivre en dépit de tout. 

     

    Nicolas Verdan : Le Mur Grec. Editions L'Atalante, collection Fusion 2022.

    A lire en écoutant : La Frontière de Bernard Lavilliers. Album : Voleur De Feu. Barclay 1986.

  • Joseph Incardona : Les Corps Solides. Planche de salut.

    joseph incardona, éditions finitude, Les corps solidesLa question lancinante que l'on se pose depuis plusieurs années avec Joseph Incardona, c'est de savoir si le prochain livre sera encore meilleur que le précédent. C'est d'ailleurs avec une certaine appréhension que l'on découvre son dernier roman tant l'on avait été séduit par La Soustraction Des Possibles (Finitude 2020) qui se déroulait à Genève dans les années 80 avec un sublime récit qui mettait à mal le milieu de la finance à une époque où l'argent se transférait d'une frontière à l'autre en parapente quand aujourd'hui un simple "clic" suffit pour déplacer des sommes colossales. Fidèle à Finitude depuis 2005, une maison d'éditions bordelaise indépendante, Joseph Incardona a su assoir sa réputation avec Derrière Les Panneaux Il y a Des Hommes (Finitude 2015) qui obtenait le Grand prix de la littérature policière en 2015 tandis que Chaleur (Finitude 2017) était récompensé par le jury du prix du Polar romand en 2017. Il ne faudrait pas oublier les nombreux ouvrages précédents que l'auteur a publié dans diverses maisons d'éditions comme 220 Volts (Fayard Noir 2011), Aller Simple Pour Nomad Island (Seuil 2014) ainsi que le fameux Permis C édité chez BSN Press, récipiendaire du prix des Romans des Romands, qui évoquait l'enfance de l'auteur italo-suisse. Mais pour en terminer avec cette appréhension du dernier ouvrage, il faut admettre sans ambage que Les Corps Solides figurera sans nul doute parmi les grands romans de cette rentrée littéraire chargée et qu'il marquera durablement les esprits avec un récit à la fois sobre et intense en faisant honneur à la superbe bibliographie du romancier.

     

    Un simple accident peut faire basculer toute votre vie. Ce n'est pas Anna qui le contredira alors qu'elle part en embardée, en croisant le chemin d'un sanglier, et qu'elle détruit ainsi son camion-rôtissoire que l'assurance refuse de rembourser. Adieu la vente des poulets rôtis sur les marchés et bonjour l'angoisse des finances qui se tarissent brutalement. Anna vit pourtant modestement dans un mobile-home au bord de l'Atlantique avec son fils Léo passionné de surf. Un vie de liberté mise à mal par les ennuis et les dettes qui s'accumulent. Il y aurait pourtant un moyen simple de gagner 50 000 euros en sinscrivant à ce fameux "Jeu" dont tout le monde parle avec une règle simple qui consiste à toucher une voiture et à être le dernier des vingt concurrents à la lâcher. Malgré l'insistance de son fils qui voit là une porte de sortie afin de se mettre définitivement à l'abri de leurs soucis financiers, Anna refuse de vendre son âme au diable et de s'adonner à ce concours absurde. Mais a-t-on vraiment le choix dans un monde régit par la cupidité et le voyeurisme ?

     

    On pense bien évidemment à Horace McCoy et son concours absurde dans On Achève Bien Les Chevaux mais également à Car de Harry Crews avec cet homme qui s'est mis en tête de manger une voiture pièce par pièce. D'ailleurs dans Les Corps Solides, l'automobile est justement le point central du récit tant l'on se focalise autour de cet objet du désir qui fracture désormais la société avec ces groupuscules écologistes manifestant aux abords du "Jeu" tandis que les décideurs mettent justement en place ce concours inepte pour relancer une industrie qui périclite. Joseph Incardona place donc avec justesse les enjeux d'un monde en crise tout comme celui d'Horace McCoy où cette joute de l'absurde est certaine de rencontrer du succès puisque les organisateurs cyniques, qu'il dépeint avec maestria, savent pertinemment qu'ils peuvent faire beaucoup de chose avec le désespoir des gens. L'autre thématique du récit, c'est la dignité qu'incarne Anna qui cède peu à peu sous la contrainte de sa situation fragile pour se lancer dans cette aventure insensée qu'elle entame à son corps défendant. L'enjeu de l'intrigue réside donc sur la limite tant physique, mais également psychologique qui vous emprisonne dans la folie de ce "Jeu" qui prend une allure terrifiante à mesure que les heures, les jours et les nuits s'écoulent sous le regard d'un public conquis. Jusqu'ou ira-t-on dans l'ineptie ? Avec une mise en scène soignée comme il sait si bien le faire, Joseph Incardona nous donnera la réponse autour d'une scène finale époustouflante où la liberté qui s'incarne dans le surf où l'on se redresse se heurtera aux aléas du "Jeu" où l'on s'écroule. Le tout est de savoir qui l'emportera. Situations poignantes attendues, on apprécie dans Les Corps Solides toute la retenue de l'auteur qui décline une galerie de personnages incarnant cette population précaire à l'image bien sûr d'Anna et de Léo mais également de ce couple des jeunes agriculteurs qui tirent le diable par la queue ou bien évidemment des autres concurrents du fameux "Jeu" en déclinant ainsi toute la gamme du désespoir, de la convoitise et même de la quête de notoriété qui anime ces joueurs. Tout cela nous donne une chronique sociale étincelante à l'image de la couverture du livre qui prend l'allure d'une carrosserie rutilante, objet de tous les désirs. Bel équilibre d'émotions et de tensions, Les Corps Solides est un roman qui vous foudroie.

     

    Joseph Incardona : Les Corps Solides. Editions finitude 2022.

    A lire en écoutant : Cadillac Ranch de Bruce Springsteen. Album : The River. 1980 Bruce Springsteen.

  • Lucien Vuille : La Grande Maison. Ligne sinueuse.

    Lucien vuille, la grande maison, bsn pressAprès toutes ces années, j'ignore encore si La Grande Maison désigne les services de la Police Judiciaire stationnée à Carl-Vogt où si cette dénomination fait référence à l'ensemble de la police cantonale de Genève. Toujours est-il que La Grande Maison devient le titre du premier roman noir de Lucien Vuille qui a travaillé durant plusieurs années comme inspecteur au sein de cette institution et que j'ai eu d'ailleurs le plaisir de croiser, notamment dans les salles de classe du centre de formation de la police où il a débuté en tant qu'aspirant inspecteur de police. De cette formation et des années où il a intégré différentes brigades de la Police Judiciaire, Lucien Vuille rapporte ses souvenirs, sous une forme plus ou moins romancée, où la réalité est bien plus omniprésente que la fiction. Il ne faut donc pas s'attendre à une intrigue policière en bonne et due forme, mais plutôt appréhender la diversité de ces enquêtes que ce soit dans le domaine des stupéfiants, des vols, des agressions et de la filature qui sont le quotidien de ces femmes et de ces hommes travaillant exclusivement en civil. 

     

    Après avoir exercé les professions de fromager et d'instituteur, c'est un peu par hasard que Lucien est devenu policier au sein de la police cantonale de Genève et qu'il a suivi ainsi une formation d'une année pour intégrer La Grande Maison en effectuant trois ans de stages au service de la Police Judiciaire, tout d'abord à la brigade de criminalité générale puis à la brigade des stupéfiants où il côtoie les collaborateurs de la Task Force Drogue. Appréciant le travail de rue, il achève ses stages à la BAC, spécialisée dans tout ce qui a trait aux flagrants délits dans le domaine des agressions et des arrachages en espérant intégrer, par la suite, définitivement les stups. Mais Lucien se voit muter, contre sa volonté, au sein de la brigade dobservation, spécialisée dans tout ce qui a trait aux surveillances et aux filatures. Une épreuve difficile qui aura raison de sa motivation. Il se peut parfois que La Grande Maison devienne inhabitable.

     

    Document, fiction ou exutoire, La Grande Maison intègre sans aucun doute l'ensemble de ces éléments avec un texte qui prend l'allure d'un long rapport de police où l'énoncé des faits prend le pas sur les impressions, les sensations et l'atmosphère de l'institution policière. C'est peut-être là que réside la réussite de ce récit prenant qui se lit d'une traite avec l'impression de partager avec l'auteur tous les éléments, aussi troublants soient-ils, de ce rapport. Ce n'est d'ailleurs qu'au terme du récit, une fois qu'il a démissionné, que Lucien Vuille prend le temps d'observer les alentours et de les dépeindre, avec cette sensation de changement des perceptions. Lucien Vuille nous entraîne donc dans le sillage de son parcours professionnel en évoquant dans le détail tout ce qui a trait à la formation d'une année avant de dépeindre l'ensemble des enquêtes qu'il traite dans les différentes brigades où il effectue ses stages avec cette impression de prendre de plus en plus d'autonomie à mesure qu'il acquiert des compétences que ce soit dans le domaine des interrogatoires, mais également dans toute la particularité du monde des stupéfiants où il n'édulcore aucun faits aussi dérangeant soient-ils. Oui les esprits chagrins pourront dire que le récit terni parfois l'image de la profession en abordant avec sincérité les manquements, voire même les fautes lors de certaines interventions ou investigations. Mais La Grande Maison n'a pas pour vocation d'être un outil de promotion au bénéfice de la Police Judiciaire genevoise et Lucien Vuille relate donc ainsi les difficultés à intégrer cette institution policière particulière en abordant sous la lumière d'un réalisme saisissant l'ensemble des éléments qui constituent une enquête, ceci d'ailleurs avec une précision remarquable. S'il n'émet aucun jugement quant aux différents manquements évoqués, on ressent tout de même au cours du récit cette espèce de lassitude, voire même d'épuisement qui assaille Lucien tout en abordant également la thématique de l'éloignement de ses proches l'entraînant dans une spirale malsaine qui le ronge peu à peu avec au final ce processus d'harcèlement au sein de la brigade d'observation qui devient presque une planche de salut puisqu'il le pousse à démissionner lui permettant d'entrevoir d'autres perspectives beaucoup plus positives. Il y a bien évidemment un sentiment de gâchis qui émane du récit. Pour autant, La Grande Maison n'a rien d'un pamphlet, bien au contraire, car Lucien Vuille évoque avant tout le travail considérable qu'effectue au quotidien, une majorité des collaborateurs de la Police Judiciaire qui, au-delà des difficultés abordées, doivent prendre garde à ne pas franchir la ligne ce qui n'a rien d'une évidence. Un récit brillant, un peu amer, qui nous permet d'appréhender la réalité du travail policier avec une belle justesse. 

     

    Lucien Vuille : La Grande Maison. Editions BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : Toujours Sur La Ligne Blanche d'Alain Bashung. Album : Live Tour 85. 2018 Barclay.

  • JEAN-JACQUES BUSINO : LE CIEL SE COUVRE. LA COLERE GRONDE.

    jean-jacques busino, le ciel se couvre, bsn pressComme je l'ai évoqué à plusieurs reprises, la littérature noire en Suisse romande est en pleine expansion avec un nombre considérable de publications provenant d'auteurs qui se lancent pour la première fois dans le genre. Au beau milieu de cette déferlante, où la médiocrité est bien trop souvent mise en avant, il serait dommage de passer à côté des fondamentaux et notamment du nouvel ouvrage de Jean-Jacques Busino qui publiait en 1993 son premier roman noir aux éditions Rivages/Noir à une époque où les écrivains romands se désintéressaient complètement du "mauvais genre" à l'exception de Michel Bory et de Corinne Jaquet qui écrivaient des romans policiers d'une certaine envergure. Après une dizaine de romans noirs suivis d'une dizaine d'années de silence, c'est donc avec un certain plaisir que l'on retrouve l'auteur culte de Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1993) qui revient sur le devant de la scène littéraire romande avec Le Ciel Se Couvre édité par Giuseppe Merrone, grand prescripteur du genre, qui dirige la maison d'éditions BSN Press, ce qui concrétise ainsi une belle rencontre entre deux grandes figures de la littérature noire helvétique afin de nous proposer un roman noir d'exception.

     

    A la mort de Solal, fondateur d'une communauté orientée vers l'agroécologie, tout le monde se tourne vers son fils Jésus qui découvre que l'eau alimentant le village pourrait être contaminée au glyphosate conséquence probable du décès de son géniteur. Désemparé et un brin incompétent, Jésus décide de traîner les responsables en justice sans se rendre compte de l'ampleur d'une tâche qu'il n'est pas prêt à assumer. Alors que le comptable de la communauté détourne des fonds tandis que l'un de ses membres influents joue au voyeur, les drames s'enchaînent et la révolte gronde du côté d'une jeunesse qui se radicalise pour lutter contre les affres du changement climatique. Le ciel se couvre sur cette galaxie de destins qui s'entrecroisent et les conséquences seront parfois explosives.

     

    Il y a cette écriture incisive qui vous empoigne à bras-le-corps et vous envoie directement dans les cordes afin de vous malmener tout au long d'un récit âpre et saisissant nous entraînant, l'air de rien, sur le thème du changement climatique et du désespoir qui en découle en déclinant tous les codes du roman noir et plus particulièrement cette injustice sociale frappant la majeur partie de cette multitude de personnages gravitant autour de cette communauté frappée par le décès de Sol, un individu charismatique, probablement inspiré de la figure de Pierre Rabhi. Tel un monsieur loyal de l'au-delà, Sol devient le narrateur et l'individu omniscient du récit observant sans jugement les turpitudes de son entourage tout en se remémorant les musiques emblématiques qui ont marqué son existence à l'instar de Nick Drake, Ben Harper, Neil Young, King Crimson et Talk Talk. Se dessine ainsi une playlist qui accompagne cette intrigue où l'on observe le déclin de cette communauté composée de quelques personnages sans scrupule et particulièrement retords comme on le découvrira avec Pierre le comptable ou Samy le voyeur qui à eux seuls incarnent ces individus arbitraires surfant sur les vicissitudes et le désarroi frappant les membres de ce village utopique qui s'étiole malgré les tentatives vaines de Jésus, le fils de Sol, qui pensent amorcer le changement en recourant aux voies juridiques avant d'entamer un combat tout aussi radical que maladroit. Avec Paul, Virginie et Marceline incarnant une jeunesse dépossédée de son Eden et désormais sans illusion, le combat devient nécessité afin de faire face à ce ciel qui se couvre sur leur avenir. C'est cet ensemble de destins, s'entrechoquant parfois avec une violence désarmante, que l'on va donc découvrir tout au long de ce récit imprégné d'amertume, au fond duquel on entreverra tout de même quelques lueurs d'espoirs dans un renouveau qui s'annonce chaotique. Un récit magistral qui vous broie le cœur.

     

    Jean-Jacques Busino : Le Ciel Se Couvre. BSN Press 2022.

    A lire en écoutant : I Believe In You de Talk Talk. Album : Spirit Of Eden. 1998 Parlophone (EMI).