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Auteurs S - Page 4

  • Maj Sjöwall & Per Wahlöö : L’Homme Au Balcon. Le roman d'un crime.

    Capture d’écran 2020-12-28 à 12.41.28.pngAvec le troisième opus du cycle Martin Beck, que l'on désigne sous Le Roman d'un crime, Maj Sjöwall et Per Wahlöö évoquent le thème de la pédophilie, sujet peu abordé en 1967, date de la parution du roman, dans le domaine de la littérature noire. Comme à l’accoutumée, on est surpris par la banalité des scènes de vie que les auteurs saisissent avec une belle justesse soudainement perturbée par l’horreur du crime qui se suffit à lui-même sans qu’il ne soit nécessaire d’en rajouter. C’est cette dichotomie qui plonge le lecteur en plein désarroi, ceci d’autant plus lorsqu’il réalise que les crimes s’enchainent dans le cadre idyllique d’une ville de Stockholm opulente, baignant dans la plénitude d’un climat estival permettant aux enfants de jouer dans les parcs publics de la capitale. L’autre aspect original de la série des deux romanciers suédois réside dans le fait des aléas d’une enquête aux contours incertains qui traîne en longueur, ceci en dépit de l’investissement des enquêteurs qui sont affectés à l’affaire en nombre pourtant conséquent. 

     

    A Stockholm, dans la chaleur de l'été, un homme, accoudé à la balustrade de son balcon, fume cigarettes sur cigarettes en observant la rue. Voilà un comportement suspect que sa voisine s'empresse de signaler à la police. Mais le comportement en question n'a rien de répréhensible comme l'explique l'inspecteur principal Gunvald Larsson qui a bien d'autres préoccupations plus importantes avec cette agresseur sévissant depuis des semaines dans les parcs de la ville en assommant ses victimes afin de leur dérober leurs biens. Mais l'affaire est vite reléguée au second plan lorsque l'on découvre, à proximité d'une place de jeu, le corps sans vie d'une fillette qui avait disparu la veille. A l'examen du corps on constate que la petite fille a été violée. Chargé de l'enquête, le commissaire Martin Beck ne dispose que de très peu d'indice pour identifier l'auteur de ce meurtre abject. Mobilisant toutes ses ressources, la police de Stockholm traque donc sans relâche cet individu qui parvient à récidiver. L'enquête devient d'autant plus difficile que des citoyens se mettent en tête de faire justice eux-mêmes. 

     

    L'Homme Au Balcon nous donne l’occasion de mieux nous familiariser avec l’ensemble des policiers composant le groupe de la brigade criminelle dont le commissaire Martin Beck est à la tête et de nous glisser dans les aspects ordinaires de leur vie quotidienne en observant leurs qualités et leurs défauts qui vont interférer dans le déroulement de l’enquête. Ainsi c’est l’agacement et une certaine forme de négligence de l’inspecteur principal Larsson qui va profiter au criminel tandis que l'esprit d'analyse de Martin Beck et l’excellente mémoire de Melander vont contribuer à l’avancée des investigations avec cette mise en perspective du climat social qui prévaut en Suède à la lumière des interrogatoires nous permettant de nous immiscer dans le quotidien d’une population soudainement bousculée par l’horreur du crime qui va bouleverser le cours de leur vie. L'enjeu du roman ne réside pas dans la découverte de l'identité de ce violeur d'enfant, mais dans l'enchaînement des faits qui vont conduire les policiers à interpeller cet individu. On observe ainsi le travail d'orfèvre de Maj Sjöwall et Per Wahlöö qui parviennent à concilier l'ensemble de faits apparemment disparates afin de les imbriquer dans l'ensemble d'une intrigue aux entournures résolument sociales. Le lecteur va donc se demander quel est cet homme au balcon qui donne son titre au roman. S'agit-il d'un témoin qui se focalise sur les activités d'une petite fille ou l'auteur du crime lui-même ? Quant à l'auteur des agressions se peut-il qu'il s'agisse également d'un témoin ou bien se peut-il qu'il s'en soit également pris à de petites victimes jouant dans le parc où il sévit. Autant de questions que le lecteur va se poser  tout au long d'un récit au rythme lent qui n'en demeure pas moins passionnant. Mais avec L'Homme Au Balcon on prend également la pleine mesure d'une affaire dont la résolution va se faire au gré de recherches systématiques fastidieuses qui nous donnent une vision réaliste du travail des policiers qui n'a rien de flamboyant. Quant à la résolution de l'intrigue, elle nous offre une vision assez glauque d'individus qui sont restés sur le carreau en ne sachant plus trop quoi faire de leur vie et qui ont traversé le fameux filet social de la Suède. 

     

    Oscillant entre le roman noir et le roman policier, L'Homme Au Balcon confirme la vision aiguë et pertinente de Maj Sjöwall et de Per Wahlöö qui mettent en perspective toute la défaillance du système social de la Suède.

     


    Maj Sjöwall & Per Wahlöö : L’Homme Au Balcon (Mannen Pâ Balkongen). Editions Rivages/Noir 2008. Traduit de l’anglais par Michel Deutsch.

    A lire en écoutant : Light Blue de Thelonius Monk. Album : Thelonius In Action. 1988 Fantaisy, Inc. 

  • MAJ SJÖWALL & PER WAHLÖÖ : L’HOMME QUI PARTIT EN FUMEE. LE ROMAN D’UN CRIME.

    Capture d’écran 2020-12-06 à 18.13.57.pngDerrière l‘opulence d’un pays de cocagne régit par cet état-providence qui fait l’admiration de tous, la Suède devient le théâtre d’une série policière composée de dix romans mettant en scène Martin Beck, un policier placide dont les enquêtes mettent à mal ce fameux modèle suédois qui serait dépourvu d’inégalité sociale. Grattant la surface de ce tableau idyllique, l’ensemble des romans, rédigés entre 1965 et 1975 par Maj Sjöwall et Per Wahlöö, restent étonnamment modernes en dépit de l’absence de téléphones portables, d’ordinateurs et de prélèvements scientifiques. Il faut dire que sur la base de récits de procédural police assez lents, les deux auteurs abordent des thématiques sociales fondamentales qui restent toujours d’actualité à l’instar de Roseanna, premier roman de la série qui, au-delà de l’enquête sur sa disparition, évoquait la place de cette jeune femme émancipée et indépendante évoluant dans un monde machiste (on est en 1965) ne pouvant tolérer une certaine décomplexion qu’elle affiche notamment pour tout ce qui a trait à la sexualité. On découvre ainsi une enquête évoluant de manière incertaine sur plusieurs mois tant les indices sont peu nombreux alors que l’on fait la connaissance de policiers aux profils ordinaires dont fait partie Martin Beck. Second épisode de la série, L’Homme Qui Partit En Fumée a la particularité de se dérouler en grande partie au-delà du Rideau de fer, en Hongrie où le policier va parcourir les rues de Budapest à la recherche d’un journaliste disparu.

     

    Alors que la chaleur du mois d’août déferle sur Stockholm, Martin Beck rejoint sa famille sur une île de l’archipel en comptant bien profiter de ses vacances. Mais dès le lendemain, l’inspecteur doit retourner à la capitale pour une affaire urgente qui implique le ministère des affaires étrangères. En effet, le reporter suédois Alf Matsson a disparu en Hongrie alors qu’il effectuait un reportage pour le compte d’un magazine suédois qui a bien l’intention d’exploiter cette disparition en flairant un scoop. Mais pour les autorités, il n’est pas question d’avoir un incident avec un pays du bloc de l’est. Martin Beck doit donc se rendre à Budapest pour faire la lumière sur cette étrange disparition. Mais l’enquête s’avère difficile et à chaque nouvelle avancée, un obstacle infranchissable se dresse devant lui alors qu’il doit composer avec la police locale qui semble suivre chacun de ses pas. Qu’est-il advenu de ce journaliste dont on reste sans nouvelle ?

     

    L'homme Qui Partit En Fumée débute sur une scène de crime décrite par le menu détail avant de se rendre compte qu'il s'agit d'une photo que Martin Beck examine dans son bureau tandis que l'auteur du meurtre passe aux aveux dans une salle d'interrogatoire voisine. Un prologue d'autant plus surprenant qu'il s'enchaine sur quelques scènes estivales ordinaires où l'on suit le policier dans son quotidien tandis qu'il rejoint femme et enfants qui séjournent sur une île de l'archipel, dans une villa qu'il a louée pour les vacances. C'est une des particularités du cycle des romans de Maj Sjöwall et Per Wahlöö où le couple s'ingénie à mettre en exergue cette dichotomie entre la vie quotidienne et le processus du crime qui perturbe ce déroulement ordinaire. Bien loin d'être un prétexte, ledit crime s'inscrit dans le dysfonctionnement d'un modèle social-démocrate qui s'effrite en laissant entrevoir les carences des différentes strates sociales qui composent le pays. Avec L'Homme Qui Partit En Fumée, un titre qui n'aura jamais aussi bien convenu à l'intrigue que ce soit au propre tout comme au figuré, les deux auteurs se focalisent sur le milieu journalistique et sur les relations qu'entretiennent la Suède et la Hongrie se situant à l'époque derrière le Rideau de fer qui apparaît comme bien moins hermétique qu'il n'y paraît avec tout de même une police omniprésente s'employant à surveiller la diaspora des touristes qui se rendent notamment à Budapest. C'est d'ailleurs tout autour de cette surveillance que l'enjeu de l'intrigue fonctionne en se demandant ce qu'il a pu advenir d'Alf Matsson, un journaliste qui se révèle assez détestable avec cette propension à consommer de l'alcool plus que de raison et qui devient au fil de l'intrigue une victime pour laquelle on éprouve assez peu d'empathie. Comme pour Roseanna, Martin Beck se heurte aux aléas d'une enquête incertaine dont nous ne sommes pas sûr qu'elle puisse aboutir. A nouveau plongé dans le quotidien banal mais cette fois-ci d'une capitale d'un pays du bloc de l'est, on suit donc les pérégrinations d'un policier isolé qui goûte tout de même aux plaisirs touristiques que peut lui offrir la ville et notamment les bords du Danube jusqu'à une agression qui va faire basculer le déroulement de l'enquête. Des investigations d'autant plus incertaines qu'elles s'effectuent dans un climat de paranoïa assez inquiétant avec cette sensation permanente qu'a le policier d'être pris en filature sans savoir s'il s'agit de la police ou d'autres individus aux intentions hostiles. En ce qui concerne le milieu journalistique, il faut bien avouer que la profession est dépeinte sous un jour peu flatteur avec des journalistes qui s'adonnent davantage à la boisson qu'à leur métier et une rédaction qui semble plus soucieuse de réaliser un scoop que de savoir ce qu'il est advenu de son collaborateur. Un portrait de la corporation peu élogieux donc, ceci d'autant plus si l'on prend en considération le fait que Per Wahlöö a exercé le métier durant plusieurs années avant d'entamer sa carrière d'écrivain.

     

    Second volume du cycle du "Roman d'un crime", L'Homme Qui Partit En Fumée révèle toute la virtuosité d'un couple d'auteurs qui parvient à diffuser un climat de tension à partir d'une banale enquête de disparition dans le cadre d'une ville de Budapest dont le contexte se situe à l'époque pas si lointaine où le Rideau de fer divisait le monde en deux blocs.

     

    Maj Sjöwall & Per Wahlöö : L’Homme Qui Partit En Fumée (Mannen Some Gick Upp I Rök). Editions Rivages/Noir 2008. Traduit de l’anglais par Michel Deutsch.

     

    A lire en écoutant : Time And Again de Oscar Peterson Trio. Album : We Get Reguests. 2015 The Verve Music Group.

  • Arpád Soltész : Le Bal Des Porcs. A tous les râteliers.

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    Service de presse

     

    Journaliste d’investigation en Slovaquie, Arpád Soltész a bien des choses à raconter sur les instances dirigeantes de son pays, mais toutes ne sont pas publiables par manque de faits étayés. En lieu et place il s’est donc mis à écrire des fictions dont Il Etait Une Fois Dans L’Est, un premier roman noir détonnant publié chez Agullo évoquant le parcours d’une jeune fille enlevée, torturée et violée tout en mettant en exergue les accointances entre institutions étatiques et clan mafieux complètement dévoyés.Sur un mode trépident, presque insensé, on découvrait ainsi les arcanes d’un pays complètement gangréné par la corruption en prenant conscience des risques que prennent ceux qui tentent de dénoncer ces dérives qui laminent le pays, à l’instar de Ján Kuciak, collègue d’Arpád Soltész, qui a été froidement exécuté en 2018. C’est d’ailleurs autour de cet événement tragique que l’auteur slovaque rédige Le Bal Des Porcs, récit tout aussi cinglant que le précédent qui décrit les collusions entre le monde politique et les truands qui régissent ainsi le devenir d’un pays qui n’a rien de fictif.

     

    Que deviennent les jeunes et belles adolescentes qui consomment de la marijuana dans le Joli Petit Pays sous la Minuscule Chaîne des Hautes Montagnes ? Certaines d’entre elles finissent dans un centre de désintoxication un peu particulier où les patientes sont contraintes de fournir de prestations sexuelles aux notables du pays qui sont filmés à leur insu. Et gare à celles qui oseraient se révolter ou dénoncer les faits. Elles finissent sur la table d’un médecin légiste qui se charge de maquiller les meurtres en accidents mortels. Ainsi va le monde du Joli Petit Pays sous la Minuscule Chaîne des Hautes Montagnes avec un maître-chanteur tout puissant qui fait et défait les carrières fulgurantes de politiciens véreux, des notables corrompus aux plus hauts niveaux de l’état, des membres de la mafia calabraise qui détournent des fonds européens et un journaliste qui tente d'évoquer ces dysfonctionnements à ses risques et périls.

     

    Comme le précédent ouvrage, Le Bal Des Porcs débute avec un fait divers sordide autour de jeunes filles qui sont contraintes de se prostituer sous le couvert d’un étrange centre de désintoxication dont les dirigeants et le personnel soignant se révèlent être les pourvoyeurs de salons de massage luxueux ou s’ébattent les édiles du pays. On découvre ainsi les accointances entre un monde politique dévoyé et des truands qui font du chantage en menaçant de dévoiler les ébats de ces énarques qui ont été filmés sans qu’ils ne le sachent. En suivant le parcours terrible de Broña et de Nadà, Arpád Soltész nous met en rapport avec quelques personnages inquiétants dont le fameux Wagner qui n’est rien d’autre qu’un maître-chanteur tout puissant qui tient toute une partie des élites du pays sous sa coupe en les contraignants ainsi à effectuer toutes sortes de malversations qui gangrènent la nation, ceci jusqu’au plus haut sommet de l’état. Si cette première partie est relativement aisée à suivre, il n’en sera pas de même avec la seconde partie où l’auteur s’intéresse à l’entourage de ce Wagner en décortiquant les magouilles que ces individus mettent en place pour se couvrir et faire fructifier leurs avoirs au détriment de tout respect des règles. S’ensuit une successions de personnages douteux aux sobriquets déjantés qui interviennent dans une cacophonie déjantée qui n’est pas toujours aisée à comprendre, tant les interventions foireuses, règlements de compte et autres combines douteuses s’enchaînent sur un rythme effréné qu’il faut suivre avec une attention accrue pour en comprendre tout le sens. Mais Arpád Soltész retombe rapidement sur ses pieds lorsque les journalistes d’investigation interviennent pour dénoncer les basse manoeuvres complexes de ce conglomérat de truands, de mafieux et d’hommes politiques corrompus. C’est ainsi que la dernière partie prend une tournure tragique, puisque l’auteur prend le parti de nous relater la manière dont un jeune journaliste et sa compagne sont exécutés dans leur résidence secondaire. Tout cela nous permet de prendre conscience que la fiction rejoint une réalité tragique puisque Arpád Soltész nous dévoile sur ce mode fictif tous les protagonistes qui ont participé au meurtre de son confrère Ján Kuclak à qui il rend un hommage appuyé.

     

    Plus qu’une fiction, Le Bal Des Porcs se révèlent être un document à charge qui met à mal toutes les instances étatiques d’une Slovaquie dévoyée peu après la chute du bloc des pays de l’Est et dont le chemin sinueux vers la démocratie met en lumière toute la gabegie d’une nation gangrénée par la corruption d’institutions noyautées par la mafia calabraise en lien avec les truands du pays et les plus hauts notables de la nation. Un nouveau récit édifiant qu'il faut lire impérativement.

     

     

    Arpád Soltész : Le Bal Des Porcs (Sviña). Editions Agullo Noir. Traduit du slovaque par Barbora Faure.

     

    A lire en écoutant : I Need A Dollar d’Aloe Blacc. Album : Good Things. 2010 Stones Throw Records.

  • GILLES SEBHAN : LA FOLIE TRISTAN. LE ROYAUME DES INSENSES.

    gilles seb han,la folie triste,rouergue noirCe qu’il y a de réjouissant avec la littérature noire c’est de se retrouver confronté parfois à des univers à la fois surprenants et dérangeants comme ceux que nous propose Gilles Sebhan, auteur notamment de deux biographies du très contreversé Tony Duvert et du peintre Stéphane Mandelbaum dont l’œuvre provocante réalisée, pour une grande partie, au stylo bille évoque un univers violent de souffrance, de mort et de sexe au détour de portraits et d’autoportraits dissonants et inquiétants. Vivant à la marge de la société, ces deux artistes marginaux ont en commun une mort tragique au terme d’un isolement volontaire pour l’un et d’un crime sordide pour l’autre. Au confin de la folie, Gilles Sebhan s’intéresse donc à cet environnement trouble de l’enfance meurtrie dont on percevait quelques éléments singuliers avec Cirque Mort (Rouergue 2018) mettant en scène le lieutenant Dapper que l’on retrouve dans La Folie Tristan, second opus qui débute là où s’achevait le livre précédent qu’il est d’ailleurs fortement recommandé de lire avant d’entamer ce récit tournant une nouvelle fois autour de ce mystérieux établissement psychiatrique pour enfants d’une petite ville du nord de la France.

     

    Le lieutenant Dapper se remet d’une blessure par balle que lui a infligé le ravisseur de son fils Théo. Après avoir abattu le criminel, l’officier de police est considéré comme un héro qui est parvenu à reconstituer le cadre familial idéal dans lequel il évolue. Mais suite à cet enlèvement, le père s’aperçoit qu’il est incapable de renouer les liens avec son fils qui fait preuve d’un comportement étrange, probablement en lien avec les trois mois de captivité qu’il a subit. Alors qu’il se réfugie dans le travail, le lieutenant Dapper est confronté à un nouvel enlèvement, celui d’une femme qui lui avait fait part de son inquiétude quant au comportement inquiétant d’un homme aux allures martiales, accompagné d’un enfant présentant des déficiences mentales. Un indice qui conduit le policier une nouvelle fois du côté de l’établissement psychiatrique du docteur Tristan pour tenter d’obtenir des réponses auprès du praticien et de ses jeunes internés comme Ilyas, cet enfant troublant qui l’a aidé à retrouver son fils. Des réponses qui vont rejaillir sur son propre passé et le conduire à découvrir les mystères qui entourent son enfance. Dérives et folies vont à nouveau s’abattre sur cette petite ville qui cultive les secrets enfouis des origines.

     

    On ne s’attendait pas vraiment à une suite au terme de Cirque Mort, premier roman policier de Gilles Sebhan qui s’articulait autour de la disparition de Théo et du massacre d’animaux d’un cirque itinérant. Alors que l’on considère souvent le roman policier comme une epèce de remise à l’ordre de la société au terme d’un crime résolu, il est intéressant de constater que tel n’est pas le cas avec un auteur qui nous invite à retrouver cet univers singulier où les retrouvailles d’un père et d’un fils n’ont rien du happy end que l’on s’imaginait au terme du premier opus. Avec La Folie Tristan, Gilles Sebhan s’emploie donc à décortiquer les rapports qui unissent les différents personnages d’un récit qui tourne autour d’une nouvelle affaire d’enlèvement qui n’a rien d’exceptionnel. On regrette même cette intrigue policière plutôt simpliste où apparaît Marlène, une quarantenaire séduisante, au prise avec deux terrifiants ravisseurs. Mais avec Gilles Sebhan, l’essentiel est ailleurs puisque le schéma narratif de cette intrigue policière n’est qu’un prétexte pour mettre en exergue les liens entre les divers protagonistes du récit en se focalisant plus particulièrement sur le lieutenant Dapper et le docteur Tristan qui règne toujours, tel un desposte, sur son petit royaume des insensés comme il se plaît à surnommer ces étranges pensionnaires de l’hôpital psychiatrique qu’il dirige. On retrouve donc avec une certaine délectation cette atmosphère dérangeante qui plane au-dessus de l’ensemble d’un roman qui nous apporte tout un lot de révélations dont on mesurera probablement toutes les conséquences dans un troisième ouvrage, Feu Le Royaume, qui vient de paraître.

     

    Enfance meurtrie tournant autour de la transmission et de la filiation au travers de l’héritage qu’il soit matériel, génétique et psychique, Gilles Sebhan met en avant toute la souffrance et la violence des secrets enfouis qui ne sont pas sans rappeler les parcours de l’écrivain Duvert ou du peintre Mandelbaum dont les allusions affleurent au fil des pages comme ce personnage qui trouve la mort dans des circonstances similaires à celle du dessinateur maudit. Il résulte finalement de La Folie Tristan une confrontation grinçante entre l’univers psychiatrique et le monde policier incarnés par le docteur Tristan pour l’un et le lieutenant Dapper pour l’autre. Et c’est au gré de ces téléscopages entre ces deux entités que l’on peut mesurer la fragilité des certitudes des uns et des autres alors que les enfants endossent paradoxalement un savoir et une sagesse mystérieuse qui dépassent le monde des adultes tentant vainement de décortiquer cette logique enfantine, telle une équation insoluble. C’est particulièrement le cas avec Ilyas, jeune garçon mutique, qui semble doté d’une perpection exacerbée lui permettant de déceler les secrets les plus intimes des individus qu’il croise sur son chemin. Ainsi l’enquête policière prend-t-elle parfois des allures de récit fantastique permettant quelques facilités au niveau de la résolution de l’affaire.

     

    Second opus de ce qui apparaît comme une trilogie qu’il convient de lire dans l’ordre de parution, La Folie Tristan poursuit donc l’exploration de cette enfance dévoyée rejaillissant tragiquement sur la psyché d’adultes qui ne cessent d’expier les fautes de leurs ascendants. Une somme de douleurs et de souffrances, baignant dans un climat dérangeant qui nous interpelle.

     

    Gilles Sebhan : La Folie Tristan. Editions du Rouergue/Noir 2019.

    A lire en écoutant : Tristan de William Sheller. Album : Avatar. 2017 Mercury Music Group.

  • LUIS SEPULVEDA : LE VIEUX QUI LISAIT DES ROMANS D’AMOUR. DERNIERE FRONTIERE.

    luis sepulveda, le vieil homme qui lisait des romans d'amour, éditions metailiéIl y a de cela quarante ans, une éditrice se focalisait sur les publications lusitaniennes, italiennes et hispanophones, en se concentrant plus particulièrement sur les romanciers en provenance d'Amérique du sud. Enoncé ainsi, cela apparaît, de nos jours, dans un monde globalisé, comme une évidence, mais en 1979, Anne-Marie Métailié prenait des paris audacieux qui sont désormais l’une des particularités de cette maison d’éditions indépendante qui a pris pour nom le patronyme de sa fondatrice. Dans le domaine de la littérature noire, les éditions Métailié nous proposent des auteurs emblématiques comme l’islandais Arnaldur Indridason et son commissaire Erlendur Sveinsson, ou le cubain Leonardo Padura et son détective privé Mario Condé pour n’en citer que quelques uns. Mais comme plus d’un million de lecteurs, c’est avec Le Vieux Qui Lisait des Romans D’Amour, du romancier chilien Luis Sepúlveda que j’ai découvert cette maison d’éditions en 1992, avec ce premier roman d’un auteur dénonçant déjà les dérives d’un monde soi-disant civilisé qui n’est plus capable de respecter son environnement.

     

    A El Idilio, petit bled perdu de l’Equateur, niché dans les eaux du Nangaritza, les habitants attendent le dentiste comme le Messie débarquant du Sucre, un vieux cargo rouillé, ravitaillant les localités de la région. Antonio José Bolivar Proaño, vieil homme solitaire qui a vécu avec les indiens Shuars durant de nombreuses années, guette la venue du praticien pour une toute autre raison. Connaissant sa passion pour les romans d’amour, le dentiste lui en fournit régulièrement quelques exemplaires. Mais il n’est plus question de lecture, lorsque l’on découvre le cadavre d’un chercheur d’or. On accuse immédiatement les indiens Shuars d’être les auteurs du forfait. Mais fin connaisseur de la forêt amazonienne qu’il respecte, Antonio comprend rapidement qu’il s’agit d’une panthère qui marque son territoire. A contrecœur, le vieil homme va donc devoir abandonner ses chers romans d'amour pour traquer cet animal qui décime la population des aventuriers rôdant dans la forêt. Une chasse qui prend l’allure d’un duel douloureux.

     

    Emprisonné sous la dictature de Pinochet, puis exilé, Luis Sepúlveda parcourt l’Amérique du sud et passe même une année avec les indiens Shuars afin d’étudier l’impact de la colonisation sur les populations autochtones de l’Amazonie. Une expérience dont il s’inspirera pour son premier roman, Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’amour qui prend la forme d’un récit d’aventure afin de mettre en exergue tous les excès de ces hommes pillant les richesses de la forêt sans aucun respect pour la faune et la nature. De ce bref récit, il émane une sensation d’immersion totale dans un cadre déconcertant, à la lisère du monde sauvage et de la civilisation dont la limite s’incarne par le biais d’Antonio, ce vieil homme capable d’appréhender toute la beauté brute de la forêt amazonienne et toute la force de l’intensité de ces romans d’amour qu’il affectionne tant. On se régale également avec cette galerie de personnages hauts en couleur à l’instar du maire, renégat du monde civilisé, ou du docteur Loachamin, dentiste itinérant, aux pratiques plutôt frustres puisqu’il arrache les dents de sa clientèle sans anesthésie, ceci sur le quai des localités où il débarque avec son fauteuil de praticien. Luis Sepúlveda dépeint donc un univers brutal composé de chercheurs d’or et autres aventuriers d’infortune, où l'on règle ses comptes à coups de fusil ou de machette, qu'il décline sous une forme poétique qui n'est pas dénuée d'humour. Au sein de cette localité de laissés-pour-compte sans foi ni loi, Antonio José Bolivar Proaño fait figure d’original, lui qui a partagé le quotidien des indiens Shuars en séjournant des années durant au cœur de la forêt amazonienne, ceci jusqu’au décès de son épouse dont il chérit encore le souvenir. On partage ainsi les habitudes de ce vieil homme qui souhaite couler des jours tranquilles en se plongeant dans la rêverie de ces récits romantiques, bien éloignés de la dureté du monde qui l’entoure. Il se dégage ainsi une sensation diffuse de mélancolie en parcourant les ruelles pittoresques de cette localité perdue au beau milieu de la forêt, jusqu’à l’apparition de cette panthère semant la terreur parmi les habitants. Le récit prend alors une autre tournure avec cette tension diffuse qui nous accompagne tout au long d’une expédition au cœur de la forêt amazonienne afin de débusquer le fauve. Pluies diluviennes, moiteur oppressante, faune hostile, Luis Sepúlveda décline toute la beauté d’une jungle mortelle, recelant mille dangers que seul le vieil homme est en mesure de surmonter en faisant communion avec la nature. Cette tension narrative prend d’avantage d’ampleur à mesure d'une traque laissant place à un duel entre l’animal et le vieil homme qui peine à accepter l’inéluctable mise à mort qu’il considère comme une véritable trahison mais à laquelle il ne peut se dérober tout en maudissant la barbarie des hommes.

     

    Nimbé d’un suspense qui n’a rien à envier aux meilleurs thrillers, fable écologique d’une nature qu’il faut préserver, brève tragédie autour de la dualité d’un homme tourmenté, Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour est surtout une puissante ode poétique et un récit d’amour bouleversant à l’égard de la beauté d’un territoire sauvage subissant l’avanie d’une société qui n’a plus considération pour sa faune et sa flore. Un véritable plaidoyer qui reste toujours d’actualité.

     

    Luis Sepúlveda : Le Vieux Qui Lisait Des Romans D’Amour. Editions Métailié 2004. Traduit de l’espagnol (Chili) par François Maspero.

    A lire en écoutant : Sin Venganza de Julio Jamarillo. Album : Julio Jamarillo Canta Boleros 15 Temas. 2012 Producciones AR.