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  • Piergiorgio Pulixi : Stella / La Librairie Des Chats Noirs / Si Les Chats Pouvaient Parler. Vent de soleil, vent de vérité.

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    Services de presse.

    Pour le prix d’une chronique vous aurez un retour sur trois ouvrages d’un des auteurs italiens dont la notoriété grandissante n’est pas usurpée tout en suscitant un engouement notable autour de deux séries prenant pour cadre l’île de la Sardaigne dont il est originaire. On découvrait Piergiorgio Pulixi avec L’Île Des Âmes que les éditions Gallmeister publiait en 2021 en opérant un virage éditorial assez marquant puisque la maison à la « patte de loup » faisait une infidélité à la littérature de ces contrées des Etats-Unis à laquelle elle était entièrement dédiée depuis 15 ans, en s’ouvrant ainsi au reste du monde. S’il s’agissait de son premier roman traduit en français, Piergiorgio Pulixi n’avait rien d’un débutant puisque ce libraire qui a également travaillé dans le monde de l’édition, débutait sa carrière d’écrivain en publiant des ouvrages sous l’égide du collectif Mama Sabot, un groupe d’auteurs de romans policiers et de thrillers créé par le romancier italien Massimo Carlotto, qui reste encore méconnu au-delà des régions de la Péninsule, avant de s’émanciper avec une série de romans policiers mettant en scène l'inspecteur supérieur corrompu Biagio Mazzeo dont les récits n’ont pas encore  franchi nos frontières francophones. Mais c’est avec la série Les Chansons Du Mal que l’auteur rencontre une certaine notoriété en mettant en scène un groupe d’enquêteurs composés du vice-questeur Vito Strega de Milan, de l’inspectrice-cheffe sarde Mara Reis et de l’inspectrice Eva Croce, une policière milanaise mutée en Sardaigne. Couronné du prix Scerbanenco, prestigieuse récompense de la littérature noire italienne, pour L’Île Des Âmes, la série comptant désormais sept ouvrages (deux d’entre eux n’ont pas été traduits en français), s’inscrit dans un registre où le suspense s'agrège à l'aspect culturelle de l'île, dont on s’échappe parfois pour découvrir d’autres régions de l’Italie, et d'où émerge également une dimension sociale extrêmement prégnante qui deviendra la marque de fabrique du romancier sarde et que l’on perçoit plus particulièrement dans Stella, dernier opus en date qui vient de paraître. On retrouve d’ailleurs tous ces aspects, dans la série de La Librairie Des Chats Noirs, véritable hommage au whodunit, qui se déroule à Cagliari, chef-lieu de la Sardaigne en suivant les enquêtes de Marzio Montecristo l’irascible libraire au grand cœur, spécialisé dans le polar, et dont le second volume, Si Les Chats Pouvaient Parler vient également de paraître en français.

     

    piergiorgio pulixi,éditions gallmeister,la libraire des chats noirs,si les chats pouvaient parler,stellaRésumé : Stella

    « Vent de soleil, vent de vérité »

                              Proverbe sarde

     

    Du côté de Sant’Elia, banlieue déshéritée de Cagliari où elle vit, Maristella Coga, tout le monde l’appelle Stella. Jeune adolescente de dix-sept, elle apparaît comme une femme libre et farouche dont on admire la beauté qui rayonne sur l’ensemble de son entourage. Mais si elle s’affiche au bras du jeune caïd du quartier, Stella aspire à une autre destinée que celle de rester dans ce quartier où l’avenir demeure incertain. Mais Stella aura-t-elle la possibilité  de quitter cette famille dysfonctionnelle ainsi que ce conjoint encombrant, alors qu’elle ne trouve du réconfort qu’auprès de sa grand-mère qui l’a élevée tant bien que mal dans cet environnement délétère ? Une question qui demeurera sans réponse, puisqu’un beau matin où le mistral se lève, on retrouve le corps sans vie de la jeune femme, abandonné sur une plage, le visage mutilé. C’est Eva Croce, Mara Reis et Clara Pontecorvo, secondées du criminologue tourmenté Vito Strega,  qui héritent de cette affaire sensible à plus d’un titre car la mort de Stella ne va pas rester sans conséquence au sein de ce quartier où la police n’est guère la bienvenue et où l’on préfère régler les comptes soi-même.

     

    Avant d’entamer la lecture, on s’attardera quelques instants sur cette superbe couverture de Stella, toute en suggestion, signée Aurélie Bert qui s’occupe, avec un certain talent, du graphisme de la collection Fiction des éditions Gallmeister en suscitant d'ailleurs bien des émules auprès d'autres éditeurs. Mais pour en revenir au texte, il sera recommandé de lire les opus précédents afin de comprendre les liens et surtout les interférences entre les différents enquêteurs de cette section des crimes violents avec une dimension sérielle qui se penchent donc sur les profils de tueurs en série qui vont hanter les pages de romans tels que Le Chant Des Innocents (Gallmeister 2023) où l’on découvre la personnalité tourmentée du vice-questeur Vito Strega tandis qu’avec L’Îles Des Ames (Gallmeister 2021) on rencontrait donc les inspectrices Mara Reis et Eva Croce formant un duo sur le registre de leurs personnalités dissemblables. C’est avec L’Illusion Du Mal (Gallmeister 2022) que le criminologue milanais va se joindre aux deux enquêtrices basées à Cagliari dans le cadre d’une collaboration qui va se poursuivre avec La Septième Lune (Gallmeister 2024) où le trio est aux prises avec un tueur inquiétant. On comprend donc bien que Piergiorgio Pulixi s’est inscrit dans le registre du thriller qu’il décline en adoptant les codes du genre, mais en faisant en sorte de s’en distancer quelque peu pour s'intéresser davantage  à l’environnement social qui imprègne l’ensemble de ses textes oscillant parfois sur les gammes du roman noir. Et c’est dans ce genre du roman noir que s’oriente un texte comme Stella où l’auteur délaisse l’archétype de la narration autour du sérial killer pour s’intéresser à tout l’aspect de Sant’Elia, une banlieue de Cagliari marquée par la pauvreté, qui nous rappelle sur certains points l’urbanisme du tristement célèbre quartier de Scampia à Naples. Au sein de cette cité, dont on va connaître tout le contexte historique, émerge de fortes personnalités telles que Rosaria Nemus, la grand-mère de Stella qui va marquer les esprits tout comme Stella cette victime tragique dont on découvre les nombreuses facettes au gré de la progression des enquêteurs chargés de faire la lumière sur les circonstances du crime. Si l’enjeu de l’identification du coupable est bien palpable, c’est toute la tragédie découlant de ce crime qui devient le véritable moteur de l’intrigue à mesure que l’on prend la mesure des démarches vengeresses du frère ou du petit ami de Stella tandis que les enquêteurs de la police mobile de Sardaigne se confrontent à leurs homologues des Carabiniers et plus particulièrement au lieutenant-colonel Mirko Capasso qui semble vouloir faire cavalier seul. On saluera donc le fait que Piergiorgio Pulixi ait fait en sorte de sortir du confort de narration qui a fait son succès pour se lancer dans une enquête aux connotations bien différentes mettant en relief un environnement plutôt méconnu de la Sardaigne qu’il dépeint avec un regard affuté tandis que les personnages principaux, que ce soit Vito Strega, Eva Croce et Mara Reis, vont faire face à certaines déconvenues qui vont pimenter l’intrigue ainsi que l’arche narrative régissant l’ensemble de la série.

     

    piergiorgio pulixi,éditions gallmeister,la libraire des chats noirs,si les chats pouvaient parler,stellaRésumé : La Librairie Des Chats Noirs

    Entre deux êtres chers, il faut choisir celui qui vivra et celui qui mourra en disposant d’une minute avant que l’assassin sadique n’exécute le proche sacrifié. Après plusieurs crimes du même acabit sans que l’on ne comprenne les motivations du tueur, la police va faire appel à Marzio Montecristo, le patron colérique d’une librairie de Cagliari spécialisée dans le polar où évolue ses deux chats noirs, Poirot et Miss Marple. Il faut dire que cet ancien enseignant de mathématique passionné de littérature noire s’est distingué avec son étonnant club de lecture, « les enquêteurs du mardi », en aidant la police à résoudre, il y a de cela un an, une affaire extrêmement complexe. Outre Marzio, on trouve parmi les membres du club une dame à la retraite, une veuve de trois maris successifs, un moine capucin, une jeune gothique ainsi qu’un vieux dandy tout en élégance. Cette poignée d’experts amateurs sera-t-elle donc capable d’identifier celui que tout le monde surnomme désormais « le tueur au sablier » ?

     

    De par sa légèreté, son habile mélange des genres, que ce soit le thriller, le fameux cosy mystery et le classique roman policier à la Agatha Christie à laquelle Piergiorgio Pulixi rend d’ailleurs hommage, ainsi que par le biais de son humour caustique, la série de La Libraire Des Chats Noirs tranche radicalement avec la série Les Chansons Du Mal à l’atmosphère sombre mais où l’on retrouve l’éclat méridionale de la Sardaigne qui convient parfaitement à cette intrigue pleine de charme. Il va de soi que l'histoire s’articule autour de la personnalité de Marzio Montecristo, ce libraire bourru qui est parvenu, en dépit de sa propension à envoyer balader une clientèle qu’il juge indigne, à s’entourer d’amateurs du genre policier aux profils atypiques qui vont résoudre des crimes sous l’égide de la police et plus particulièrement de l’inspecteur Flavio Caruso et de son adjointe la brigadière Angela Dimase pour laquelle Marzio semble éprouver quelques sentiments. L’autre aspect du récit tourne bien évidemment autour de l’enjeu quant à la découverte du meurtrier dont on se doute bien, sur un genre tel que le crime mystery, qu’il fera partie de l’entourage plus ou moins proche du personnage central, ce qui pimente le suspense. Mais avec Piergiorgio Pulixi, on ne s’éloigne jamais vraiment de la dimension sociale qui s’insère dans le texte en abordant différents thèmes dont les maladies dégénératives telles qu’Alzheimer ou les agression sexuelles qui vont alimenter la part sombre de ce roman qui fait référence à une multitude d’auteurs et de romancières de la littérature noire. Il n’en demeure pas moins que l’ensemble du récit se déroule dans une atmosphère à la fois caustique et chaleureuse où l’on se plaît à parcourir ce chef-lieu de la Sardaigne, en compagnie de ces enquêteurs du mardi et plus particulièrement de ce libraire qui se révèle extrêmement attachant tout comme ses chats qui l’accompagnent.

     

    piergiorgio pulixi,éditions gallmeister,la libraire des chats noirs,si les chats pouvaient parler,stellaRésumé : Si Les Chats Pouvaient Parler

    A force de rembarrer la clientèle qui lui déplait, Marzio Montecristo doit bien admettre que les affaires de sa librairie des Chats Noirs sont au plus mal et qu'il doit se résoudre à accepter la proposition de sa jeune employée Patricia qui a fait en sorte qu'il participe à l'opération marketing du célèbre auteur de romans policier Aristide Galezzao qui va écrire les derniers chapitres de son nouveau roman à bord d'un navire de croisière qui va voguer autour de la Sardaigne. Il s'agira pour Marzio de tenir la librairie flottante en compagnie de ses deux chats Poirots et Miss Marple ce qui lui permettra de renflouer les caisses de son commerce, même s'il doit frayer avec ce romancier à succès prétentieux qui se prend pour Simenon, mais dont l'oeuvre se résume à une série d'ouvrages médiocres dont il peine à comprendre qu'elle suscite un tel engouement. Accompagné de son ami l'inspecteur Flavio Caruso qui s’apprête ä intégrer le fameux club de lecture des « enquêteurs du mardi", les festivités battent leur plein sur le bateau et Marzio Montecristo doit bien admettre que les ventes se révèlent mirobolantes tandis qu'il fraye avec ce petit monde du livre en pleine effervescence. Mais la croisière prend une tournure dramatique lorsque l'on trouve le corps sans vie d'un des passagers dont il ne fait aucun doute qu'il a été assassiné alors qu'une tempête se lève, ce qui empêche toute intervention immédiate des autorités. En attendant, c'est l'inspecteur Caruso qui va procéder aux premières investigations tout en comptant sur les compétences sans faille de Marzio qui va lever le voile sur le milieu trouble de l’édition.

     

    piergiorgio pulixi,éditions gallmeister,la libraire des chats noirs,si les chats pouvaient parler,stellaD’entrée de jeu on décèle l’immense plaisir de Piergiorgio Pulixi à partager avec nous cette nouvelle enquête de Marzio Montecristo dont il décrit une  nouvelle fois le caractère irrascible, pour notre plus grand bohneur, notamment durant ces instants de colères mémorables où il fustige la rare clientèle qui ose encore s’aventurer dans sa librairie des Chats Noirs au charme indéniable. On perçoit derrière ces échanges féroces, l’expérience de l’ancien libraire, sans pour autant avoir agi de la même manière pour faire face aux exigences de clients aux comportements déroutants dont il critique, à certains égards, la propension à se tourner vers une littérature commerciale dans ce qui apparaît parfois comme une véritable mise en abîme, à l’instar de ce moment  extraordinaire où son personnage central exprime tout le désarroi qu’il ressent sur cette propension à exploiter, de manière outrancière, l’image des chats dans les genres littéraires afin d’attirer grossièrement le lectorat. Une sorte de défouloir jouissif en quelque sorte dans ce qui s’apparente à une intrigue similaire à celle de Mort Sur Le Nil d’Agatha Christie à laquelle il rend encore une fois hommage au cours de ce récit prenant pour cadre le Mise en Abyme, un petit navire de luxe au charme rétro. Si l’enjeu de l’intrigue se décline autour des investigations pour identifier l’auteur du crime, il s’agit pour Piergiorgio Pulixi de dresser un portrait au vitriol, du monde de l’édition dont il décline toute une galerie de portraits féroces lui permettant d’évoquer, sans fard, toute une multitude de dérives en lien avec l’exploitation d’un auteur à succès grotesque se prenant pour Georges Simenon dont il mentionne la journée brumeuse qu’il a passée en arpentant les rues de Milan à l’occasion d’un reportage photo de l’époque. Parce que derrière cette critique implacable du monde du livre, on distingue cette admiration pour les auteurs qu’il affectionne à l’instar de Benjamin Whitmer, de Jean-Claude Izzo, de Pierre Lemaître et de William McIlvanney pourtant bien éloignés du genre crime mystery, ce qui constitue là, une nouvelle fois, un paradoxe savoureux dans ce qui peut se révéler comme un excellent guide de la littérature noire. Et c’est bien dans ce domaine de la dérision que réside la réussite de ce second volet de la série  La Librairie Des Chats Noirs dont on savoure chacune des pages d’un récit plein d’attraits mettant également en exergue l’atmosphère attrayante de cette île de la Sardaigne dont on ne se lasse jamais.

     

    Piergiorgio Pulixi : Stella (Stella di mare). Editions Gallmeister 2025. Traduit de l’italien par Anatole Pons-Reumaux.


    Piergiorgio Pulixi : La librairie Des Chats Noirs (La libreria Dei Gatti Neri). Editions Gallmeister 2024 (collection Totem 2025). Traduit de l’italien par Anatole Pons-Reumaux.


    Piergiorgio Pulixi : Si Les Chats Pouvaient Parler (Se I Gatti Potessero Parlare). Editions Gallmeister 2025. Traduit de l’italien par Anatole Pons-Reumaux.


    A lire en écoutant : Monterey de Nick Waterhouse. Single : Monterey. 2022 Innovative Leisure.

  • JAMES MCBRIDE : L'EPICERIE DU PARADIS SUR TERRE. LA REPARATION DU MONDE.

    james mcbride,l’épicerie du paradis sur terre,éditions gallmeisterOn pourra bien parler de la polarisation et des clivages entre les communautés, de la colère et de la haine qui en découlent et de cette violence qui imprègne le pays comme s'il s'agissait d'une espèce d'ADN immuable se nourrissant d'un passé historique où il n'est question que de fureur et de conquêtes sanglantes. Mais pour éclairer cette part sombre des Etats-Unis, il projette cette lumière d'espoir et d'amour alimentant l'ensemble d'une oeuvre où il est question de tolérance sans pour autant édulcorer les rancœurs de ces populations de la marge confinées dans ces ghettos où la solidarité est de mise. Romancier et scénariste, mais également compositeur de jazz et saxophoniste, James McBride intègre donc dans ses récits l’essence même d’une existence au croisement des cultures dont il évoque le contexte dans La Couleur De L’Eau (Gallmeister 2020), récit autobiographique au succès fracassant d’où émerge les racines juives et polonaises de sa mère ainsi que les origines chrétiennes et afro-américaines de son père et qui ont élevé une famille de douze enfants à Brooklyn dans le quartier défavorisé de Red Hook. Outre son autobiographie, c’est dans un roman comme Deacon King Kong (Gallmeister 2021) que l’on retrouve cette atmosphère âpre, en clair obscur d’une poignée d’immeubles décatis d’un secteur excentré de Brooklyn gangrené par l’émergence dévastatrices de la drogue où l’on croise une multitude d’individus aux parcours bancals et aux âmes lacérées par les aléas d’une existence chaotique. Et de ce foisonnement d'hommes et de femmes de peu émerge cette luminosité qui éclaire la misère d'un univers précaire et souvent violent, imprégnée de milles éclats d'une humanité repoussant les préjugés pour tendre vers une solidarité tangible et indispensable. S'ils revêtent bien souvent une connotation spirituelle, les textes de James McBride n'ont pourtant rien de lénifiant et s'inscrivent dans un swing tonique propre au jazz dont on retrouve quelques tonalités dans L'Epicerie Du Paradis Sur Terre où l'on part à la rencontre de la communauté de Chicken Hill, composée de juifs et d'afro-américain qui ont élu domicile dans ce quartier pauvre de la ville de Pottstown en Pennsylvanie, située non loin de Philadelphie.


    james mcbride,l’épicerie du paradis sur terre,éditions gallmeisterEn 1972, à la veille de l'ouragan Agnès qui va balayer la côte Est des Etat-Unis,, des ouvriers découvrent les restes d'un corps au fond d'un puit de la ville de Pottstown, plus précisément à Chicken Hill où réside le vieux Malachi, l'un des derniers résidents de la communauté juive qui est devenu, par la force des choses, la mémoire et l'âme de ce quartier défavorisé. C'est donc vers lui que la police se tourne pour en savoir plus sur la découverte de ce cadavre auprès duquel on a retrouvé une mezouzah en argent. Pour le vieil homme, c'est l'occasion de se remémorer cette époque d'autrefois où juifs et noirs se côtoient dans une effervescence migratoire qui rassemblent les plus précarisés. de se souvenir de Moshe propriétaire d'une salle de spectacle, et de son épouse Chona qui tient la petite épicerie du Paradis Sur Terre. De cette position privilégiée, le couple observe tous les mouvements de cette vie foisonnante tout en étant à l'écoute de cette population bigarrée. Alors quand Chona apprend que Dodo, une jeune garçon sourd et muet, va être placé en institution, elle se met en tête de le soustraire aux autorités afin de le protéger. Dans sa tâche, elle pourra compter sur Nate le concierge de la salle de spectacle, qui officie également comme leader informel de la communauté afro-américaine et qui va l'appuyer dans cette démarche salvatrice. Mais peut-on véritablement lutter contre cette Amérique blanche et chrétienne qui dicte ses règles sur l'ensemble du pays ?  

     

    Avec la découverte d’un corps à l’état de squelette, on devine que l’enjeu du récit sera de découvrir l’identité de la victime et les circonstances de sa mort, ceci quand bien même le roman se distancie des codes du roman policier pour s’orienter vers un portrait foisonnant de ce quartier multiculturel de Chicken Hill durant la période des années vingt ou juifs et noirs se côtoient dans un joyeux charivari aux accents tonitruants de ces grands orchestres de jazz dirigés par Chick Webb, batteur phénoménal, ou Mickey Katz, clarinettiste virevoltant sur des tonalités yiddish. On arpente donc les rues de ce quartier populaire dans un bouillonnement de rencontres fracassantes et de scènes de vie quotidienne qui vont s’imbriquer les unes aux autres dans ce qui apparaît tout d’abord comme un joyeux désordre pour nous livrer, au final, la mécanique de cette réparation du monde qui va bien au delà d’une simple revanche de la vie et que l’on pourrait définir comme le retour d’un destin parsemé de ces injustices qui jalonnent l’existence des protagonistes de l’intrigue. C’est donc de cela dont il est question dans L’Epicerie Du Paradis Sur Terre où James McBride met en lumière cette espèce de balance universelle entre les bonnes actions des uns et les mauvaises actions des autres et dont le schéma narratif complexe s’articule essentiellement autour des parcours de vie de Chona et de Moshe deux figures importantes de la communauté juive mais également de Nate et de Dodo issus tous deux de la diaspora afro-américaine et qui tous se côtoient sans véritablement se connaître jusqu’à cette tragédie qui va bouleverser l’existence de chacun. Et il émerge ainsi du texte un jaillissement d’humanité sans pour autant verser dans une espèce d’émotion sirupeuse ou de complaisance factice en nous permettant également d’appréhender tous les aspects sombres de ce quartier âpre de Chicken Hill où l’on ne se fait pas de cadeau. Mais de cette part sombre incarnée par des individus comme l’aide-soignant inquiétant Son of Man ou l’odieux docteur Earl Roberts, James McBride en extrait une étincelle de commisération s’inscrivant dans la densité de leur personnalité qu’il prend d’ailleurs le temps de décliner pour chacun des personnages de l’intrigue qui prend parfois quelques tournures désopilantes. Une mention spéciale pour Chona, jeune juive boiteuse qui tient L’Epicerie Du Paradis Perdu et dépourvue du moindre préjugé,  rappelant à certains égards la figure tutélaire de la mère de l’auteur, ainsi que pour Monkey Pants, ce jeune garçon confiné dans son lit de l'effroyable institution de Pennhurst, incarnation de cette autre discrimination que subissent les personnes handicapées que l'on relègue dans des établissements insalubres où la violence est de mise. L'ensemble se décline au fil d'une écriture généreuse et exubérante qui nourrit une succession de chapitres denses nécessitant une certaine attention pour saisir l'intégralité d'un récit qui se se mérite sans pour autant malmener le lecteur qui succombera au charme indéniable de L'Epicerie Du Paradis Sur Terre.
     


    James McBride : L'Epicerie Du Paradis Sur Terre (The Heaven & Hearth Grocery Store). Editions Gallmeister 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Happe.


    A lire en écoutant : Children's World de Maceo Parker. Album : Roots Revisited. 2000 Minor Music. 

     

  • TIFFANY MCDANIEL : DU COTE SAUVAGE. HEROINES.

    tiffany mcdaniel,editions gallmeister,du côté sauvageDans le style que l'on apprécie, il est souvent question d'équilibre pour faire en sorte que le texte sorte de l'ordinaire et chacun se déterminera sur l'imbrication des différents éléments qui le composent et de l'audace parfois qui en découle, en impressionnant ou rebutant le lecteur selon ses prorpres critères. Tiffany McDaniel fait assurément partie de ces romancières qui ne laissent pas indifférent et l'on avait été particulièrement marqué par Betty (Gallmeister 2020) où la noirceur de cette chronique familiale laissant entrevoir les fêlures et les violences faites aux femmes se conjugue dans la luminosité d'un texte imprégné de poésie. A la suite de ce succès notable, les éditions Gallmeister propose la traduction du premier roman de Tiffany McDaniel, L'Eté Où Tout A Fondu (Gallmeister 2021) traitant des affres de la discrimination au gré d'une allégorie manquant singulièrement de subtilité autour de la lutte du bien contre le mal prenant l'allure d'un conte social tragique. Une question d'équilibre et de perception qui interpellera chaque lecteur découvrant les prémisses d'un style éblouissant que l'on retrouvera à la lecture Du Côté Sauvage, son troisième roman se révélant encore plus âpre que les précédents et s'inspirant des Disparues de Chillicothe dans l'Ohio, un fait divers qui a défrayé la chronique avec l’assassinat de six femmes et dont certains corps ont été retrouvés flottant sur la rivière. S'intéressant plus particulièrement au profil des victimes que du tueur, l'intrigue de Tiffany McDaniel nous rappelle Sambre (Jean-Claude Lattès 2023), ce fameux récit de la journaliste Alice Géraud ainsi que Ces Femmes-là (Globe 2023), singulier roman d'Ivy Pochada. 

     

    Les jumelles Arc et Daffy tout le monde les connait du côté de Chillicothe dans l'Ohio, avec leur chevelure rousse et les yeux vairons. Dotées d'une imagination sans limite, les deux soeurs inséparables échappent à leur vie sordide en s'abreuvant des histoires de Mamie Milkweed qui les a recueillies pour les élever tant bien que mal tout en les tenant éloignées d'un père et d'une mère qui s'enfoncent dans leur dépendance à l'héroïne faisant des ravages dans une région sans avenir. Mais le monde imaginaire qu'elles ont bâti s'étiole au détour d'un drame les ramenant dans le quotidien de la réalité implacable d'une famille destructrice. Une fois adulte, Darc se rend compte qu'il n'est pas aisé de se soustraire au mal et à la douleur qui imprègnent ses souvenirs tout en se répercutant dans les méandres d'une existence qui s'effondre dans les cloaques du milieu de la drogue et de la prostitution. Et puis, il y a ce corps d'une femme de son entourage que l'on retrouve dérivant dans le courant de la rivière sans que cela ne suscite la moindre intérêt au sein de la communauté. Et même si ses amies disparaissent et que les cadavres s'accumulent dans l'indifférence générale, Arc comprend rapidement qu'il lui faudra faire preuve d'une abnégation sans limite pour protéger sa soeur de ceux qui veulent les entraîner toutes les deux du côté sauvage.

     

    Même si le résumé ne laisse que peu de place à la confusion, Du Côté Sauvage n'a rien du récit romancé où l'on se concentre sur le déroulement de l'enquête, ni du thriller glaçant nous entraînant sur les traces d'un tueur en série aussi grotesque qu'impitoyable. Au gré des 700 pages, il faudra également faire son deuil d'une intrigue au rythme frénétique et effréné à une époque où tout va beaucoup trop vite, même en littérature où l'on engloutit les ouvrages plutôt qu'on ne les lit. D'entrée de jeu, on comprend que Tiffany McDaniel se lance dans un hommage aux six victimes de Chillicothes auxquelles elle dédie ce roman en transposant son histoire à une autre époque, dans les années 80 et 90, comme pour renoncer totalement à restituer le déroulement de cette succession de faits divers sordides qui n'ont jamais été résolus. A partir de là, la romancière construit son récit autour des parcours d'Arc et de Daffy, ces jumelles que la vie n'épargne à aucun instant et qui s'agrègent autour de leur mère et de leur tante qui se prostituent à domicile afin de subvenir à leur consommation d'héroïne, véritable fléau au sein d'une région dévastée économiquement où la puanteur d'une monstrueuse usine de papier devient l'unique voie de sortie pour l'ensemble de la communauté. D'une époque à l'autre, sur une alternance d'analepse introduisant le déroulement de leur vie d'adulte, l'intrigue s'articule sur cette succession de meurtres de jeunes femmes faisant partie de l'entourage de Darc et Daffy qui s'adonnent elles aussi à la prostitution leur permettant de se fournir en came pour échapper à un quotidien peu reluisant. Et rien ne nous sera épargné pour illustrer la noirceur d'un milieu que l'aspect poétique, parfois même onirique, n'édulcore à aucun instant à l'instar de ces rapports d'autopsie où la froide description des lésions s'imbrique dans la chaleur d'une poésie servant à définir la personnalité d'une victime qui ne laisse plus indifférent. Et c'est bien de cela qu'il s'agit avec Du Côté Sauvage où l'on s'attache donc au profil de ces femmes évoluant dans un milieu sans pitié et extrêmement violent comme en témoigne des scènes d'une dureté parfois extrême sans jamais pour autant verser dans la complaisance. C'est l'occasion pour Tiffany McDaniel de dresser une galerie de portrait d'hommes dont certains sont pourvus d'une personnalité terrifiante à l'exemple du tatoueur Highway Man ou plus ambivalente comme celle de West l'employé du motel où Arc et Daffy se prostituent et celle de ce violoniste, alcoolique repenti, travaillant désormais au centre de désintoxication où les deux jeunes femmes tentent de se sevrer. Ceci sans parler de cet officier de police dévoyé, incarnation de l'indifférence des autorités estimant, de manière sous-jacente, que ces femmes n'ont finalement obtenu que ce qu'elles méritaient. Ainsi, dans la somme de cet entourage inquiétant s'esquisse donc la personnalité mystérieuse d'un meurtrier insaisissable au détour d’une intrigue chargée de tensions qui va nous emporter vers une révélation surprenante en toute fin d’un récit d’une puissance et d’une intensité peu commune . Et puis dans toute cette laideur, il y a la beauté de cette écriture lyrique qui vient contrebalancer, avec un bel équilibre, la laideur d'un environnement social sans fard, un portrait brutal de cette autre Amérique basculant dans le rêve sans avenir des opiacés, plus précisément Du Côté Sauvage

     


    Tiffany McDaniel : Du Côté Sauvage. Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais par François Happe.

    A lire en écoutant : Little Girl Blue interprété par Janis Joplin. Album : I Goa Del Ol' Kozmic Blues Again Mama ! 1969 Sony Music Entertainment.

  • Benjamin Whitmer : Dead Stars. Le cercle de gravité.

    benjamin whitmer,dead stars,editions gallmeisterPour chacun des récits de Benjamin Whitmer, émerge cette image de William Munny, ce tueur repenti qu'interprète Clint Eastwood dans Impitoyable. Et dès la lecture de Pike (Gallmeister 2012), premier roman de l'auteur qui a marqué tous les esprits, on retrouve les contours de la personnalité de cette figure emblématique de ce western crépusculaire et plus particulièrement cette douleur et cette colère sourde qui s'épanchent finalement dans un déferlement de fureur. Et puis il y a ce combat intérieur, ces démons qui vous rongent en permanence, caractéristiques des individus qui hantent ce récit à la fois âpre et puissant prenant pour cadre cette Amérique de la marge aux allures déliquescentes que Benjamin Whitmer dépeint avec un style épuré qui lui est propre, bien éloigné de l'écriture débridée d'un James Ellroy. Il émane ainsi du texte une tension permanente qui se conjugue à la noirceur persistante d'une intrigue aussi sobre que maîtrisée. En découvrant ce premier ouvrage, on se doutait bien qu'il ne s'agissait pas d'un accident et que Benjamin Whitmer aurait encore des choses à dire sur ces contrées délaissées d'un pays déchu comme il l'a démontré avec Cry Father (Gallmeister 2015) où il est à nouveau question de filiation qui devient d'ailleurs un thème récurrent de son œuvre et qui importe pour ce père célibataire élevant ses deux enfants avec cette crainte permanente de ne pas être à la hauteur. A certains égards, Benjamin Whitmer endosse peut-être quelques traits de la personnalité de William Munny au détour d'un parcours de vie chaotique où la drogue, l'alcool et les bagarres ont marqué sa jeunesse tandis qu'il enchaîne les boulots les plus variés au cœur de ces vallées industrielles de l'Ohio, non loin des Appalaches. Donc pas de parcours académique pour cet auteur, amateur d’armes à feu comme pour mieux flinguer ce mythe du rêve américain, qui ne s'inscrit absolument pas dans un courant mainstream ce qui explique peut-être le fait que ses derniers ouvrages ne trouvent pas preneur dans son propre pays. S'il s'est quelque peu assagi, Benjamin Whitmer n'en conserve pas moins cette rage qu'il évacue au gré de ses intrigues mettant en avant les parias, les réprouvés et les travailleurs du bas de l'échelle qu'il a côtoyés dans ces endroits désolés des Etats-Unis dont nul n'entend parler. Avec Evasion (Gallmeister 2018), le romancier conserve cette noirceur intense qui vous colle à la peau en prenant tout de même beaucoup plus d'envergure au détour d'une intrigue se déroulant en 1968 et se focalisant sur l'univers de la prison d'Old Lonesome faisant vivre l'ensemble de la communauté de cette petite ville du Colorado, théâtre de l'évasion de douze détenus que l'on va traquer sans pitié. Le roman s'inscrit dans ce qui apparaît désormais comme une trilogie prenant pour cadre ces compagny towns du Colorado et se poursuivant avec Les Dynamiteurs (Gallmeister 2020) pour parcourir les rues boueuses la ville de Denver en 1895, où règne le chaos tandis que des orphelins comme Sam et Cora trouvent refuge dans l'Usine, une ancienne fabrique désaffectée, en cohabitant avec clochards et marginaux de tout bord qui n'ont de cesse de vouloir s'en prendre à eux. Autre époque : celle des années 80 de Reagan et de sa course à l'armement, autre entreprise : celle de Stonewall et de son traitement du plutonium pour alimenter les ogives nucléaires, Benjamin Whitmer conclut cette trilogie d'une manière magistrale avec Dead Stars vision cauchemardesque de l'American way of life s'articulant autour du parcours de ce père de famille à la recherche de son jeune garçon disparu.

     
    En 1986 à Plainview dans le Colorado, l'ensemble de la population travaille exclusivement pour l'entreprise Stonewall, spécialisée dans le traitement du plutonium. Hack Turner fait partie des contremaîtres du bâtiment 771 où l'on manipule ces matériaux hautement radioactifs dans des conditions plus que dégradées, ce qui lui permet de subvenir aux besoins de sa fille Nat, âgée de 17 ans et de son fils Randy qui a soufflé ses quatorze bougies, et qu'il élève seul tant bien que mal. Mais un soir, alors que Hack participe à une réception chez l’un de ses collègues, Nat lui téléphone pour l'avertir que Randy n'est pas rentré à la maison. Ainsi, durant trois jours, la famille Turner va entamer des recherches sans qu'aucun des habitants de la ville ne leur viennent en aide, hormis les forces de l'ordre qui font ce qu'elles peuvent, c’est-à-dire pas grand-chose. Il faut dire que toutes les vérités concernant les failles de sécurité nucléaire ne sont pas bonnes à dévoiler, surtout aux journalistes. Et Hack Turner en fait l'amère expérience tandis que l'ombre malveillante de son père plane sur la région, ce qui n'arrange pas la situation. 

     

    Sous le regard souriant de Ronald Reagan, dont le portrait est affiché dans la cuisine de Hack Turner, personnage central du récit, on perçoit le prix à payer d'une course à l'armement qui a fait des Etats-Unis une superpuissance. Ce prix, il se traduit sans doute dans les quintes de toux violentes et persistantes de Hack qui ne doivent pas être étrangères aux locaux vétustes et aux multiples manquements en terme d'exposition aux radiations que l'on distingue au sein de cette usine Stonewall faisant référence au site de production d'ogives nucléaires de Rocky Flats Plant, situé non loin de Denver dans le Colorado et théâtre de nombreux incidents qui ont poussé à sa fermeture en 1989. C'est également Connie, la collègue de Hack, qui en paie le prix fort à la suite de l'explosion d'une boîte à gants permettant de manipuler le plutonium et dont on minimise la portée alors que l'employée se consume de l'intérieur dans une lente agonie. Et pour finir, dans une moindre mesure, c'est le souvenir du grand-père de Benjamin Whitmer mort à l'âge de 36 ans des suites d'expositions aux radiations alors qu'il travaillait en tant que physicien sur l'élaboration de la bombe nucléaire dans l'Ohio. C'est tout ce cauchemar américain que l'auteur décline de manière habile, par petites touches qui apparaissent en filigrane au gré des souvenirs de Hack mais également de ceux du patriarche de la famille Turner qui voit apparaître cette ville prenant naissance avec l'implantation de cette filière nucléaire, véritable poumon économique de la région. Et on peut dire que Dead Stars puise sa force narrative dans cette évocation latente imprégnant un texte âpre qui vous saisit d'effroi sans jamais virer vers un registre larmoyant ou un pamphlet pesant. Il en résulte une atmosphère oppressante rendue encore plus prégnante avec la disparition du fils de Hack et dont les recherches vont rythmer le récit d'une manière encore plus intense en découvrant ce lot de désillusion, de colère et voire même de violence qui anime l'ensemble des membres de la famille Turner. Il y est question de douleur et de non-dits tant pour Hack évidemment, que pour sa fille Nat qui souhaite quitter ce cercle familiale accablant dont elle n'attend plus rien. Ce sont des sentiments similaires qui anime Whitey, le frère de Hack, qui a repris le trafic de stupéfiants que leur père Robin, ancienne figure de la pègre, a mis en place pour renflouer l'exploitation du ranch dont il a la charge. Et c'est en suivant la progression de leurs recherches respectives parfois vaines, souvent maladroites, que l'on entre dans un véritable enfer à mesure que les vérités émergent dans une succession d'éclats soudains de fureur brutale bouleversant l'ensemble de ces protagonistes en remettant en question leur existence respective. Ainsi Dead Stars prend une dimension foisonnante au détour d'un impressionnant enchaînement d'événements que Benjamin Whitmer met en place avec cette sobriété et cette rigueur qui le caractérise, au gré d'une intrigue aussi sombre que captivante ce d'autant plus que l'on distingue quelques fragments des ouvrages précédents comme cette stèle où figure le nom de Cora, protagoniste principale que l'on découvrait dans Les Dynamiteurs alors que L'Usine servant de refuge pour sa bande d'orphelins devient La Factory, un squat où l'on organise des concerts sauvages. On sait même ce qu'il advient du directeur et du gardien-chef de la prison d'Old Lonesome, deux individus abjects du roman Evasion, qui croisent la route du patriarche de la famille Turner. Et si Benjamin Whitmer évoque des romanciers tels que Harry Crews, Larry Brown James Crumley et Edward Abbey dans son cercle d'influence, Dead Stars vous donne l'assurance, s'il y avait le moindre doute, qu'il n'a rien à envier à ces auteurs exceptionnels.
     

    Benjamin Whitmer : Dead Stars (Dead Star). Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.


    A lire en écoutant : In The Air Tonight de Phil Collins. Album : Face Value. 1981 Virgin, Atlantic.

  • KENT WASCOM. LE SANG DES CIEUX. EMPIRE DE POUSSIERE.

    ken wascom,le sang des cieux,éditions gallmeisterDepuis quelques années on observe une résurgence du western, genre littéraire populaire par excellence, dont les premiers récits de conquête et de bravoure ont contribué à l’essor du rêve américain avant que ne débarquent dans les années 70, des auteurs s’ingéniant à démystifier cette épopée sanglante en révélant un contexte historique beaucoup moins glorieux. Ainsi par le biais d’une ligne éditoriale davantage orientée sur le réalisme de cette époque, on découvre avec les éditions Gallmeister des auteurs comme Glendon Swarthout (Homesman ; Le Tireur), Bruce Holbert (Animaux Solitaires) et Lance Weller (Wilderness ; Les Marches De l’Amérique) qui participent à ce que l’on désigne désormais comme étant des western crépusculaires dépeignant avec force, la douleur d’un nouveau monde qui se bâtit dans un flot de sang et fureur. Dans ce même registre, à la fois sombre, sauvage et emprunt d’une terrible brutalité, Kent Wascom  nous livre avec Le Sang Des Cieux un texte puissant, mais passé totalement inaperçu, narrant la période trouble de la cession de la Louisiane au début du XIXème siècle, un territoire qui englobait un quart des Etats-Unis actuelle en s’étendant de la Nouvelle-Orléans jusqu’au confins des états du Montana et du Dakota du nord, sur fond de spéculation foncière et de conflits féroces avec le gouvernement espagnol.

     

    En 1861 Angel Woolsack se tient sur le balcon de sa demeure de la Nouvelle-Orléans en observant l’effervescence d’un peuple prêt à en découdre en faisant sécession avec les états confédérés. Mais l’homme vieillissant n’a cure de ces velléités guerrières car il sait bien que cet enthousiasme ne durera pas et se désagrégera dans la fureur des combats à venir. Au crépuscule de sa vie il ne lui reste que l’écho furieux de ses souvenirs, d’une jeunesse tumultueuse où le jeune prédicateur endossera le rôle de bandit pour devenir fermier tout en menant des campagnes belliqueuses contre les espagnols. Une existence jalonnée de drames et de coups d’éclat sanglants où les fantômes de ceux qu’il a aimé et de ceux qu’il a honnis, hantent encore sa mémoire. Car dans le fracas de cette sarabande belliciste, Angel Woolsack, le vieil esclavagiste dévoyé, se souvient de chaque instant de cette vie dissolue.

     

    Les dés sont jetés et les jeux sont faits au détour de ce prologue somptueux où chacune des phrases savamment travaillées scellent les destins de celles et ceux qui ont composé l’entourage d’Angel Woolsack tout en enveloppant le lecteur dans l’étouffante épaisseur d’un linceul poisseux et sanguinolent au travers duquel on perçoit cette rage guerrière et cette ferveur religieuse qui a animé la destinée d’un personnage hors du commun. Ponctué de chapitres aux consonances bibliques, Kent Wascom nous entraîne, au terme de ce prologue crépusculaire, dans une longue analepse où la fiction côtoie les faits historiques pour mettre en scène l’effervescence d’un monde qui reste à conquérir. Car dans le fracas des armes, l’incertitude des combats à mener on observe la rude vie de ces pionniers évoluant dans un contexte à la fois sauvage et mystique. Dans un tel univers, c’est avec une certitude sans faille qu’il puise dans une foi inébranlable qu’Angel Woolsack va donc façonner son destin au gré de d’amitiés fraternelles et de trahisons parfois meurtrières en maniant aussi bien le Verbe que le sabre pour parvenir à ses fins en s’associant aux frères Kemper dont il empruntera le nom. Du Missouri où il officie comme prêcheur aux rives du Mississippi où il travaille comme batelier, du côté de Natchez où il devient bandit c’est finalement dans les aléas de la conquête de la Floride occidentale convoitée tour à tour par les espagnols et les colons américains qu’Angel Woolsack et les deux frères Kemper vont tenter de s’arroger quelques territoires au gré de négociations hasardeuses et de campagnes féroces permettant d’entrevoir la complexité des rapports régissant les différentes nations se disputant l’immensité des terres composant la Louisiane de l’époque.

     

    Mais au-delà de la férocité des enjeux et des conquêtes d’un pays en devenir, de cet impressionnant tableau d’une contrée sauvage qui se bâtit dans la douleur des sacrifices et la cruauté des exactions, Kent Wascom parvient à mettre en scène un récit épique emprunt de fureur mais également d’une terrible humanité que l’on distingue notamment au travers de cette relation amoureuse qu’entretiennent Angel Woolsack et Red Kate, jeune prostituée farouche qui devient épouse et mère d’un enfant mentalement déficient tout en assistant son mari dans sa soif de conquête.

     

    Il émerge du texte de Kent Wascom une force bouleversante, presque organique, où la cruauté et la violence côtoient la douleur des désillusions en accompagnant le lecteur au fil des pérégrinations de ce prêcheur mystique devenu marchand d’esclaves sans illusion, de cette jeune proie fragile basculant dans la défiance d’un redoutable prédateur vieillissant qui n’aura cesse de vouloir asservir le monde à sa portée. Le Sang Des Cieux devient ainsi la terrible parabole d’un monde en mutation qui broie les âmes vertueuses pour mettre en avant celles et ceux qui vont façonner l’Amérique de demain. Un premier livre, un tour de force, une véritable démonstration.

     

     

    Kent Wascom : Le Sang Des Cieux (The Blood Of Heaven). Christian Bourgeois éditeur 2014. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Chedaille.

    A lire en écoutant : Hurt interprété par Johnny Cash. Album : American IV: The Man Comes Around. American Recording Compagny 2002.