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Auteurs S - Page 7

  • Emily St. John Mandel : Station Eleven. Ne plus être.

    emily st. john mandel, station eleven, editions rivages, symphonie itinérante, apocalypse, fin du mondeUne fois ce monde éteint qu’adviendra-t-il des survivants ? Signe des temps, de notre temps, jamais la thématique du cataclysme mondial et de ses conséquences post-apocalyptiques n’auront fait l’objet d’une telle production littéraire traitant le sujet. Sur les débris d’une civilisation défunte ce sont des hordes déchaînées qui luttent dans un déferlement de violence tandis que quelques survivalistes isolés tentent de surmonter les tourments d’un univers ravagé et sans espoir. Affrontements et repli sur soi semblent être les deux alternatives majeures que nous offrent les auteurs ayant abordé le sujet. Bien qu’attachée aux codes du genre, Emily St. John Mandel se distancie subtilement mais résolument de ces visions pessimistes avec son nouveau roman Station Eleven pour se situer bien au-delà des simples questions de survie en suivant les péripéties de la Symphonie Itinérante, une troupe composée d’acteurs et de musiciens qui sillonnent la région du lac de Michigan pour aller à la rencontre des communautés qui se sont constituées sur les reliquats d’un monde décimé par une pandémie foudroyante.

     

    Le célèbre acteur Arthur Leander s’effondre sur les planches de l’Elgin Theatre à Toronto, en pleine représentation du Roi Lear, victime d’un malaise cardiaque dont il ne se remettra pas. La nouvelle n’aura pas le temps de faire le tour du monde car la grippe de Géorgie, une pandémie foudroyante, décime déjà toute la population mondiale.

    Que deviendront sa seconde épouse Elisabeth et leur fils Tyler ?

    Que deviendra Clark, l’ami fidèle d’Arthur ?

    Que deviendra Jeevan, le secouriste qui a tenté de réanimer, sans succès, le célèbre interprète ?

    Que deviendra Miranda, la premiére femme d’Arthur, créatrice d’une bande dessinée intitulée Station Eleven ?

    Kirsten ne se souvient plus de tous ces noms. Elle n’était qu’une enfant lors de la survenue du cataclysme et le monde d’autrefois n’est, pour elle, plus qu’un lointain souvenir. Elle a intégré la troupe de la Symphonie Itinérante qui parcourt la région pacifiée des Grands Lacs pour dispenser pièces de théâtre et interprétations musicales aux habitants des petites villes et villages qu’elle traverse. La route n’est pas de tout repos et les rencontres sont parfois dangereuses. Kirsten possède deux couteaux noirs tatoués sur son poignet droit.

     

    Station Eleven s’attache sur cet instant tragique qui constitue tout le basculement de l’intrigue où le décès d’Arthur Leander devient le catalyseur d’une multitude de personnages denses, aux caractères habilement étoffés, dont les destinées se propulsent désormais sur les chaos dramatiques d’un monde qui s’effondre. De l’audace et de l’originalité pour un texte dépassant tous les codes des genres afin de s’ancrer dans une fresque romanesque qui s’étale sur une constellation de temporalité qu’Emily St. John Mandel manie avec une véritable maetria nous permettant d’apphéhender aisément ces alternances entre le monde du passé et celui dans lequel évolue désormais ce fragile reliquat d’humanité.

     

    Avec la Symphonie Itinérente dont les fondements et la motivation s’inscrivent en lettres blanches sur le flanc d’un des véhicule de la caravane : Parce que Survivre ne suffit pas, la partie post-apocalyptique du roman prend une toute autre dimension à la fois plus mélancolique mais paradoxalement plus réaliste en s’éloignant des canons hystériques propre au genre sans pour autant mettre de côté des confrontations qui s’avèrent finalement plus dures et plus cruelles dans le dépouillement de scènes extrêmement fortes. Et puis cette compagnie aux influences shakespeariennes peut s’incarner dans un contexte similaire à celui du célèbre dramaturge anglais évoluant, à l’époque, dans un monde ravagé par la peste. Le lecteur décèle ainsi l’allégorie de la puissance du verbe et de la transmission orale contre l’obsolescence d’une technologie caduque et muette désormais destinée à alimenter un musée créé par l’un des survivants afin de se souvenir d’un monde défunt. Mais bien au-delà de cette dichotomie on perçoit toute la difficulté de ces hommes et de ces femmes à donner du sens à leur vie tant dans l’ancien monde que dans ce nouvel environnement dans lequel évoluent désormais les rescapés et leurs descendances.

     

    Emily St. John Mandel se singularise par le biais d’une écriture subtile, presque fragile qu’elle met au service de personnages véritablement incarnés dans l’épaisseur de leurs sentiments ainsi que dans les relations subtiles qu’ils entretiennent avec les autres protagonistes. Dans cette constellation de rencontres l’auteure met en place une dramaturgie complexe qui contient plusieurs niveaux de lecture à l’instar de Miranda auteure d’une étrange bande dessinée de science fiction, intitulée Station Eleven. L’œuvre de toute une vie, destinée à sa seule créatrice devient le tribut emblématique de deux adversaires qui interprètent chacun à leur manière la quête du Dr Eleven : Nous aspirons seulement à rentrer chez nous. L’appropriation de l’œuvre et ainsi que sa destinée nous ramènent à nos propres perceptions des différents domaines artistiques et à la valeur que nous leurs accordons.

     

    Station Eleven est un conte sombre et tragique qui bouleversera immanquablement un lecteur séduit par l’abondance des thématiques soulevées autour d’une fiction aussi brillante qu’inattendue. Avec une écriture pleine de force et de délicatesse, Emily St. John Mandel transcende le noir pour le rendre plus éclatant.

     

    Emily St. John Mandel : Station Eleven (Station Eleven). Editions Rivages 2016. Traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé.

    A lire en écoutant : The Future de Léonard Cohen. Album : The Future. Colombia Records 1992.

     

  • Benoît Séverac : Le Chien Arabe. Terrain miné.

    le chien arabe, Benoît Séverac, la manufacture de livres, toulouse, les izardsRésolument ancrée dans le monde criminel de la France contemporaine, la Manufacture de Livres présente la particularité d’aborder des thèmes dérangeants que bien peu d’autres maisons d’édition osent évoquer à l’instar du radicalisme islamiste qui prend parfois racine au cœur des cités de l’Hexagone. Ecrit après le sinistre parcours de Mohamed Merah et avant les tragédies qui ont secoué les villes de Paris et de Bruxelles, Le Chien Arabe de Benoît Séverac nous propose d’explorer les bas-fonds troubles d’une cité de la banlieue nord de Toulouse déchirée entre une économie souterraine de trafiquants et un réseau d’islamistes hostiles.

     

    Les Izards à Toulouse, cité sensible et plaque tournante du trafic de stupéfiants pour la région du sud-ouest. Tous les moyens sont bons pour faire transiter la marchandise. Désormais ce sont les chiens qui deviennent les mules discrètes des trafiquants de drogue. Enfermé dans une cave obscure, Samia choisi d’extirper l’un d’entre eux des griffes de son frère afin de le faire soigner. La jeune fille confie l’animal à Sergine Ollard, vétérinaire atypique, qui va se retrouver au cœur d’un règlement de compte entre des dealers sans scrupules et une cohorte d’islamistes qui semblent prêts à en découdre. Intrigues et complots visant à faire trébucher l’adversaire, c’est dans un contexte explosif que Sergine Ollard va tenter de dénouer les ramifications entre des criminels endurcis et des terroristes déterminés. En arbitre, quelque peu dépassée, l’adjudant-chef Nathalie Decrest aura bien du mal à contenir cette vague hostile qui va déferler sur le quartier.

     

    Ce qui surprend tout d’abord avec Le Chien Arabe c’est cette tonalité naturaliste qui imprègne ce roman noir prenant pour cadre une cité sensible de la banlieue de Toulouse. On sort ainsi de ces stéréotypes sensationnalistes dépeignant régulièrement les cités que l’on découvre dans de nombreuses intrigues manquant singulièrement de réalisme et préférant s’orienter vers une vision caricaturale à la « Banlieue 13 ». On perçoit notamment, au travers du récit, que l’auteur connaît parfaitement bien les lieux dans lesquels il met en scène ses personnages, en nous permettant ainsi de nous immerger dans le quotidien d’une ville que l’on arpente dans tous les sens, sans pour autant tomber dans la vacuité du fascicule touristique ne servant qu’à dépayser le lecteur d’une manière parfois bien trop superficielle. Outre l’aspect géographique, Benoît Séverac parvient à dresser une espèce de portrait sociologique en confrontant le quotidien du citoyen « ordinaire » avec cette économie souterraine qui ronge le cœur des cités.

     

    L’amorce de l’intrigue est à la fois simple et originale, permettant ainsi de mettre en scène Sergine Ollard, une vétérinaire plutôt singulière, qui va, parfois de manière très maladroite, tenter de venir en aide à cette jeune adolescente confrontée aux affres des traditions familiales et aux frasques de son frère aîné, impliqué dans un trafic de drogue d’une certaine ampleur. Elle incarne ce quotidien banal, presque ennuyeux, avant de se retrouver soudainement bousculée par l’imprévisibilité des événements. L’autre personnage fort du roman, c’est bien évidemment cette policière en uniforme, l’adjudante Nathalie Decrest, régulièrement tiraillée entre les injonctions paradoxales des différents services de police dépassés qui ne parviennent pas à prendre la pleine mesure de la fracture sociale secouant la cité.

     

    Emprunt de doutes mais définitivement aveuglé par les certitudes de son frère qu’il admire et par les prêches de l’imam qui le guide, Hamid Homane est un jeune homme à la fois poignant et terrifiant qui nous entraîne dans ce déferlement de violence qui va bouleverser toute la cité dans une scène finale absolument dantesque. On y décèle d’ailleurs quelques similitudes avec la confrontation entre Mohamed Merah et les forces de police lors de l’assaut final.

     

    Dénué de jugement, de sensationnalisme et de toute velléité hostile à l’encontre d’une communauté, Benoît Séverac expose, avec une grande justesse et beaucoup de subtilité, les problèmes d’une société contemporaine qui doit faire face aux grands défis du vivre ensemble dans un monde globalisé et multiculturel et ceci particulièrement dans un univers précarisé. Le Chien Arabe nous présente donc les conséquences tragiques de ces espaces urbains relégués au second plan et bien trop souvent stigmatisés d’où jaillissent des explosions de violence aux conséquences de plus en plus dramatiques.

     

    Epoustouflant, intelligent, Le Chien Arabe est un brillant roman noir, résolument ancré dans les problèmes sociaux de notre époque. Une réflexion romancée sur les sujets graves et sensibles d’aujourd’hui pour tenter de les comprendre, c’est peut-être en cela que la collection La Manufacture de Livres se distingue des autres maisons d’éditions consacrées aux polars.

     

    Benoît Séverac : Le Chien Arabe. La Manufacture de Livres 2016.

    A lire en écoutant : Au Quartier de IAM. Album : Saison 5. Polydor 2007.

  • Martin Suter : Montecristo. Impair et banque.

    Capture d’écran 2015-11-03 à 19.40.21.pngC’est toujours une tâche délicate que d’explorer, par le biais du polar, la face trouble des établissements bancaires, l’univers occulte de la finance et d’en dénoncer les disfonctionnements sans pour autant tomber dans l’exposé économique aride virant parfois au pamphlet politique. Avec Montecristo, Martin Suter s’est employé à mettre en lumière la collusion entre les banques, les institutions financières et le monde politique. Il faut dire qu’à la lecture des scandales qui ont émaillé le monde financier helvétique ces dernières années, l’auteur avait de quoi alimenter son ouvrage.

     

    A Zurich, Jonas Brand est un réalisateur en mal de devenir. Depuis bien longtemps il a mis de côté son scénario Montecristo pour se consacrer désormais au tournage de reportages pour une émission people de la télévision. Lorsqu’il découvre fortuitement qu’il est en possession de deux billets de banque de cent francs suisses portant le même numéro de série, Jonas Brand pense détenir le reportage original qui lui permettra de s’extraire du marigot people dans lequel il végète. Reportage d’autant plus intéressant que les deux billets sont vrais. Tout cela a-t-il un rapport avec le suicide d’un trader qui s’est jeté d’un train à bord duquel se trouvait Jonas ? D’incidents en accidents suspects, l’enquête de Jonas Brand ne va pas être de tout repos.

     

    L’amorce du récit débute sur une convergence d’incidents bien trop hasardeux pour être crédible. Hormis Jonas Brand, lequel d’entre nous examine ses billets de banque pour se rendre compte que deux d’entre eux possèdent des numéros de série parfaitement identiques ? Si l’on ajoute le fait que notre reporter people est également témoin de la mort d’un trader probablement en lien avec le premier événement, cela réduit le taux de probabilité à un niveau proche de zéro. On fera donc abstraction de cette invraisemblable succession d’incidents pour apprécier ce roman dynamique mettant en évidence, de manière suffisamment convaincante, les accointances entre les différentes institutions financières. En décrivant notamment le processus d’impression de billets bancaires, on sent chez Martin Suter le souci du détail et du réalisme qui compense parfois ce « trop heureux » hasard de circonstance frappant le personnage principal. Thriller financier, sur fond de paranoïa, Montecristo devient donc un conte amoral où l’auteur restitue sa colère et sa désillusion face à ce monde trouble de la finance.

     

    Il faut sauver la bulle financière à tout prix, c’est ce que comprendra Jonas Brand au travers des mésaventures qu’il subit. A mesure que l’on progresse dans le récit, l’auteur installe une dimension dramatique de plus en plus inquiétante sur fond de complots sordides et parfois meurtriers. L’histoire est d’autant plus prenante qu’elle touche des personnages solidement bâtis que l’on appréciera au travers de leurs parcours de vie et d’une histoire d’amour qui pimente le roman. Dans un fourmillement de petits détails, le lecteur découvrira le quotidien des habitants de la bonne ville de Zurich et de ses environs ainsi que les arcanes du pouvoir à Berne, dans un climat hivernal parfois inquiétant.

     

    Martin Suter dresse également un portrait touchant de Max Gantman, personnage secondaire, mais ô combien important du récit car c’est par le biais de ce journaliste financier désabusé, fumeur invétéré et quelque peu alcoolique, que Jonas Brand appréhendera tous les rouages financiers dans une somme d’explications intéressantes, même si elles enfoncent parfois des portes ouvertes en nous décrivant un système économique déficient et corrompu. Néanmoins dans un pays où le monde bancaire s’est implanté dans toutes les structures, aussi bien politiques que culturelles, le roman de Martin Suter résonne comme un cri d’alarme qui finit par se transformer en soupir de dépit.

     

    Suspense, colère et désillusion tels sont les ingrédients de ce polar financier qui ne manque pas de mordant.

     

    Martin Suter : Montecristo. Christian Bourgeois éditeur 2015. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni.

    A lire en écoutant : Last Dance de The Cure. Album : Disintegration. Fiction Records Ltd 1989.

  • Michael Farris Smith : Une Pluie Sans Fin. Passagers de la tourmente.

    Capture d’écran 2015-10-17 à 09.35.21.pngBlade Runner illustre parfaitement le mariage heureux entre l’anticipation et le roman noir, avec des codes classiques transposés dans un contexte extraordinaire. Inspiré d’un ouvrage de Philip K Dick, Les Androïds rêvent-ils de Moutons Electriques ? le réalisateur Ridley Scott s’émancipait du livre pour réaliser un film culte. L’anticipation c’est également le genre qui a permis à Cormac McCarthy d’obtenir le prix Pulitzer avec son livre intitulé La Route. C’est à ce monument très sombre de la littérature américaine que l’on compare Une Pluie Sans Fin de Michael Farris Smith qui nous projette dans un monde post apocalyptique de tempêtes et d’ouragans qui s’abattent sans discontinuer sur le sud des Etats-Unis désormais devenu une zone sinistrée.

     

    On ne donne plus de nom à ces tempêtes qui ravagent continuellement les côtes du Texas, du Mississipi et de la Louisiane car plus personne ne vit dans cette région dévastée à l’exception de quelques inconscients qui ne peuvent se résoudre à rejoindre la frontière, plus au nord qui délimite ce no man’s land dévasté que les autorités ont renoncé à contrôler. Cole lui a choisi de rester et s’accroche à sa maison qui reste encore debout et aux souvenirs de sa femme disparue et de leur fille à naître. Il arpente la région et croise la route de  pillards et illuminés en tout genre jusqu’à ce qu’il se fasse agresser par un jeune couple qui lui vole sa jeep. En retrouvant leurs traces, Cole va devoir affronter une espèce de prêcheur fanatique qui règne sur tout un groupe de femmes qu’il a asservies et dont il abuse sans vergogne. Dans ce monde perdu ce sont finalement les hommes qui deviennent bien plus sauvages que les tempêtes auxquels ils doivent faire face, surtout s’il y a à la clé un magot enfoui dans ces terres désolées que les responsables de casinos auraient abandonnés.

     

    Une Pluie Sans Fin est un livre bien trop dense et bien trop chaotique pour être comparé à La Route, modèle de rigueur et de sobriété. Cela n’en fait pas un mauvais roman pour autant, même s’il manque singulièrement de tenue et de profondeur. Trop de personnages, trop de flashback et trop de rebondissements ne manqueront pas d’étourdir le lecteur et parfois de le perdre dans une confusion de scènes d’actions qui tirent parfois en longueur. Ce chaos narratif s’inscrit pourtant dans un style assez bien maîtrisé notamment au niveau de la description de ces contrées désolées et de ces tempêtes qui deviennent un personnage à part entière en nous entraînant dans un contexte de fin du monde qui ne manque pas de mordant. Finalement, Michael Farris Smith nous livre trop d’histoires secondaires dans ce récit avec un manque d’équilibre parfois regrettable entre les différentes intrigues à l’exemple de la confrontation entre le personnage principal et le prêcheur qui aurait mérité un développement plus conséquent pour former peut-être un livre à lui tout seul avec l’amorce d’une réflexion entre le mysticisme et le déchaînement des éléments.

     

    On déplorera également le manque d’envergure des personnages qui sont élaborés sur des schémas simplistes, oscillant entre la douleur et la rédemption. Pourtant quelques acteurs secondaires laissent entrevoir le potentiel de l’auteur pour dresser des portraits plus complexes sortant quelque peu de l’ordinaire à l’image de ce prêcheur qui demeure le protagoniste le plus intéressant de l’ouvrage.

     

    Il faut donc lire Une Pluie Sans Fin sans chercher une quelconque dimension philosophique derrière cette narration composée d’actions et de rebondissements qui raviront les lecteurs en quête d’un divertissement littéraire que l’on peut comparer à une honnête série B qui manquerait parfois d’allure.

     

    Michael Farris Smith : Une Pluie Sans Fin. Super 8 Editions 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Michelle Charrier.

    A lire en écoutant : The Doors : Riders On The Storm. Album : L.A. Woman. Elektra 1971.

  • Cycle grands détectives de la BD : 2. Munoz - Sampayo : Alack Sinner

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktDans le monde de la bande dessinée, tout comme dans l’univers du roman noir, le personnage du détective privé possède la particularité de ne pas vieillir. De plus, il s’agit d’un homme solitaire qui n’a que très peu d’attache ce qui lui confère une aura des plus singulières dépourvue d’un certain réalisme alors que paradoxalement, le genre s’attache à dénoncer les travers de notre société. Mais comme toujours, les codes sont fait pour être transgressés et ce sont les deux argentins José Munoz et Carlos Sampayo qui se chargeront de faire voler en éclat le carcan dans lequel on avait enfermé le détective privé en créant Alack Sinner qui donne son nom à la série.

     

    Alack Sinner est né dans un quartier pauvre de la banlieue new yorkaise où il grandit avec sa sœur Toni. Vétéran de la guerre de Corée, Alack Sinner intègre le NYPD en tant qu’agent en uniforme. C’est dans l’épisode Conversation avec Joe qu’il expliquera les raisons de sa démission suite aux excès des violences policières dont il était régulièrement témoin.  Mais ce sont ces mêmes flics qu’il dénigrait qui se chargent d’exécuter les auteurs du viol de sa sœur Toni. Ne tolérant pas cette justice sauvage, Alack Sinner va être stigmatisé avant d’être mis à l’écart, ses collègues n’acceptant pas son humanisme moralisateur. Exclu des forces de police,  Alack Sinner entretient tout de même une solide amitié avec l’inspecteur Nick Martinez également vétéran de la guerre de Corée. Sa carrière de détective démarre avec L’affaire Webster et L’affaire Filmore. De temps à autre, en manque de fond, Alack Sinner ferme son bureau pour devenir chauffeur de taxi. Mais les affaires dont il a la charge deviennent de plus en plus importantes à l’exemple de Nicaragua qui fustige l’interventionnisme américain en Amérique du Sudet L’affaire USA qui sera la dernière enquête de notre détective vieillissant. Marié à Gloria, Alack Sinner divorcera et aura plusieurs liaisons avec des femmes de caractère comme Loretta, Sophie et Enfer. Sinner qui signifie pêcheur et Enfer auront une fille prénommée Cheryl. Dans Histoires Privées, Cheryl va être impliquée dans une sordide histoire de meurtre qu’Alack Sinner s’emploiera à résoudre afin de lui éviter la prison.

     

    La série Alack Sinner paraît en France en 1975, dans les pages de la revue Charlie Mensuel avant d’être publiée chez Casterman dans la collection Roman (À Suivre). Toujours chez Casterman, l’intégrale de la série fait l’objet d’une publication en deux tomes qui paraissent en 2007 pour L’âge de l’Innocence et en 2008 pour L’âge de la Désillusion.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktJosé Munoz débute sa carrière de dessinateur à Buenos Aires en collaborant avec l’auteur de bande dessinée Alberto Breccia (Mort Cinder / Perramus) et le scénariste Héctor Oesterheld qui travaillait notamment avec Hugo Pratt pour les séries Ernie Pike et Sergent Kirk. D’emblée on détecte l’influence d’Hugo Pratt et d’Alberto Breccia dans toute l’œuvre de Munoz qui rencontre Carlos Sampayo en Espagne, en 1974 alors que l’Argentine subissait les foudres de la dictature. De leur collaboration naîtra les deux séries qui feront leur succès, Alack Sinner et le Bar à Joe. C’est notamment en France que leur travail est salué par la profession qui leur attribue diverses distinctions dont les prestigieux prix du festival d’Angoulême.

     

    S’il est doté de tous les codes du roman noir, Alack Sinner possède également une chaleur et une poésie toute latine que l’on ressent tout au long des aventures de ce détective atypique. Même si on le qualifie de solitaire, Alack Sinner s’entoure de toute une galerie de personnages pittoresques mis en valeur par le graphisme en noir et blanc d’un dessinateur qui parvient à restituer avec talent l’atmosphère bigarrée d’une ville de New York que l’on a peu l’habitude de voir. L’univers d’Alack Sinner est extrêmement dense et s’imprègne des événements de son époque comme la guerre du Vietnam ou l’embargo américain au Nicaragua. Les histoires deviennent de plus en plus complexes en révélant des pans de la jeunesse du détective, ce qui lui confère d’avantage d’épaisseur et d’humanité. Mais paradoxalement c’est lors des enquêtes plus « classiques » que Sampayo révèle tout son talent de scénariste en déclinant des histoires aussi courtes qu’efficaces. D’une enquête à l’autre on retrouve des protagonistes qui évoluent tout comme le personnage principal, raison pour laquelle il est recommandé de lire la série dans l’ordre afin de comprendre les nombreuses interactions entre les différents personnages.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktImprégnés de musique, les différents épisodes mettant en scène Alack Sinner sont bourrés de références rendant hommage au roman noir et au cinéma. On y découvre une scène de Chinatown, on croise le personnage de Travis Bickle et on distingue le livre de Raymond Chandler, Le Grand Sommeil sur la table de nuit d’Alack Sinner. Ce ne sont là que quelques allusions parmi d’autres dans ce monde foisonnant mis en scène par un dessinateur totalement inspiré. Les deux créateurs vont même jusqu’à mettre lumière leurs activités artistiques dans La Vie N’est Pas Une Bande Dessinée, Baby.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktIncontestablement, c’est Vietblues qui illustre tout le talent des deux argentins qui évoquent dans cet épisode les discriminations que subit la communauté afro-américaine que ce soit au Vietnam ou à New York. On y croise deux personnages charismatiques que sont l’activiste Olmo et le pianiste compositeur John Smith III, incarnant toute la complexité des rapports sociaux entre les différentes communautés. Outre la tension narrative, l’histoire baigne dans une aura musicale peu commune imagée par la présence du saxophoniste Gato Barbieri, personnage réel, qui composa, entre autre, la bande originale Du Dernier Tango à Paris.

     

    Dans un autre registre, Constancio et Manolo met en lumière l’intégration difficile de la communauté hispanique à New York. Par l’entremise du grand père Manolo, les auteurs font allusion à la guerre civile en Espagne en évoquant l’épisode tragique de Guernica que Munoz illustre avec une force terrible en intégrant des extraits du célèbre tableau de Picasso. Toujours sombre, toujours tragique l’histoire met en évidence dilemmes complexes auxquels Alack Sinner est souvent confronté.

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    Une ligne graphique originale, des scénarios intenses et complexes font d’Alack Sinner l’une des meilleures séries que la bande dessinée ait jamais connu. Novatrice pour l’époque en mettant en perspective des clivages sociaux dont on entendait rarement parler aux USA, la série reste toujours d’actualité en illustrant les problèmes d’intégrations et de discriminations qui minent toujours les différentes communautés qui composent le pays.

     

     

     

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    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge de L’innocence. Intégrale 1. Casterman 2007.

    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge des Désenchantements. Intégrale 2. Casterman 2007.

    A lire en écoutant : Tout l’album Winter In America de Gil Scott-Heron & Brian Jackson. Charly Records 1974.