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LES AUTEURS PAR PAYS - Page 65

  • Marie Javet : La Petite Fille Dans Le Miroir. Ghost story.

    marie javet, la petite fille dans le miroir, Plaisir de lire, interlaken, höheweg, jungfrauLa Suisse regorge de ces palaces luxueux, vieux "vaisseaux de pierre" aux décors surannés, qui bordent les rives des lacs ou qui se dressent fièrement face aux sommets les plus mythiques du pays. Lieux prestigieux, chargés d’histoires, leurs silhouettes à la fois élégantes et atypiques, font partie intégrante du paysage en véhiculant la légende des grandes personnalités qui les ont fréquenté. C’est dans l’un d’entre eux, le Victoria-Jungfrau à Interlaken, que Marie Javet a choisi de planter le décor de son premier roman intitulé La Petite Fille Dans Le Miroir. Sélectionné parmi les dix ouvrages en lisse pour la première édition du prix du polar romand, l’ouvrage de Marie Javet ne présente guère de caractéristiques afférentes au genre mais n’en demeure pas moins un roman agréable et surprenant, qui s’oriente plutôt sur le registre du drame en intégrant une pointe de fantastique et une légère pincée de suspense.

    June Lajoie, célèbre auteure américaine, promène son mal de vivre entre les murs du Victoria-Jungfrau Grand Hôtel à Interlaken où elle séjourne afin de peaufiner le manuscrit de son prochain roman, tout en profitant de l’anonymat salvateur que lui procure ce vénérable établissement. Ne supportant que très difficilement la promiscuité de la clientèle, elle vit presque recluse dans sa chambre en ressassant les différentes périodes de la jeunesse dorée de celle qui fut autrefois Lizzie Willow, cette jeune fille de bonne famille qui s’émancipa le temps d’un été entre Montreux et Lausanne dans le bonheur d’une idylle naissante qui s’achevait sur un événement tragique qui, aujourd’hui encore, ne cesse de la tourmenter. Terriblement seule et désemparée, oscillant entre le passé et le présent, June Lajoie se rend bien compte qu’elle perd peu à peu le sens des réalités puisqu’elle commence à avoir des visions. Désormais, dans les miroirs du palace, elle croise régulièrement le regard d’une fillette qui semble vouloir l’interpeller. Délire paranoïaque ou apparition fantomatique ? Qui peut bien être la petite fille dans le miroir ?


    marie javet, la petite fille dans le miroir, Plaisir de lire, interlaken, höheweg, jungfrauConstruit sur le principe narratif du drame dont on va découvrir la teneur au gré d’analepses qui se répartissent sur trois périodes de la jeunesse de l’héroïne, on ne peut pas dire que La Petite Fille Dans Le Miroir brille par son originalité. Pourtant le charme opère, en partie dû au fait que l’auteure maîtrise les codes du genre, sans jamais trop en abuser et qu’elle parvient à intégrer dans ce court roman qui se dispense de tous ces subterfuges futiles visant à amplifier une tension qui se met ainsi en place tout naturellement. Le lecteur sera également séduit par l’atmosphère étrange qui plane sur la ville d’Interlaken et plus particulièrement sur ce fameux palace qui fait face à la Jungfrau et dont on découvre l’histoire par le biais des investigations que June Lajoie va entreprendre pour découvrir l’identité de cette fillette qui hante les couloirs du bâtiment qui devient ainsi un personnage à part entière en nous rappelant l’œuvre d’un certain Stephen King.

    Radiohead, Kate Bush, Lou Reed, Transportting, Jane Austin et bien d’autres ; nombreuses sont les références littéraires, musicales et cinématographiques qui jalonnent le roman. Lorsqu’elles ne font pas l’objet d’explications pompeuses, certaines de ces références se révèlent utiles comme celles qui servent de repères pour situer la période dans laquelle se déroule le récit ou celles qui deviennent les déclencheurs de souvenirs douloureux qui ne cessent de hanter cette héroïne aussi sensible que fragile. D’autres s'avèrent inutiles à l’exemple des éléments qui, en début de récit, visent à situer le degré de notoriété de June Lajoie et qui laisse craindre le pire pour la suite du roman, ceci même si j’apprécie Colin Firth et Anne Rice. Mais finalement il ne s’agit que d’une digression isolée n’entamant en rien la qualité d’une intrigue simple et bien menée qui se concentre sur l’essentiel, consistant à nous raconter une histoire et non pas à nous éblouir avec une kyrielle de parenthèses culturelles superflues.

    Une écriture fluide et plaisante nous permet de nous immerger dans un roman qui se lit d’une traite en découvrant le parcours de cette héroïne quelque peu stéréotypée mais dont la vulnérabilité et la fragilité suscite une émotion salutaire qui étoffe le personnage se déclinant sur les registres d'une petite fille solitaire et émouvante, d'une collégienne avide de liberté et d'une femme rongée par le remord. Ainsi, Marie Javet parvient à nous entraîner, avec La Petite Fille Dans Le Miroir, dans le cours d’un récit convenu qui sort parfois des sentiers battus en s’achevant sur un dénouement surprenant qui révèle le potentiel d’une auteure qu’il convient d’encourager. A découvrir.

    Marie Javet : La Petite Fille Dans Le Miroir. Plaisir de lire 2016.

    A lire en écoutant : Glass Eyes de Radiohead. Album : A Moon Shaped Pool. XL Recordings 2016.

  • AGUSTÌN MARTÌNEZ : MONTEPERDIDO. PERSONNE NE TE CHERCHE.

    Capture d’écran 2017-08-31 à 01.39.46.pngJe sais que parfois je rabâche un peu, mais je me vois, une fois de plus, contraint de vous recommander de faire un tour du côté de la production littéraire du polar espagnol dont j'ai fait l'éloge à de multiples reprises que ce soit avec Victor del Árbol, Carlos Zanòn ou tout dernièrement Andreu Martin qui nous entraînait dans les méandres d'une triade chinoise réglant ses comptes dans les rues de Barcelone. Dans un autre registre, il conviendra de s'intéresser à Monteperdido, premier roman d'Agustìn Martìn dont l'intrigue se déroule dans la promiscuité d'une bourgade nichée au creux d'une vallée perdue des Pyrénées espagnoles. Même s'il aborde le schéma classique de l'enlèvement d'enfants, Monteperdido déroutera le lecteur de par son rythme plutôt lent qui permet d'appréhender toutes les interactions entre les nombreux personnages qui peuplent cet ouvrage en surfant sur les codes du polar bien évidement, mais également sur ceux du thriller et du roman noir que l'auteur parvient à conjuguer avec un bel équilibre.

    Monteperdido, village niché aux pieds des plus hauts sommets des Pyrénées, a défrayé la chronique judiciaire avec la disparition d’Ana et Lucia, deux fillettes de onze ans qui ont disparues sans laisser de trace. Toutes les recherches sont restées vaines et cinq ans se sont passés lorsque l’on retrouve une voiture accidentée au fond d’un ravin. Dans l’habitacle, le cadavre d’un homme et une jeune adolescente inconsciente que l’on identifie très rapidement. Il s’agit d’Ana. Dès lors, ce sont deux inspecteurs dépêchés de Madrid, Sara Campos et Santiago Baìn, qui reprennent l’affaire avec l’appui de la guardia civil. Et le temps presse pour localiser Lucia. Qui peut bien être ce mystérieux ravisseur ? Que s’est-il passé durant ces cinq années ? Et que craint Ana en se murant dans le silence ? Des questions qui restent sans réponse, d’autant plus que les policiers se heurtent rapidement à l’hostilité des habitants déterminés à régler leurs affaires entre eux pour conserver leurs plus vils secrets.

    Pour les adeptes des rythmes trépidants et des rebondissements sans fin il faudra passer son tour avec Monteperdido qui se cale sur l’atmosphère majestueuse de cette région montagneuse dans laquelle se déroule un récit emprunt d’une certaine forme de spleen tout en distillant un climat oppressant au sein d’une localité où les habitants vivent en vase clos une bonne partie de l’hiver. Habile, précis, Agustìn Martìnez réussit à mettre en place une kyrielle de personnages évoluant dans un décor qu’il parvient à décrire avec une belle force poétique permettant au lecteur d’éprouver les sensations que procurent cette faune et cette flore qui prennent une part prépondérante dans le cours de l’intrigue. Ainsi, l’auteur parvient à tisser une espèce de toile complexe pour dépeindre les diverses interactions entre les différents membres de cette communauté s’ingéniant à dissimuler quelques fautes inavouables. Comme des cercles qui s’entrecroisent on suit les différents ensembles de protagonistes qui interagissent soit dans le cadre familial des fillettes disparues ou de l’enquête qui est en cours mais également dans le microcosme des autres membres du village qui interviennent parfois pour relancer le récit dans une succession de rebondissement savamment équilibrés. Loin des clichés de carte postale et sans jamais en abuser, Agustìn Martìnez parvient également à intégrer le folklore et les traditions, notamment liées à la chasse, de cette province de Huesca que ce soit par le biais des spécialités culinaires mais également des légendes locales qui prennent une dimension particulière au fur et à mesure de l’avancée de l’enquête.

    Finalement assez éloignée des schémas classiques, malgré les apparences, l’intrigue tourne, pour une partie, autour du duo atypique que forme les deux inspecteurs chargés de l’enquête. Dans ce village replié sur lui-même, les deux policiers deviennent l’élément perturbateur qui met à mal l’apparente quiétude d’habitants tenaillés par leurs angoisses respectives et bouleversés par cette disparition inexplicable qui ne devenait plus qu’un lointain souvenir soudainement ravivé avec la réapparition de la jeune Ana. Les deux enquêteurs entretiennent une relation singulière puisque Santiago Baìn, vieux policier proche de la retraite endosse le rôle de pygmalion auprès de Sara Campos, jeune inspectrice tout en émotion et sensibilité qu’il a recueillie au terme d’une adolescence mouvementée où la jeune fugueuse se rendait compte que ses parents n’avaient même pas pris la peine de signaler sa disparition. On perçoit ainsi toute la vulnérabilité de cette enquêtrice déterminée, dont la quête pour retrouver les deux jeunes filles prend subitement une tout autre forme avec cette allégorie sur l’existence de l’homme au travers du regard des autres. Le roman emprunte ainsi des thèmes chers à Borges à qui l’auteur rend hommage par l’entremise de quelques vers du poète argentin qui émaillent le texte et quelques clins d’œil, comme ces labyrinthes que l’inspectrice dessine dans la marge de ses notes.

    Conte crépusculaire qui se décline sous la forme d’un huis clos tragique et oppressant Agustìn Martìnez intègre avec Monteperdido tous les archétypes du polar pour mieux les détourner afin de nous livrer une intrigue déroutante qui n’épargne aucun des protagonistes qui s’enlisent dans une tragédie noire et sordide sans concession et sans espoir. Poignant et dramatique.

     

    Agustìn Martìnez : Monteperdido. Actes Sud/Actes Noirs 2017. Traduit de l’espagnol par Claude Bleton.

    A lire en écoutant : What’s A Girl To Do de Bat For Lashes. Album : Fur And Gold. The Echo Label Ltd 2011.

     

     

  • Bob Shacochis : La Femme Qui Avait Perdu Son Âme. Mourir un petit peu plus.

    Capture d’écran 2017-08-26 à 17.40.49.pngLe moins que l’on puisse dire c’est que Bob Shacochis est peu prodigue dans sa production littéraire puisque sur l’espace de trois décennies l’on compte à son actif deux romans, deux recueils de nouvelles et quelques essais, tous encensés par la critique. Ecrire peu mais bien et prendre surtout son temps pour ce journaliste baroudeur, correspondant de guerre, membre du Peace Corps qui a mis une dizaine d’année pour rédiger La Femme Qui Avait Perdu Son Âme publié en 2013 et qui figura parmi les finalistes du prix Pulitzer 2014 dont la récipiendaire fut Donna Tartt pour son roman Le Chardonneret ce qui confirme le fait qu’il faut davantage s’intéresser aux ouvrages qui ne sont pas parvenus fédérer un jury plutôt qu’à ceux qui ont pu générer un consensus de circonstance. Fresque historique, essai géopolitique, drame familial, aventure romanesque ou récit d’espionnage, La Femme Qui Avait Perdu Son Âme est avant tout un grand et somptueux roman qui parvient à concilier toutes ces formes de narration pour nous dépeindre le cheminement trouble qui a entraîné une nation en perpétuel conflit, tout d’abord sur le plan idéologique, à se retrouver sur le seuil d’un champ de bataille où les belligérants affichent désormais leurs antagonismes confessionnels.

     

    Qui pouvait bien être Dorothy Chambers que l’on a retrouvée morte d’une balle dans la tête au bord d’une route en Haïti ? Avec une alternance de fougue inconsciente et de spleen, la jeune femme aux identités multiples, fascinait et envoûtait les hommes qui croisaient son chemin. On trouvera peut-être la réponse avec Tom Harrington, avocat idéaliste, intrigué par la quête de cette fille étrange qui prétend avoir perdu son âme. Il faudra également chercher du côté d’Eville Burnette, membre des forces spéciales américaines qui a côtoyé cette citoyenne américaine lors d’une échauffourée qu’elle avait déclenchée avec des rebelles autochtones. Difficile de cerner la personnalité de cette fille de diplomate qui a vécu dans l’ombre de ce père mystérieux, tout en séduction, forgeant, dans l’ombre des puissants, la destinée d’une nation.

     

    La Femme Qui Avait Perdu son Âme est tout d’abord le portrait d’une incroyable acuité, sans concession d’une Amérique que l’on distingue au travers du prisme des zones d’influence sur lesquelles elle a déployé son combat idéologique que ce soit en Haïti bien sûr, mais du côté de la Turquie et des conflits dans les Balkans. Comme marqueur des événements qui secoueront ces différentes régions, le lecteur tente de cerner la personnalité mystérieuse de Dorothy Chambers, personnage central du roman autour de laquelle gravitent tous les autres protagonistes. De faux semblant en temporalités disloquées, la tâche n’est pas aisée et nécessitera une attention de tous les instants pour appréhender les différents enjeux qui se mettent en place au fur et à mesure de l’avancée du récit. Outre la destinée d’une nation dont les contours géopolitiques se dévoilent peu à peu sur une cinquantaine d’années, on découvrira les machinations mystérieuses qui vont hanter l’ensemble des protagonistes qui n’ont qu’une vision très tronquée de la situation dans laquelle ils évoluent à l’exception d’un maître du jeu qui n’hésite pas à sacrifier les pièces le plus importantes et les plus chères à ses yeux pour influer sur l’ensemble des événements historiques qui ponctuent le récit tout en échafaudant ses funestes projets de vengeance.

     

    Avec ce roman ambitieux qui se déploie sur cinq parties en adoptant chaque fois le point de vue d’un des protagonistes du roman, ceci sur différentes époques, Bob Shacochis tisse une intrigue complexe qui n’est pas sans rappeler les ouvrages de John Le Carré auquel il rend d’ailleurs un hommage appuyé. On y retrouve bien évidemment tous les ingrédients d’un roman d’espionnage sophistiqué et subtil qui se joue dans l’intimité des personnages jusqu’au moment de la mise en œuvre où le lecteur peut enfin distinguer les implications et conséquences de l’opération qui résonne dans l’ombre des tragédies qui ont secoué les diverses périodes et lieux que l’auteur dépeint avec force de précisions et minuties, soulignant ainsi cette capacité confondante à intégrer la fiction dans le contexte historique des faits. On partage ainsi les aléas des forces onusiennes et américaines dépassées par le chaos de la misère en Haïti avec le retour au pouvoir d’Aristide pour se retrouver en Croatie, au terme de la seconde guerre mondiale pour suivre le parcours de ces réfugiés fuyant les purges des partisans du maréchal Tito. La Turquie et plus particulièrement la ville d’Istanbul des années 80 devient l’échiquier sur lequel se déroule la guerre froide entre les deux blocs qui influençaient l’ordre mondial et quelques épisodes durant la guerre des Balkans et sur le sol américain achèveront le lecteur décontenancé par ce tourbillon de lieux atypiques que Bob Shacochis parvient à décliner dans l’ambiance et l’atmosphère du moment au gré d’un texte dense qui nécessite toute notre attention pour décortiquer ces longues phrases soignées et sophistiquées permettant également de saisir toutes les subtilités de personnages d’une incroyable intensité que l’on découvre au fil de leurs réflexions et de leurs introspections d’une richesse peu commune.

     

    Maelström géopolitique sur fond de romance dévastatrice et de vengeance transgénérationnelle destructrice, La Femme Qui Avait Perdu Son Âme est un roman flamboyant et bouleversant qui au travers de l’émotion d’une jeune femme sacrifiée renvoie, comme le reflet d’un miroir, l’image tragique d’une nation qui a peut-être également perdu son âme dans les marasmes d’un monde bien plus complexe qu’il n’y paraît.

     

    Bob Shacochis : La Femme Qui Avait Perdu Son Âme (The Woman Who Lost Her Soul). Editions Gallmeister 2015. Traduit de l’anglais USA par François Happe.

    A lire en écoutant : Footprints de Terence Blanchard. Album : Bounce. Blue Note Records 2003.

     

  • JEROME LEROY : LE BLOC. LA BETE NE MEURT JAMAIS.

    Capture d’écran 2017-08-20 à 23.57.49.pngPeut-être bien plus qu’en 2011, date de sa parution, Le Bloc de Jérôme Leroy résonne dans une actualité où les blocs justement se polarisent de plus en plus que ce soit lors des dernières élections présidentielles en France ou plus récemment lors de la tragédie qui s’est déroulée aux USA à Charlottesville en Virginie, en marge des affrontements entre membres du suprématisme blanc et militants antiracistes. Portrait d’un mouvement politique d’extrême droite, Le Bloc a également inspiré le réalisateur Lucas Belvaux pour son film Chez Nous qui vient de sortir dans les salles et dont le scénario, très éloigné du roman original, a été coécrit en collaboration avec l’auteur du récit.

     

    Une nuit. Les émeutes font rage en France et les victimes s’additionnent sur le compteur qu’égrènent la plupart des chaînes de télévision. Mais cette nuit il est surtout question des négociations qui se jouent entre le pouvoir en place et Agnès Dorgelles, la présidente du groupe d’extrême droite le Bloc Patriotique. Sur la balance, il y a l’exécution de Stanko, militant de la première heure, qui se joue. Sur la balance, il y a le destin d’Antoine Maynard qui intégrera peut-être la prochaine formation gouvernementale. Stanko sacrifié, Antoine sanctifié, il est temps pour ces deux complices de se remémorer toutes ces années de fureurs, de manipulations et de secrets inavouables qui les ont conduit à cet aboutissement de 25 ans de militantisme au sein de la plus trouble des formations politiques. Une nuit seulement pour se souvenir et mourir peut-être.

     

    S’ils ne sont pas traités sous la forme d’un pamphlet ou d’un brûlot, les sujets abordant le thème de l’extrême droite font régulièrement l’objet de critiques virulentes avec des détracteurs toujours prompts à évoquer une espèce de complicité ou de fascination de l’auteur pour les membres de ces groupuscules radicaux qu’ils décrivent. Pourtant que ce soit avec Fasciste de Thierry Marignac, ou Le Bloc, transposition fictive d’un parti politique français, aux thèses extrémistes, tristement célèbre, il devient impérieux de découvrir qui se cache derrière l’anonymat des chiffres que l’on nous assène lors des diverses périodes électorales. Sous la forme d’un roman noir qui s’articule sur la rétrospective de deux personnages passant en revue le fil de leurs engagements politiques, Jérôme Leroy dresse les portraits inquiétants des différentes mouvances qui composent la diaspora du Bloc Patriotique où l’on observe une véritable mutation qui s’illustre sous un vernis technocratique permettant de véhiculer d’une manière plus décomplexée les idéologies les plus abjectes. Au gré des évocations, l’une des grilles de lecture de l’ouvrage consistera donc à déterminer quels sont les personnages, les villes et autres affaires politiques faisant référence au Front National que Jérôme Leroy développe sous l’angle d’une fiction habile où l’évolution des mouvances de l’extrême droite est intégrée dans son contexte historique mais également par l’entremise des idéologies véhiculées par une cohorte d’écrivains comme Drieu, Brasillach ou Chardonne que l’on découvre au travers d’un catalogue littéraire richement étoffé qui jalonne l’ensemble du récit.

     

    La construction narrative s’effectue sur un mode binaire où l’auteur développe une alternance des points de vue d’Antoine Maynard et de Stanko qui s’égrène au rythme des chapitres composant le roman. On suit ainsi les parcours respectifs de ces deux personnages sulfureux qui, au terme d’une nuit décisive, vont voir leur destin basculer. Maynard c’est le militant intellectuel qui a embrassé la cause fasciste davantage par provocation que par conviction. Petit fils d’un résistant communiste, grand amateur de littérature et d’une certaine forme de violence que lui offre cette idéologie il gravit les échelons et devient l’un des pontes du parti en épousant Agnès Dorgelles présidente du Bloc Patriotique qui succède à son père. Rédigé en employant la deuxième personne, les chapitres concernant Maynard distillent un certain malaise avec cette sensation de complicité qui se développe au fil du récit, ceci d’autant plus que le personnage présente de nombreuses caractéristiques propres à l’auteur. Mais au-delà du détachement romantique ou d’une certaine forme dandysme exacerbé, voire même de nihilisme, Maynard est bien le misérable salaud qui n’hésite pas à sacrifier son meilleur ami sur l’autel de la respectabilité dont son parti a toujours été en quête. Rongé par la haine et révolté par l’injustice sociale dont ses proches ont toujours été victime, Stanko est le nervi intègre du mouvement politique qui a mis en place le service de sécurité Alpha, une espèce de garde prétorienne composée de tueurs froids et déterminés qui se sont désormais retournés contre lui. Parce qu’il est trop compromis, parce qu’il en sait trop, parce qu’il ne correspond plus à la ligne du parti, Stanko est le fils prodigue qu’Agnès Dorgelles et Antoine Maynard doivent sacrifier pour parvenir dans les coulisses du pouvoir en place. On assiste donc à cette traque violente, parfois sanglante tout en découvrant les arcanes d’un mouvement politique en pleine mutation afin de cultiver sa longue quête du rejet et de la haine de l’autre.

     

    Roman noir incisif et perturbant, Le Bloc est résolument ancré sur un registre humain en distillant ainsi son lot de malaises et d’émotions afin de mieux appréhender et mesurer la colère de ces hommes et de ces femmes qui ne se reconnaissent plus dans les formations politiques traditionnelles qui n’ont fait que les décevoir. La logique du repli sur soi et de l’exclusion peut se mettre en place.

     

    Jérôme Leroy : Le Bloch. Folio policier 2011.

    A lire en écoutant : On Est Chez Nous de Zebda. Album : Essence Ordinaire. Barclay 1998.

  • Thierry Jonquet : Moloch. L’ogre est toujours affamé.

    thierry jonquet, moloch, folio policierDurant la pause littéraire, de bien trop courte durée, que procure la période estivale, c’est l’occasion de découvrir ou redécouvrir quelques romans en piochant sur les étalages des librairies qui croulent sous les assortiments d’ouvrages en format poche. Dans le domaine du roman noir et du polar, c’est également une opportunité pour remettre au goût du jour quelques auteurs ayant disparu précocement et dont l’œuvre a sombré bien trop rapidement dans l’oubli à l’instar de Jean-Claude Izzo ou de Thierry Jonquet qui ont marqué l’univers du polar durant toute la décennie précédent les années 2000. Avec Moloch, de Thierry Jonquet on aborde sous l’angle du fait divers sordide, une enquête mettant en scène l’équipe de l’inspecteur divisionnaire Rovère qui a inspiré les personnages de la série Boulevard du Palais.

     

    On découvre quatre petits cadavres partiellement carbonisés dans une maison abandonnée du côté de la porte de la Chapelle et c’est l’équipe de l’inspecteur divisionnaire Rovère qui est chargée de l’enquête sous la direction de la juge d’instruction Nadia Lintz.



    A l’hôpital Armand-Trousseau, la surveillante en chef Françoise Delcourt réclame depuis plusieurs jours le carnet de santé de la petite Valérie atteinte d’un cancer du pancréas. Heureusement, la fillette peut compter sur le soutien de ses adorables parents avec une mère exemplaire de courage qui suscite l’admiration. Mais la lecture du document recèle quelques surprises.
    Le psychiatre Vilsner reçoit depuis plusieurs mois la visite d’un étrange patient. Atteint d’une infection au niveau des yeux qui le rendra très prochainement aveugle, le peintre Haperman a annoncé qu’il mettrait fin à ses jours au terme de sa thérapie.

    Victimes, proies faciles, trois affaires convergentes où il est question de souffrance et d’innocence bafouée car sur l’autel du sacrifice, Moloch, divinité cruelle, réclame toujours sa part d’enfants à immoler.

     

    Issu du courant néo polar, comme bon nombre d’auteurs français, Thierry Jonquet a rédigé ses textes avec la volonté de dénoncer les carences sociales par l’entremise du roman noir qu’il a découvert notamment avec l’œuvre de Jean-Patrick Manchette. Engagé politiquement, mais également professionnellement que ce soit comme ergothérapeute en gériatrie ou professeur dans la zone périphérique du nord de Paris, l’auteur a donc puisé dans la somme de ses expériences pour enrichir des récits d’une terrible noirceur qui s’enracinent toujours dans un réalisme déconcertant. Ainsi Moloch ne déroge absolument pas à cette règle de naturalisme que ce soit lors des investigations policières et judiciaires, mais également durant toutes les phases se déroulant dans le milieu médical. L’abandon, le dénuement, mais également dans le deuil que l’on doit surmonter ou l’attachement tout en ambiguïté, Thierry Jonquet aborde la thématique de l’enfance malmenée et bousculée dans le contexte de trois intrigues très adroitement menées qui vont trouver leurs conclusions dans une finalité qui devient l’enjeu du roman. En effet, même si l’on perçoit très rapidement quelques ressorts des différentes péripéties qui alimentent le récit, le lecteur est plongé dans une perpétuelle perplexité quant à la découverte des éléments qui vont permettre de les mettre en lien dans la perspective d’un final troublant et forcément désespérant.

     

    Un texte précis équilibré, dépourvu d’effets de style ostentatoire où chaque mot semble avoir été pesé, permet d’appréhender avec une facilité déconcertante la multitude de personnages qui entrent en scène dans un roman somme toute assez court. Qu’ils soient principaux ou secondaires, l’ensemble des protagonistes est doté d’une épaisseur qui leurs donne un certain relief tout en nous permettant d’appréhender leurs divers états d’âme en rapport avec des faits douloureux qui ne sont pas forcément en lien avec l’intrigue. Dans une construction aussi subtile qu’implacable, Thierry Jonquet chronique un ensemble de faits divers à la fois cruels et abjects, sans pour autant sombrer dans une forme de voyeurisme pervers ou morbide. Car au-delà de l’ignominie des actes, l’auteur parvient toujours à insuffler cette petite part d’humanité que l’on peut même déceler dans le cœur des individus les plus monstrueux. Cela transparaît notamment avec Charlie, ce SDF paumé, ancien soldat affecté dans une unité du génie, victime d’un traumatisme après avoir été engagé au Rwanda dans le cadre de l’opération Turquoise ou avec Marianne, cette mère courage qui noie son enfant malade sous un déluge d’affection équivoque. Cette humanité elle transparaît également au travers des personnages tels que l’inspecteur divisionnaire Rovère qui doit surmonter le deuil de son enfant et la juge d’instruction Nadia Lintz qui doit accompagner sa meilleure amie pour une interruption volontaire de grossesse. Tout un ensemble de protagonistes confrontés à cet univers lourd de la maltraitance d’enfants et qui apparaissaient déjà dans un roman intitulé Les Orpailleurs (Folio Policier 1993) évoquant les premières investigations mettant en scène les membres de cette équipe d’enquêteurs.

     

    Moloch donne également l’occasion de découvrir Paris sous un aspect aussi attrayant qu’original, puisque l’auteur nous entraîne avec force de précisions dans le périmètre des entrepôts qui bordent le canal de l’Ourcq, les Puces de Saint-Ouen, les chantiers et autres terrains vagues qui jouxtent le périphérique du côté de la porte de la Chapelle. Un portrait sans fard, mais également sans misérabilisme où enquêteurs, délinquants, travailleurs, résidents et touristes se côtoient dans les méandres d’une ville que Thierry Jonquet dépeint avec beaucoup de justesse sans rien concéder au cliché de carte postal ou au sensationnalisme de bas étage tout en distillant une atmosphère à la fois trouble et pesante pour un roman policier original, tout en rigueur.

     

    Thierry Jonquet : Moloch. Folio Policier 1998.

    A lire en écoutant : Rive Gauche d’Alain Souchon. Album : Au Ras des Pâquerettes. Parlophone Music 1999.