TIFFANY MCDANIEL : DU COTE SAUVAGE. HEROINES.
Dans le style que l'on apprécie, il est souvent question d'équilibre pour faire en sorte que le texte sorte de l'ordinaire et chacun se déterminera sur l'imbrication des différents éléments qui le composent et de l'audace parfois qui en découle, en impressionnant ou rebutant le lecteur selon ses prorpres critères. Tiffany McDaniel fait assurément partie de ces romancières qui ne laissent pas indifférent et l'on avait été particulièrement marqué par Betty (Gallmeister 2020) où la noirceur de cette chronique familiale laissant entrevoir les fêlures et les violences faites aux femmes se conjugue dans la luminosité d'un texte imprégné de poésie. A la suite de ce succès notable, les éditions Gallmeister propose la traduction du premier roman de Tiffany McDaniel, L'Eté Où Tout A Fondu (Gallmeister 2021) traitant des affres de la discrimination au gré d'une allégorie manquant singulièrement de subtilité autour de la lutte du bien contre le mal prenant l'allure d'un conte social tragique. Une question d'équilibre et de perception qui interpellera chaque lecteur découvrant les prémisses d'un style éblouissant que l'on retrouvera à la lecture Du Côté Sauvage, son troisième roman se révélant encore plus âpre que les précédents et s'inspirant des Disparues de Chillicothe dans l'Ohio, un fait divers qui a défrayé la chronique avec l’assassinat de six femmes et dont certains corps ont été retrouvés flottant sur la rivière. S'intéressant plus particulièrement au profil des victimes que du tueur, l'intrigue de Tiffany McDaniel nous rappelle Sambre (Jean-Claude Lattès 2023), ce fameux récit de la journaliste Alice Géraud ainsi que Ces Femmes-là (Globe 2023), singulier roman d'Ivy Pochada.
Les jumelles Arc et Daffy tout le monde les connait du côté de Chillicothe dans l'Ohio, avec leur chevelure rousse et les yeux vairons. Dotées d'une imagination sans limite, les deux soeurs inséparables échappent à leur vie sordide en s'abreuvant des histoires de Mamie Milkweed qui les a recueillies pour les élever tant bien que mal tout en les tenant éloignées d'un père et d'une mère qui s'enfoncent dans leur dépendance à l'héroïne faisant des ravages dans une région sans avenir. Mais le monde imaginaire qu'elles ont bâti s'étiole au détour d'un drame les ramenant dans le quotidien de la réalité implacable d'une famille destructrice. Une fois adulte, Darc se rend compte qu'il n'est pas aisé de se soustraire au mal et à la douleur qui imprègnent ses souvenirs tout en se répercutant dans les méandres d'une existence qui s'effondre dans les cloaques du milieu de la drogue et de la prostitution. Et puis, il y a ce corps d'une femme de son entourage que l'on retrouve dérivant dans le courant de la rivière sans que cela ne suscite la moindre intérêt au sein de la communauté. Et même si ses amies disparaissent et que les cadavres s'accumulent dans l'indifférence générale, Arc comprend rapidement qu'il lui faudra faire preuve d'une abnégation sans limite pour protéger sa soeur de ceux qui veulent les entraîner toutes les deux du côté sauvage.
Même si le résumé ne laisse que peu de place à la confusion, Du Côté Sauvage n'a rien du récit romancé où l'on se concentre sur le déroulement de l'enquête, ni du thriller glaçant nous entraînant sur les traces d'un tueur en série aussi grotesque qu'impitoyable. Au gré des 700 pages, il faudra également faire son deuil d'une intrigue au rythme frénétique et effréné à une époque où tout va beaucoup trop vite, même en littérature où l'on engloutit les ouvrages plutôt qu'on ne les lit. D'entrée de jeu, on comprend que Tiffany McDaniel se lance dans un hommage aux six victimes de Chillicothes auxquelles elle dédie ce roman en transposant son histoire à une autre époque, dans les années 80 et 90, comme pour renoncer totalement à restituer le déroulement de cette succession de faits divers sordides qui n'ont jamais été résolus. A partir de là, la romancière construit son récit autour des parcours d'Arc et de Daffy, ces jumelles que la vie n'épargne à aucun instant et qui s'agrègent autour de leur mère et de leur tante qui se prostituent à domicile afin de subvenir à leur consommation d'héroïne, véritable fléau au sein d'une région dévastée économiquement où la puanteur d'une monstrueuse usine de papier devient l'unique voie de sortie pour l'ensemble de la communauté. D'une époque à l'autre, sur une alternance d'analepse introduisant le déroulement de leur vie d'adulte, l'intrigue s'articule sur cette succession de meurtres de jeunes femmes faisant partie de l'entourage de Darc et Daffy qui s'adonnent elles aussi à la prostitution leur permettant de se fournir en came pour échapper à un quotidien peu reluisant. Et rien ne nous sera épargné pour illustrer la noirceur d'un milieu que l'aspect poétique, parfois même onirique, n'édulcore à aucun instant à l'instar de ces rapports d'autopsie où la froide description des lésions s'imbrique dans la chaleur d'une poésie servant à définir la personnalité d'une victime qui ne laisse plus indifférent. Et c'est bien de cela qu'il s'agit avec Du Côté Sauvage où l'on s'attache donc au profil de ces femmes évoluant dans un milieu sans pitié et extrêmement violent comme en témoigne des scènes d'une dureté parfois extrême sans jamais pour autant verser dans la complaisance. C'est l'occasion pour Tiffany McDaniel de dresser une galerie de portrait d'hommes dont certains sont pourvus d'une personnalité terrifiante à l'exemple du tatoueur Highway Man ou plus ambivalente comme celle de West l'employé du motel où Arc et Daffy se prostituent et celle de ce violoniste, alcoolique repenti, travaillant désormais au centre de désintoxication où les deux jeunes femmes tentent de se sevrer. Ceci sans parler de cet officier de police dévoyé, incarnation de l'indifférence des autorités estimant, de manière sous-jacente, que ces femmes n'ont finalement obtenu que ce qu'elles méritaient. Ainsi, dans la somme de cet entourage inquiétant s'esquisse donc la personnalité mystérieuse d'un meurtrier insaisissable au détour d’une intrigue chargée de tensions qui va nous emporter vers une révélation surprenante en toute fin d’un récit d’une puissance et d’une intensité peu commune . Et puis dans toute cette laideur, il y a la beauté de cette écriture lyrique qui vient contrebalancer, avec un bel équilibre, la laideur d'un environnement social sans fard, un portrait brutal de cette autre Amérique basculant dans le rêve sans avenir des opiacés, plus précisément Du Côté Sauvage.
Tiffany McDaniel : Du Côté Sauvage. Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais par François Happe.
A lire en écoutant : Little Girl Blue interprété par Janis Joplin. Album : I Goa Del Ol' Kozmic Blues Again Mama ! 1969 Sony Music Entertainment.