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LES AUTEURS - Page 35

  • Tetsuya Honda : Invisible Est La Pluie. Yakuza love story.

    Invisible est la pluie, tetsuya honda, atelier akatomboC'est à la fin des années quatre-vingt que l'on découvre la littérature en provenance d'Extrême-Orient avec les éditions Picquier, du nom de son fondateur Philippe Picquier, qui nous permettait d'accéder aux œuvres d'auteurs méconnus, qu'ils soient japonais, chinois ou coréens. Sans s'attacher à un domaine spécifique, la maison d'éditions publie ainsi des essais, des romans, des ouvrages de sciences humaines et bien évidemment de la littérature noire. Dans ce domaine, d'autres maisons d'éditions se sont lancées dans l'aventure à l'instar des éditions Liana Levi publiant l'œuvre de l'auteur chinois Qiu Xiaolong relatant les enquêtes de l'inspecteur Chen, officiant à Shanghai ou d'Acte Sud /Actes noirs qui nous a permis de découvrir l'œuvre originale de Keigo Higashino, auteur emblématique de la littérature noire japonaise. Du Japon, il est exclusivement question avec Atelier Akatombo qui publie, depuis 2018, sous la direction de Dominique et Frank Sylvain, des romans en provenance du Pays du Soleil Levant avec un catalogue essentiellement composé de polars et romans noirs, même si l'on trouve également de la science-fiction, des mangas et de la littérature érotique. L'intérêt d'une telle maison d'éditions réside dans le fait qu'elle nous offre un bel éventail de la littérature noire japonaise avec notamment une série de référence de Tetsuya Honda qui met en scène les investigations de la lieutenante Reiko Himekawa, à la tête d'un groupe de la brigade criminelle de Tokyo et que l'on retrouve dans Invisible Est La Pluie, troisième opus de ladite série.

     

    A Tokyo, dans l'arrondissement de Nagano, on retrouve le cadavre de Kobayashi, un yakuza de seconde envergure, qui a été lardé de coups de couteau à l'intérieur même de son appartement. L'enquête échoit au DPMT, le département de la police métropolitaine, et plus particulièrement au deuxième groupe de la division d'enquête criminelle dirigé par la lieutenante Reiko Himekawa, ceci au grand dam de l'antigang qui veut récupérer l'affaire. Une rivalité au sein des forces de police qui fait écho à la guerre de succession qui ravage le gang de l'Ishidō auquel appartenait la victime. Dans ce climat délétère, il y a également cet appel anonyme évoquant une ancienne affaire qui a mal tourné en entachant la réputation du DPMT. Ne souhaitant pas que cette bavure policière ressurgisse dans l'actualité, la hiérarchie va interdire à Reiko Himekawa de creuser cette piste. Mais la policière obstinée va s'empresser de désobéir et mener seule, une enquête parallèle qui risque de la compromettre ainsi que ses supérieurs. Des investigations prenant une drôle de tournure avec la rencontre d'un agent immobilier séduisant s'avérant être un membre important des yakuzas. S'engage ainsi un troublant et dangereux jeu de séduction qui risque bien de mettre en péril la carrière de Reiko.

     

    Dans la littérature noire japonaise, rares sont les héroïnes exerçant la fonction de policière, qui plus est en occupant un poste de chef de groupe au sein de la brigade criminelle de Tokyo. En créant le personnage de la lieutenante Reiko Himekawa, son auteur Tetsuya Honda nous permet d'évoluer au cœur de l'univers très machiste du siège du Département de la Police Métropolitaine de Tokyo (DPMT) et de prendre la mesure des réflexions déplacées que subit la jeune policière au quotidien avec son lot défiance quant à ses capacités professionnelles ou remarques sexistes quant à son physique. Femme de caractère, déterminée dans ses actions, Reiko adopte une attitude plutôt résiliente notamment en ce qui concerne les tentatives de drague pitoyable qu'elle subit notamment avec un subordonné dépourvu de limite. Paradoxalement, c'est même parfois l'attitude protectrice des membres de son groupe qui peut poser problème en estimant qu'elle ne pourrait faire face à certaines situations en tant que femme. Ainsi Tetsuya Honda dresse un portrait peu flatteur de la société japonaise dans le contexte d'un sexisme exacerbé qui semble particulièrement prégnant au sein des forces de police. Mais avec Invisible Est La Pluie, Tetsuya Honda s'attarde plus particulièrement sur les manoeuvres de la hiérarchie policière qui essaie de se couvrir suite à une bavure qui risque d'entacher ses services en contraignant la lieutenante Reiko Himekawa à enquêter en solitaire, tandis que les différentes brigades s'écharpent pour récupérer une affaire mettant en cause un gang de yakuzas en pleine guerre de succession. On peut ainsi faire le parallèle entre les manoeuvres policières pour éviter la résurgence d'une vieille affaire embarrassante et les manoeuvres de yakuzas déterminés à reprendre les rênes du gang que l'auteur dépeint avec force de détails qui donnent une tonalité réaliste qui prévaut pour l'ensemble d'un récit nous dévoilant les contours d'une enquête qui va se révéler bien moins classique qu'il n'y parait. Dans le cadre de cette enquête solitaire dans le milieu de la pègre, on appréciera l'audace d'une enquêtrice déterminée faisant preuve d'une certaine fougue lorsqu'elle tombe sous le charme d'un yakuza séduisant qui pourrait bien être l'auteur du meurtre sur lequel elle enquête. Tout l'enjeu du suspense tourne donc autour de cette probabilité qui risque de compromettre la carrière de la lieutenante Reiko Himekawa.


    Ainsi, au détour d'une intrigue complexe, aux tonalités poétiques, Tetsuya Honda nous offre avec Invisible Est La Pluie, une balade exotique dans les rues de Tokyo en compagnie d'une policière au charme indéniable que l'on se réjouit de retrouver.

     

    Tetsuya Honda : Invisible Est La Pluie (Invisible Rain). Atelier Akatombo 2021. Traduit du japonais par Alice Hureau.

    A lire en écoutant : WARP de Clammbon. Album : モメント l.p. 2019 Tropical Company Limited.

  • LAURENT GUILLAUME : UN COIN DE CIEL BRULAIT. ENFANTS PERDUS.

    Laurent guillaume, un coin de ciel brûlait. éditions Robert LaffontCe n'est pas chose si aisée que d'écrire du polar ou du roman noir lorsque l'on est policier. Et contrairement à l'idée reçue de l'expérience du terrain et du réalisme qui en découle, contribuant ainsi à la bonne facture du texte, il faut justement se départir de ce réalisme qui colle à la peau pour adopter une posture plus littéraire, plus romanesque. Parmi ces policiers qui se sont lancés dans l'écriture, on pense à Hugues Pagan qui endossa la fonction durant plus d'une vingtaine d'années avant de publier 12 romans marquants dont Une Dernière Station Avant L'autoroute (Rivages/Noir 1997) et Profil Perdu (Rivages/Noir 2017). On peut également citer Christophe Guillaumot, commandant à la SRPJ de Toulouse, qui a publié aux éditions Liana Levi trois romans mettant en scène Renato Donatelli, un policier calédonien, surnommé Le Kanak. Deux officiers de police qui ont su concilier réalisme et trame romanesque en insérant notamment dans leurs dialogues quelques expressions propre aux policiers mais qui se démarquent principalement par leur volonté de nous raconter des histoires. Des histoires il en a un certain nombre à raconter Laurent Guillaume, ancien capitaine de police qui exerça notamment en tant que commandant au sein d'une unité mobile du Val-de-Marne et également aux stups en qualité de chef de groupe. Si vous avez l'occasion de croiser ce personnage charismatique vous ne pourrez résister à l'envie de l'écouter vous narrer quelques anecdotes en lien avec sa carrière professionnelle. Cette envie de raconter des histoires, on la retrouve dans ses romans avec la série Mako et plus particulièrement dans Là Où Vivent Les Loups (Denoël 2018) où l'on découvre le commandant Priam Monet, un flic plutôt mal embouché. Outre son activité de policier puis romancier/scénariste, Laurent Guillaume officie également en tant que consultant pour des organisations internationales en lutte contre le crime organisé dans les régions de l'Afrique de l'Ouest. Issus de cette activité et de cette expérience, il a rédigé plusieurs articles et ouvrages traitant de ce sujet complexe qu'il tente de vulgariser afin de sensibiliser les profanes que nous sommes dans le domaine. C'est dans ce registre qu'il publie Un Coin De Ciel Brûlait qui évoque la guerre civile sierra-léonaise se caractérisant notamment par l'enlèvement de jeunes garçons enrôlés de force comme enfants soldats.

     

    En 1992, la Sierra Leone bascule dans la guerre civile bousculant ainsi le destin de Neal Yeboah, un jeune garçon de douze ans qui, après avoir été contraint d'exécuter son père, se retrouve enroulé de force dans une milice armée, composée essentiellement d'enfants soldats. A mesure qu'il grimpe les échelons de cette armée de fortune, Neal devient un combattant de légende au gré d'échauffourées sanglantes ponctuées d'actes innommables qui deviennent la norme pour ces enfants englués dans une violence quotidienne et terrifiante. 
    A Genève, de nos jours, Tanya Rigal, journaliste d'investigation pour Mediapart, se rend dans un palace pour retrouver un mystérieux correspondant avec qui elle a rendez-vous. Mais ce sont des inspecteurs de la police judiciaire qui l'accueillent. En effet, l'homme a été retrouvé mort dans sa suite luxueuse, avec un pic à glace enfoncé dans l'oreille. En décidant d'en savoir plus sur cette victime, Tanya va mettre à jour une terrifiante machination qui la conduit sur les traces d'un tueur impitoyable dont elle suit le parcours entre Freetown, Monrovia, Paris, Nice et Washington DC. Une route semée d'embûches, de cadavres et de révélations peu reluisantes que l'on a tout intérêt à dissimuler. Mais Tanya Rigal est bien déterminée à déterrer le passé en faisant abstraction des intérêts supérieurs des états impliqués dans un trafic d'armes et de diamants destiné à alimenter le cours d'une guerre abjecte.

     

    En abordant le sujet des enfants soldats sous la forme d'un thriller, Laurent Guillaume prenait un sacré risque avec un thème sensible qui a été évoqué à maintes reprises, ceci avec plus ou moins de réussite. On pense tout d'abord au roman d'Emmanuel Dongala, Johnny Chien Méchant (Editions du Rocher 2007) adapté au cinéma par Jean-Stéphane Sauvaire sous le nom de Johnny Mad Dog. Thème abordé dans une version plus hollywoodienne, on pense également à Blood Diamond d'Edward Zwick ou Beasts No Nation de Cary Jojy Fukunaga et dans une moindre mesure à Lord Of War d'Andrew Niccol. Le roman de Laurent Guillaume se distingue des oeuvres précitées parce qu'il intègre subtilement, sous l'angle du thriller, des éléments sociaux et géopolitiques de la Sierra Leone, pays dont on ne sait finalement pas grand-chose, ce qui est le cas pour la grande majorité des nations africaines. Pour ce qui concerne l'aspect social, c'est autour du personnage de Neal Yeboah que l'on va prendre la pleine mesure des conditions de vie de ces enfants soldats et des affres qu'ils subissent quotidiennement pour en faire des combattants dépourvus de la moindre empathie. On observe ainsi cette perte d'identité avec Neal Yeboah, enfant socialement bien intégré, se transformant peu à peu en un guerrier légendaire affublé du patronyme de Bande-à-la-guerre qui achève de le déshumaniser. Pour ce qui est de l'aspect géopolitique, c'est en accompagnant la journaliste Tanya Rigal que l'on va prendre la pleine mesure des accointances entre la Sierra Leone, le Libéria et les Etats-Unis sur fond de trafic d'armes et de diamants, ceci au détour d'une enquête sur une série de meurtres mettant en cause les acteurs de ces trafics. Pour plus de réalisme, on saluera la coup de génie de l'auteur qui a intégré quelques personnages réels qui sont des acteurs à part entière de l'histoire à l'instar de Charles Taylor, l'ancien président du Libéria ou de Foday Sanko leader du RUF (Revolutionnary United Front) et plus particulièrement du général Mosquito alias Sam Bockarie, chef des opérations du RUF qui prend le jeune Bande-à-la-guerre sous son aile. Pour aborder l'ensemble de ces thèmes, on appréciera l'écriture épurée de Laurent Guillaume qui sait distiller l'horreur des situations sans se complaire dans une violence outrancière tout comme il parvient à intégrer les éléments sociaux et géopolitiques dans la fluidité d'un texte brillamment maitrisé avec cette belle capacité à dépeindre les différentes atmosphères et ambiances des multiples endroits que l'on va explorer en compagnie de Neal Yeboah et de Tanya Rigal. Bien orchestré, on appréciera également l'aspect du thriller dont les codes sont respectés avec une certaine mesure et un bel équilibre au niveau d'un suspense savamment étudié dont on découvre les tenants et aboutissants en toute fin du récit.


    Thriller bouleversant, Un Coin De Ciel Brûlait nous permet d'appréhender les contours d'une terrible guerre civile au gré d'un superbe texte qui intègre le suspense d'une intrigue allant bien au-delà des affres d'un enfant soldat pour prendre en considération tous les enjeux d'un conflit dépassant les frontière de la Sierra Leone. 

     

     

    Laurent Guillaume : Un Coin De Ciel Brûlait. Editions Michel Lafon 2021.

    A lire en écoutant : Sierra Leone de Terry Callier. Album : Speak Your Peace. 2002 Mr Bongo Worldwild Ltd.

  • Rafael Wolf : La Prophétie Des Cendres. Le jour d'après.

    Rafael Wolf, la prophétie des cendres, bsn pressLa maison d'éditions romande BSN Press célèbre sa dixième année d'existence avec des publications qui ont toujours flirté avec le "mauvais genre" à l'exemple de Léman Noir (BSN Press 2012) une anthologie réunissant, sous la direction de Marius Daniel Popescu, des nouvelles noires d'auteurs romands dont certains ne s'étaient jamais essayés au genre. Un premier succès qui a laissé la place à d'autres romans qui ont marqué la brève histoire de la littérature noire romande à l'instar de Nicolas Verdan obtenant le prix du polar romand avec La Coach (BSN Press 2019). A la tête de cette maison d'éditions, il y a Giuseppe Merrone qui se caractérise par la haute exigence des textes qu'il publie et dont un bon nombre, comme ceux d'Antonio Albanese, se situent à l'orée du polar avec Voir Venise Et Vomir (BSN Press 2016) et 1, rue de Rivoli (BSN Press 2019). Naviguant donc à la périphérie des genres, certains de ces romans sont tout de même estampillés "roman noir" ou "policier" comme En Plein Brouillard (BSN Press 2021) de Gilbert de Montmollin, Le Cri Du Lièvre de Marie Christine Horn (BSN Press 2019) ou l'ensemble des textes de Jean Chauma évoquant, sous l'angle de la fiction, son expérience dans le domaine du banditisme. L'ensemble de ces ouvrages se caractérisent par le questionnement social, ou plutôt par l'interrogation sur les dysfonctionnements d'une société que l'on peut également aborder par le biais du thriller comme le démontre Rafael Wolf, journaliste et chroniqueur de cinéma à la Radio suisse romande avec son premier roman, La Prophétie Des Cendres, qui inaugure ainsi le genre dans la collection BSN Press.

     

    Les passagers du vol Alitalia 1320 reliant Bologne à Rome sont tous sortis indemne du crash qui a eu lieu à proximité de la capitale italienne. Certains d'entre eux parlent d'un miracle en faisant mention d'un homme qui s'est avancé dans l'allée centrale de l'avion, les bras en croix, ceci peu avant le moment de l'impact. Pour eux, il ne fait nul doute que c'est lui qui a redressé l'avion au dernier moment. Nouveau Messie pour les uns, manipulateur ou charlatan pour les autres, cet homme sans passé et sans identité déchaîne rapidement les passions à travers le monde. Journaliste d'investigation pour le compte de la Télévision suisse romande, Thomas Guardi se rend en Italie accompagné de sa camerawoman Lucie Keller pour élaborer un reportage sur les origines de ce personnage mystérieux. Mais en retraçant le passé de cet individu charismatique qui conquiert les foules, le journaliste va mettre à jour d'étranges éléments qui vont ébranler toutes ses convictions.

     

    La Prophétie Des Cendres peut sans nul doute être qualifier de thriller à l'atmosphère sombre et lourde, abordant avec une certaine réussite les thématiques de la spiritualité et de la foi, dans un monde trouble et difficile qui n'est pas sans rappeler une certaine réalité, notamment avec un épisode d'une épidémie sévissant en Inde. Dans de telles conditions Rafael Wolf aborde la question de l'être supérieur qui sauverait l'humanité et de la frénésie ou du scepticisme qu'un tel personnage susciterait au sein des différentes communautés religieuses mais également vis à vis d'une société en quête d'espoir et, pourquoi pas, de miracles mais qui peut montrer une certaine défiance à l'égard d'un tel individu. En quête de réponses, le récit s'articule autour de l'enquête du journaliste d'investigation Thomas Guardi qui va tenter de déterrer le passé de ce nouveau Messie, Paolo Monti, qui suscite la polémique. Thomas Guardi, un nom qui ne s'invente pas par rapport aux thèmes abordés, incarne cette ambivalence sociale avec la part du journaliste en quête de vérité et d'éléments concrets et la part du père d'une petite fille gravement malade à qui il ne reste plus que l'espoir du miracle. Entre la Suisse et l'Italie, on appréciera ce parcours initiatique dans la région de Rome puis du Frioul avec quelques épisodes inquiétants et très réussis que ce soit au sein d'un hôpital psychiatrique particulièrement délabré à l'atmosphère dantesque ou au coeur de ce hameau isolé situé non loin du massif de Montasch, à proximité de la frontière autrichienne. En parallèle à cette enquête on suit le parcours de ce Messie à travers le monde que Rafael Wolf évoque avec beaucoup de sobriété ce qui contribue à un certain réalisme ce d'autant plus qu'il fait quelques références à Padre Pio, ce prêtre italien porteur de stigmates suscitant la polémique qui fut canonisé par l'église catholique. Dans un autre domaine, Rafael Wolf fait également référence à Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, qui est considéré comme l'un des pères de la propagande politique. Deux sujets que l'auteur distille tout au long d'un récit extrêmement sobre et ramassé qui se dispense de longues explications démonstratives et ennuyeuses. Bien sûr en respectant les codes du thriller, on n'échappera pas au récurrent héros détenteur d'un lourd passé qu'il a enterré, sans toutefois que Rafael Wolf ne s'appesantisse sur de lourds secrets qu'il distillerait tout au long de son récit pour nous les dévoiler au terme de l'intrigue. Il en résulte ainsi un roman à la structure narrative extrêmement bien conçue, ceci du début jusqu'à une terrible fin empreinte d'une certaine forme de pessimisme qui n'est pas déplaisante.


    Rafael Wolf, nous livre ainsi avec La Prophétie Des Cendres, un thriller plutôt atypique et très rythmé dont la réussite réside notamment dans cette sobriété d'un texte soigné évoquant avec intelligence des thèmes extrêmement sensibles sur fond d'un monde qui tend à s'éteindre. 

     

    Rafael Wolf : La Prophétie Des Cendres. Editions BSN Press 2021.

    A lire en écoutant : Show de Beth Gibbons & Rustin Man. Album : Out of Season. 2002 Go Beat Ltd.

  • AMY JO BURNS : LES FEMMES N'ONT PAS D'HISTOIRE. MOONSHINE.

    Capture d’écran 2021-07-11 à 21.57.12.pngMême si l'ensemble du pays n'est pas en reste, c'est dans la région des Appalaches que l'on trouvera cette Amérique de la marge que dépeint de nombreux auteurs issus de la dizaine d'Etats qu'englobe cette immense chaîne montagneuse. La plupart de ces romanciers ont la particularité d'emprunter les codes du roman noir afin d'évoquer les ravages de la drogue et de l'alcool qui pèsent sur ces étendues sauvages où la population subit les affres d'une déshérence économique  sans fin tandis que les quelques industries lourdes restantes achèvent de polluer les sols et cours d'eau de la région. Du côté de la Georgie, on découvrira avec Bull Mountain (Actes Sud 2016) de Brian Panowich, la confrontation entre deux frères, l'un shérif et l'autre trafiquant de drogue, que tout oppose. En Caroline du Sud, c'est Ron Rash qui dresse un portrait social sans fard évoluant dans un environnement somptueux qu'il dépeint à la perfection tout comme David Joy qui nous entraîne dans sa région de la Caroline du Nord avec des récits conjuguant noirceur et verve poétique dans un époustouflant mélange des genres. Il en va de même pour Chris Offutt qui nous invite à découvrir le Kentucky au détour de romans où la tragédie s'inscrit dans le cadre d'une nature indomptée à couper le souffle. Des récits âpres, imprégnés d'une violence sourde qui éclate soudainement en vous empoignant le coeur et les tripes avec, à la clé, ces terribles confrontations entre des hommes rudes que la vie n'a pas épargné. Toujours dans les Appalaches, native de Pennsylvanie, c'est pourtant dans l'état voisin de la Virginie-Occidentale qu'Amy Jo Burns choisit de planter le décor de son premier roman traduit en français, Les Femmes N'ont Pas D'histoire, titre que le récit va démentir, en mettant en scène, sur fond d'alcool de contrebande et de religion, des femmes admirables évoluant dans un environnement brutal où les hommes déchus règnent en maitre au sein de cette région désolée de la Rust Belt.

     

    Du côté de Trap, en Virginie-Occidentale, Wren a entendu beaucoup d'histoires au sujet de son père, Briar Bird, un manipulateur de serpents prêchant la parole de Dieu dans une station-service désaffectée. Elle en sait beaucoup moins sur sa mère Ruby dont l'histoire s'est effacée derrière celle de son mari charismatique. Mais à la suite d'un drame qui touche Ivy, la meilleure amie de Ruby, la jeune fille va découvrir ce qui se cache derrière les légendes de la région et entendre la voix de ces femmes qui se sont tues depuis trop longtemps. En quête d'émancipation, Wren va mettre ainsi à jour les secrets qui lient Ruby à Ivy et découvrir les dissensions qui opposent Briar Bird à Flynn Sherrod le fabriquant de moonshine, ce whisky de contrebande qu'il distille dans la montagne. Dans cette région reculée des Appalaches, il est difficile de tracer son propre destin, surtout lorsque l'on est une femme qui veut s'affirmer au sein de cette communauté d'hommes déchus. 

     

    Les Femmes N'ont Pas D'histoire nous donne  l'occasion de découvrir la voix des femmes au sein de ces régions désolées des Appalaches. Ravages de la drogue et de l'alcool, chômage endémique, mines de charbon désaffectées dont les rejets imprègnent les terres et les rivières, Amy Jo Burn dépeint avec une grande justesse les difficultés auxquelles Ruby et Ivy doivent faire face en tentant d'élever leurs enfants tant bien que mal. Au cours de la lecture de ce texte, on saluera l'équilibre qui rejaillit de l'ensemble d'un récit ne cédant jamais à la caricature ou au pamphlet pour laisser place à une intrigue où la beauté sauvage de la région se conjugue avec les aléas de la vie de personnages simples mais extrêmement attachants à l'instar de Flynn Sherrod, ce moonshiner taiseux dont Wren va découvrir l'histoire en lien avec sa famille. Débutant avec le témoignage de cette jeune fille en quête d'émancipation, qui dépeint les contours de sa famille vivant dans une cabane vétuste soigneusement éloignée de la ville, comme si son père voulait entretenir dans cet éloignement l'aura de sa légende qui fascine encore ses fidèles. Pour compléter le tableau, on adoptera le point de vue de Ruby et d'Ivy, de leur serment de jeunesse qui n'aboutira pas et de leurs mariages respectifs qui sonnent le glas du renoncement. Il faudra adopter également le point de vue de Flynn Sherrod qui va achever de lever les contours de la légende de Briar Bird s'estompant peu à peu pour laisser place à un homme profondément attaché à sa femme Ruby qui devient, avec ses serpents, son unique possession que nul autre que lui ne devrait approcher pas même sa fille Wren.

     

    Derrière cette somme de secrets et de non-dits, au-delà de cette volonté d'émancipation pour échapper à cet environnement brutal, Amy Jo Burns décline la rudesse d'une vie simple oscillant entre attachement des lieux et crainte de cette absence d'avenir au gré d'un texte abouti et sensible qui nous permet d'entrevoir la dure réalité de la condition des femmes à l'exemple de ce droit de cuissage qu'avait les cadres des entreprises minières sur les épouses ou les filles des mineurs lorsque ceux-ci ne pouvaient pas travailler suite à un accident, en échange de provisions pour nourrir la famille. Le paradoxe réside dans la forte personnalité qu'incarne Ruby qui, malgré les aléas d'une vie ne faisant pas de cadeaux, s'attache à faire en sorte que sa fille Wren devienne autre chose que "la fille du prêcheur et manipulateur de serpents". 

     

    Entre trafic d'alcool et profession de foi aux contours inquiétants, on navigue avec Les Femmes N'ont Pas D'histoire dans un monde obscur qu'Ami Jo Burns éclaire avec un texte éclatant de sincérité et de sobriété qui nous entraine dans les méandres d'une belle histoire de femmes. 

     


    Amy Jo Burns : Les Femmes N'ont Pas D'histoire (Shiner). Editions Sonatine 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié.

    A lire en écoutant : Tennessee Whisky de Chris Stapleton. Album : Traveller. 2015 Mercury Records.

  • VALERIO VARESI : LA MAISON DU COMMANDANT. REVOLUTION PERDUE.

    Capture.PNGL'air de rien on s'achemine déjà vers le sixième volume des enquêtes du commissaire Soneri débutant avec Le Fleuve Des Brumes, un roman à l'atmosphère envoûtante se déroulant sur les bords du Pô. Ce roman signait, il y a de cela cinq ans, les débuts de la maison d'éditions Agullo en devenant ainsi le fer de lance de cette collection noire avec une série policière emblématique rivalisant avec Andrea Camilleri et son commissaire Montalbano appréciant tout comme Soneri la bonne chère ou Maurizio De Giovanni et son commissaire Ricciardi partageant la même aversion pour le fascisme ordinaire qui sévit aussi bien à Naples que du côté de Parme, ceci en dépit des années qui séparent les deux séries. Mais du point de vue social et philosophique, c'est du côté de Giorgio Scerbanenco que l'on s'achemine en repensant à sa formidable série de quatre titres mettant en scène Duca Lamberti, médecin déchu qui se reconvertit en détective privé en ne cessant pas de s'interroger sur les motivations qui poussent certains individus à commettre l'irréparable. Mais pour en revenir au commissaire Soneri, on retrouvera avec La Maison Du Commandant cette ambiance embrumée de la région de la bassa, la basse plaine d'un Pô en crue qui va révéler quelques secrets remontant à la Seconde Guerre Mondiale pour nous rappeler, par certains aspects, les paysages qui nous charmaient dans Le Fleuve Des Brumes.

     

    Le commissaire Soneri est l'un des rares policiers à connaitre la bassa, cette plaine gorgée de brume et d'eau en subissant régulièrement les débordements du Pô en crue. Outre des braquages de banque qui deviennent de plus en plus fréquents dans la région, le commissaire Soneri à fort à faire ceci d'autant plus que l'on découvre, partiellement immergé au bord du fleuve, le corps sans vie d'un pêcheur d'origine hongrois, tué d'une balle dans la tête. Et puis non loin de là c'est également le cadavre décomposé d'un ancien partisan que l'on retrouve dans sa maison où il vivait reclus. Des affaires en apparence sans lien qui trouveront peut-être leur origine autour d'une sombre histoire de trésor de guerre ou dans l'affrontement entre les autochtones et les pêcheurs venus de l'est. Sur fond de surexploitation des richesses que peut offrir le fleuve qui subit les rejets d'industriels sans scrupule, Soneri mesure le désarroi d'une population qui a perdu toutes ses illusions.

     

    Ancien journaliste, mais également professeur en philosophie, on perçoit tout au long de l'oeuvre de Valerio Varesi ces échanges philosophiques qui émaillent les rencontres du commissaire Soneri avec les protagonistes qui croisent son chemin. On le distingue tout particulièrement avec La Maison Du Commandant qui permet au policier de débattre sur la légitimité d'actions délictueuses dans un environnement étatique particulièrement corrompu. Ainsi au gré de ses discussion avec Nocio figure locale de cette région de la bassa ou de Carega, professeur à la retraite, le policier perçoit la détresse des habitants face à une situation environnementale dégradée qui va de pair avec un tissu économique sur le déclin. C'est donc autour de ce constat social désastreux que va s'articuler une enquête aux entournures troubles et marécageuses à l'image de cette région embrumée où le Pô s'épanche au gré des crues et décrues qui livrent quelques indices venant à point nommé pour Soneri qui dirige la grande partie de ses investigations par le biais de conversations téléphoniques avec ses adjoints qu'il dirige ainsi à distance tout en se déambulant sur les digues du fleuve en compagnie de la belle Angela avec qui il partage quelques repas savoureux au Stendhal, suivis d'étreintes à la fois passionnées et furtives. L'autre thème du roman aborde cette montée du fascisme incarné par de jeunes individus qui ont perdu leurs illusions en se tournant vers le repli sur soi et l'exclusion pour s'en prendre, entre autre, à ces pêcheurs venus de l'est qui ne respectent pas les normes imposées. Une injustice qui suscite incompréhension et fureur quand ce n'est pas le désarroi qui prend le pas sur ces sentiments contrastés. C'est également l'occasion pour Valerio Varesi d'évoquer une certaine désillusion dans les rangs des partisans, à l'image du commandant Manotti que l'on retrouve mort depuis plusieurs jours alors qu'il vivait reclus, abandonné de tous, dans une vieille demeure qui va livrer quelques secrets. 

     

    Nouvelle enquête mélancolique du commissaire Soneri, La Maison Du Commandant ne fait que confirmer le talent d'un auteur qui nous fascine à grand coup d'atmosphère embrumée et d'enquêtes tortueuses, révélant le malaise social qui mine cette attachante région de l'Emilie-Romagne tandis que le Pô draine le désespoir d'habitants désemparés.

     

     

    Valerio Varesi : La Maison Du Commandant (La Casa Del Commandante). Editions Agullo/Noir 2021. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

    A lire en écoutant : The Man Who Owns The Place de Balthazar. Album : Rats. 2012 Play it Again Sam PIARS.