Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

France - Page 12

  • BENOIT MINVILLE : RURAL NOIR. LE RETOUR DE LA HORSE.

    Capture d’écran 2016-04-10 à 23.25.41.pngLes selfies avec des auteurs adulés, des files d’attente interminables pour une dédicace, la rencontre des romanciers avec leurs lecteurs ; pas de doute, le printemps revient avec sa volée de salons et de hors-séries consacrés au polar à l’instar du magazine LIRE qui évoque, dans un article, le nouveau courant francophone du roman noir prenant pour décor les régions rurales du pays. On y évoque Franck Bouysse, Pierre Pélot, Patrick Delperdange et bien d’autres en les comparants aux auteurs américains issus du courant « nature writing » tels que Ron Rash, Jim Harrison ou Daniel Ray Pollock. Missoula versus le plateau de Millevaches. Une « découverte » donc que de nombreux blogs et sites, consacrés au polar, n’ont pas cessé de mettre en avant, depuis bien des années. Mais mieux vaut tard que jamais pour découvrir des romans se déroulant dans des contextes déroutants à l’instar de Benoît Minville qui plante son histoire dans le décor désenchanté de la Nièvre avec un premier roman noir au titre évocateur : Rural Noir.

     

    Tammay-en-Bazois, c’est le lieu de villégiature de cette bande d’ados composée de Romain, Vlad, Christophe et Julie. Il y a également Cédric, un môme plus inquiétant que Vlad décide de prendre sous son aile. Un bel été s’annonce pour ces gamins insouciants qu’un drame va pourtant esquinter à tout jamais en crevant cette jolie bulle d’amitié qu’ils entretenaient au gré de leurs pérégrinations dans ce beau coin de campagne paumée. Mais après plus de dix ans d’absence, Romain choisi de revenir dans sa région natale que la crise rurale a foudroyée et qui paraît désormais perfusée à coup de trafics de drogue. Il y retrouve son frère et les autres membres de la bande. Oscillant entre les réminiscences du passé et les évènements troubles du présent, il faudra bien se défaire de cette culpabilité, de ces secrets et de ces non-dit qui obscurcissent encore les relations entre les membres de la bande afin de retrouver l’amitié d’antan. Mais n’est-ce pas déjà trop tard ?

     

    Tout d’abord, il faut savoir que Benoît Minville est un libraire passionné que je croise au détour des réseaux sociaux. Un personnage atypique qui défend des romans qu’il est fortement recommandé d’apprécier au regard de son look et de sa mine patibulaire. Mais derrière cette dégaine de psychopathe, on devine le gars sensible qui doit pleurer devant un épisode de la petite maison dans la prairie.

     

    Avec Rural Noir, premier roman « adulte » de l’auteur, on dénote tout d’abord l’influence de Stephen King et de Dan Simmons, chantre des romans mettant en scène des intrigues liées à l’enfance. Alors bien évidemment, Rural Noir nous saisi pleinement par le biais de l’émotion que dégage cette bande d’adolescents unis par une amitié qui semble indéfectible. Bon nombre de lecteurs y retrouveront probablement leurs propres souvenirs de vacances à la campagne qu’ils pourront projeter sur ce récit.

     

    Mais au-delà de l’émotion latente, le récit peine à convaincre tant la trame narrative y est laborieuse. C’est tout d’abord dû au parti pris de l’auteur de dévoiler le drame du passé en toute fin de récit alors que la plupart des protagonistes en connaissent la teneur. On assiste donc à une succession de chapitres, évoquant ce passé, qui traînent en longueur et qui n’apportent pas grand chose hormis cette émotion qui paraît parfois quelque peu surfaite. C’est durant la période liée au présent que l’on retrouve les meilleurs moments, notamment lors des phases laissant place à une action parfois aussi cruelle que brutale. Néanmoins, la férocité de la confrontation finale nous laisse quelque peu perplexe. On peine ainsi à croire à ce remord qui ronge Romain depuis tant d’années au regard de l’attitude qu’il adopte vis à vis de certains personnages qu’il n’hésite pas à sacrifier durant une transaction nocturne extrêmement prenante.

     

    Ce qu’il manque dans Rural Noir, c’est le contexte social dans lequel évoluent les protagonistes. Le monde paysan y est à peine évoqué par l’entremise de quelques personnages secondaires que l’on aurait souhaité connaître d’avantage. Les exploitations qui font faillites, les révoltes de paysans acculés, les suicides ; rien de tout cela n’est vraiment abordé dans ce récit qui manque cruellement d’ampleur. Les dialogues sont également l’une des faiblesses de ce roman. Ils sont ampoulés et parfois terriblement laborieux avec une propension au pathos qui devient terriblement mièvre, comme lorsque les personnages évoquent leurs souffrances respectives comme s’il s’agissait d’une espèce de concours pour savoir qui a le plus morflé.

     

    On passera sur la problématique de la temporalité où les événements se mettent en place au moment même du retour de Romain, sans qu’il en soit le déclencheur, ainsi que sur ce laps de cinq ans où rien ne se passe, entre la tragédie et son départ. Puis, dix ans plus tard, on assiste donc à une espèce de « trop hasardeux » coup du sort qui permet au présent d’être le reflet du passé sans qu’il n’y ait aucun autre mécanisme permettant d’expliquer cette collision entre les deux périodes.

     

    Au final, Rural Noir c’est un roman tendre, bourré d’émotion mais qui manque terriblement de tenue et de cohérence et qui en font ainsi un récit bancal dans lequel on peine à s’immerger. Vraiment dommage.

     

    Benoît Minville : Rural Noir. Editions Gallimard - Série Noire 2016

    A lire en écoutant : Release (2008 Brendan O’Brian remix) de Pearl Jam. Album : Ten Redux. 2008 Epic Records.

     

     

     

  • FRANCK BOUYSSE : PLATEAU. « A L’ENCYCLOPEDIE, LES MOTS ! »

    Capture d’écran 2016-02-07 à 15.33.12.pngRural Noir (titre emprunté à un roman à paraître de Benoit Minville), c’est ainsi que l’on pourrait nommer ce nouveau courant littéraire francophone qui alimente le roman noir. Après un succès comme Grossir le Ciel de Franck Bouysse qui en est devenu l’un des grands représentants, on attendait avec un certaine impatience son nouveau roman, Plateau qui nous entraîne à nouveau dans l’univers tragique de ce monde rural à l’agonie.

     

    Sur le plateau de Millevaches, il y a un hameau perdu où vivent Judith et Virgile. Le couple vieillissant a élevé leur neveu Georges qui habite désormais dans une caravane jouxtant la maison de ses parents morts dans un accident de voiture alors qu’il avait à peine cinq ans. Il y a aussi Karl, un ancien boxeur illuminé et tiraillé entre son passé violent et sa foi fanatique, presque délirante pour un Dieu qu’il invoque à grands coups de poing sur un sac de frappe. Dans cet univers d’oubli et de solitude, il y a la jeune Cory qui débarque en bousculant le fragile équilibre de ce petit monde. Malgré les silences et les non-dits, les secrets vont refaire surface d’autant plus que sur le plateau de Millevaches il y a désormais un mystérieux chasseur qui rôde et qui attend son heure pour solder les comptes.

     

    Encensé par la critique et les lecteurs, souvent comparé à Georges Bernanos pour l’amour du monde rural qu’il transcrit dans un langage opulent, Franck Bouysse semble avoir pris le pari de nous étourdir avec un texte où les mots, les phrases deviennent une espèce d’écume étincelante et assourdissante qui dessert un roman à l’intrigue alambiquée. Oui, Franck Bouysse maîtrise la langue en distillant, au fil des pages, des mots que l’on retrouveraient d’avantage dans les mots croisés que dans un roman censé mettre en scène un lieu sauvage et aride, peuplé des personnages plutôt rudes. Parce qu’il était mesuré, c’est un paradoxe qui fonctionnait avec Grossir le Ciel mais qui n’atteint pas du tout son objectif avec Plateau, ouvrage truffé d’une trop grande multitude de métaphores parfois totalement absconses. Il faut tout de même souligner que le procédé fonctionne lorsque l’auteur l’emploie pour l’introspection de ses personnages. C’est d’ailleurs dans ces passages que l’on retrouve tout le talent de Franck Bouysse. Ce talent on peut également le déceler dans la force et la pertinence des dialogues qui agrémentent tout le roman. On appréciera notamment les échanges entre Virgile et Karl mettant en scène le côté terrien du premier contrastant avec la part mystique du second.

     

    Avec Plateau, Franck Bouysse dresse de très beaux portraits à l’instar de Judith, personnage émouvant perdant peu à peu la mémoire et sombrant doucement dans la folie. La lutte contre la maladie, les derniers sursauts de lucidité et l’abîme de l’oubli marqueront les esprits. Les autres protagonistes sont du même acabit, mais c’est au niveau de leur âge respectif que cela ne fonctionne pas car en installant une partie de l’intrigue dans le contexte de la seconde guerre mondiale, les acteurs du roman deviennent singulièrement trop vieux au regard de l’énergie qu’ils dégagent. C’est particulièrement frappant pour Virgile, qui au vu de ses activités ne semble pas affecté par son handicap au niveau des yeux et son âge que l’on peut estimer proche des 80 ans. C’est également le cas pour Karl dont la force, l’énergie et la violence ne collent pas vraiment avec ses soixante ans. On peine également à croire à la relation qui s’installe bien trop rapidement entre Georges et Cory alors que celle-ci vient de fuir les affres de violences conjugales dont elle a été victime durant de très nombreuses années.

     

    Outre ces détails sur lesquels bon nombre de lecteurs vont passer, c’est au niveau de la multiplication des intrigues parallèles, dont certaines ne sont pas suffisamment développées, que l’on peine à suivre le fil du roman avec un final assez cinglant qui se base essentiellement sur des circonstances bien trop hasardeuses pour être suffisamment réaliste. Il n’empêche que les confrontations sont plutôt réussies et saisissantes. Mais c’est surtout au niveau de l’épilogue que l’on appréciera toute l’ambivalence d’un des personnages qui fait basculer tout le récit dans une perspective tout à fait inattendue. C’est probablement grâce à cette note finale, trait de génie de l’auteur, que Plateau parviendra à faire frissonner bon nombre de lecteurs en quête d’une histoire sortant de l’ordinaire.

     

    Trop de mots, trop d’intrigues, parfois clinquant, Plateau séduira un lectorat en quête d’excès. Mais au-delà de l’intrigue un peu trop tarabiscotée et débarrassé de ses fioritures, le roman dégage des fulgurances propres à un auteur talentueux qui doit maîtriser une certaine tendance à la démesure.

     

    Franck Bouysse : Plateau. La Manufacture de Livre/Territori 2015.

    A lire en écoutant : Tableau de Chasse de Claire Diterzi. Album : Tableau de Chasse. Naïve 2008.

  • DOA : Pukhtu - Primo. La sécurité est un business.

    Capture d’écran 2016-01-31 à 20.10.19.pngConvoyages de détenus, gardes des prisonniers à l’hôpital, patrouilles nocturnes dans les communes, les entreprises de sécurité privée grignotent peu à peu les tâches régaliennes de l’Etat, sans que cela ne choque plus grand monde. On s’en accommode et tant pis pour les dérives que l’on découvrait au sein même des services étatiques. Le fait de confier ces tâches au privé n’est donc guère rassurant. Aux USA, ce sont désormais des conglomérats privés qui gèrent les établissements pénitentiaires. On franchit un pas supplémentaire avec la sous-traitance du renseignement confié à des entreprises de mercenariat qui évoluent au cœur des conflits armés comme on le constate avec Pukhtu du romancier DOA décrivant avec une précision quasi chirurgicale les péripéties sanglantes de la guerre en Afghanistan en 2008.

     

    Après la perte de sa fille adorée et de son unique fils tous deux exécutés à distance par l’intermédiaire d’un de ces drones qui survolent le pays, Sher Ali délaisse désormais la contrebande dans les contrés tribales des pachtounes, pour prendre part à la résistance contre l’envahisseur américain et assouvir ainsi sa soif de vengeance en se prenant aux intérêts du mystérieux groupuscule 6N responsable la mort de ses enfants. Il y va de son honneur, le pukhtu, et de celui de tous les membres de son clan qui le suivent dans une succession d’attentats et d’embuscades sanglantes. Mais les hommes du 6N, anciens soldats devenus mercenaires, ne sont pas des enfants de cœur comme le constate Fox, guerrier clandestin en quête de rédemption, qui met à jour un trafic d’héroïne mis en place par ses camarades. D’une guerre ouverte en conflits clandestins sur fond de compromissions et de trafics en tout genre, les échos des belligérances afghanes résonnent dans tous les coins du globe.

     

    Un pavé dans la mare, tel pourrait être la définition de Pukhtu Primo, roman foisonnant qui met à jour avec force de documentation et de réalisme, le marasme du conflit en Afghanistan. Avec Fox et quelques autres personnages, DOA prolonge ainsi son fameux roman Citoyens Clandestins où l’on assistait avec le point de vue bien ancré de ses personnages à la lutte entre les différents services de renseignement français traquant un groupuscule islamiste. Pukhtu reprend la même dynamique avec d’avantage de protagonistes qui incarnent les multiples conséquences d’un conflit dont les enjeux deviennent de plus en plus globalisés. On y découvre avec effarement que les forces armées américaines ne sont pas si nombreuses et que ce déficit est suppléé par des entreprises privées qui prennent le pas sur les agences officielles. Plus que les trafics, plus que la corruption, ce business de mercenariat s’inscrit dans une logique de compromission sur fond d’exemplarité démocratique que l’on souhaite importer dans un pays qui possède son propre code de l’honneur. Quel sens donner à tout cela, c’est ce que Fox cherche à comprendre au delà des considérations cyniques de ses camarades. Pour son adversaire Sher Ali, tout semble plus simple avec cette logique de vengeance. Mais il y a les trahisons, les pertes humaines et le doute qui s’installe en pensant à la douceur de sa fille défunte qui n’approuverait certainement pas toute cette haine.

     

    Un texte dense, parfois trop documenté, Pukhtu est un roman saisissant où l’on appréciera la série de portraits de personnages parfois ambivalents que dresse l’auteur dans un récit qui ressemblerait à une série dont la première saison sert à mettre en place les principales intrigues narratives qui trouveront leurs issues dans un second opus qui sortira au printemps 2016. Le glossaire dressant l’inventaire des protagonistes du roman ne sera pas de trop. Si les portraits de la plupart d’entre eux sont extrêmement bien élaborés, on regrettera toutefois l’aspect trop stéréotypé, voir caricatural des personnages féminins qui évoluent à Paris.

     

    Même s’il est passionnant, Pukhtu n’est pas exempt de quelques longueurs où DOA semble vouloir démontrer toute la somme de connaissances qu’il a acquise lors de la phase de recherche. L’aspect balistique de l’armement des belligérants est particulièrement inutile, voir assommant, tout comme les rapports de situations abscons qui ne servent pas le récit, hormis le froid décompte des pertes humaines. C’est d’autant plus dommageable que cela prétérite une belle dynamique d’actions percutantes que l’auteur rédige avec un talent hors norme en mixant des styles empruntés aux thrillers et aux romans noirs. On appréciera d’ailleurs la scène d’ouverture, un modèle du genre qui n’est pas sans rappeler quelques grands auteurs comme James Ellroy ou David Peace avec une singularité propre à l’auteur. Tout comme ces grands auteurs, DOA met en relief la série des événements qu’il relate avec des articles de presse qui donnent la pleine mesure des scènes dans lesquelles évoluent ses personnages.

     

    Plus qu’une guerre, plus qu’une vengeance, DOA met en lumière avec Pukhtu le business juteux et obscur de ces entreprises de renseignements qui prennent le pas sur les agences officielles d’un pays qui perd peu à peu le sens de l’état. Une déresponsabilisation inquiétante que DOA dénonce avec une belle maîtrise.

     

    DOA : Pukhtu - Primo. Editions Gallimard – Série Noire 2015.

    A lire en écoutant : Do Me A Favor de Arctic Monkeys. Album : Favourit Worst Nightmare. Domino Recording Co Ltd 2007.

  • ERIC MANEVAL : RETOUR A LA NUIT. THRILLER NOIR.

    Capture d’écran 2016-01-17 à 22.21.57.pngRetour A La Nuit d’Eric Maneval, paru en 2009 aux éditions Ecorce, est une longue quête d’envie car l’ouvrage était longtemps indisponible jusqu’à ce que la Manufacture de Livre réédite ce roman qui bénéficiait d’un beau succès d’estime auprès des amateurs éclairés de romans noirs. Dans un genre littéraire sinistré et dévoyé, on pourrait hésiter à qualifier le roman d’Eric Maneval de thriller. Pourtant Retour A La Nuit s’inscrit bien dans cette catégorie en empruntant les canons de ce type de littérature, tout en pariant audacieusement sur l’intelligence et l’imagination du lecteur avec un texte sobre et épuré.

     

    Le jeune Antoine chute dans une rivière en crue et ne doit la vie sauve qu’à un inquiétant et mystérieux samaritain qui parvient à l’extraire des flots furieux puis à soigner ses multiples blessures. Devenu adulte, Antoine porte encore les stigmates de cet événement avec de lourdes cicatrices qui zèbrent son torse et son dos. Veilleur de nuit dans un foyer pour jeunes en difficultés, il revoit au travers d’un portrait-robot dressé lors d’une émission consacrée aux faits divers, le visage de cet étrange bienfaiteur qui pourrait s’avérer être un tueur en série sévissant depuis de nombreuses années sans se faire repérer en s’en prenant à de jeunes hommes. On fait donc appel aux souvenirs d’Antoine pour tenter de mettra à jour des éléments permettant d’identifier ce serial-killer. Mais à trop remuer le passé Antoine s’expose à voir apparaître des cicatrices bien plus profondes que celles qui sillonnent son corps.

     

    La simplicité d’un texte n’enlève rien à sa qualité, bien au contraire, c’est ce que l’on peut constater avec ce court roman d’un auteur qui ne s’embarrasse pas à vouloir expliquer à tout prix tous les rouages d’une intrigue captivante où il distille une angoisse subtile qui affleure à chacune des pages. Immanquablement, Retour A La Nuit générera un sentiment de frustration dû à sa concision et au simple fait que certains éléments de l’histoire ne trouveront pas forcément de réponse en sollicitant ainsi la libre interprétation du lecteur. Car au fil du récit, il n’émane aucune certitude avec ces personnages fragilisés par les aléas de la vie imposant leur point de vue quelque peu biaisé où la raison n’est pas toujours de mise. 

     

    L’une des forces du roman réside dans le fait qu’Eric Maneval a revêtu son personnage principal de ses propres expériences comme veilleur de nuit. C’est particulièrement frappant lors des échanges avec Ouria, jeune adolescente vulnérable complètement fascinée par les blessures d’Antoine. On le perçoit également au travers des conversations avec les travailleurs sociaux qui mettent en exergue la part d’ombre d’Antoine. Avec cette pointe de réalisme on entre dans une dimension particulière où les névroses des différents protagonistes résonnent avec beaucoup plus de justesse et de pertinence lors d’une confrontation finale qui ne manque pas d’éclat sans pour autant verser dans les travers de rebondissements abscons.

     

    Retour A La Nuit est un roman sans esbrouffe, sans artifice qui dépeint cet univers trouble de la nuit où évoluent ces âmes solitaires en quête d’oubli et de quiétude. Mais dans l’obscurité, moines templier, croquemitaines ou tueurs en série en tout genre ne sont jamais bien loin. Des thrillers noirs comme ça, on en redemande.

     

    Eric Maneval : Retour A La Nuit. La Manufacture de Livre/Territori 2015.

    A lire en écoutant : Broke Inside My Mind de Anitek (feat. Ellie Griffith). Album : Luna. 2015 Anitek.

     

  • Philippe Cavalier : Hobboes. Un monde à l’agonie.

    Capture d’écran 2016-01-08 à 19.03.12.pngLe moins que l’on puisse dire c’est que l’on a vécu une année 2015 difficile qui s’est écoulée au fil d’une actualité particulièrement anxiogène générant un climat délétère dans lequel peut s’inscrire un livre tel que Hobboes de Philippe Cavalier qui, sans faire mentions des dérèglements climatiques, des actes terroristes, des crises économiques et migratoires secouant notre monde, installe son récit dans un contexte de fin de civilisation sur fond de conte fantastique en nous plongeant au cœur de l’univers des hoboes, ces vagabonds ou trimardeurs parcourant le pays au gré de leur bonne ou mauvaise fortune.

     

    C’est de l’exclusion que naissent les légendes. Alors qu’une crise économique majeure ravage le Canada et les USA, des millions d’exclus jetés dans les rues espèrent un avenir meilleur sous la conduite d’un guide promis à mener une révolte pour renverser cet ordre mondial vacillant. Suicides collectifs, explosions meurtières, on parle également d’individus étranges dotés de pouvoirs surnaturels inquiétants qui sillonnent les routes en semant terreur et désolation. Des histoires terrifiantes qui s’échangent au fil des pérégrinations de ces hoboes traversant les vastes territoires d’une nation désolée. Mandaté par une mystérieuse officine Raphaël Barnes, professeur déchu de l’université de Cornell, se met en quête du livre qui donnerait un sens à tous ces évènements étranges. Pour cela, il doit suivre la trace d’un ancien étudiant disparu dans un immense campement de sans-abris installé au cœur de Central Park. Une première étape d’un long et éprouvant voyage mystique.

     

    Hobboes avec deux « b » comme pour désigner les deux clans composant la caste de vagabonds, les sheltas et les formeroï  incarnant cette lutte éternelle entre le bien et le mal qui semble trouver son apogée sur le territoire américain. Un conte fantastique, basé sur le postultat d’un étrange personnage doté de pouvoirs surnaturels, Le Scribe, estimant que puisque l’on ne peut s’échapper de l’enfer, il faut le détruire.

     

    Il est recommandé de bien suivre ce récit extrêmement décousu qui manque singulièrement de tenue ce qui contraint le lecteur à relire certains passages pour bien comprendre le sens de certaines scènes tout en gardant en mémoire la multitude de termes étranges qui auraient mérités d’être répertoriés dans un glossaire où l’on aurait également trouvé les noms, les alias et les rôles des différents personnages qui traversent le récit de manière parfois bien trop fulgurante. Car ce qui frappe également avec le roman de Philippe Cavalier, habitué des longues sagas sur plusieurs tomes, c’est la densité d’un texte qui devient bien trop ramassé en fin de parcours comme si l’auteur manquait de pages pour achever son récit. On le perçoit notamment dans une série de confrontations finales qui manquent cruellement d’amplitudes au regard de tous les évènements qui précèdent. Plusieurs protagonistes disparaissent sur deux lignes sans que l’on en prenne vraiment la pleine mesure ce qui est parfois regrettable.

     

    Ponctué de scènes dantesques parfois sublimes mais bien trop courtes on regrettera quelques longueurs comme le périple de Barnes pour se rendre dans les Rocheuses avec un groupe de vagabonds. Un passage peu crédible où ce personnage pantouflard prend la route pour accompagner un groupe de hoboes avec une samsonite à roulette et une Patek Philippe au poignet. Des ficelles un peu grosses pour symboliser la vacuité du monde matériel dont il va se défaire au fil de son périple. On peine également à suivre la destinée et les motivations de certains personnages secondaires comme les commanditaires de Barnes qui disparaissent du récit pour réapparaitre tout d’un coup dans une scène de crucification sans que l’on ait pu suivre leur parcours. Ils ne servent que « d’alibi » pour contraindre le personnage principal à prendre la route pour retrouver un ancien étudiant disparu. D'ailleurs, malgré l’importance que lui octroie l’auteur, Raphaël Barnes reste le protagoniste le plus fade du roman et l'ultime scène du roman que je ne saurais vous dévoiler ne fait que conforter ce sentiment de banalité.

     

    Ces défauts importants altèrent la qualité d’un récit qui aurait pu se révéler bien plus abouti si l’auteur, avait pris le temps de développer ses scènes d’action et quelques personnages secondaires alors qu’il se perd parfois dans des explications savantes et mystiques qui ne sont pas toujours indispensables et qui plombent le rythme du roman.

     

    Malgré ces défauts, on apprécie pourtant Hobboes car Philippe Cavalier parvient à mettre en scène des instants dantesques comme ce suicide collectif sur le Golden Gate Bridge où l’on perçoit la fragilité des personnages qui ne sont jamais à l’abri d’un destin funeste. Il y a un sentiment d’incertitude et d’imprévisibilté qui traverse tout le récit en remettant en cause tous les plans des personnages aussi puissants soient-ils.

     

    Roman dystopique singulier, truffé de références mystiques, Hobboes parviendra à séduire les lecteurs avides de sensations et de rebondissements originaux.

     

    Philippe Cavalier : Hobboes. Editions Anne Carrière 2015.

    A lire en écoutant : Gustave Holst : The Planets. Boston Symphony Orchestra William Steinberg. Deutsche Grammophon

  • David Thomas : Ostland. Dans la perpective de l'abîme.

    Capture d’écran 2015-11-15 à 23.01.31.pngDépeints comme des monstres presque surnaturels, les auteurs s’attachent bien souvent aux portraits originaux de sérials killers qu’ils façonnent et dont les destins troubles et parfois outranciers fascinent le lecteur, ceci au détriment de l’éternel enquêteur ou profileur en quête de rédemption, devant, au prix d’une souffrance parfois insurmontable, se mettre dans la peau de l’odieux suspect qu’il traque sans relâche. Ostland de David Thomas se démarque de ces récits formatés puisqu’il dresse l’étrange parcours de Georg Heuser, un inspecteur de police affecté au sein d’une unité traquant un sérial killer sévissant à Berlin pour devenir ensuite un officier de la SS chargé de l’élimination des déportés juifs dans le ghetto de Minsk.

     

    Le 23 juillet 1959, la police interpelle Georg Heuser alias Le Limier, honorable citoyen de la République Fédéral d’Allemagne et accessoirement chef de la police criminelle. Mais pourquoi en voudrait-on à cet honorable citoyen qui a notamment traqué en 1941, le mystérieux tueur sévissant sur la ligne du S-Bahn à Berlin ? Sous les ordres d’Heydrich, le policier n’a fait que son devoir en interpellant un fou furieux qui terrorisait la ville. Devenu officier au sein de la SS, n’en a-t-il pas fait de même en administrant le ghetto de Minsk et en se chargeant de l’élimination des déportés juifs ? Le parcours d’un policier héroïque, devenu criminel de guerre.

     

    Même s’il prend parfois la  forme d’un thriller, Ostland se détache singulièrement de la kyrielle d’ouvrages consacrés aux sérials killers puisqu’il se base sur des faits réels. En effet, l’auteur a choisi de romancer le parcours atypique de cet inspecteur de police traquant un sérial killer puis devenant lui-même un tueur sanguinaire à la solde du nazisme. La partie la plus romancée est celle qui s’intéresse aux divers éléments que les enquêteurs recueillent dans le cadre du procès pour crime de guerre à l’encontre de Georg Heuser. On y découvre Paula Siebert, jeune femme juriste à une époque où l’on peine à accepter la gent féminine à de tels postes et son mentor, Max Kraus, ancien soldat de l’Afrika Korps, dirige l’enquête. Ce sont les personnages fictifs de ce roman qui mettent en perspective toute la monstruosité de ces citoyens ordinaires revenus à la vie civile qui paraissent avoir oublié tous les actes odieux qu’ils ont commis durant la guerre.

     

    A mesure que l’on progresse dans les différentes phases de préparation au procès, nous découvrons le parcours de Georg Heuser. Il y a tout d’abord l’enquête classique où l’on nous présente une équipe de la police criminelle traquant un tueur sévissant dans la ville de Berlin. Georg Heuser est un policier novice qui fait ses armes auprès d’un commissaire de police expérimenté qui lui apprend l’obéissance mais également la loyauté envers ses collègues. Impliqué, le jeune policier va tout faire pour appréhender ce criminel, ceci sous la férule du sinistre général Heydrich qui dirigeait alors la Gestapo mais également la Kriminalpolizei. On y décèle déjà cette ambivalence où un officier programmant la solution finale se souciait des actes odieux d’un tueur en série.  David Thomas dresse le portrait sombre d’une ville Berlin qui n’a pas encore plongé dans le chaos. Les cabarets y sont encore présents et l’on parvient encore à faire la fête dans une atmosphère pesante alors qu’un criminel court dans les rues glacées de la ville. L’ombre de Peter Kurten, surnommé le vampire de Düsseldorf, qui inspira Fritz Lang plane sur cette partie du récit.

     

    Promu au sein de la SS, Georg Heuser est désormais affecté à Minsk où il doit prendre en charge des convois de déportés juifs qui sont méthodiquement exécuté par ses soins. Dans un contexte de devoir et d’obéissance, l’officier devient ainsi le monstre qu’il a traqué quelques mois auparavant sans qu’il n’en prenne vraiment conscience à l’instar de la confrontation qu’il a avec une jeune juive dont il tombe amoureux et qu’il tente de sauver. Il peine à comprendre que la jeune femme puisse le rejeter, lui son sauveur. Un déni qui persistera au-delà de ces années de guerre. Néanmoins il y a l’alcool pour oublier et quelques conversations sur le sens de ces massacres qui n’excusent pas les actes auxquels il adhère de manière particulièrement zélée. C’est donc une succession de descriptions poignantes, parfois difficilement soutenables que l’auteur aborde sans complaisance. On y perçoit l’influence de l’entourage direct qui accepte l’inacceptable sous le prétexte de la guerre en s’acclimatant à l’horreur quotidienne. On y distingue également l’odieux sens du devoir que son ancien mentor l’enjoint à accomplir sans aucune distinction entre le bien et le mal. Tout cela n’excuse évidemment pas Georg Heuser, mais au-delà de ces notions de mal et de bien, l’ouvrage pose, de manière sous-jacente, la question ultime qui est de savoir ce que l’on aurait fait à la place de cet officier SS dans de telles circonstances.

     

    Héro devenu bourreau, Ostland de David Thomas pose donc les différents contextes qui font d’un homme un tueur en série ou un officier zélé et sérieux. Intriguant, édifiant et effrayant.

     

    David Thomas : Ostland. Editions Presse de la Cité/Sang D’encre 2015. Traduit de l’anglais par Brigitte Hébert.

    A lire en écoutant : Mahler : Piano Quartet n° 1 in G Minor. Op 25, Allegro. The Villiers Piano Quartet. Etcetera 1989.

  • Séverine Chevalier : Recluses. Prisonnières du silence.

    severine chevalier, cyril herry, éditions écorce, reclusesDécouvrir par hasard, au détour des rayonnages d’une librairie, un ouvrage des Editions Ecorce/noir, c’est comme mettre à jour un écrin recelant quelques perles rares et délicates que sont ces instants précieux de lecture où l’on s’imprègne de textes ciselés à la perfection par des auteurs qui travaillent le mot, la phrase en forgeant, tels des artisans acharnés, les contes obscurs de notre temps. En maître d’œuvre discret, Cyril Herry, directeur de la collection, vous propose une autre vision du roman noir avec une déclinaison d’auteurs aux essences particulières à l’instar de Séverine Chevalier et de son premier roman intitulé Recluses.

     

    Cela faisait bien des années que Zia n’attendait plus sa sœur Suzanne. Recluse au fond de ce corps détruit, elle s’abreuve d’ennui, de silence et d’immobilité jusqu’à ce que Suzanne déboule et l’embarque, elle et son fauteuil roulant, dans un périple incertain à la poursuite du fantôme de Zora Korps, cette fille en jaune qui s’est fait exploser dans un supermarché. Recluse dans la confusion de ses souvenirs, Suzanne cherche à comprendre la mort de son fils Polo en traquant l’ombre trouble de cette jeune fille énigmatique. Dans cette quête éperdue, les deux sœurs sont désormais recluses dans un corps de ferme perdu où la mémoire se dissout dans un torrent de pluie et de sang.

     

    Il y a tout d’abord cette écriture épurée, presque magique qui oscille entre les instants lyriques et les passages scandés pour nous livrer un texte éclaté en une multitude de points de vue propres aux différents acteurs qui hantent les pages d’un livre où le silence et les non-dits sont autant de douleurs, de regrets et de désespoirs que rien ne peut atténuer. C’est en cela que la quête effrénée de Suzanne devient une cause perdue d’avance qui ne sert qu’à mettre en perspective la vacuité des souvenirs d’une jeunesse disloquée par l‘absence d’un père, la maladie d’une mère et la paralysie d’une sœur. Suzanne s’est donc mise en tête de recueillir tous les témoignages relatifs à la vie Zora Korps pour tenter de saisir l’inexplicable raison de son terrible geste.

     

    Recluses traduit la déshérence psychique et physique de deux âmes esseulées bien trop éloignées les unes des autres pour parvenir à une quelconque résilience mutuelle. L’esprit comme le corps sont bien trop abîmés, mais seule Zia, emprisonnée dans ce corps absent, parvient à le percevoir en promenant son regard lucide, parfois cynique sur cette succession d’êtres désincarnés qu’elles croisent au cours de leur périple.

     

    Récit solide construit sur une délicate dentelle de mots, Recluses égrène dans une narration éclatée, l’introspection bancale d’individus prostrés dans une déshérence de sentiments à l’égard des autres qui les conduisent parfois dans les tréfonds obscurs de l’abîme.

     

    Roman dépourvu de clés narratives et de rebondissements époustouflants, Recluses contraint le lecteur à s’impliquer en s’immergeant dans un texte singulier et rythmé qui impose parfois une image tronquée d’une réalité forcément sujette à la subjectivité des différents personnages qui composent l’histoire. Comme des balises égarées dans ce naufrage de mutisme et de déni, la longue lettre du Dr Shaw, le rapport de police du capitaine Hame et la courte missive d’une détenue apporteront quelques éclaircissements à un ultime document intitulé Recluses. De cette manière, comme enfermé dans cercle infernale, Séverine Chevalier  nous contraint à reconsidérer son récit dans la lumière trouble de nouvelles perspectives qui n’apporteront, de loin pas, toutes les réponses, laissant au lecteur une grande part d’interprétation tout en lui permettant de s’imprégner une nouvelle fois dans ce roman bâti sur une succession de sensations, d’images et de lumières que l’auteur égrène dans un style maîtrisé à la perfection, tout comme son second ouvrage Clouer l’Ouest, un autre bijou littéraire à découvrir impérativement.

     

    Séverine Chevalier : Recluses. Editions Ecorce/Noir 2011.

    A lire en écoutant : On ne Dit Jamais Assez aux Gens Qu’on Aime, Qu’on les Aime de Louis Chédid. Album : On ne Dit Jamais Assez aux Gens Qu’on Aime, Qu’on les Aime. Atmosphériques 2010.

  • NURY/BRÜNO : ANGOLA. DANS LA CAGE A SUEE.

    Capture d’écran 2015-09-14 à 23.04.28.pngAngola c’est un nom aux consonances inquiétantes qui désigne la prison d’état de la Louisiane et qui demeure l’un des établissements les plus emblématiques de l’univers carcéral tout comme les sinistres pénitenciers d’Alcatraz ou de Sing Sing. Ancienne plantation de canne à sucre, située au bord du Mississipi elle est rapidement devenue une ferme pénitentiaire qui continue aujourd’hui encore à accueillir des prisonniers condamnés aux travaux forcés. C’est dans ce cadre hors du commun que l’on retrouve Tyler Cross personnage désormais culte du 9ème art  qui s’impose avec deux albums seulement, comme l’une des nouvelles  grandes séries de la bande dessinée.

     

    C’est à l’isolement, plus communément appelé cage à suée, que Tyler Cross prend la peine de revenir sur le braquage foireux qui l’a conduit à purger une peine de 20 ans à la ferme pénitentiaire d’Angola. Il a eu plus de chance que son complice Neville descendu par les flics. Mais c’est à la belle et sulfureuse  Iris qu’il pense alors qu’elle s’est enfuie sans l’attendre avec le butin qu’elle doit remettre au bijoutier aussi foireux qu’endetté qui a organisé le braquage. S’échapper d’une prison où toutes les tentatives d’évasions ont échouées c’est aussi à cela que songe Tyler Cross afin de récupérer le butin. Mais avant toute chose il devra s’employer à déjouer les combines du gros Carmine, mafieux obèse qui a mis un contrat sur sa tête. Angola c’est loin d’être un camps de vacances et Tyler Cross n’a pas l’intention de s’y attarder plus que de raison.

     

    Dans ce second opus des aventures de Tyler Cross, Nury et Brüno puisent, avec une véritable jubilation, dans le vivier de références lié au monde pénitentiaire. Luke la Main Froide, Brubacker et Les Evadés, ce sont quelques un des films auxquels on pense lorsque l’on s’immerge dans ce magnifique second album qui rend également un hommage appuyé à l’univers de James Lee Burke. Le scénario est solide et n’évite aucun cliché, bien au contraire. C’est ce qui fait le charme de cette bande dessinée où l’on retrouve avec un certain plaisir tous les archétypes des intrigues carcérales à l’exemple du gardien chef sadique et de sa femme frivole, des rivalités sanglantes entre détenus, des sévices infligés aux détenus et bien évidemment de l’évasion dans les bayous qui reste l’un des plus beaux passages au niveau graphique. Il faut avouer que l’on est complètement séduit par le dessin de Brüno et le découpage de scènes extrêmement bien élaborées qui mettent en exergue des actions saisissantes. Le succès de la série réside dans cette alliance du trait « naïf » de Brüno conjuguée à la violence crue de l’histoire élaborée par Nury avec une mise en couleur tout simplement somptueuse.

     

    Avec Angola, c’est également de manière très subtile que Nury met en lumière tout le système de « management » d’une prison avec une déclinaison comptable qui fait froid dans le dos. On découvre ainsi tout un système d’exploitation des prisonniers, de corruptions et de détournements en tout genre au profit de la mafia locale de la Nouvelle-Orléans.

     

    En deux épisodes Tyler Cross, personnage amoral par excellence, devient l’une des séries les plus emblématiques de la BD faisant honneur à l’univers du polar et du roman noir.  

     

    Tyler Cross – Angola. Dessin Brüno /Scénario Fabien Nury / Couleurs Laurence Croix. Editions Dargaud 2015. 

    A lire en écoutant : Cross Road Blues de Robert Johnson. Album : Robert Johnson The Complete Recordings. Sony Music Entertainment 1990.

  • Thierry Marignac : Fasciste. Un pavé dans la gueule.

    thierry marginac,fasciste,hélios noir,pierric guittaut,fn,extreme droitePlus que partout ailleurs, c’est en France que le polar et le roman noir sont devenus l’instrument d’une espèce de propagande politique entretenue par des militants de gauche et d’extrême gauche. Il ne s’agit en rien d’une critique mais d’un constat dont il faut prendre conscience en lisant les œuvres de ces écrivains reconnus avec en tête de file Jean-Patrick Manchette qui créa la mouvance de la critique sociale par l’entremise du roman noir. Il est même amusant de voir ces vieux briscards de gauche s’invectiver entre eux dans les salons du livre ou par l’entremise de la tribune des hebdomadaires en se traitant de négationniste, d’antisioniste ou autres joyeusetés à l’instar d’un Didier Daeninckx qui dresse régulièrement des procès d’intention aux accents parfois staliniens en s’en prenant aux écrivains qui n’entreraient pas dans le moule. C’est beaucoup moins amusant lorsque l’on sait que certains auteurs en marge subissent les foudres d’une censure ou d’un silence médiatique parfois assourdissant comme le révèle des auteurs comme Pierric Guittaut  ou Thierry Marignac. Ce dernier semble avoir fait les frais de cette censure lorsqu’il écrivit en 1988 son premier roman intitulé Fasciste qui fait l’objet d’une troisième réédition.

     

    Rebelle sans cause, étudiant bourgeois achevant son service militaire, Rémi Fontevrault est un fasciste qui embrasse d’avantage la cause pour l’aura romantique du réprouvé que pour les convictions politiques de rejet. Manifs, bagarres, études bâclées, le jeune homme végète en vivant au crochet d’un père qu’il méprise. C’est en rencontrant Lieutenant et sa sœur Irène, tous deux issus d’une famille de collaborateurs que Rémi va orienter l’ensemble de ses actions en organisant le service d’ordre d’un homme politique du front national. Trafic d’armes, luttes d’influence, ratonades, Rémi et Lieutenant mettent leurs idéaux de côté pour laisser la place aux actions violentes et déterminées que même les politiques extrémistes de droite, en quête de respectabilité, doivent désormais rejeter. Quand on arrive à l’extrême de l’extrême on se retrouve au bord du vide.

     

    Qualifié de roman culte, Fasciste est désormais présenté comme un ouvrage licencieux, voire même subversif dont la seule acquisition provoquerait un certain frisson. Une bravade de l’interdit en quelque sorte. Mais que l’on soit bien clair, Fasciste n’a rien du brûlot sulfureux que l’on veut nous décrire, bien au contraire. Certes l’auteur nous dépeint la trajectoire d’un fasciste sans pour autant décrier la démarche du personnage principal. En fait tout le postulat inconvenant du roman réside dans le fait que Rémi soit un fasciste. Et alors ? Héros ou antihéros, Thierry Marignac ne nous impose aucun jugement de valeur, aucune morale et surtout aucune démarche de rédemption et c’est tant mieux. Il semblerait que l’auteur parie finalement sur l’intelligence du lecteur. Car même s’il est beau, intelligent et cultivé, nous n’avons aucune envie d’apprécier ce jeune en rupture dont on suit la trajectoire dans une succession de scènes parfois ennuyeuses. Il est indéniable que Thierry Marignac possède une maîtrise de l’écriture qui lui permet de nous délivrer un texte fluide qui tranche avec la pauvreté de l’intrigue. On appréciera toutefois l’épisode où Rémi se rend à Belfast pour rencontrer un leader unioniste ainsi que la scène finale. Mais est-ce que tout cela est suffisant pour faire de Fasciste un roman culte ? Certainement pas.

     

    Thierry Marignac nous explique qu’il souhaitait écrire un roman dans un registre où l’on ne l’attendait pas. Cela semble un peu court pour dépeindre le milieu de l’extrême droite et on le ressent tout au long du récit. Car Fasciste manque cruellement d’ampleur et c’est bien dommage, d’autant plus que l’on se doute bien que l’auteur en a sous la pédale. On déplorera également le manque de clarté environnementale et politique qui conduit les différents personnages vers leur destinée. Cette absence de contexte motivant l’action des protagonistes est l’une des faiblesses du roman qui perd de sa substance trash.

     

    Il n’en demeure pas moins qu’il faut lire Fasciste, qui reste un des rares romans sans complaisance évoquant le FN et ses groupuscules d’extrême droite sans pour autant tomber dans les clichés de convenance. Et si l’on se demande ce que sont devenus les différents acteurs de l’histoire il suffit d’inscrire Fasciste dans la perspective de la démarche de dédiabolisation du rassemblement bleu marine que l’on vit actuellement en France.

     

    Thierry Marignac : Fasciste. Editions ActuSF Hélios Noir 2015.

    A lire en écoutant : Come Out and Play. The Offspring. Album : Smash (Epitaph 1994).

  • Patrick K Dewdney : Crocs. Après nous, le déluge !

    Service de presse.

     

    Capture d’écran 2015-06-08 à 00.19.33.pngCyril Herry et Pierre Fourniaud. Retenez bien ces deux noms car ces éditeurs possèdent le rare talent de concentrer dans leur nouvelle collection Territori, issue des éditions Ecorce et de la Manufacture de Livres, une palette d’auteurs exceptionnels comme Séverine Chevalier avec Clouer l’Ouest, ou Frank Bouysse avec Grossir le Ciel. Désormais il faut également compter avec Crocs de Patrick K Dewdney. Bien plus qu’un simple courant de type Nature Writing, Territori s’inscrit dans une volonté de mettre en lumière un artisanat de l’écriture finement ciselée d’où émane des textes d’une singulière puissance.

     

    Il n’est plus qu’une ombre titubante que la forêt absorbe peu à peu. Il n’est plus qu’un animal traqué que les hommes poursuivent sans relâche. Mais rien n’arrêtera sa marche incertaine. Il tracera son chemin au travers des ronciers, des tourbières et des arrêtes rocheuses. Hirsute, il s’imprègnera de la nature et du souvenir des Anciens avec pour seul compagnon de misère, ce cabot famélique. En lisière de cette civilisation désormais honnie il avancera. Sa pioche sur l’épaule, il avancera vers le Mur. Droit dans le Mur.

     

    Crocs est indubitablement un roman noir que l’auteur a enveloppé d’une tonalité poétique peu commune en puisant, entre autre, dans la richesse d’une langue maîtrisée à la perfection. Des accents pastoraux pour un récit qui se déroule dans une succession de paysages sauvages du Limousin déclinés sur une scène unique de fuite dont ne connaît ni les raisons, ni les buts, hormis celui d’atteindre, par tous les moyens, ce Mur hostile. On découvrira en alternance à cette fuite, quelques réflexions du personnage et quelques souvenirs lointains le poussant à s’immerger corps et âme au cœur d’une nature hostile qui se révèle être son ultime alliée. Puis dans les cinq dernières pages s’illustrera la tragédie poignante révélant les vains desseins de cet homme mystérieux. Car l’autre particularité du roman réside dans le fait que l’auteur ne s’embarrasse pas de détails concernant l’identité du fuyard. Il le débarrasse de tout ce qui fait de lui un homme dit civilisé. Libéré de ces oripeaux humains, notre fugitif s’imprègne d’un mysticisme acétique. Cela prend parfois des tournures bibliques à l’instar de son corps déchiré par les épines, de l’hostie animale ou du but final qu’il s’est assigné. Outre l’aspect divin, l’homme prend conscience, au fur et à mesure de l’échappée, de son animalité qui donne son titre au roman.  

     

    Dans Crocs, vous vous immergerez dans les profondeurs troubles d’une nature magnifiée par un torrent de phrases et de mots qui donnent toutes leurs saveurs à ce roman sauvage qui pose les questions que personne ne souhaite formuler et auxquels personne n’ose répondre. D’ailleurs, dans cette errance forestière, l’homme a cessé depuis longtemps de s’interroger en laissant tout derrière lui, hormis cette pioche qu’il porte comme un fardeau. Il ne lui reste que cette fragile certitude d’avancer jusqu’au Mur accompagné des souvenirs enfouis de ce peuple oublié dont les reliques hantent la forêt.

     

    Patrick K Dewdney dresse le constat amer et pessimiste d’une civilisation disparue qui fait écho à notre monde en voie de désintégration dont la spirale sans issue contraindrait  des hommes lucides aux actes les plus extrêmes afin de s’extraire du système. En contrepartie, il nous offre un texte fait de sensations et de ressentis où le lecteur perçoit le goût de l’eau impétueuse, la douceur de la mousse spongieuse et les effluves des écorces chauffées par le soleil. Un récit tout en vigueur et en douceur à l’image de ces bois sauvages dont on ne ressort pas indemne.

     

    Lorsque l’on découvre Crocs, on capte immédiatement le talent d’un auteur qui maîtrise les jeux de l’écriture en façonnant des phrases toutes plus belles les unes que les autres. Il serait vraiment dommage de passer à côté d’un tel roman.

     

    Patrick K Dewdney : Crocs. La Manufacture de Livres - Editions Ecorce/Collection Territori 2015.

    A lire en écoutant : White Rabbit de Jeffeson Airplane. Album : The Best of Jefferson Airplane. Sony BMG Music Entertainment 2007.