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Auteurs S - Page 3

  • Benoît Séverac : 115. La main qui se dérobe.

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    En préambule, je me dois de remercier Lau Lo, animatrice du blog Evadez-Moi qui m'a généreusement fait parvenir ce roman que je convoitais. 

     

    Numéro de téléphone des urgences sociales en France, 115 donne également son titre au nouveau roman policier de Benoît Séverac qui nous convie dans les sombres méandres d’une enquête mettant en exergue le monde méconnu de la précarité, de la marginalité et de la prostitution de rue. C’est l’occasion de retrouver Sergine Hollard, vétérinaire engagée, et du major Nathalie Decrest, policière de quartier en uniforme, deux personnages marquants et attachants que l’on avait rencontré dans Le Chien Arabe où ces des femmes de caractère se confrontaient aux multiples et complexes problèmes de drogue et de radicalisation dans un quartier sensible de la banlieue nord de Toulouse.

     

    Le major Nathalie Decrest découvre de drôle de choses lors d’une descente dans un camp de Gitans organisant des paris clandestins. Les coqs défoncés, prêts au combat, sont confiés aux bons soins de la vétérinaire Sergine Hollard bien plus préoccupée par le sort de deux jeunes femmes albanaises cachées au sein du camp afin de s’extirper des griffes de leur proxénète. Elle est comme ça Sergine, toujours à se préoccuper du sort des autres. Et c’est bien dans ce but là qu’elle met en place une clinique ambulante pour les chiens des sans-abri. Elle fait face à un univers sans pitié où les différents degrés de misère permettent d’exploiter les plus démunis comme Cyril, un jeune autiste qui vit dans la rue, tout comme la vieille Odile, en devenant ainsi tributaires de deux sœurs sournoises, également sans-abri, bien décidées à abuser de la détresse de ces âmes perdues. Prostitution forcée et grande précarité se côtoient dans ce monde de la rue impitoyable auquel la policière et la vétérinaire seront confrontées dans une succession des faits divers à la fois violents et tragiques.

     

    Se déroulant pour la seconde fois dans la périphérie du nord de Toulouse, Benoît Séverac aborde avec 115 une multitude de thèmes sensibles que sont la marginalité, les sans-abri et la prostitution de rue forcée que l’on découvre au travers du point de vue de ces deux femmes sortant résolument de l’ordinaire. Altruiste et extrêmement engagée, Sergine Hollard comble sa solitude en se tournant vers les autres avec une propension à s’attirer une foule d’ennuis tout en provoquant une vague d’événements dramatiques dont les échos judiciaires contraindront le major Nathalie Decrest à intervenir, parfois à son corps défendant, afin de juguler la détresse mise à jour. Autrefois emprunte d’une certaine forme de considération teintée d’animosité, la relation entre la vétérinaire et la policière évolue, au fil du récit, vers une amitié toute en retenue et se développe au gré de préoccupations communes. Avec beaucoup de subtilité et de délicatesse l’auteur parvient ainsi à instaurer entre ses deux héroïnes une dynamique à la fois forte et touchante qui sert l’ensemble d’une histoire dont les péripéties se télescopent au fil de leurs interactions respectives avec les différents protagonistes.

     

    Fortement ancrée dans son contexte social dont l’auteur entend dénoncer les travers, l’intrigue policière se conjugue sous la forme d’un récit emprunt d’une dimension naturaliste pouvant déstabiliser le lecteur en quête de sensationnalisme ou d’une envergure plus romanesque. Extrêmement bien documenté, Benoît Séverac s’accroche à la réalité du terrain en déclinant les drames quotidiens de personnages marginaux dont la noirceur se suffit à elle-même sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter. Ainsi les investigations policières répondent à cette même logique en conférant cette note de réalisme si appréciable faisant de 115, tout comme Le Chien Arabe d’ailleurs, un roman policier un peu à part.

     

    Pouvoirs politiques peu concernés, institutions étatiques aux moyens limités, associations officiant parfois en marge de la légalité, 115 permet d’appréhender toute la complexité de l’aide sociale se mettant difficilement en place afin de venir en aide aux plus démunis dont la détresse permet souvent à des individus sans scrupule d’exploiter la faiblesse de ces hommes et de ces femmes en marge de la société. On y perçoit également une détresse psychique impressionnante à l’exemple de Cyril, ce jeune autiste qui, sans une libre adhésion de sa part ou de son tuteur, ne peut être pris en charge par les établissements hospitaliers. Car au-delà de l’impuissance, c’est parfois l’hypocrisie d’un système inique qui émane de cet univers de grande précarité dont la solidarité révèle toutes ses limites en fonction des intérêts individuels des uns et des autres. L’alcoolisme d’Odile, la cruauté des sœurs Charybdes et Scylla, l’addiction aux drogues de Wissal et l’indifférence de HK, Benoît Séverac égrène toute une série de portraits sombres en mettant ainsi en exergue la noirceur d’un monde sans espoir et sans idéal. Mais c’est surtout avec la destinée foudroyante de Hiésoré et de son fils Adamat que l’auteur décline l’univers obscur de la traite d’êtres humains aux mains d’organisations mafieuses mettant en échec des services de police complètement dépassés.

     

    Polar aux entournures résolument sociales, 115 s’inscrit dans la dramaturgie de ces romans noirs interpellant le lecteur sur les tragédies quotidiennes d’une société déliquescente n’hésitant pas à sacrifier les personnes les plus vulnérables afin qu’elles disparaissent dans les strates de la marginalité ou d’une exploitation de l’être humain absolument abjecte et dont on ne voudrait plus jamais entendre parler. Un récit tout simplement remarquable.

     

    Benoît Séverac : 115. Editions La Manufacture de Livres 2017.

    A lire en écoutant : Blues Is Dead. Long Lives The Blues ! de Blues & Decker. Album : Stealin’The Blues. Gazetelupeko Hotsak 2012.

     

  • MICHAEL FARRIS SMITH : NULLE PART SUR LA TERRE. A LA CROISEE DES CHEMINS.

    nulle part sur terre, michael farris smith, editions sonatineA l’époque de la sortie de son premier roman, Une Pluie Sans Fin (Editions Super 8 / 2015), un récit post apocalyptique où l’on découvrait une région du sud des Etats-Unis ravagée par une succession sans fin de tempêtes et d’ouragans, on comparaît déjà son auteur, Michael Farris Smith, à l’illustre Cormac McCarthy en évoquant notamment son fameux roman La Route. Référence réitérée à l'occasion de la parution de son second ouvrage, Nulle Part Sur La Terre, où figure également en quatrième de couverture un rapprochement avec l’œuvre de William Faulkner qui devient la "valeur refuge" dès qu'il s'agit de citer un auteur originaire du sud des Etat-Unis, plus particulièrement du Mississipi, lieu où se déroule l'ensemble d’un roman noir dont l’indubitable maîtrise ne nécessite pas ces comparaison outrancières.

    Après une errance de plus de dix ans, Maben reste toujours aussi paumée et trimbale son mal de vivre en longeant cette autoroute surchauffée du Mississipi qui la ramène vers sa ville natale. Sa petite fille peine à la suivre et il lui faut trouver un endroit pour dormir quitte à dépenser ses derniers dollars pour une chambre dans un motel miteux. Et puis elle trouvera bien le moyen de se refaire en monnayant ses charmes auprès des routiers stationnés sur le parking. Mais rien ne se passe comme prévu et la nuit vire au cauchemar.

    Russel s’apprête également à retourner chez lui après avoir purgé une peine de prison de onze ans. Mais à peine arrivé, il se rend rapidement compte que rien n’a été oublié et que sa dette, pour certains, n’a toujours pas été réglée. Dans une logique de fuite éperdue et de vengeance ces deux âmes perdues vont être amenées à se retrouver au milieu de nulle part pour tenter de s’extraire de cette tragédie qui semble leur coller à la peau.

    Ce qu’il y a de saisissant avec un ouvrage comme Nulle Part Sur La Terre, c’est cette notion d’équilibre émanant d’un texte sobre au service d’une narration simple mettant en scène toute une série de personnages nuancés, presque ordinaires se retrouvant liés par les réminescences d’un drame qui les a projetés, pour certains d’entre eux, à la marge d’une Amérique ne faisant que peu de cas de ces âmes cabossées par la vie. Sur une partition d’évènements qui s’enchainent avec une belle cohérence nous assistons aux cheminements chaotiques de Maben et de Russel tentant de refaire surface et de s’extraire de la somme d’ennuis qui les éloignent toujours un peu plus de cette rédemption à laquelle ils aspirent sans être vraiment certains de pouvoir être en mesure de l’obtenir ou même d’être en droit de la mériter. Comme repris de justice, Russel doit faire face à la violence de ceux qui n’ont pas oublié et qui ne peuvent pardonner. Des victimes collatérales qui deviennent bourreaux en s’enferrant dans une logique de haine viscérale. Comme mère paumée, Mabel doit assurer la survie de sa fille quitte à sacrifier la sienne car marquée par les affres d’un événement tragique dont elle ne peut se remettre, le sort continue à s’acharner sur elle. Dès lors, sur la jonction de ces deux destinées, Michael John Farris met en place une belle intrigue bien maitrisée en évitant toute forme d’excès que ce soit aussi bien lors des confrontations que lors des instants plus boulversants d’un récit teinté d’une noirceur savamment élaborée.

    De situations presque communes, l’auteur parvient à extraire des instants poignants à l’exemple des retrouvailles entre Russel et son ex fiancée ou lors des échanges entre ce même Russel et Boyd, son ami d’enfance désormais adjoint du shériff de la localité où ils ont passé leur enfance. Ainsi, du quotidien et des rapports ordinaires qu’entretiennent les protagonistes du roman, Michael Farris Smith bâtit une intrigue solide et prenante qui emmène le lecteur dans les circonvolutions de ces destinées presque banales devenant soudainement les moteurs des péripéties qui animent un récit baignant dans le réalisme de cette petite ville du sud des Etats-Unis et dont on peut appréhender l’atmosphère au travers d’une écriture limpide, dépourvue de toutes fioritures, également emprunte d’une certaine forme de rudesse et de sincérité qui habille l’ensemble des personnages peuplant un roman qui, au-delà de sa noirceur, revèle quelques beaux moments lumineux d’amours et d’amitiés.

     

    Michael Farris Smith : Nulle Part Sur La Terre (Desperation Road). Editions Sonatine 2017. Traduit de l’anglais (USA) par Pierre Dumarthy.

    A lire en écoutant : The Sun Is Shining Down de JJ Grey & Mofro. Album Country Ghetto. 2007 Alligator Records.

     

  • Bob Shacochis : La Femme Qui Avait Perdu Son Âme. Mourir un petit peu plus.

    Capture d’écran 2017-08-26 à 17.40.49.pngLe moins que l’on puisse dire c’est que Bob Shacochis est peu prodigue dans sa production littéraire puisque sur l’espace de trois décennies l’on compte à son actif deux romans, deux recueils de nouvelles et quelques essais, tous encensés par la critique. Ecrire peu mais bien et prendre surtout son temps pour ce journaliste baroudeur, correspondant de guerre, membre du Peace Corps qui a mis une dizaine d’année pour rédiger La Femme Qui Avait Perdu Son Âme publié en 2013 et qui figura parmi les finalistes du prix Pulitzer 2014 dont la récipiendaire fut Donna Tartt pour son roman Le Chardonneret ce qui confirme le fait qu’il faut davantage s’intéresser aux ouvrages qui ne sont pas parvenus fédérer un jury plutôt qu’à ceux qui ont pu générer un consensus de circonstance. Fresque historique, essai géopolitique, drame familial, aventure romanesque ou récit d’espionnage, La Femme Qui Avait Perdu Son Âme est avant tout un grand et somptueux roman qui parvient à concilier toutes ces formes de narration pour nous dépeindre le cheminement trouble qui a entraîné une nation en perpétuel conflit, tout d’abord sur le plan idéologique, à se retrouver sur le seuil d’un champ de bataille où les belligérants affichent désormais leurs antagonismes confessionnels.

     

    Qui pouvait bien être Dorothy Chambers que l’on a retrouvée morte d’une balle dans la tête au bord d’une route en Haïti ? Avec une alternance de fougue inconsciente et de spleen, la jeune femme aux identités multiples, fascinait et envoûtait les hommes qui croisaient son chemin. On trouvera peut-être la réponse avec Tom Harrington, avocat idéaliste, intrigué par la quête de cette fille étrange qui prétend avoir perdu son âme. Il faudra également chercher du côté d’Eville Burnette, membre des forces spéciales américaines qui a côtoyé cette citoyenne américaine lors d’une échauffourée qu’elle avait déclenchée avec des rebelles autochtones. Difficile de cerner la personnalité de cette fille de diplomate qui a vécu dans l’ombre de ce père mystérieux, tout en séduction, forgeant, dans l’ombre des puissants, la destinée d’une nation.

     

    La Femme Qui Avait Perdu son Âme est tout d’abord le portrait d’une incroyable acuité, sans concession d’une Amérique que l’on distingue au travers du prisme des zones d’influence sur lesquelles elle a déployé son combat idéologique que ce soit en Haïti bien sûr, mais du côté de la Turquie et des conflits dans les Balkans. Comme marqueur des événements qui secoueront ces différentes régions, le lecteur tente de cerner la personnalité mystérieuse de Dorothy Chambers, personnage central du roman autour de laquelle gravitent tous les autres protagonistes. De faux semblant en temporalités disloquées, la tâche n’est pas aisée et nécessitera une attention de tous les instants pour appréhender les différents enjeux qui se mettent en place au fur et à mesure de l’avancée du récit. Outre la destinée d’une nation dont les contours géopolitiques se dévoilent peu à peu sur une cinquantaine d’années, on découvrira les machinations mystérieuses qui vont hanter l’ensemble des protagonistes qui n’ont qu’une vision très tronquée de la situation dans laquelle ils évoluent à l’exception d’un maître du jeu qui n’hésite pas à sacrifier les pièces le plus importantes et les plus chères à ses yeux pour influer sur l’ensemble des événements historiques qui ponctuent le récit tout en échafaudant ses funestes projets de vengeance.

     

    Avec ce roman ambitieux qui se déploie sur cinq parties en adoptant chaque fois le point de vue d’un des protagonistes du roman, ceci sur différentes époques, Bob Shacochis tisse une intrigue complexe qui n’est pas sans rappeler les ouvrages de John Le Carré auquel il rend d’ailleurs un hommage appuyé. On y retrouve bien évidemment tous les ingrédients d’un roman d’espionnage sophistiqué et subtil qui se joue dans l’intimité des personnages jusqu’au moment de la mise en œuvre où le lecteur peut enfin distinguer les implications et conséquences de l’opération qui résonne dans l’ombre des tragédies qui ont secoué les diverses périodes et lieux que l’auteur dépeint avec force de précisions et minuties, soulignant ainsi cette capacité confondante à intégrer la fiction dans le contexte historique des faits. On partage ainsi les aléas des forces onusiennes et américaines dépassées par le chaos de la misère en Haïti avec le retour au pouvoir d’Aristide pour se retrouver en Croatie, au terme de la seconde guerre mondiale pour suivre le parcours de ces réfugiés fuyant les purges des partisans du maréchal Tito. La Turquie et plus particulièrement la ville d’Istanbul des années 80 devient l’échiquier sur lequel se déroule la guerre froide entre les deux blocs qui influençaient l’ordre mondial et quelques épisodes durant la guerre des Balkans et sur le sol américain achèveront le lecteur décontenancé par ce tourbillon de lieux atypiques que Bob Shacochis parvient à décliner dans l’ambiance et l’atmosphère du moment au gré d’un texte dense qui nécessite toute notre attention pour décortiquer ces longues phrases soignées et sophistiquées permettant également de saisir toutes les subtilités de personnages d’une incroyable intensité que l’on découvre au fil de leurs réflexions et de leurs introspections d’une richesse peu commune.

     

    Maelström géopolitique sur fond de romance dévastatrice et de vengeance transgénérationnelle destructrice, La Femme Qui Avait Perdu Son Âme est un roman flamboyant et bouleversant qui au travers de l’émotion d’une jeune femme sacrifiée renvoie, comme le reflet d’un miroir, l’image tragique d’une nation qui a peut-être également perdu son âme dans les marasmes d’un monde bien plus complexe qu’il n’y paraît.

     

    Bob Shacochis : La Femme Qui Avait Perdu Son Âme (The Woman Who Lost Her Soul). Editions Gallmeister 2015. Traduit de l’anglais USA par François Happe.

    A lire en écoutant : Footprints de Terence Blanchard. Album : Bounce. Blue Note Records 2003.

     

  • URS SCHAUB : LA SALAMANDRE. UN VILLAGE SI TRANQUILLE.

    Capture d’écran 2017-02-26 à 22.44.11.pngAprès avoir découvert les territoires urbains de la ville de Zürich en compagnie du détective privé Vijay Kumar créé par Sunil Man (La Fête des Lumières, 2013 et L’Autre Rive, 2015) la maison d’éditions Furieux Sauvages nous propose une autre escapade alémanique du côté du pays des Trois Lacs (Neuchâtel, Bienne et Morat) avec La Salamandre du dramaturge bâlois Urs Schaub. Au cœur de cette région bilingue, aux caractéristiques plutôt rurales, l’auteur nous entraîne à la suite du commissaire Simon Tanner, personnage récurrent d’une série de cinq romans policiers.

     

    Au terme d’un séjour d’une année dans un pays nordique, le commissaire Simon Tanner est de retour au pays avec les reliquats d’une histoire d’amour chaotique. Lorsqu’il débarque au petit matin sur le quai de la gare de son village, le commissaire croise un mystérieux jeune homme qui descend du même train et qui semble encore plus désemparé que lui. Rapidement, le policier apprend que le jeune homme vient d’Espagne où il prétend avoir été incarcéré à tort durant cinq ans, pour avoir transporté une quantité non négligeable de stupéfiants. Malgré ce tableau peu reluisant l’individu, bien qu’un peu perturbé, inspire plutôt confiance. C’est pour cette raison que Simon Tanner va accepter de garder la valise qu’il lui confie. Un crime vieux de plusieurs décennies, d’anciens missionnaires suisses ayant officiés en Afrique, une étrange communauté religieuse isolée, il s’en passe des choses sur les bords de ce lac embrumé. Et si le lien entre ces différents événements se trouvait dans le contenu de la valise, ceci d’autant plus que son propriétaire a mystérieusement disparu.

     

    Avec La Salamandre on s’achemine vers un roman policier d’atmosphère distillant une lente intrigue peu ordinaire qui se décline au rythme de la torpeur hivernale émaillant cette région lacustre embrumée. Au cœur de ces décors mélancoliques on pense immédiatement aux ambiances des récits de Friedrich Dürrenmatt ou de Friedrich Glauser où les frimât de l’hiver sont contrebalancés par l’ambiance chaleureuse des auberges dans lesquelles les protagonistes échangent confidences et confessions autour des plats locaux de la région. Urs Schaub parvient ainsi à capter cette ambiance villageoise où les non-dits et les secrets des habitants alimentent une succession de rebondissements plutôt surprenants pour un récit qui prend son temps mais où l’on ne s’ennuie jamais.

     

    Quatrième roman de la série, mais premier opus traduit en français, La Salamandre met en scène le commissaire Simon Tanner et quelques autres personnages secondaires qui semblent récurrents. A la fois discret et épicurien le policier est doté d’une grande sensibilité et d’un solide sens de l’écoute lui permettant de recueillir les confidences des protagonistes et de progresser dans ses enquêtes en officiant principalement dans les établissements culinaires de la région qu’il fréquente avec une assiduité qui frise la dévotion. Outre l’aspect gastronomique, on découvre la région des Trois Lacs par l’entremise des longues promenades de ce commissaire intuitif qui n’aime rien tant que de s’abandonner dans ces errances pour mettre de l’ordre dans ses nombreuses réflexions tout en observant son environnement et son entourage. Au gré du récit on décèle quelques éléments dont une histoire d’amour nordique qui a probablement fait l’objet de développements dans les romans précédents. Mais loin de prétériter la compréhension de l’histoire ces éléments donnent, au contraire, un supplément d’épaisseur d’âme pour un personnage qui n’en était d’ailleurs pas dépourvu.

     

    En abordant la thématique des sectes, Urs Schaub a choisi de s’attaquer à un sujet délicat qu’il aborde avec beaucoup de finesse et de subtilité en s’attardant sur les connexions entre les édiles des villages voisins et les membres de cette communauté religieuse qui est parvenue à s’intégrer dans la région et à cohabiter avec le voisinage dans une relative ouverture au monde extérieure qui s’opère par le biais d’actions charitables et du commerce d’objets artisanaux de qualité. Mais au-delà d’apparences spirituelles plutôt pacifiques, l’auteur parvient à mettre en scène toute une tension dramatique dépourvue d’effets sensationnels permettant de s’immerger dans un contexte réaliste qui va se révéler bien plus inquiétant qu’il n’y paraît.

     

    Habitué, avec les Furieux Sauvages, à une haute exigence éditoriale, on déplorera le trop grand nombre de coquilles qui ponctuent cette impression mais qui, fort heureusement, n’interfèrent pas dans la qualité d’un roman qui capte avec une belle justesse l’essence de ce climat helvétique en restituant cette ambiance si particulière aux krimis alémaniques. Une belle écriture teintée d’une certaine poésie au service d’une intrigue extrêmement dense, La Salamandre est un roman captivant et envoûtant. Une belle découverte.  

     

    Urs Schaub : La Salamandre. Editions Furieux Sauvages 2016. Traduit de l’allemand par Anne Dürr.

    A lire en écoutant : Emmige interprété par Stephan Eicher. Album : Hôtel S – Stephan Eicher’s Favorites. Interowners 2001.

  • Friedrich Glauser : L'Inspecteur Studer. Les fondamentaux du polar suisse.

    friedrich glauser,l'inspecteur studer,polar suisse,éditions le promeneur,éditions gallimardUn parcours déroutant, c’est le moins que l’on puisse dire pour qualifier la biographie de Friedrich Glauser (1896 - 1938), écrivain suisse alémanique, créateur d’une série de six romans policiers mettant en scène l’inspecteur Studer qui le rendit célèbre. Une vie familiale difficile et des fugues multiples lui vaudront des placements dans des maisons d’éducation ainsi que quelques séjours en prison. Après des études chaotiques, Friedrich Glauser travaillera comme plongeur, garçon laitier, journaliste stagiaire, mineur, horticulteur et intégrera même la Légion étrangère durant deux ans. C’est son addiction à la morphine qui le contraindra à vivre en marge de la société en effectuant de nombreux séjour en hôpital psychiatrique et en maison d’arrêt dont il s’évadera à plusieurs reprises. On retrouvera donc au travers de l’œuvre de Friedrich Glauser toute l’évocation d’une vie mouvementée qu’il conviendra de redécouvrir en mettant en perspective les scandales de placements forcés et autres internements abusifs avec une actualité récente qui a mis en lumière une page trouble et peu glorieuse de l’histoire suisse contemporaine.

     

     Esprit frondeur et indépendant, rétrogradé au rang d’inspecteur, Studer est en froid avec sa hiérarchie et fuit fréquemment son bureau de la police cantonale bernoise pour se lancer à la poursuite d’individus recherchés. C’est ainsi qu’il appréhende Schlumpf, un jeune homme un peu marginal, accusé du meurtre de son patron qui s’occupait de la réinsertion des détenus. Placé en maison d’arrêt à Thoune, le jeune homme tente de se pendre dans sa cellule et ne doit la vie sauve qu’à la prompte intervention de l’inspecteur Studer. Intrigué par les dénégations véhémentes de ce garçon perdu qui ne cesse de clamer son innocence, le policier se rend au village de Gerzenstein pour reprendre les investigations des gendarmes afin d’éclaircir les zones d’ombre d’un meurtre qui se révèle bien plus étrange qu’il n’y paraît.

     

    Publié en 1935, L’Inspecteur Studer demeure, aujourd’hui encore, un ouvrage de référence dans le domaine du roman policier helvétique tout en restant méconnu du grand public, ce qui est fort regrettable. A l’heure, où les références du polar suisse romand se concentrent principalement sur l’aspect géographique des lieux, Friedrich Glauser dresse le décor de son premier roman dans le village fictif de Gerzenstein pour mettre en scène toute une galerie de personnages évoluant dans l’univers laborieux des classes modestes d’un pays qui, derrière une façade idyllique, révèle son lot de rivalités et de jalousies. L’auteur y évoque les difficultés d’une vie teintée d’espoirs et de déceptions dans un contexte économique qui paraît extrêmement précaire. Faillites, détournements de fonds, investissements aussi modestes qu’hasardeux, il s’en passe des choses derrières les façades de ce village tout en longueur, dont les maisons s’échelonnent de part et d’autre d’une artère unique, et il n’est donc pas étonnant qu’un meurtre finisse par s’y produire. L’inspecteur Studer devient ainsi une espèce d’anthropologue observant et décryptant tout l’aspect relationnel entre les différents protagonistes. Avec un mélange de déduction et d’intuition le policier s’immerge dans le quotidien des villageois pour mettre à jour les dissensions entre notables et villageois de conditions plus modeste.

     

    A bien des égards, l’inspecteur Studer présente de nombreuses similitudes avec l’auteur notamment en ce qui concerne son empathie vis à vis de ces écorchés de la vie qu’il croise sur son chemin, ainsi qu’une certaine aversion paradoxale à l’autorité qui lui vaudra d’ailleurs sa rétrogradation et quelques inimitié au sein de sa hiérarchie policière. Au lieu d’opérer dans son bureau, Studer fait partie de ces policiers qui préfèrent investir les domiciles des protagonistes concernés par le meurtre ou les retrouver dans les cafés qu’ils fréquentent afin de les observer dans leurs environnements respectifs pour tenter de discerner les antagonismes pouvant constituer le mobile du crime. Toute l'intrigue du roman consiste à savoir si Schlumpf, ce jeune marginal, en voie de réinsertion, est bien coupable du crime dont il est accusé. Et avec cette scène ouvrant le roman où le jeune homme tente de se suicider dans le cachot de la maison d’arrêt de Thoune, on retrouve, là aussi, quelques éléments de la vie de Friedrich Glauser lorsque l’on apprend, en consultant sa biographie, que l’auteur fit au moins quatre tentatives pour mettre fin à ses jour, ceci dans divers établissements pénitentiaires ou psychiatriques qu’il fréquenta sa vie durant.

     

    Parce qu’il y livre beaucoup de lui-même et de son parcours de vie, il y a de la défiance et du mordant dans l’écriture généreuse et sincère de Friedrich Glauser qui s’emploie à dépeindre sans complaisance un portrait social saisissant de réalisme dans cette atmosphère confinée, parfois lourde de tension propre à ces petits villages helvétiques si tranquilles … en apparence. Injustement méconnue, l’œuvre de Friedrich Glauser débutant avec L’Inspecteur Studer mérite d’être redécouverte toutes affaires cessantes dans le cadre de cette nouvelle effervescence du roman policier helvétique.

     

    Friedrich Glauser : L’Inspecteur Studer (Wachtmeister Studer). Editions Gallimard/Le Promeneur 1990. Traduit de l’allemand par Catherine Clermont.

    A lire en écoutant : She Rains de The Young God. Album : T .V. Sky. Play It Again Sam (PIAS) 1992.

     

  • Emily St. John Mandel : Station Eleven. Ne plus être.

    emily st. john mandel, station eleven, editions rivages, symphonie itinérante, apocalypse, fin du mondeUne fois ce monde éteint qu’adviendra-t-il des survivants ? Signe des temps, de notre temps, jamais la thématique du cataclysme mondial et de ses conséquences post-apocalyptiques n’auront fait l’objet d’une telle production littéraire traitant le sujet. Sur les débris d’une civilisation défunte ce sont des hordes déchaînées qui luttent dans un déferlement de violence tandis que quelques survivalistes isolés tentent de surmonter les tourments d’un univers ravagé et sans espoir. Affrontements et repli sur soi semblent être les deux alternatives majeures que nous offrent les auteurs ayant abordé le sujet. Bien qu’attachée aux codes du genre, Emily St. John Mandel se distancie subtilement mais résolument de ces visions pessimistes avec son nouveau roman Station Eleven pour se situer bien au-delà des simples questions de survie en suivant les péripéties de la Symphonie Itinérante, une troupe composée d’acteurs et de musiciens qui sillonnent la région du lac de Michigan pour aller à la rencontre des communautés qui se sont constituées sur les reliquats d’un monde décimé par une pandémie foudroyante.

     

    Le célèbre acteur Arthur Leander s’effondre sur les planches de l’Elgin Theatre à Toronto, en pleine représentation du Roi Lear, victime d’un malaise cardiaque dont il ne se remettra pas. La nouvelle n’aura pas le temps de faire le tour du monde car la grippe de Géorgie, une pandémie foudroyante, décime déjà toute la population mondiale.

    Que deviendront sa seconde épouse Elisabeth et leur fils Tyler ?

    Que deviendra Clark, l’ami fidèle d’Arthur ?

    Que deviendra Jeevan, le secouriste qui a tenté de réanimer, sans succès, le célèbre interprète ?

    Que deviendra Miranda, la premiére femme d’Arthur, créatrice d’une bande dessinée intitulée Station Eleven ?

    Kirsten ne se souvient plus de tous ces noms. Elle n’était qu’une enfant lors de la survenue du cataclysme et le monde d’autrefois n’est, pour elle, plus qu’un lointain souvenir. Elle a intégré la troupe de la Symphonie Itinérante qui parcourt la région pacifiée des Grands Lacs pour dispenser pièces de théâtre et interprétations musicales aux habitants des petites villes et villages qu’elle traverse. La route n’est pas de tout repos et les rencontres sont parfois dangereuses. Kirsten possède deux couteaux noirs tatoués sur son poignet droit.

     

    Station Eleven s’attache sur cet instant tragique qui constitue tout le basculement de l’intrigue où le décès d’Arthur Leander devient le catalyseur d’une multitude de personnages denses, aux caractères habilement étoffés, dont les destinées se propulsent désormais sur les chaos dramatiques d’un monde qui s’effondre. De l’audace et de l’originalité pour un texte dépassant tous les codes des genres afin de s’ancrer dans une fresque romanesque qui s’étale sur une constellation de temporalité qu’Emily St. John Mandel manie avec une véritable maetria nous permettant d’apphéhender aisément ces alternances entre le monde du passé et celui dans lequel évolue désormais ce fragile reliquat d’humanité.

     

    Avec la Symphonie Itinérente dont les fondements et la motivation s’inscrivent en lettres blanches sur le flanc d’un des véhicule de la caravane : Parce que Survivre ne suffit pas, la partie post-apocalyptique du roman prend une toute autre dimension à la fois plus mélancolique mais paradoxalement plus réaliste en s’éloignant des canons hystériques propre au genre sans pour autant mettre de côté des confrontations qui s’avèrent finalement plus dures et plus cruelles dans le dépouillement de scènes extrêmement fortes. Et puis cette compagnie aux influences shakespeariennes peut s’incarner dans un contexte similaire à celui du célèbre dramaturge anglais évoluant, à l’époque, dans un monde ravagé par la peste. Le lecteur décèle ainsi l’allégorie de la puissance du verbe et de la transmission orale contre l’obsolescence d’une technologie caduque et muette désormais destinée à alimenter un musée créé par l’un des survivants afin de se souvenir d’un monde défunt. Mais bien au-delà de cette dichotomie on perçoit toute la difficulté de ces hommes et de ces femmes à donner du sens à leur vie tant dans l’ancien monde que dans ce nouvel environnement dans lequel évoluent désormais les rescapés et leurs descendances.

     

    Emily St. John Mandel se singularise par le biais d’une écriture subtile, presque fragile qu’elle met au service de personnages véritablement incarnés dans l’épaisseur de leurs sentiments ainsi que dans les relations subtiles qu’ils entretiennent avec les autres protagonistes. Dans cette constellation de rencontres l’auteure met en place une dramaturgie complexe qui contient plusieurs niveaux de lecture à l’instar de Miranda auteure d’une étrange bande dessinée de science fiction, intitulée Station Eleven. L’œuvre de toute une vie, destinée à sa seule créatrice devient le tribut emblématique de deux adversaires qui interprètent chacun à leur manière la quête du Dr Eleven : Nous aspirons seulement à rentrer chez nous. L’appropriation de l’œuvre et ainsi que sa destinée nous ramènent à nos propres perceptions des différents domaines artistiques et à la valeur que nous leurs accordons.

     

    Station Eleven est un conte sombre et tragique qui bouleversera immanquablement un lecteur séduit par l’abondance des thématiques soulevées autour d’une fiction aussi brillante qu’inattendue. Avec une écriture pleine de force et de délicatesse, Emily St. John Mandel transcende le noir pour le rendre plus éclatant.

     

    Emily St. John Mandel : Station Eleven (Station Eleven). Editions Rivages 2016. Traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé.

    A lire en écoutant : The Future de Léonard Cohen. Album : The Future. Colombia Records 1992.

     

  • Benoît Séverac : Le Chien Arabe. Terrain miné.

    le chien arabe, Benoît Séverac, la manufacture de livres, toulouse, les izardsRésolument ancrée dans le monde criminel de la France contemporaine, la Manufacture de Livres présente la particularité d’aborder des thèmes dérangeants que bien peu d’autres maisons d’édition osent évoquer à l’instar du radicalisme islamiste qui prend parfois racine au cœur des cités de l’Hexagone. Ecrit après le sinistre parcours de Mohamed Merah et avant les tragédies qui ont secoué les villes de Paris et de Bruxelles, Le Chien Arabe de Benoît Séverac nous propose d’explorer les bas-fonds troubles d’une cité de la banlieue nord de Toulouse déchirée entre une économie souterraine de trafiquants et un réseau d’islamistes hostiles.

     

    Les Izards à Toulouse, cité sensible et plaque tournante du trafic de stupéfiants pour la région du sud-ouest. Tous les moyens sont bons pour faire transiter la marchandise. Désormais ce sont les chiens qui deviennent les mules discrètes des trafiquants de drogue. Enfermé dans une cave obscure, Samia choisi d’extirper l’un d’entre eux des griffes de son frère afin de le faire soigner. La jeune fille confie l’animal à Sergine Ollard, vétérinaire atypique, qui va se retrouver au cœur d’un règlement de compte entre des dealers sans scrupules et une cohorte d’islamistes qui semblent prêts à en découdre. Intrigues et complots visant à faire trébucher l’adversaire, c’est dans un contexte explosif que Sergine Ollard va tenter de dénouer les ramifications entre des criminels endurcis et des terroristes déterminés. En arbitre, quelque peu dépassée, l’adjudant-chef Nathalie Decrest aura bien du mal à contenir cette vague hostile qui va déferler sur le quartier.

     

    Ce qui surprend tout d’abord avec Le Chien Arabe c’est cette tonalité naturaliste qui imprègne ce roman noir prenant pour cadre une cité sensible de la banlieue de Toulouse. On sort ainsi de ces stéréotypes sensationnalistes dépeignant régulièrement les cités que l’on découvre dans de nombreuses intrigues manquant singulièrement de réalisme et préférant s’orienter vers une vision caricaturale à la « Banlieue 13 ». On perçoit notamment, au travers du récit, que l’auteur connaît parfaitement bien les lieux dans lesquels il met en scène ses personnages, en nous permettant ainsi de nous immerger dans le quotidien d’une ville que l’on arpente dans tous les sens, sans pour autant tomber dans la vacuité du fascicule touristique ne servant qu’à dépayser le lecteur d’une manière parfois bien trop superficielle. Outre l’aspect géographique, Benoît Séverac parvient à dresser une espèce de portrait sociologique en confrontant le quotidien du citoyen « ordinaire » avec cette économie souterraine qui ronge le cœur des cités.

     

    L’amorce de l’intrigue est à la fois simple et originale, permettant ainsi de mettre en scène Sergine Ollard, une vétérinaire plutôt singulière, qui va, parfois de manière très maladroite, tenter de venir en aide à cette jeune adolescente confrontée aux affres des traditions familiales et aux frasques de son frère aîné, impliqué dans un trafic de drogue d’une certaine ampleur. Elle incarne ce quotidien banal, presque ennuyeux, avant de se retrouver soudainement bousculée par l’imprévisibilité des événements. L’autre personnage fort du roman, c’est bien évidemment cette policière en uniforme, l’adjudante Nathalie Decrest, régulièrement tiraillée entre les injonctions paradoxales des différents services de police dépassés qui ne parviennent pas à prendre la pleine mesure de la fracture sociale secouant la cité.

     

    Emprunt de doutes mais définitivement aveuglé par les certitudes de son frère qu’il admire et par les prêches de l’imam qui le guide, Hamid Homane est un jeune homme à la fois poignant et terrifiant qui nous entraîne dans ce déferlement de violence qui va bouleverser toute la cité dans une scène finale absolument dantesque. On y décèle d’ailleurs quelques similitudes avec la confrontation entre Mohamed Merah et les forces de police lors de l’assaut final.

     

    Dénué de jugement, de sensationnalisme et de toute velléité hostile à l’encontre d’une communauté, Benoît Séverac expose, avec une grande justesse et beaucoup de subtilité, les problèmes d’une société contemporaine qui doit faire face aux grands défis du vivre ensemble dans un monde globalisé et multiculturel et ceci particulièrement dans un univers précarisé. Le Chien Arabe nous présente donc les conséquences tragiques de ces espaces urbains relégués au second plan et bien trop souvent stigmatisés d’où jaillissent des explosions de violence aux conséquences de plus en plus dramatiques.

     

    Epoustouflant, intelligent, Le Chien Arabe est un brillant roman noir, résolument ancré dans les problèmes sociaux de notre époque. Une réflexion romancée sur les sujets graves et sensibles d’aujourd’hui pour tenter de les comprendre, c’est peut-être en cela que la collection La Manufacture de Livres se distingue des autres maisons d’éditions consacrées aux polars.

     

    Benoît Séverac : Le Chien Arabe. La Manufacture de Livres 2016.

    A lire en écoutant : Au Quartier de IAM. Album : Saison 5. Polydor 2007.

  • Martin Suter : Montecristo. Impair et banque.

    Capture d’écran 2015-11-03 à 19.40.21.pngC’est toujours une tâche délicate que d’explorer, par le biais du polar, la face trouble des établissements bancaires, l’univers occulte de la finance et d’en dénoncer les disfonctionnements sans pour autant tomber dans l’exposé économique aride virant parfois au pamphlet politique. Avec Montecristo, Martin Suter s’est employé à mettre en lumière la collusion entre les banques, les institutions financières et le monde politique. Il faut dire qu’à la lecture des scandales qui ont émaillé le monde financier helvétique ces dernières années, l’auteur avait de quoi alimenter son ouvrage.

     

    A Zurich, Jonas Brand est un réalisateur en mal de devenir. Depuis bien longtemps il a mis de côté son scénario Montecristo pour se consacrer désormais au tournage de reportages pour une émission people de la télévision. Lorsqu’il découvre fortuitement qu’il est en possession de deux billets de banque de cent francs suisses portant le même numéro de série, Jonas Brand pense détenir le reportage original qui lui permettra de s’extraire du marigot people dans lequel il végète. Reportage d’autant plus intéressant que les deux billets sont vrais. Tout cela a-t-il un rapport avec le suicide d’un trader qui s’est jeté d’un train à bord duquel se trouvait Jonas ? D’incidents en accidents suspects, l’enquête de Jonas Brand ne va pas être de tout repos.

     

    L’amorce du récit débute sur une convergence d’incidents bien trop hasardeux pour être crédible. Hormis Jonas Brand, lequel d’entre nous examine ses billets de banque pour se rendre compte que deux d’entre eux possèdent des numéros de série parfaitement identiques ? Si l’on ajoute le fait que notre reporter people est également témoin de la mort d’un trader probablement en lien avec le premier événement, cela réduit le taux de probabilité à un niveau proche de zéro. On fera donc abstraction de cette invraisemblable succession d’incidents pour apprécier ce roman dynamique mettant en évidence, de manière suffisamment convaincante, les accointances entre les différentes institutions financières. En décrivant notamment le processus d’impression de billets bancaires, on sent chez Martin Suter le souci du détail et du réalisme qui compense parfois ce « trop heureux » hasard de circonstance frappant le personnage principal. Thriller financier, sur fond de paranoïa, Montecristo devient donc un conte amoral où l’auteur restitue sa colère et sa désillusion face à ce monde trouble de la finance.

     

    Il faut sauver la bulle financière à tout prix, c’est ce que comprendra Jonas Brand au travers des mésaventures qu’il subit. A mesure que l’on progresse dans le récit, l’auteur installe une dimension dramatique de plus en plus inquiétante sur fond de complots sordides et parfois meurtriers. L’histoire est d’autant plus prenante qu’elle touche des personnages solidement bâtis que l’on appréciera au travers de leurs parcours de vie et d’une histoire d’amour qui pimente le roman. Dans un fourmillement de petits détails, le lecteur découvrira le quotidien des habitants de la bonne ville de Zurich et de ses environs ainsi que les arcanes du pouvoir à Berne, dans un climat hivernal parfois inquiétant.

     

    Martin Suter dresse également un portrait touchant de Max Gantman, personnage secondaire, mais ô combien important du récit car c’est par le biais de ce journaliste financier désabusé, fumeur invétéré et quelque peu alcoolique, que Jonas Brand appréhendera tous les rouages financiers dans une somme d’explications intéressantes, même si elles enfoncent parfois des portes ouvertes en nous décrivant un système économique déficient et corrompu. Néanmoins dans un pays où le monde bancaire s’est implanté dans toutes les structures, aussi bien politiques que culturelles, le roman de Martin Suter résonne comme un cri d’alarme qui finit par se transformer en soupir de dépit.

     

    Suspense, colère et désillusion tels sont les ingrédients de ce polar financier qui ne manque pas de mordant.

     

    Martin Suter : Montecristo. Christian Bourgeois éditeur 2015. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni.

    A lire en écoutant : Last Dance de The Cure. Album : Disintegration. Fiction Records Ltd 1989.

  • Michael Farris Smith : Une Pluie Sans Fin. Passagers de la tourmente.

    Capture d’écran 2015-10-17 à 09.35.21.pngBlade Runner illustre parfaitement le mariage heureux entre l’anticipation et le roman noir, avec des codes classiques transposés dans un contexte extraordinaire. Inspiré d’un ouvrage de Philip K Dick, Les Androïds rêvent-ils de Moutons Electriques ? le réalisateur Ridley Scott s’émancipait du livre pour réaliser un film culte. L’anticipation c’est également le genre qui a permis à Cormac McCarthy d’obtenir le prix Pulitzer avec son livre intitulé La Route. C’est à ce monument très sombre de la littérature américaine que l’on compare Une Pluie Sans Fin de Michael Farris Smith qui nous projette dans un monde post apocalyptique de tempêtes et d’ouragans qui s’abattent sans discontinuer sur le sud des Etats-Unis désormais devenu une zone sinistrée.

     

    On ne donne plus de nom à ces tempêtes qui ravagent continuellement les côtes du Texas, du Mississipi et de la Louisiane car plus personne ne vit dans cette région dévastée à l’exception de quelques inconscients qui ne peuvent se résoudre à rejoindre la frontière, plus au nord qui délimite ce no man’s land dévasté que les autorités ont renoncé à contrôler. Cole lui a choisi de rester et s’accroche à sa maison qui reste encore debout et aux souvenirs de sa femme disparue et de leur fille à naître. Il arpente la région et croise la route de  pillards et illuminés en tout genre jusqu’à ce qu’il se fasse agresser par un jeune couple qui lui vole sa jeep. En retrouvant leurs traces, Cole va devoir affronter une espèce de prêcheur fanatique qui règne sur tout un groupe de femmes qu’il a asservies et dont il abuse sans vergogne. Dans ce monde perdu ce sont finalement les hommes qui deviennent bien plus sauvages que les tempêtes auxquels ils doivent faire face, surtout s’il y a à la clé un magot enfoui dans ces terres désolées que les responsables de casinos auraient abandonnés.

     

    Une Pluie Sans Fin est un livre bien trop dense et bien trop chaotique pour être comparé à La Route, modèle de rigueur et de sobriété. Cela n’en fait pas un mauvais roman pour autant, même s’il manque singulièrement de tenue et de profondeur. Trop de personnages, trop de flashback et trop de rebondissements ne manqueront pas d’étourdir le lecteur et parfois de le perdre dans une confusion de scènes d’actions qui tirent parfois en longueur. Ce chaos narratif s’inscrit pourtant dans un style assez bien maîtrisé notamment au niveau de la description de ces contrées désolées et de ces tempêtes qui deviennent un personnage à part entière en nous entraînant dans un contexte de fin du monde qui ne manque pas de mordant. Finalement, Michael Farris Smith nous livre trop d’histoires secondaires dans ce récit avec un manque d’équilibre parfois regrettable entre les différentes intrigues à l’exemple de la confrontation entre le personnage principal et le prêcheur qui aurait mérité un développement plus conséquent pour former peut-être un livre à lui tout seul avec l’amorce d’une réflexion entre le mysticisme et le déchaînement des éléments.

     

    On déplorera également le manque d’envergure des personnages qui sont élaborés sur des schémas simplistes, oscillant entre la douleur et la rédemption. Pourtant quelques acteurs secondaires laissent entrevoir le potentiel de l’auteur pour dresser des portraits plus complexes sortant quelque peu de l’ordinaire à l’image de ce prêcheur qui demeure le protagoniste le plus intéressant de l’ouvrage.

     

    Il faut donc lire Une Pluie Sans Fin sans chercher une quelconque dimension philosophique derrière cette narration composée d’actions et de rebondissements qui raviront les lecteurs en quête d’un divertissement littéraire que l’on peut comparer à une honnête série B qui manquerait parfois d’allure.

     

    Michael Farris Smith : Une Pluie Sans Fin. Super 8 Editions 2015. Traduit de l’anglais (USA) par Michelle Charrier.

    A lire en écoutant : The Doors : Riders On The Storm. Album : L.A. Woman. Elektra 1971.

  • Cycle grands détectives de la BD : 2. Munoz - Sampayo : Alack Sinner

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktDans le monde de la bande dessinée, tout comme dans l’univers du roman noir, le personnage du détective privé possède la particularité de ne pas vieillir. De plus, il s’agit d’un homme solitaire qui n’a que très peu d’attache ce qui lui confère une aura des plus singulières dépourvue d’un certain réalisme alors que paradoxalement, le genre s’attache à dénoncer les travers de notre société. Mais comme toujours, les codes sont fait pour être transgressés et ce sont les deux argentins José Munoz et Carlos Sampayo qui se chargeront de faire voler en éclat le carcan dans lequel on avait enfermé le détective privé en créant Alack Sinner qui donne son nom à la série.

     

    Alack Sinner est né dans un quartier pauvre de la banlieue new yorkaise où il grandit avec sa sœur Toni. Vétéran de la guerre de Corée, Alack Sinner intègre le NYPD en tant qu’agent en uniforme. C’est dans l’épisode Conversation avec Joe qu’il expliquera les raisons de sa démission suite aux excès des violences policières dont il était régulièrement témoin.  Mais ce sont ces mêmes flics qu’il dénigrait qui se chargent d’exécuter les auteurs du viol de sa sœur Toni. Ne tolérant pas cette justice sauvage, Alack Sinner va être stigmatisé avant d’être mis à l’écart, ses collègues n’acceptant pas son humanisme moralisateur. Exclu des forces de police,  Alack Sinner entretient tout de même une solide amitié avec l’inspecteur Nick Martinez également vétéran de la guerre de Corée. Sa carrière de détective démarre avec L’affaire Webster et L’affaire Filmore. De temps à autre, en manque de fond, Alack Sinner ferme son bureau pour devenir chauffeur de taxi. Mais les affaires dont il a la charge deviennent de plus en plus importantes à l’exemple de Nicaragua qui fustige l’interventionnisme américain en Amérique du Sudet L’affaire USA qui sera la dernière enquête de notre détective vieillissant. Marié à Gloria, Alack Sinner divorcera et aura plusieurs liaisons avec des femmes de caractère comme Loretta, Sophie et Enfer. Sinner qui signifie pêcheur et Enfer auront une fille prénommée Cheryl. Dans Histoires Privées, Cheryl va être impliquée dans une sordide histoire de meurtre qu’Alack Sinner s’emploiera à résoudre afin de lui éviter la prison.

     

    La série Alack Sinner paraît en France en 1975, dans les pages de la revue Charlie Mensuel avant d’être publiée chez Casterman dans la collection Roman (À Suivre). Toujours chez Casterman, l’intégrale de la série fait l’objet d’une publication en deux tomes qui paraissent en 2007 pour L’âge de l’Innocence et en 2008 pour L’âge de la Désillusion.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktJosé Munoz débute sa carrière de dessinateur à Buenos Aires en collaborant avec l’auteur de bande dessinée Alberto Breccia (Mort Cinder / Perramus) et le scénariste Héctor Oesterheld qui travaillait notamment avec Hugo Pratt pour les séries Ernie Pike et Sergent Kirk. D’emblée on détecte l’influence d’Hugo Pratt et d’Alberto Breccia dans toute l’œuvre de Munoz qui rencontre Carlos Sampayo en Espagne, en 1974 alors que l’Argentine subissait les foudres de la dictature. De leur collaboration naîtra les deux séries qui feront leur succès, Alack Sinner et le Bar à Joe. C’est notamment en France que leur travail est salué par la profession qui leur attribue diverses distinctions dont les prestigieux prix du festival d’Angoulême.

     

    S’il est doté de tous les codes du roman noir, Alack Sinner possède également une chaleur et une poésie toute latine que l’on ressent tout au long des aventures de ce détective atypique. Même si on le qualifie de solitaire, Alack Sinner s’entoure de toute une galerie de personnages pittoresques mis en valeur par le graphisme en noir et blanc d’un dessinateur qui parvient à restituer avec talent l’atmosphère bigarrée d’une ville de New York que l’on a peu l’habitude de voir. L’univers d’Alack Sinner est extrêmement dense et s’imprègne des événements de son époque comme la guerre du Vietnam ou l’embargo américain au Nicaragua. Les histoires deviennent de plus en plus complexes en révélant des pans de la jeunesse du détective, ce qui lui confère d’avantage d’épaisseur et d’humanité. Mais paradoxalement c’est lors des enquêtes plus « classiques » que Sampayo révèle tout son talent de scénariste en déclinant des histoires aussi courtes qu’efficaces. D’une enquête à l’autre on retrouve des protagonistes qui évoluent tout comme le personnage principal, raison pour laquelle il est recommandé de lire la série dans l’ordre afin de comprendre les nombreuses interactions entre les différents personnages.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktImprégnés de musique, les différents épisodes mettant en scène Alack Sinner sont bourrés de références rendant hommage au roman noir et au cinéma. On y découvre une scène de Chinatown, on croise le personnage de Travis Bickle et on distingue le livre de Raymond Chandler, Le Grand Sommeil sur la table de nuit d’Alack Sinner. Ce ne sont là que quelques allusions parmi d’autres dans ce monde foisonnant mis en scène par un dessinateur totalement inspiré. Les deux créateurs vont même jusqu’à mettre lumière leurs activités artistiques dans La Vie N’est Pas Une Bande Dessinée, Baby.

     

    alack sinner,munoz,sampayo,argentine,hugo pratt,new yorktIncontestablement, c’est Vietblues qui illustre tout le talent des deux argentins qui évoquent dans cet épisode les discriminations que subit la communauté afro-américaine que ce soit au Vietnam ou à New York. On y croise deux personnages charismatiques que sont l’activiste Olmo et le pianiste compositeur John Smith III, incarnant toute la complexité des rapports sociaux entre les différentes communautés. Outre la tension narrative, l’histoire baigne dans une aura musicale peu commune imagée par la présence du saxophoniste Gato Barbieri, personnage réel, qui composa, entre autre, la bande originale Du Dernier Tango à Paris.

     

    Dans un autre registre, Constancio et Manolo met en lumière l’intégration difficile de la communauté hispanique à New York. Par l’entremise du grand père Manolo, les auteurs font allusion à la guerre civile en Espagne en évoquant l’épisode tragique de Guernica que Munoz illustre avec une force terrible en intégrant des extraits du célèbre tableau de Picasso. Toujours sombre, toujours tragique l’histoire met en évidence dilemmes complexes auxquels Alack Sinner est souvent confronté.

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    Une ligne graphique originale, des scénarios intenses et complexes font d’Alack Sinner l’une des meilleures séries que la bande dessinée ait jamais connu. Novatrice pour l’époque en mettant en perspective des clivages sociaux dont on entendait rarement parler aux USA, la série reste toujours d’actualité en illustrant les problèmes d’intégrations et de discriminations qui minent toujours les différentes communautés qui composent le pays.

     

     

     

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    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge de L’innocence. Intégrale 1. Casterman 2007.

    Munoz & Sampayo : Alack Sinner, L’âge des Désenchantements. Intégrale 2. Casterman 2007.

    A lire en écoutant : Tout l’album Winter In America de Gil Scott-Heron & Brian Jackson. Charly Records 1974.