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LES AUTEURS - Page 19

  • SEBASTIEN BARRY : AU BON VIEUX TEMPS DE DIEU. CRIMEN PESSIMUM.

    Capture d’écran 2023-10-15 à 17.58.25.pngAux éditions Joëlle Losfeld, on aborde parfois le genre policier avec un certain bonheur comme à la lecture des romans de Richard Morgiève nous entraînant du côté de l'Utah avec Le Cherokee (Joëlle Losfeld 2019) ou du Texas avec Cimetière D'Etoiles (Joëlle Losfeld 2021) au gré de récits d'une intensité peu commune qui pourront déconcerter certains lecteurs de polars qui n'apprécieraient pas d'être un peu bousculé. Cette intensité on la retrouve sans nul doute chez Sebastian Barry, romancier irlandais, mais également dramaturge et poète qui aborde dans son dernier roman Au Bon Vieux Temps De Dieu, le thème de la pédophilie des prêtes en Irlande avec un récit aux allures de roman policier se concentrant autour des souvenirs défaillants d'un policier retraité qui se voit contraint de se remémorer son passé à son corps défendant. Récipiendaire à deux reprises du Costa Book Award, prix prestigieux distinguant les grands auteurs du Royaume Uni comme Salman Rushdie ou Philipp Pullman, Sebastian Barry se distingue dans son écriture de haute volée avec un texte au lyrisme envoûtant, nécessitant une attention particulière pour appréhender la densité de la personnalité de Tom Kettle qui nous entraîne dans les méandres échevelés de ses pensées.

     

    C’est du côté de Dalkey, petit village côtier situé à la périphérie de Dublin, que Tom Kettle a choisi de passer sa retraite en emménageant dans la modeste annexe de Queenstown Castel que le propriétaire, Mr Tomelty, a divisé en plusieurs  logements. Ayant perdu sa femme June ainsi que ses deux enfants Winnie et Joseph et hormis ses voisins qu'il croise de temps à autre, cet ancien policier décline sa solitude en contemplant la mer et la faune depuis son fauteuil en rotin délavé. Engoncé dans ses souvenirs, Tom Kettle ne s'attendait pas à la visite de deux policiers venus lui demander son avis sur un ancien dossier d'abus sexuel au sein de l'Eglise en faisant ressurgir ainsi un passé douloureux qu'il tente d'occulter ce d’autant plus que l’affaire a été enterrée. Mais difficile d'effacer les années de maltraitance des prêtre de l'orphelinat et surtout les viols successifs dont June a été victime lorsqu'elle n'était qu'une enfant. Et ce nom du bourreau qui revient sans cesse : Le père Matthews dont on a retrouvé le corps dans les landes. Et tandis qu’un témoin affirme qu’il était présent aux abords des lieux du crime, Tom Kettle passe soudainement du statut de consultant au rôle de suspect.

     

    Avec Au Bon Vieux Temps De Dieu il n'y aura pas à proprement parler d'enquête policière mais une plongée assez immersive dans les pensées de Tom Kettle se remémorant, d'une manière quelque peu chaotique, le courant de sa vie déclinante au seuil de la vieillesse, en convoquant quelques fantômes qui semblent l'accompagner en permanence. Situé à la période des années 90, au moment où une commission d'enquête faisait la lumière sur la situation endémique des abus sexuels au sein des institution catholiques du pays, Sebastian Barry aborde donc ce sujet sensible avec une délicatesse saisissante, en évoquant plus particulièrement cette loi du silence qui protégea les diocèses durant tant d'années ainsi que les meurtrissures des victimes mais également des proches qui ne se sont jamais remis de ces événements tragiques. Il faudra donc tout d'abord dompter ce flot de souvenirs submergeant un Tom Kettle désarçonné dont la raison oscille entre sa projection de la réalité et les faits qu'on lui rapporte tandis qu'il se remémore les circonstances terribles de la disparition de ses proches dont il distingue portant la présence dans ce cadre magnifique de Dalkey que Sebastian Barry dépeint avec la pointe de nostalgie émanant d'un lieu qu'il a fréquenté durant son enfance. Une fois que l'on a dompté le mode de pensée de Tom Kettle, on se laisse littéralement emporter dans le courant de cette écriture au lyrisme envoûtant pour s'insinuer au coeur de la trajectoire de ce policier vieillissant qui remet à jour les fragments d'une mémoire défaillante. C'est ainsi que l'on prend la pleine mesure de ce scandale dont Sebastian Barry se garde bien de nous en faire l'étalage sordide pour se concentrer sur la douleur des victimes et de leur entourage en faisant également ressurgir cette colère sourde qui imprègne l'ensemble du texte avec cette certitude foudroyante que rien ne pourra jamais être réparé et dont il ne reste qu'à en faire le compte-rendu pour mettre à jour des décennies de souffrance. Et malgré cette douleur sous-jacente, il émane de ce roman une beauté indicible qui nous saisira tout au long de cette lecture éprouvante s’achevant de manière magistrale sur une scène aux contours surréalistes à l’image d’un récit à la fois flamboyant et mélancolique. Sebastian Barry incarne sans nul doute cette magie de l’écriture. 

     


    Sebastien Barry : Au bon Vieux Temps De Dieu ( Old God's Time). Joëlle Losfeld  Editions 2023. Traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux.

    A lire en écoutant : Kol Nidrei, Op. 47 de Max Bruch - Steven Isserlis, Olivia Jaggeurs et Connie Shih. Album : A Golden Cello Decade, 1878-1888: Dvorák, R. Strauss, Bruch, Le Beau. Steven Isserlis, Connie Shih. 2022 Hyperion Records Limited.

  • Laurent Petitmangin : Les Terres Animales. Ceux qui restent.

    laurent petitmangin,les terres animales,la manufacture de livresOn se souvient encore de cet engouement général pour Ce Qu’il Faut De Nuit (La Manufacture de livres 2020), premier roman de Laurent PetitMangin qui raflait une vingtaine de prix de la rentrée littéraire de 2020. Oscillant entre la chronique sociale et le roman noir en se déroulant dans la région de sa Lorraine natale, on relevait cette pudeur et cette émotion que l’auteur distillait autour des relations entre un père cheminot aux convictions syndicales bien ancrées et un fils tenté par les dérives de l’extrémisme de droite, en s’inscrivant ainsi sur certains thèmes abordés par Nicolas Mathieu issu de ces mêmes contrées lorraines. Écrivant depuis au moins une dizaine d’année sans jamais être publié, Laurent Petitmangin proposait aux éditeurs, en même temps que Ce Qu’il Faut De Nuit, un texte intitulé Ainsi Berlin (La Manufacture de livres 2021) en changeant totalement de registre puisqu’il abordait le genre de l’espionnage de l’après-guerre autour d’une relation amoureuse. Publié au début de l’année 2021, la visibilité de ce roman fut probablement quelque peu occultée par la continuité du succès du premier ouvrage dont on parle encore aujourd’hui. Les aléas du succès sans doute. Mais il est temps de se tourner vers Les Terres Animales, nouveau roman de Laurent Petitmangin qui change une nouvelle fois de genre avec un récit dystopique où l’on rencontre une petite communauté persistant à rester dans une région irradiée suite à l’explosion d’une centrale nucléaire, en s’inspirant notamment d’un reportage s’intéressant à ces personnes âgées voulant à tout prix continuer à vivre à Fukushima en dépit des risques engendrés.

     

    Ça a finit par arriver. La centrale a explosé. L’équivalent de dix Fukushima avec une région qu’il a fallu évacuer pour fuir les radiations. Une zone condamnée, silencieuse où certains ont pourtant choisi de rester malgré tout, attachés qu’ils sont par les souvenirs. Et puis il y a le corps de Vic qui repose dans cette terre contaminée, la fille que Sarah et Fred ont perdu bien avant l’accident de la centrale. Un attachement viscéral auquel s’associe les amis de longue date que sont Marc et Lorna, ainsi qu’Alessandro. Ils forment un groupe soudé qui leur permet de survivre sur ce territoire empoisonné où ils côtoient quelques anciens ainsi qu’une douzaine de migrants estimant que pour eux il n’y a pas d’ailleurs que cette terre animale et désormais indomptable. L’avenir est donc tout tracé pour ces femmes et ces hommes qui vont pourtant devoir remettre en cause leurs certitudes à la survenue d’un événement qui va bouleverser leur existence. 

     

    On recommandera tout d'abord d'éviter de s'attarder sur le résumé du quatrième de couverture dévoilant trop d'éléments de l'intrigue. Tout comme Ce Qu'il Faut De Nuit, on constatera que Les Terres Animales est un roman assez bref où Laurent Petitmangin ne s'embarrasse pas de détails. Ainsi, hormis la beauté vénéneuse du paysage et ce sentiment de liberté qui s'en dégage malgré tout, on ne saura rien de l'aspect géographique de la région dans laquelle évolue cette communauté qui fait le choix de rester dans cette atmosphère irradiée, tout comme l'on ignorera les circonstances de l'accident de cette centrale nucléaire ainsi que l'évacuation qui s'ensuit à l'exception de quelques détails en rapport avec les maisons abandonnées comme figées par la catastrophe. Essentiellement concentré sur l'humain, Laurent Petitmangin décline son récit sur une alternance des points de vue de Fred et de Sarah en définissant ainsi leur quotidien ainsi que les rapports qu'ils entretiennent avec Alessandro et l'autre couple que forme Marc et Lorna en prenant également la mesure des raisons tout de même insensées qui les poussent à vivre ou plutôt survivre au coeur de ce territoire empoisonné qui ne laisse que peu d'espoir quant à leur devenir. Devant l'absence de rationalité d'une telle décision, on ne peut donc raisonnablement pas vraiment s'attacher à ces personnages qui nous bouleversent tout de même au gré des événements auxquels ils vont devoir faire face en bousculant leur périlleuse routine, tout en remettant en cause leurs motivations respectives qui les ralliaient plus particulièrement autour de la destinée de Sarah. Avec cette belle écriture poétique qui caractérise son texte, Laurent Petitmangin met en place cette espèce de léthargie qui enveloppe ce groupe engoncé dans des certitudes ataviques qui perdent brutalement tout leur sens, au rythme d'une succession de drames dont on prendra toute la mesure au terme d'un épilogue chargé d'une émotion parfaitement contenue ce qui la rend d'autant plus poignante. L'intrigue prend également une forme admirable autour des non-dits et plus particulièrement du vertige des ellipses temporelles entre les chapitres qui ne font que renforcer l'intensité des péripéties qui vont marquer les membres de ce groupe qui se révélera beaucoup plus fragile qu'il ne le laisse paraître en révélant toutes les failles de ces personnages qui se révéleront dans tout le poids de leur humanité tragique et que le regard extérieur des membres de cette communauté d'Ouzbeks qu'il côtoient ne fait que renforcer, en devenant ainsi les témoins impavides des malheurs qui frappent ces terres animales. Avec Les Terres Animales, Laurent Petitmangin dépeint, de manière remarquable, cet attachement viscéral au territoire autour de l’amitié qui se désagrège dans les entrelacs de la déraison et des certitudes aveugles.

     

    Laurent Petitmangin : Les Terres Animales. Editions de la Manufacture de livres 2023.

    A lire en écoutant : Lullaby For Caïn de Shinead O'Conor et Gabriel Yared. Album : The Talented Mr. Ripley (Music from th Motion Picture). 1999 Sony Music Entertainment.

  • Élise Lépine : DOA, Rétablir Le Chaos. L’homme de l’ombre.

    Capture d’écran 2023-09-28 à 21.10.48.pngChroniqueur et écrivain ayant publié chez Rivages deux romans noirs aux entournures dystopiques, abordant le thème de la transparence avec La Transparence Selon Irina (Rivages/Noir 2019) et Le Silence Selon Manon (Rivages/Noir 2021) et dont on attend, avec une certaine impatience, le dernier ouvrage clôturant cette trilogie annoncée, Benjamin Fogel dirige la maison d’éditions Playlist Society comptant une quarantaine de livres reconnaissables à leurs couvertures spécifiques prenant des allures de dossier contenant des essais, des entretiens et des monographies traitant de sujets en lien avec le cinéma, les séries et la musique. On pourra ainsi découvrir des cinéastes comme Christopher Nolan, Lucas Belvaux et Michael Mann, des séries comme Mad Men et The Leftover, ainsi que des musiciens à l’instar de Tricky et Kanye West pour n’en citer que quelques uns. Pour sa première incursion dans le domaine littéraire, c’est la journaliste Élise Lépine qui est au commande d’un entretien avec DOA, l’une des grandes figures du polar français cultivant une certaine discrétion qui, paradoxalement, suscite un indéniable sentiment de curiosité. Rattachée à la rubrique culture du magazine Le Point, on retrouve également Elise Lépine sur l'émission Mauvais Genre de François Angelier avec qui elle collabore au gré d'interviews et de chroniques se rapportant à la littérature noire tout en rédigeant également des articles pour la revue 813 s'adressant aux amateurs de polars et de romans noirs. On notera qu'Elise Lépine et DOA s'étaient déjà rencontrés sur l'émission Mauvais Genre à l'occasion de la sortie de Rétiaire(s), où la journaliste démontrait son intérêt pour l'oeuvre du romancier en évoquant notamment son premier roman Les Fous D'Avril dont elle possédait un exemplaire qui n'est plus disponible en librairie mais que l'on peut trouver sur le marché de l'occasion.

     

    Précédé d'une monographie succincte du parcours de l'auteur, on salue d'emblée la grande réussite d'un entretien d'une haute tenue où la journaliste aborde de manière chronologique l'intégralité des romans de DOA tout en évoquant son parcours professionnel avant de devenir romancier ainsi que quelques aspects de son enfance. DOA, Rétablir Le Chaos se révèle donc un ouvrage passionnant parce que l'auteur, en dépit de sa légendaire discrétion, se livre sans retenue, sans fard et surtout sans langue de bois autour des éléments qui constituent son travail avec un sens de l'exigence et de l'analyse extrêmement aiguisé qui caractérise d'ailleurs l'ensemble de ses romans et plus particulièrement le Cycle Clandestin composé de Citoyens Clandestins (Série Noire 2007), Le Serpent Aux Milles Coupures (Série Noire 2009) et le fameux diptyque Pukthu : Primo (Série Noire 2015) et Pukhtu : Secundo (Série Noire 2016). Mais au-delà du Cycle Clandestin, on découvre les remous de ses débuts où il est notamment accusé de plagiat avec une procédure judiciaire qui l'exonèrera de toute faute ainsi que son rendez-vous manqué avec Patrick Reynal, alors directeur de la Série Noire. Autre point important de la carrière de DOA, c'est sa rencontre avec Dominique Manotti avec laquelle il a écrit L'Honorable Société (Série Noire 2011) et dont il évoque son amitié et son admiration, mais également son influence sur son écriture avec l'emploi du présent qu'il adoptera pour tous ses récits à venir, tout en donnant l'occasion à Elise Lépine de le questionner sur son rapport avec la politique. Et puis avec L'Honorable Société tout comme avec Rétiaire(s) (Série Noire 2023), DOA mentionne les difficultés qu'il a rencontré lors de l'élaboration de séries et du travail de récupération qu'il a effectué pour refaçonner la matière et en faire des romans. Mais c'est avec Lykaia (Gallimard 2018) roman noir nous plongeant dans le milieu SM extrême que DOA s'exprime de manière très franche sur sa démarche d'auteur et sa volonté de ne pas se laisser enfermer dans une case afin d'évoluer vers d'autres horizons qui l'intéressent sans se préoccuper des attentes des éditeurs ou du lectorat dont il n'a pas la prétention d'en connaître tous les aspects. DOA, Rétablir Le Chaos se révèle donc une magistrale réflexion sur le sens de la création et plus particulièrement de l'écriture où un romancier se livre à une véritable introspection de son oeuvre, menée de main de maître par une journaliste passionnée. Une expérience à renouveler avec d'autres auteurs. On en redemande.

     

    Elise Lepine : DOA, Rétablir Le Chaos. Editions Playlist Society 2023

    A lire en écoutant : Stay de David Bowie. Album : Station To Station. 1976, 2016 Jones/Tintoretto Entertainment Co.

     

     

  • EMILY ST. JOHN MANDEL : LA MER DE LA TRANQUILLITE. CITE DE LA NUIT.

    Capture d’écran 2023-09-21 à 22.45.45.pngIl y a une sorte d'errance et de fragilité qui caractérisent l'ensemble des personnages traversant l'oeuvre d'Emily St. John Mandel avec cette part obscure et mystérieuse émanant de romans noirs tels que Dernier Jour A Montréal (Rivages/Noir 2012), On Ne Joue Pas Avec La Mort (Rivages/Noir 2013) et Les Variations Sebastian (Rivages/Noir 2015) où la trame centrale des trois récits s'articule autour du thème de la perte et de la quête qui en découle. L'autre particularité de la romancière s'inscrit dans sa propension à dépasser les limites du genre noir dans laquelle on l'a tout d'abord cantonnée, ceci particulièrement en France, avant qu'elle n'obtienne reconnaissance du public et succès avec le vertigineux Station Eleven (Rivage 2016), récit de science-fiction post apocalyptique qui fit notamment l'objet d'une série de 10 épisodes. Au delà de l'épidémie qui a ravagé l'humanité, Emily St. John Mandel s'intéresse particulièrement à ces communautés de survivants qui se reconstruisent autour de cette compagnie théâtrale itinérante arpentant la région des Grand Lacs. Une fois encore, la romancière flirte habilement à la lisière des genres pour nous inviter à une réflexion sur le devenir de notre monde tout comme elle le fait avec L'Hôtel De Verre (Rivages/Noir 2020) qui se décline sur un registre contemporain plus classique en abordant le thème de la finance autour des victimes d'une pyramide de Ponzi rappelant les affres de l'affaire Madoff. On retrouve d'ailleurs des personnages de L'Hôtel De Verre dans son dernier roman, La Mer De La Tranquillité, marquant le retour d'Emily St. John Mandel dans le domaine de la science-fiction dont on observe le regain d'intérêt dans les médias se traduisant par une présence plus accrue sur les rayonnages des librairies ce qui à quoi de nous réjouir. 

     

    En 1912, au nord de l'île de Vancouver, Edwin St. Andrew est témoin d'un phénomène étrange dans les bois de Caiette. Il y a tout d'abord l'obscurité qui s'abat brusquement, puis, venu d'on ne sait où, il entend quelques accords de violon avec cette sensation de se retrouver dans un grand hall de gare dans lequel il perçoit le bruit étrange d'une machine émettant un grand "woosh“ évoquant une pression hydraulique. 
    En 2020, le compositeur Paul James Smith enregistre une musique sur une vidéo de sa soeur Vincent qui a filmé sur l’île de Vancouver, il y a de cela quelques années, le même phénomène aussi bref qu'intense.
    En 2401, dans l'une des colonies lunaires installées sur la Mer De LaTranquillité, une brillante physicienne, prénommée Zoey, veille sur la cohérence temporelle au sein de la direction de l'Institut du Temps. En détectant des anomalies temporelles, elle s'interroge sur la possibilité que le monde tel qu'on le connaît ne serait qu'une simulation. Afin d'étayer cette théorie, et en dépit de ses réticences, elle charge son frère de remonter le temps pour enquêter sur les origines de ces dysfonctionnements. Une mission bien plus périlleuse qu'il n'y paraît.

     

    Comme à l'accoutumée, Emily St. John Mandel se démarque du genre avec La Mer De LaTranquillité, récit de science-fiction s'installant davantage dans la fiction que dans la science, ce qui fait qu'elle évacue ainsi tout les aspects technologiques en lien avec la colonisation de la Lune et le voyage temporelle pour se concentrer sur l'aspect humain dans un registre assez ordinaire, en dépit de l'environnement extraordinaire dans lequel évolue ses personnages, tout en s'éloignant également des scénarios catastrophes pour parier sur la survie des hommes en dépit des affres climatiques ravageant la Terre dont elle évoque quelques aspects avec la succession d'épidémies qui frappent les communautés. Paradoxalement, cette absence d'éléments scientifiques confère à l'intrigue un aspect réaliste rappelant l'atmosphère élégante, parfois un peu froide, mais extrêmement poétique d'un film comme Bienvenue A Gattaca d'Andrew Nicole, même si la romancière se réfère plutôt à Lopper du réalisateur Rian Johnson en évoquant également l'oeuvre d'Isaac Asimov, source de son inspiration. Autour d'une boucle temporelle riche en péripétie, la romancière rassemble une multitude de protagonistes dans une intrigue complexe mais savamment orchestrée où elle aborde le sens de l'existence au gré de l'hypothèse de la simulation émise notamment par le philosophe Nick Bostrom, prenant forme dans le récit avec cette anomalie bousculant la ligne du Temps. C'est donc à travers cette anomalie et les personnes qui en sont les témoins que l'on rencontre Gaspery-Jacques Roberts aussi bien en 1912, qu'en 2020 puis en 2203 et qui, en tant que détective temporelle, plutôt maladroit d’ailleurs, de l’année 2401, mêne l'enquête sur les origines du phénomène ceci sous l'impulsion de sa soeur Zoey redoutant elle-même d'effectuer de tels voyages dans les méandres du temps. Autant d'années qui constituent les différentes parties du récit dans lesquelles évolue cette nuée de protagonistes pourvus de personnalité subtile, jusqu'à s'acheminer sur les circonstances exactes qui constituent cette fameuse anomalie prenant une forme résolument poétique comme sait si bien le décliner Emily St. John Mandel, tout comme elle dépeint, de manière magistrale, cette colonie lunaire aux allures mélancolique que l'on surnomme Cité de la Nuit suite à une défaillance du système destiné à imiter le ciel et qui nous renvoie à une certaine lutte des classes par rapport aux autres colonies lunaires mieux pourvues techniquement, ainsi qu'aux affres de l'empire du Raj britannique qu'elle évoque dans les premiers chapitres d’un roman qui prend ainsi une dimension sociale vertigineuse. Tout aussi vertigineux, c’est l’incarnation d’Olive Llewellyn, une romancière effectuant une tournée de promotion en 2203 suite à l'adaptation, pour une série, de son roman post-apocalyptique dont le succès ne semble pas fléchir. Emily St. John Mandel trouve ainsi l'occasion d'aborder le thème du rapport à la notoriété et des contraintes qui en découlent au gré d'une multitude de rencontres avec les lecteurs et d'entretiens parfois ineptes et sexistes qui semblent vouloir perdurer dans le temps, et dont certains aspects n'ont sans doute rien de fictifs, tout en distillant ce sentiment de solitude émanant notamment de l'atmosphère anonyme des chambres d'hôtel qui se succèdent dans un enchaînement éprouvant. Ainsi, sur un registre intimiste s'articulant autour d'une fresque aux dimensions spatiales et temporelles spectaculaires, Emily St. John Mandel décline une nouvelle fois toute l'étendue de son talent avec La Mer De La Tranquillité, roman à nul autre pareil mettant en avant, avec cette délicatesse qui la caractérise, la quête du sens et de l'existence d'individus dont la vulnérabilité ne fait que souligner les incertitudes propre au genre humain qu'elle sait si bien mettre en scène. Un roman étincelant. 

     

     

    Emily St. John Mandel : La Mer De La Tranquillité (Sea Of Tranquility). Editions Rivages 2023. Traduit de l'anglais (Canada) par Gérard de Chergé.

    A lire en écoutant : The Departure et The Morrow de Michael Nyman. Album : Film Music : 1980 - 2001. This Compilation. 2001 Michael Nyman Ltd.

  • Yan Lespoux : Pour Mourir, Le Monde. Naufrage.

    IMG_0917.jpegAprès plus d’une décennie à décortiquer la littérature noire au sein des pages du blog Encore du Noir qui fait référence dans le domaine, une multitude d’articles pour diverses revues telles que 813, Marianne, Alibi et Sang Froid ainsi que plusieurs animations pour des festivals dédiés au genre, il n’était pas étonnant que Yan Lespoux se lance dans l’écriture en nous proposant tout d’abord Presqu’îles (Agullo 2021), recueil de nouvelles autour d’une partie plus méconnue de la région du Médoc avec quelques récits imprégnés d’une certaine noirceur, propre au genre qu’il affectionne. Plus surprenant, son premier roman Pour Mourir, Le Monde s’inscrit dans le registre de l’aventure avec un récit historique passionnant se déroulant au début du XVIIème siècle où l’on traverse les océans à bord de gigantesques nefs pour se rendre à Bahia et à Goa avant d’échouer sur les plages sauvages du Médoc. On pouvait pourtant déjà trouver quelques indices dans Presqu’îles avec notamment cette citation de Claude Masse, un ingénieur géographe au service du
    yan lespoux,éditions agullo,pour mourir le monderoi Louis XIV qui dépeint les médocains en disant d’eux « qu’ils étoient plus barbares et inhumains que les plus grands barbares » et qui figurera parmi les personnages historiques jalonnant l’intrigue de Pour Mourir, Le Monde. Et puis, toujours dans Presqu’îles, il y a cette nouvelle où un vieillard arpente la plage pour contempler l’épave du navire échoué qui l’a conduit en France pour fuir l’Espagne fasciste de l’époque. Déjà une histoire de naufrage. Avec Pour Mourir, Le Monde, il en est justement question car Yan Lespoux s’est librement inspiré du récit de l’écrivain dom Francisco Manuel de Melo, publié en 1660 et de celui du capitaine des galions,
    dom Manuel de Meneses, paru en 1627 et dont on peut découvrir les péripéties dans
    Le Grand Naufrage de l'Armada des Indes yan lespoux,éditions agullo,pour mourir le mondesur les côtes d'Arcachon et de Saint-Jean-de-Luz (1627) publié aux éditions Chandeigne. C’est donc autour de cet événement historique et du parcours de ces nobles portugais que Yan Lespoux décline, avec un indéniable talent, la destinée de deux hommes et d’une femme de peu dont on suit les pérégrinations que ce soit sur les océans bien sûr, mais également en Inde et en Amérique du Sud pour converger, dans un final époustouflant, sur les plages désolées d’un Médoc éblouissant que l’auteur dépeint avec l’affection qui le caractérise. Roman épique et tonitruant, Pour Mourir, Le Monde nous rappelle des récits d’aventure tels que Trois Mille Chevaux Vapeur (Albin Michel 2014) d’Antonin Varenne et pour l’aspect maritime, des séries telles que les Aubreyades (J’ai Lu) de Patrick O’Brian ou Les Passagers du Vent (Glenat) de François Bourgeon nous permettant de ressentir notamment cette promiscuité étouffante au sein de ces formidables vaisseaux de bois bravant les tempêtes pour conquérir le monde tout en livrant des combats d'une intensité extrême.

     

    En 1616, Fernando Texeira quitte Lisbonne en embarquant à bord du São Julião pour incorporer la garnison de Goa en tant que soldat au service du roi. C'est l'esprit d'aventure qui l'anime avec cette envie tenace de s'extraire de sa condition, tout en ayant la sensation de n'être jamais présent au bon endroit au bon moment.
    En 1623, Marie fuit Bordeaux, où elle travaillait dans une taverne, après frappé un homme qui tentait de s'en prendre à elle. Certaine de l'avoir tué, elle se place sous la protection de son oncle Louis qui est à la tête de toute une bande de pilleurs d'épave écumant les plages désolées et inaccessibles de la région du Médoc.
    En mai 1624, Diogo Silva voit ses parents disparaitre sous le bombardements des navires hollandais s'emparant de la ville de Saõ Salvador de Bahia. Fuyant le fracas d'un combat perdu d'avance, il trouve refuge dans la forêt environnante et se lie d'amitié avec Ignacio, un indien mutique, se joignant à ces soldats de fortune pour se lancer dans une guérilla sans relâche, tout en comptant sur les renforts d'une armada de caraques portugaises prête à tout pour reprendre la cité perdue. 
    Trois destins disparates, évoluant dans un monde de fureur en plein bouleversement, qu'une tempête dantesque et qu'un naufrage dramatique vont réunir pour les projeter dans les dédales infernaux de marais et de dunes sauvages où ils seront contraints de se livrer à des combats sans merci afin de survivre dans un environnement cruel et sans pitié. 

     

    Sans nul doute, livre de la rentrée, on pourra aisément estimer, sans exagération, que Pour Mourir, Le Monde figurera parmi les romans marquants de l'année 2023 pour finalement intégrer la courte liste des ouvrages imprégnant durablement l'esprit des lecteurs les plus assidus et les plus exigeants. On saluera tout d'abord l'extraordinaire travail des éditions Agullo nous proposant un ouvrage d'une beauté décoiffante avec cette impressionnante carte de la ville de Goa datant de 1526 qui orne la jaquette tandis que l'on découvre sur la couverture et le quatrième de couverture, deux gravures illustrant l'histoire de la colonisation portugaise au Brésil, permettant ainsi de mettre en valeur un texte d'une intensité peu commune. Un écrin somptueux nous donnant l’occasion de nous immerger encore plus aisément dans l’atmosphère foisonnante d’une intrigue conciliant, dans un équilibre remarquable, les hauts faits de l’histoire de ce début du XVIIème siècle, tels que la succession de conquêtes de comptoir, de combats navals et de naufrages, avec le parcours de Fernando, de Diogo et de Marie nous conduisant à percevoir, à la hauteur de ces deux hommes et de cette femme du peuple, tous les aspects d’une succession d'aventures époustouflantes se déclinant sur un rythme étourdissant. On appréciera d'ailleurs le caractère nuancé de ces personnages au comportement parfois ambivalent qui tentent de trouver leur place au sein d'un monde en plein bouleversement avec le déclin des colonies lusophones tandis qu'émerge, de manière sous-jacente, la puissance des anglais et des hollandais. Et c'est plus particulièrement avec Fernando que l'on ressent cette volonté de s'approprier quelques ersatz de cette richesse convoitée avec tout l'épuisement qui en résulte en s'achevant sur les côtes désolées du Médoc dont on perçoit toute la beauté mais également toute la dureté par le prisme du regard de Marie parcourant ces territoires sauvages en compagnie des vagants et des costejaires dépouillant naufragés et pèlerins égarés tout en récupérant les reliquats d'épaves échouées. Sur un registre à la fois dynamique et érudit, sans être ostentatoire d'ailleurs, empruntant parfois quelques codes propre à la littérature noire, on chemine ainsi dans les rues de Goa et de Bahia de l'époque, on partage le terrible quotidien de ces marins et passagers parcourant les océans et l'on découvre bien évidemment les turpitudes de ces pilleurs d'épaves dans un foisonnement de détails passionnants mettant en exergue toute une succession de confrontations fracassantes s'achevant sur les rivages de cette rude région du Médoc et dont on découvrira l'épilogue au terme d'une scène à la fois grandiose et surprenante. Et puis, au-delà de l'aventure et de l'histoire, il faut prendre en considération tout l'aspect de cette lutte des classes émergeant dans le basculement d'un monde dont la cruauté et la dureté nous ramène à la mondialisation de notre époque qui sacrifie sur l'autel du profit celles et ceux qui n'ont rien. Outre la richesse d’une aventure aux contours historiques, c'est peut-être cette mise en abîme vertigineuse qui fait de Pour Mourir, Le Monde un roman époustouflant qui vous foudroie sur place. 

     

     

    Yan Lespoux : Pour Mourir, Le Monde. Éditions Agullo 2023.

    A lire en écoutant : I Don’t Belong de Fontaines D.C. Album : A Hero’s Death. 2020 Partisan Records.