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  • ADRIAN MCKINTY : DES PROMESSES SOUS LES BALLES. GUN STREET GIRL

    sean duffy,des promesses sous les balles,éditions fayardIl y a tout d'abord eu deux opus Une Terres Si Froide et Dehors J'entends Les Sirènes parus dans la collection Cosmopolite Noir chez Stock puis un silence de près de 7 ans avant que la maison d'éditions Actes Sud ne publie Ne Me Cherche Pas Demain, troisième roman de la série Sean Duffy qui est finalement reprise par Fayard Noir nous proposant Des Promesses Sous Les Balles pour retrouver cet inspecteur catholique évoluant dans la structure du RUC (Royal Ulster Constabulary) à majorité protestante ce qui n'a rien d'une évidence durant la période des Troubles dans les années 80 en Irlande du Nord. Avec quatre volumes pour autant de traducteurs, on peut dire que son auteur Adrian McKinty connaît un parcours plutôt chaotique dans nos contrées francophones avec une reconnaissance tardive par le biais de La Chaîne, un thriller qui a connu un certain retentissement. Mais pour en revenir à Sean Duffy, même si le succès escompté ne semble pas être au rendez-vous, il faut bien admettre que la série compte sa cohorte de fans assidus espérant que l'ensemble des sept volumes soient traduits en français. Qu'on se le dise essayer Sean Duffy c'est l'adopter avec cet équilibre qui émane de textes aux énigmes extrêmement bien ficelées s'inscrivant dans un registre historique aussi passionnant que surprenant, agrémentés d'une tonalité ironique aussi impertinente que rafraichissante. Et puis il y a cette atmosphère si particulière de l'Irlande du Nord des années 80 et plus spécifiquement de Carrickfergus, non loin de Belfast, où a grandi Adrian McKinty restituant certains de ses propres souvenirs en ajoutant ainsi une dimension pittoresque à l'ensemble d'une série d'envergure dont les titres, dans leur version originale, font référence à des chansons de Tom Waits. C’est pourquoi on regrettera la version peu inspirée du titre français de ce quatrième épisode des enquêtes de Sean Duffy, Des Promesses Sous Les Balles, alors que le titre original, Gun Street Girl, souligne  un instant clé du récit. On déplorera également cette couverture assez laide, il faut en convenir, ne rendant pas justice à ce polar d'excellente facture qui comblera les attentes des aficionados de Sean Duffy.

     

    En 1985, pour lutter contre un trafic d’armes alimentant des groupuscules de l’IRA, l’inspecteur Sean Duffy assiste à une collaboration entre ses services du RUC et ceux du MI5, du FBI et d'Interpol qui tourne au fiasco sur une plage d’Irlande du Nord. Et tandis que l’interpellation vire à la fusillade, Sean Duffy préfère rentrer chez lui à Carrickfergus en distillant son désappointement avec une pinte de Vodka gimlet tout en farfouillant dans sa collection de vinyls. Mais en cette période électrique des Troubles, l'accalmie sera de courte de durée, puisque son adjoint lui téléphone au milieu de la nuit afin de solliciter son appui sur un drame familial dont la juridiction reste incertaine. Après avoir envoyé paître les service de la police du comté voisin empiétant sur ses plates-bandes, Sean Duffy va tout de même s'intéresser à cette affaire en se demandant si c'est bien le jeune Michael Kelly qui a tué ses parents avant de se jeter du haut d'une falaise. Il faut dire que la scène de crime fait davantage penser au travail d'un professionnel qu'à l'oeuvre d'un jeune homme désemparé. Et puis en fouillant dans les activités du père défunt, Sean Duffy va mettre à jour des accointances avec une entreprise d'armement du pays annonçant avoir égaré du matériel sensible. L'enquête prend donc une tournure délicate qui pourrait bien le mener une nouvelle fois à sa perte.


    Comme à l'accoutumée, même si l'on peut parfaitement saisir les éléments de l'intrigue de ce dernier ouvrage sans avoir lu les précédents, il apparaît plus pertinent de découvrir, dans l'ordre, l'ensemble de la série Sean Duffy pour appréhender la personnalité complexe ainsi que la trajectoire chaotique de cet enquêteur opiniâtre, en perpétuelle opposition avec sa hiérarchie, ce qui lui vaut bien des déboires. L'autre intérêt de la série, réside dans la perception et l'évolution de cette guerre civile d'Irlande dont Adrian McKinty parvient à cerner de manière assez synthétique les principaux enjeux sans que le lecteur ne se perde dans des détails inutiles tout en distinguant certains événements historiques singuliers qui ont marqué cette période, à l'instar du scandale qui entacha la mythique entreprise DeLorean Motor Compagny installée à Belfast ainsi que l'attentat de Brighton visant la Première ministre Margaret Thatcher. Ainsi, Sous La Promesse Des Balles s'inscrit parfaitement dans ce registre du polar historique en mettant en avant un autre scandale industriel pouvant avoir un impact sur le déroulement de cette guerre civile alors que Sean Duffy, arrivant à une impasse au niveau de sa carrière, se voit proposer un échappatoire étonnant. S’il est toujours aussi solitaire, ce dernier roman nous permet de découvrir davantage d’éléments concernant son équipe dans laquelle figure son adjoint, le sergent McCrabe avec qui il entretient une certaine amitié ainsi que deux jeunes recrues qu’il tente de former tant bien que mal. Tout cela se décline au gré d'un texte intense où l'enquête policière solide révèle tout un lot de péripéties surprenantes tandis que l'on suit également l'enquêteur dans son quotidien mouvementé et plus particulièrement dans les lotissements de Coronation road où il doit composer avec quelques voisins étranges ainsi que des groupes paramilitaires protestants virulents tout en inspectant régulièrement le châssis de son véhicule afin détecter un éventuel engin explosif. A bien des égards, Sean Duffy, amateur éclairé de musique, nous rappelle certains aspects de la personnalité de John Rebus dont ce penchant pour l'alcool qui semble le seul échappatoire au sein de cet environnement chargé de tensions. Mais ce qui émerge de l’ensemble des enquêtes de Sean Duffy c’est cette tonalité piquante qui imprègne notamment des dialogues savoureux donnant du rythme à une intrigue qui n’est pas dénuée d’une certaine émotion se conjuguant avec les parcours de l’entourage de ce policier désinvolte se révélant bien plus sensible qu’il n’y paraît comme le démontre Des Promesses Sous Les Balles qui nous surprend une nouvelle fois dans les dernières lignes d’un roman bouleversant dont on attend impatiemment la suite. Drôle, percutante et passionnante découvrez sans tarder la série Sean Duffy. Vous ne le regretterez pas.

     


    Adrian McKinty : Des Promesses Sous Les Balles (Gun Street Girl). Editions Fayard Noir 2024. Traduit de l'anglais (Irlande du Nord) par Pierre Reignier.

    A lire en écoutant : Gun Street Girl de Tom Waits. Album : Rain Dogs. An Island Records release; 1985 UMG Recordings, Inc.

  • Benjamin Whitmer : Dead Stars. Le cercle de gravité.

    benjamin whitmer,dead stars,editions gallmeisterPour chacun des récits de Benjamin Whitmer, émerge cette image de William Munny, ce tueur repenti qu'interprète Clint Eastwood dans Impitoyable. Et dès la lecture de Pike (Gallmeister 2012), premier roman de l'auteur qui a marqué tous les esprits, on retrouve les contours de la personnalité de cette figure emblématique de ce western crépusculaire et plus particulièrement cette douleur et cette colère sourde qui s'épanchent finalement dans un déferlement de fureur. Et puis il y a ce combat intérieur, ces démons qui vous rongent en permanence, caractéristiques des individus qui hantent ce récit à la fois âpre et puissant prenant pour cadre cette Amérique de la marge aux allures déliquescentes que Benjamin Whitmer dépeint avec un style épuré qui lui est propre, bien éloigné de l'écriture débridée d'un James Ellroy. Il émane ainsi du texte une tension permanente qui se conjugue à la noirceur persistante d'une intrigue aussi sobre que maîtrisée. En découvrant ce premier ouvrage, on se doutait bien qu'il ne s'agissait pas d'un accident et que Benjamin Whitmer aurait encore des choses à dire sur ces contrées délaissées d'un pays déchu comme il l'a démontré avec Cry Father (Gallmeister 2015) où il est à nouveau question de filiation qui devient d'ailleurs un thème récurrent de son œuvre et qui importe pour ce père célibataire élevant ses deux enfants avec cette crainte permanente de ne pas être à la hauteur. A certains égards, Benjamin Whitmer endosse peut-être quelques traits de la personnalité de William Munny au détour d'un parcours de vie chaotique où la drogue, l'alcool et les bagarres ont marqué sa jeunesse tandis qu'il enchaîne les boulots les plus variés au cœur de ces vallées industrielles de l'Ohio, non loin des Appalaches. Donc pas de parcours académique pour cet auteur, amateur d’armes à feu comme pour mieux flinguer ce mythe du rêve américain, qui ne s'inscrit absolument pas dans un courant mainstream ce qui explique peut-être le fait que ses derniers ouvrages ne trouvent pas preneur dans son propre pays. S'il s'est quelque peu assagi, Benjamin Whitmer n'en conserve pas moins cette rage qu'il évacue au gré de ses intrigues mettant en avant les parias, les réprouvés et les travailleurs du bas de l'échelle qu'il a côtoyés dans ces endroits désolés des Etats-Unis dont nul n'entend parler. Avec Evasion (Gallmeister 2018), le romancier conserve cette noirceur intense qui vous colle à la peau en prenant tout de même beaucoup plus d'envergure au détour d'une intrigue se déroulant en 1968 et se focalisant sur l'univers de la prison d'Old Lonesome faisant vivre l'ensemble de la communauté de cette petite ville du Colorado, théâtre de l'évasion de douze détenus que l'on va traquer sans pitié. Le roman s'inscrit dans ce qui apparaît désormais comme une trilogie prenant pour cadre ces compagny towns du Colorado et se poursuivant avec Les Dynamiteurs (Gallmeister 2020) pour parcourir les rues boueuses la ville de Denver en 1895, où règne le chaos tandis que des orphelins comme Sam et Cora trouvent refuge dans l'Usine, une ancienne fabrique désaffectée, en cohabitant avec clochards et marginaux de tout bord qui n'ont de cesse de vouloir s'en prendre à eux. Autre époque : celle des années 80 de Reagan et de sa course à l'armement, autre entreprise : celle de Stonewall et de son traitement du plutonium pour alimenter les ogives nucléaires, Benjamin Whitmer conclut cette trilogie d'une manière magistrale avec Dead Stars vision cauchemardesque de l'American way of life s'articulant autour du parcours de ce père de famille à la recherche de son jeune garçon disparu.

     
    En 1986 à Plainview dans le Colorado, l'ensemble de la population travaille exclusivement pour l'entreprise Stonewall, spécialisée dans le traitement du plutonium. Hack Turner fait partie des contremaîtres du bâtiment 771 où l'on manipule ces matériaux hautement radioactifs dans des conditions plus que dégradées, ce qui lui permet de subvenir aux besoins de sa fille Nat, âgée de 17 ans et de son fils Randy qui a soufflé ses quatorze bougies, et qu'il élève seul tant bien que mal. Mais un soir, alors que Hack participe à une réception chez l’un de ses collègues, Nat lui téléphone pour l'avertir que Randy n'est pas rentré à la maison. Ainsi, durant trois jours, la famille Turner va entamer des recherches sans qu'aucun des habitants de la ville ne leur viennent en aide, hormis les forces de l'ordre qui font ce qu'elles peuvent, c’est-à-dire pas grand-chose. Il faut dire que toutes les vérités concernant les failles de sécurité nucléaire ne sont pas bonnes à dévoiler, surtout aux journalistes. Et Hack Turner en fait l'amère expérience tandis que l'ombre malveillante de son père plane sur la région, ce qui n'arrange pas la situation. 

     

    Sous le regard souriant de Ronald Reagan, dont le portrait est affiché dans la cuisine de Hack Turner, personnage central du récit, on perçoit le prix à payer d'une course à l'armement qui a fait des Etats-Unis une superpuissance. Ce prix, il se traduit sans doute dans les quintes de toux violentes et persistantes de Hack qui ne doivent pas être étrangères aux locaux vétustes et aux multiples manquements en terme d'exposition aux radiations que l'on distingue au sein de cette usine Stonewall faisant référence au site de production d'ogives nucléaires de Rocky Flats Plant, situé non loin de Denver dans le Colorado et théâtre de nombreux incidents qui ont poussé à sa fermeture en 1989. C'est également Connie, la collègue de Hack, qui en paie le prix fort à la suite de l'explosion d'une boîte à gants permettant de manipuler le plutonium et dont on minimise la portée alors que l'employée se consume de l'intérieur dans une lente agonie. Et pour finir, dans une moindre mesure, c'est le souvenir du grand-père de Benjamin Whitmer mort à l'âge de 36 ans des suites d'expositions aux radiations alors qu'il travaillait en tant que physicien sur l'élaboration de la bombe nucléaire dans l'Ohio. C'est tout ce cauchemar américain que l'auteur décline de manière habile, par petites touches qui apparaissent en filigrane au gré des souvenirs de Hack mais également de ceux du patriarche de la famille Turner qui voit apparaître cette ville prenant naissance avec l'implantation de cette filière nucléaire, véritable poumon économique de la région. Et on peut dire que Dead Stars puise sa force narrative dans cette évocation latente imprégnant un texte âpre qui vous saisit d'effroi sans jamais virer vers un registre larmoyant ou un pamphlet pesant. Il en résulte une atmosphère oppressante rendue encore plus prégnante avec la disparition du fils de Hack et dont les recherches vont rythmer le récit d'une manière encore plus intense en découvrant ce lot de désillusion, de colère et voire même de violence qui anime l'ensemble des membres de la famille Turner. Il y est question de douleur et de non-dits tant pour Hack évidemment, que pour sa fille Nat qui souhaite quitter ce cercle familiale accablant dont elle n'attend plus rien. Ce sont des sentiments similaires qui anime Whitey, le frère de Hack, qui a repris le trafic de stupéfiants que leur père Robin, ancienne figure de la pègre, a mis en place pour renflouer l'exploitation du ranch dont il a la charge. Et c'est en suivant la progression de leurs recherches respectives parfois vaines, souvent maladroites, que l'on entre dans un véritable enfer à mesure que les vérités émergent dans une succession d'éclats soudains de fureur brutale bouleversant l'ensemble de ces protagonistes en remettant en question leur existence respective. Ainsi Dead Stars prend une dimension foisonnante au détour d'un impressionnant enchaînement d'événements que Benjamin Whitmer met en place avec cette sobriété et cette rigueur qui le caractérise, au gré d'une intrigue aussi sombre que captivante ce d'autant plus que l'on distingue quelques fragments des ouvrages précédents comme cette stèle où figure le nom de Cora, protagoniste principale que l'on découvrait dans Les Dynamiteurs alors que L'Usine servant de refuge pour sa bande d'orphelins devient La Factory, un squat où l'on organise des concerts sauvages. On sait même ce qu'il advient du directeur et du gardien-chef de la prison d'Old Lonesome, deux individus abjects du roman Evasion, qui croisent la route du patriarche de la famille Turner. Et si Benjamin Whitmer évoque des romanciers tels que Harry Crews, Larry Brown James Crumley et Edward Abbey dans son cercle d'influence, Dead Stars vous donne l'assurance, s'il y avait le moindre doute, qu'il n'a rien à envier à ces auteurs exceptionnels.
     

    Benjamin Whitmer : Dead Stars (Dead Star). Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.


    A lire en écoutant : In The Air Tonight de Phil Collins. Album : Face Value. 1981 Virgin, Atlantic.

  • GWENAËL BULTEAU : MALHEUR AUX VAINCUS. AU TEMPS BENI DES COLONIES.

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    Il en est déjà à son troisième roman qui tous s'inscrivent dans un registre historique en adoptant les codes du roman policier pour nous livrer des intrigues sombres se déroulant durant la période du début du XXème siècle tout en mettant en exergue le contexte social de l'époque. Professeur des écoles où il enseigne dans une classe de CP en Vendée, Gwenaël Bulteau débute sa carrière de romancier en rédigeant des nouvelles avant de se lancer dans l'écriture d'un premier roman, La Républiques Des Faibles (La Manufacture de livres 2021) qui obtient le prix Landerneau Polar en 2021 récompensant ce récit prenant pour cadre la ville de Lyon en 1898 tandis que sur fond d'élections, les nationalistes donnent de la voix en affichant un antisémitisme décomplexé alors que l'affaire Dreyfus explose au même moment avec le fameux article "J'accuse" rédigé par Emile Zola et qui paraît dans L'Aurore. Le Grand Soir (La Manufacture de livres 2023), second roman de l'auteur, fait référence à cette grande manifestation historique du 1er mai 1906 à Paris, sur fond de révoltes ouvrières, tandis que les femmes aspirent à faire valoir leurs droits et que Lucie Desroselles arpente les rues de la capitale, à la recherche de sa cousine disparue. Si les deux premiers ouvrages se penchaient sur la lutte des classes de l'époque et dont les thèmes rejaillissent dans notre actualité récente, il en est encore question avec Malheur Aux Vaincus, nouveau roman de Gwenaël Bulteau qui s'intéresse plus particulièrement aux atrocités de la colonisation en Algérie.

     

    En 1900, l'émotion secoue la communauté d'Alger lorsque l'on découvre un massacre dans l’enceinte de la somptueuse propriété de la famille Wandell. On soupçonne immédiatement deux forçats, détachés du bagne pour effectuer des travaux dans le jardin, d'avoir perpétré ces six meurtres, dont les maîtres de maison, avant de prendre la fuite. Malgré le fait qu'il soit un officier de l'armée, c'est pourtant le lieutenant Julien Koestler qui est en charge de l'affaire en traquant les criminels dans les rues grouillantes d'Alger, tandis que les citoyens expriment avec de plus en plus de véhémence leurs positions antisémites qu'ils affichent ostensiblement, encouragés par quelques notables importants de la cité. La ville est d'autant plus sous pression, qu'une série d'employés de banque se font agresser violemment avant que l'on ne s'empare de la collecte des dettes impayées qu'ils transportent dans leur sacoche. Dans cet environnement sans pitié, au gré de ses investigations, le lieutenant Koestler va prendre connaissance de cette effroyable expédition en Afrique noire à laquelle la famille Wandell a pris part et qui pourrait bien avoir un lien avec ces meurtres sanglants sur lesquels il enquête. 

     

    Où il est question de vengeance trouvant ses fondements dans un passé que le lecteur va découvrir peu à peu, c'est sur une trame narrative extrêmement classique que s'articule cette intrigue policière solide nous permettant de prendre la mesure de l'horreur institutionnalisée, et le terme n'est pas galvaudé, régnant au sein du système d'exploitation colonial français que Gwenaël Bulteau entend dénoncer en se focalisant plus particulièrement sur la terrifiante et véridique expédition Voulet-Chanoine, dirigée par ces deux capitaines de l'armée française partant à la conquête du Tchad en semant le chaos au gré de tueries qui s'enchaînent à mesure qu'ils progressent dans le pays. S'affranchissant de toute autorité, le capitaine Voutet en vient même à tuer le lieutenant-colonel Klobb chargé de mettre fin aux exactions de cette cohorte infernale. Et l'on doit bien avouer que l'on est complètement tétanisé à la lecture captivante de cette mission cauchemardesque que l'auteur restitue au gré d'une écriture sobre ne faisant que renforcer ce sentiment d'horreur et d'abjection qui imprègne le texte, ce d'autant plus qu'au-delà de cette barbarie, on découvre l'amour qui unit l'un des sous-officiers de l'expédition avec une princesse autochtone que son père a cédée en signe d'allégeance à cette armée fantoche. Dans ce contexte de barbarie et de déshumanisation que l'auteur restitue avec une impressionnante intensité, on pensera au fameux roman de Joseph Conrad, Au Cœur Des Ténèbres  (Flammarion 1993) et dans une moindre mesure à Apocalypse Now, son adaptation cinématographique dantesque. Cette densité, on la retrouve également dès les premières pages du texte en suivant la trajectoire du jeune René Josse incorporé de force aux bataillons d'Afrique, suite à un délit mineur, avant d'être incarcérer dans les colonies pénitentiaires d'Afrique du Nord. Plus que le parcours criminel de ces bagnards, c'est l'exploitation de cette main-d'œuvre bon marché au profit de riches entrepreneurs que l'on découvre tout au long de l'intrigue en nous offrant une vision peu reluisante d'un système colonial qui broie les plus faibles qu'ils soient autochtones bien évidemment ou en provenance, parfois sous la contrainte, de la Métropole. On en prend d'ailleurs pleine conscience avec toute la partie du récit se déroulant à Alger où l'on suit les investigations du lieutenant Koestler tombant sous le charme de Catherine Hoffmann, cette commerçante dont le nom aux consonances juives vont lui valoir quelques ennuis au sein d'une communauté affichant ostensiblement son antisémitisme allant de pair avec l'affaire Dreyfus qui défraie l'actualité judiciaire du pays. Une hostilité d'autant plus prégnante que la jeune femme s'emploie à protéger quelques orphelins qui mendient dans le périmètre du port ce qui lui vaut quelques inimitiés de sa clientèle et de ses collègues. Tout cela, Gwenaël Bulteau le met en scène avec beaucoup de soin et d'habileté au rythme d'une intrigue chargée de tension tout en restituant cette ensorcelante atmosphère méditerranéenne si caractéristique que l'on découvre en côtoyant ce couple en devenir sans que leur relation ne sombre dans la romance mièvre. On arpentera ainsi en leur compagnie, les rues de cette fameuse ville blanche dont on perçoit les aspects sombres et pesants touchant plus particulièrement la population indigène sous le joug brutal d'une communauté de colons s'arrogeant tous les droits avec l'appui des autorités de la Métropole qui entend bien exploiter les richesses des territoires conquis. Et si l'on ne manquera pas d'apprécier la force de ce polar historique d'exception, Malheur Aux Vaincus nous révèle également cette mécanique insidieuse qui ronge l'homme peu à peu lorsqu'il se défait de toute règle et de toute norme pour atteindre le seuil de la barbarie qu'il finit par franchir sans jamais se retourner. Un ouvrage qui vous permettra de vous distancer à tout jamais de ces propos ineptes sur les "bienfaits" des colonies. Indispensable.

     

    Gwenaël Bulteau : Malheur Aux Vaincus. Editions La Manufacture de livres 2024.


    A lire en écoutant : Doubt de Ibrahim Maalouf. Album : Wind. 2012 Mi'ster.