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  • Raymond Chandler : La Dame Dans Le Lac. Entre deux eaux.

    Capture.PNG« Je vis une vague de cheveux blonds qui, pendant un bref instant, se déroula dans l'eau, s'allongea avec une lenteur calculée, puis s'enroula de nouveau sur elle-même. La chose roula sur elle-même encore une fois ; un bras vint écorcher la surface de l'eau et ce bras se terminait par une main boursouflée qui était celle d'un fantôme. "

    Traduction de Michèle et Boris Vian en 1948.

     

    "Je vis une vague de cheveux blond foncé se raidir dans l'eau et demeurer immobile un bref instant, avec un effet comme calculé, puis tourbillonner à nouveau en un enchevêtrement. La chose roula une fois de plus et un bras écorcha la surface de l'eau et ce bras se terminait par une main enflée qui était une main de monstre. "

    Traduction de Nicolas Richard en 2023.

     

    Il semble que ce soit François Guérif, alors directeur de la collection Rivages/Noir, qui se préoccupe en tout premier lieu de la qualité des traductions en offrant de nouvelles versions françaises notamment en ce qui concerne des auteurs anglo-saxons tels que Jim Thompson et Donald Westlake. Du côté de chez Gallmeister, Jacques Mailhos nous propose désormais une autre lecture en français des romans de James Crumley tandis que chez Gallimard, le célèbre romancier Dashiel Hammett bénéficie d'une nouvelle traduction intégrale à l'occasion de la parution de son œuvre intégrant la collection Quarto. Dans cette même collection, on trouve également la totalité des romans de Raymond Chandler en notant que les enquêtes de Philippe Marlowe font l'objet d’une traduction révisée par Cyril Laumonier à l'exception des versions de Michèle et Boris Vian, suscitant ainsi une certaine frustration. Car sans remettre en cause l'apport essentiel de ces deux traducteurs qui ont grandement contribué à l’essor de la littérature noire nord-américaine en France, il est difficile de comprendre cette espèce de sacralisation du travail du couple Vian que l'on serait incapable de remettre en question, ceci au détriment de récits emblématiques du roman policier que sont Le Grand Sommeil et La Dame Du Lac qui méritaient un nouvel éclairage en matière de traduction. C’est désormais chose faite avec la Série Noire qui inaugure sa collection Classique en sollicitant deux traducteurs chevronnés afin de retranscrire, d’une manière plus rigoureuse, l’essence des textes d’origine de ces deux polars hard-boiled légendaires. Avec de nombreux ouvrages traduits depuis 1990, dont ceux de Harry Crews, de James Crumley, de Hunter S Thompson et de Richard Powers, pour n’en citer que quelques-uns, le romancier et traducteur Nicolas Richard n’a rien d’un amateur dans le domaine et s’est donc attelé à nous offrir ce que l’on peut désormais considérer comme la voix française de Raymond Chandler en ce qui concerne La Dame Du Lac, titre auquel il a restitué le « in » de la version originale (The Lady In The Lake) en devenant ainsi La Dame Dans Le Lac.

     

    Derace Kingsley, directeur d’une grosse entreprise de parfumerie à Los Angeles, ne se fait plus beaucoup d’illusion au sujet de Crystal, son épouse volage, qui a disparu de la circulation. Tout de même inquiet, il engage le détective privé Philip Marlowe afin de la retrouver. Pour débuter ses recherches, l’enquêteur charismatique se rend à Puma Point, dernier point de chute de la disparue qui séjournait dans sa résidence secondaire du bord du lac. Une fois sur place, Philip Marlowe va à la rencontre de Bill Chess, homme à tout faire et gardien du chalet Kingsley, noyant son chagrin dans la bouteille depuis que sa femme a mis les voiles en laissant un message laconique en guise d’adieu. Après avoir fouillé les lieux en vain, les deux hommes se promènent au bord du lac lorsqu'ils distinguent une forme étrange flottant entre deux eaux, à proximité de ce qui apparaît comme la structure d'un ponton immergé. Se pourrait-il qu’il s’agisse d'un cadavre ?

     

    La Dame Dans Le Lac. Si l'on ne peut reprocher l'exactitude de la traduction, il est pourtant difficile d'assimiler ce nouveau titre, sans doute lié à l'affect de l'ancienne version française à laquelle on a pu s'attacher et qui résonnait d'une manière particulière avec la découverte de ce corps décomposé aux allures surnaturelles partiellement immergé dans le lac. On remarquera d'ailleurs, en comparant les deux traductions figurant en préambule de cette chronique, que l'on passe d'une main ressemblant à un fantôme pour passer à celle d'un monstre, en rendant justice au mot "freak" que mentionnait Chandler dans son texte. C'est d'ailleurs cette rigueur, cette précision ainsi qu'un grand travail de réflexion pour restituer l'essence du texte original que l'on va retrouver tout au long de cette nouvelle version française. Quatrième roman mettant en scène Philip Marlowe et publié en 1943, quelques mois après l'attaque de Pearl Arbor dont on devine les stigmates avec la présence de soldats aux abords d'un barrage ainsi que la réquisition du caoutchouc ornant les trottoirs de la ville, La Dame Dans Le Lac a la particularité de se dérouler, en grande partie, à l'extérieur de Los Angeles en entraînant le détective privé du côté de Bay City (ville fictive correspondant à l'agglomération de Santa Monica) ainsi qu'à Puma Point, petite localité de montagne que Raymond Chandler situe dans les hauteurs de San Bernardino. On y croise d'ailleurs le fameux shérif Patton qui se révèle beaucoup moins lourdaud qu'il n'y paraît en balayant ainsi cette image de péquenot propre à l'archétype de tels personnages ainsi que la journaliste locale Birdie Keppel travaillant également comme esthéticienne et dont on apprécie la vivacité d'esprit. Et puis, dans une succession de faux-semblants, on distingue les personnalités évanescentes de Muriel Chess et de Crystal Kingsley bouleversant avec une redoutable efficacité les codes de la femme fatale tout en se confrontant à la brutalité du lieutenant-détective Degarmo dont le rôle ambigu ne fait qu'accentuer le caractère inquiétant du personnage. Tout comme certains de ses romans précédents, La Dame Dans Le Lac est un assemblage de plusieurs nouvelles, parues notamment dans le fameux magazine Black Mask, dont l'enchevêtrement d'intrigues se révèle tout de même beaucoup moins complexe que Le Grand Sommeil et dont on appréciera le rythme ainsi que la pluralité des lieux que l'on parcourt au gré du récit demeurant, sur beaucoup d'aspects, d'une surprenante modernité. Tout cela, Nicolas Richard nous le restitue en français avec une remarquable perfection pour mettre en exergue la classe et l'humour caractérisant le mythique détective privé, cette vivacité dans les dialogues, désormais dépourvus de ce jargon démodé et de cette gouaille antédiluvienne, ainsi que ce soin apporté aux descriptions et phases de réflexions très fréquemment détaillées et parfois imprégnées de nuances poétiques, véritables cartes maitresses de l'élégance du style inimitable de Raymond Chandler qui demeure l'une des plus grandes figures de la littérature noire et à qui l'on rend tout son éclat avec cette magistrale traduction.

     

     

    Raymond Chandler : La Dame Dans Le Lac (The Lady In The Lake). Editions Gallimard/Collection Série Noire Classique 2023. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard.

    A lire en écoutant : Blues de Franz Waxman. Album : Crime In The Streets. 1956 UMG Recording, Inc.

     

  • JUAN DÌAZ CANALES & JUANJO GUARNIDO : BLACKSAD : ALORS, TOUT TOMBE. (PREMIERE ET SECONDE PARTIE). BAS LES MASQUES

    Capture d’écran 2023-11-18 à 17.59.14.pngCapture d’écran 2023-11-18 à 17.59.50.pngC'est officiel, l'intégral de Blacksad n'en a plus que le nom puisque cette série de bande dessinée emblématique s'enorgueillit désormais de Alors, Tout tombe, un diptyque dont la première partie est parue en 2021 tandis que la seconde vient d'être publiée en 2023. Il faut bien avouer, qu'après huit ans d'absence, on n'attendait plus vraiment le retour de John Blacksad, ce sublime détective à la face de chat, évoluant dans un univers anthropomorphique restituant à la perfection les personnalités composant le contexte social des USA des années 50 avec un hommage appuyé aux récits hard-boiled de l'époque, et plus particulièrement à l'oeuvre de Raymond Chandler, ainsi qu'aux adaptations cinématographiques légendaires qui en ont été tirées. Issu du monde de l'animation, il y a tout d'abord le travail du scénariste Juan Dìaz Canales dont les esquisses en noir et blanc, s'inspirant notamment de la série BD policière Alack Sinner, séduisent le dessinateur Juanjo Guarnido qui va travailler pour les studios Disney tout en dessinant, durant son temps libre, les planches de Quelque Part Dans Les Ombres (Dargaud 2020), premier tome de la série Blacksad qui connaîtra, dès sa parution, un succès considérable et qui compte désormais sept volumes tous plus somptueux les uns que les autres. 

     


    éditions dargaud,blacksad,guarnido,diaz canales,alors tout tombeA New York, le détective privé John Blacksad assiste, avec son ami le journaliste Weekly, à une représentation en plein air de La Tempête, mise en scène par Iris Allen devant soudainement faire face à la police qui interrompt brutalement la pièce sur ordre du maire. Intervenant auprès du responsable des forces de l'ordre, John parvient à ce que la représentation se poursuive avec la reconnaissance de la directrice du théâtre à qui il remet une carte de visite. Mais dans la soirée, c'est Kenneth Clarke, président du syndicat des travailleurs du métro, qui se présente au bureau de John afin de solliciter son aide, ceci sur la recommandation de sa meilleure amie Iris Allen. Il faut dire que le syndicaliste s'oppose à Solomon, urbaniste et maître d'oeuvre de la ville, qui s'ingénie à démanteler le réseau de transport public afin de mettre en place ses projets pharaoniques dont un gigantesque pont suspendu qui portera son nom. Outre le fait que la mafia tente d'infiltrer son syndicat afin de le contrôler, Kenneth Clarke a été informé qu'on avait engagé un tueur à gage afin de l'éliminer. John Blacksad est donc chargé d'identifier et de localiser ce mystérieux tueur, un certain Logan, qui semble bien déterminé à supprimer tous les obstacles qui pourraient entraver la carrière de Solomon qui le mènera au firmament de la gloire.

     


    éditions dargaud,blacksad,guarnido,diaz canales,alors tout tombeIl importe de souligner la carrière au sein des studios d'animation tant du scénariste Juan Dìaz Canales que du dessinateur Juanjo Guarnido leur permettant ainsi d'acquérir une expérience professionnelle notable dans le domaine du dessin animé qui transparaît dans l'ensemble de l'oeuvre de Blacksad avec cette sensation de mouvement incroyable émanant de chacune des planches des sept albums de la série tout comme ce sens du cadrage extrêmement élaboré que Regis Lionel évoque d'ailleurs dans sa préface enthousiaste figurant dans l'édition intégrale de la série. Et puis, il y a ce sens du détail que l'on perçoit dans chacune des cases et plus particulièrement lorsque l'on évolue dans les rues de ce New-York des fifties parfaitement reconstituées (prenez le temps de promener votre regard sur la double page ornant le début de chaque album de la série) ou que l'on s'attarde dans le bureau de John Blacksad avec notamment cette statuette de faucon ornant la bibliothèque du détective privé, hommage évident à Dashiel Hammett. Il faut également saluer le choix toujours judicieux des animaux incarnant à la perfection les traits de caractère des protagonistes mais également leurs rôles sociaux au sein de ces intrigues à la noirceur affirmée restituant les luttes des classes de l'époque à l'instar de Alors, Tout Tombe où l'on observe le combat d'une directrice de théâtre (un lama) accompagnée d'un syndicaliste (une chauve-souris) des transports publics s'opposant aux manoeuvres de Solomon (un faucon), bâtisseur ambitieux qui veut marquer de son empreinte la ville de New-York. Il fallait bien deux albums pour mettre en scène cette solide intrigue superbement élaborée s'inspirant notamment de la carrière de l'urbaniste Robert Moses dont les projets architecturaux ont révolutionné, pour le meilleur comme pour le pire, l'ensemble des arrondissements new-yorkais et qui s'opposa notamment à la gratuité du programme théâtral Shakespeare In The Park et que Juan Dìaz Canales et Juanjo Guarnido retranscrivent dans la formidable scène d'ouverture du récit. Outre cette introduction, la dramaturgie de Shakespeare intervient dans les moments clés du récit à l’instar de cette extraordinaire représentation de Macbeth dont les extraits s'imbriquent parfaitement autour d'une scène de meurtre qui va faire vaciller toute l'intrigue dans une tragédie sordide jusqu'à l'apparition spectaculaire de celle qui a fait chavirer le coeur de John Blacksad. Il faut dire que Juan Dìaz Canales et Juanjo Guarnido n'ont rien à envier au célèbre dramaturge anglais car Alors, Tout Tombe s'inscrit dans la grandeur de ces récits flamboyants qui vous éblouissent jusqu'à la dernière case révélant un ultime rebondissement sublime soulignant le talent et la maîtrise de ce duo extraordinaire qui marque de manière indéniable l'histoire de la bande dessinée.

     

    Dìaz Canales & Guarnido : Blacksad - Alors, Tout Tombe (première et seconde partie). Editions Dargaud 2021 et 2023.

    A lire en écoutant : The Birth Of The Blues interprété par Sammy Davis, Jr. Album : The Decca Years. 1990 Geffen Records.

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  • GERALD BRIZON : UNE BALLE DANS LE BIDE. HAUTE TENSION.

    gerald brizon, une balle dans le bide, éditions cousu moucheDerrière la maison d'édition genevoise Cousu Mouche, on trouve, sous la forme d'une association, un comité de lecture composé de passionnés de littérature qui ont à cœur de sélectionner des textes de qualité en se focalisant plus particulièrement sur les primo-romanciers locaux qu'ils vont accompagner dans leurs premiers pas d'écrivain. Au-delà du modèle éditorial généreux et altruiste qui le caractérise, on aurait tort de sous-estimer l'aspect professionnel de cet éditeur indépendant qui se distingue depuis presque 20 ans en proposant désormais plus de 70 ouvrages au style affirmé et à l'univers un peu décalé. On trouve de tout chez Cousu Mouche : des romans bien sûr, des recueils de nouvelles et de poésies, des récits, de la science-fiction et même quelques romans noirs qui trouvaient d'ailleurs leur place dans une collection dédiée au genre, ceci jusqu'en 2013. Il n'en demeure pas moins que la maison d'édition continue à proposer des récits à la noirceur affirmée, à l'instar d'En Eau Salée (Cousu Mouche 2015) de Fabien Feissli dont l'intrigue se déroule sur un porte-conteneurs théâtre de plusieurs crimes en huis-clos ou de L'Altitude Des Orties (Cousu Mouche 2019) rédigé dans une cabine téléphonique par un collectif de huit auteurs se rencontrant dans le cadre du festival La Fureur de Lire à Genève pour se relayer jour et nuit, durant 50 heures, afin de produire un texte cohérent, débutant avec la disparition d'un enfant sur la route des vacances. Dans ce vivier littéraire singulier, on ne s’étonnera pas du fait qu’un roman noir comme Une Balle Dans Le Bide, premier roman de Gérald Brizon, détonne (le mot n’est de loin pas galvaudé) dans le paysage du polar helvétique avec un texte énergique et cinglant qui vous secoue comme la décharge mortelle d’une ligne de haute tension.

     

    C'est sur les berges du Rhône, non loin de la banlieue genevoise du Lignon, que l'échange doit avoir lieu. Une cargaison de téléphones portables dernier cri que l'on échange contre une substantielle somme d'argent afin de les écouler sur un marché parallèle. Chargé de superviser la transaction, Sapdj est un truand de la vieille école qui se doute bien que quelque chose ne tourne pas rond, lorsque tout à coup une fusillade éclate en dézinguant ses partenaires. Et puis il y a la douleur qui le contraint à prendre la fuite à travers les bois tandis qu'une bande de tueurs se lancent à ses trousses. Mais ça ne va pas être simple de semer ses poursuivants, parce que lorsque cela a défouraillé, Spadj s'est récolté une balle dans le bide. De Genève à Berne, en passant par le Jura, les règlements de compte s'enchaînent sur un rythme effréné pour contrer une bande de malfrats dirigés par un mafieux russe bien décidé à s'implanter dans la région.  

     

    En tant qu’auteur débutant, on ne sait rien de Gérald Brizon hormis le fait qu’il a probablement baigné dans un jus littéraire bien corsé qui transparaît ainsi dans Une Balle Dans Le Bide avec un titre reflétant parfaitement l’aspect âpre et cinglant de cette intrigue nerveuse se distinguant parmi les romans plutôt convenus de la littérature noire helvétique. Pour le côté béhavioriste imprégnant ses personnages et les situations qui se présentent à eux, on pense bien évidemment à Jean-Patrick Manchette, et plus particulièrement à Martin, personnage central figurant dans La Position Du Tueur Couché (Série Noire 1981), ce d’autant plus que l’on retrouve également ce regard social acide, plein d’intelligence, qui caractérisait l’œuvre du fondateur du néo-polar. Mais pour compléter le registre des références, on s'orientera également vers les auteurs hispaniques, à l'instar de romans comme Entre Hommes (La Dernière Goutte 2016) de German Maggiori ou de Pssica (Asphalte 2017) d'Edyr Augusto, pour la nervosité qui s'en dégage ainsi que pour son abord parfois outrancier plus que plaisant. On se réjouira tout d'abord de l'absence de clichés en parcourant ces régions helvétiques dont on appréciera la froide sobriété donnant encore plus d'allure à cette intrigue survoltée où les fusillades s'enchaînent à un rythme soutenu. Il faut bien reconnaître qu'en accompagnant Spadj dans son parcours chaotique de survivant, au bord de l'agonie, on découvre un individu d'apparence plutôt antipathique n'hésitant pas à flinguer à tout-va, en faisant quelque victimes collatérales. Mais au-delà de cet à priori, on finit pourtant  par s'attacher à ce tueur vieillissant qui aspire à autre chose, en renouant peut-être avec sa fille adolescente tout en s'émancipant de Pippo son mentor qui va lui faire payer le prix fort. Il en va d'ailleurs de même avec ses partenaires Gomina et Cervelle dont les patronymes improbables trouvent leurs origines dans des explications burlesques que Gérald Brizon distille avec une efficacité redoutable que l'on retrouve également dans des dialogues incisifs et corrosifs. Et comme pour conjurer la masculinité propre à ce milieu de truands, l'auteur nous propose quelques portraits de femmes au caractère bien affirmé comme en témoigne Sandrine, une rencontre fortuite que fait Spadj au cours de sa fuite éperdue, et plus particulièrement Laïdna, superbe maîtresse d'un mafieux russe, qui n'a rien d'un faire-valoir, bien au contraire, en devenant l'adversaire cruelle qu'il faut éliminer à tout prix. Tout cela fait de Une Balle Dans Le Bide, un roman noir furieusement insolite se déclinant dans un bel équilibre de violence explosive et d'humour ravageur qui secoue le lecteur à chaque instant.  

     

    Gérald Brizon : Une Balle Dans Le Bide. Editions Cousu Mouche 2023.

    A lire en écoutant :  A lire en écoutant :  Hurt de Trent Reznor interprété par Johnny Cash. Album : American IV: The Man Comes Around. 2002 American Recording Company, LLC.

  • Nicolas Verdan : La Récolte Des Enfants. Pédomazoma.

    Capture d’écran 2023-11-06 à 20.40.39.pngPartageant ses origines entre la Suisse où il est né, et la Grèce où il séjourne régulièrement, le journaliste Nicolas Verdan emprunte la plume du romancier pour poser, avec Le Mur Grec (Bernard Campiche 2015) les enjeux de la frontière et des drames qui en découlent en 2010, dans la région de l'Evros désormais bordée d'une clôture de fer et de barbelé, financée par l'Union européenne. Publié en 2015, bien avant que l'on ne s'alarme sur les conditions de réfugiés parqués dans des camps insalubres, et bien avant que l'on ne dénonce les dérives de l'agence Frontex, Le Mur Grec met en lumière, sous l'allure d'un roman policier, l'incurie d'un gouvernement dépassé par le flux migratoire qu'elle ne peut contrôler tandis que plane, en arrière-plan, les préludes d'un crise financière structurelle qui va ravager le pays. C'est dans ce contexte que l'on fait donc la connaissance d'Evangelos Moutzouris un enquêteur rattaché auprès du service des renseignements, proche de la retraite, mais bien plus opiniâtre qu'il n'y parait alors qu'il s'apprête à devenir grand-père. Salué unanimement par la critique romande, traduit en anglais et en italien, Le Mur Grec suscite un intérêt marqué en France en faisant l'objet d'une réédition au sein de la collection Fusion des éditions l'Atalante en 2022 puis d'un  retour, après huit ans de silence, d'Evangelos Moutzouris que l'on retrouve dans La Récolte Des Enfants, dernier roman de Nicolas Verdan. 

     

    C'est donc bien décidé, au terme des Fête de fin d'année, Andromède, la fille d'Evangelos Moutzouris, quitte Zürich pour retourner définitivement en Grèce avec son mari et sa fille Zoi, âgée de 15 ans. Une joie pour ce vieux flic retraité à qui l'on confie la voiture familiale de luxe afin de la rapatrier au pays. Mais alors qu'il fait un détour en Albanie et qu'il essaie de se frayer un chemin sur les routes sinueuses des monts Gramos balayés par une tempête de neige, Evangelos apprend que sa petite-fille a disparu à la sortie de l'école. Des Balkans où il croise la route de ceux qui veulent rejoindre le califat de Daech, à Zürich où il tente de retracer le parcours de Zoi avant qu'elle ne disparaisse, Evangelos va retrouver ses réflexes de policier pour affronter toute une gamme de prédateurs déterminés qui entraînent les enfants dans leur folie.

     

    On commençait à se languir de Nicolas Verdan qui n'avait plus donné de ses nouvelles depuis cinq ans, après la publication de La Coach qui obtenait le prix du polar romand en 2018. Et puis voilà qu'apparaît coup sur coup Cruel (BSN Press/Okama 2023), un roman noir féroce autour d'un rapt d'enfant et de bien d'autres crimes se déroulant en Suisse romande ainsi que La Récolte Des Enfants qui s'inscrit dans un registre similaire avec ce qui apparaît désormais comme une série mettant en scène l'attachant personnage d'Evangelos Moutzouris dont on découvre certains traits de sa personnalité au gré d'une intrigue policière prenant la forme d'un road-trip entre Zürich et Athènes en passant par l'Albanie et la région des monts Gramos, bastion communiste durant la Guerre civile grecque en 1949. Le lieu n'a rien d'anodin, puisque Nicolas Verdan va développer toute une thématique en lien avec l'enlèvement d'enfants dans le cadre des rafles d'autrefois en évoquant la dictature des colonels ainsi que cette fuite de plusieurs milliers d'enfants grecs qui ont émigré, plus ou moins contraints, dans les contrées du bloc de l’est avec ce système de Pédomazoma en grec ou Devshirme en turc pour désigner une pratique odieuse sévissant déjà au sein l'empire Ottoman. Autour de cette résurgence de l’histoire, Nicolas Verdan nous renvoie vers le présent où l’on croise, sur cette route des Balkans, une mère entrainant son jeune fils vers les territoires occupés par l’Etat islamique tout en abordant le thème de l’influence parfois néfaste des réseaux sociaux sur les jeunes pour finalement revenir vers le passé, mais cette fois-ci en Suisse, afin de parler des internements forcés de mineurs au sein d’institutions douteuses. On le voit, Nicolas Verdan dépeint ainsi un large panorama de la maltraitance des enfants, en évitant tous les aspects racoleurs propre à un tel sujet, au risque parfois de se perdre dans les méandres d'une intrigue foisonnante et riche en péripéties mais qu'il parvient pourtant à contenir en se concentrant sur les réflexions et le point de vue d'Evangelos ainsi que sur son rapport avec sa petite fille Zoi dont la disparition va devenir le fil conducteur d'un récit extrêmement dense révélant quelques aspects de la jeunesse de son personnage central comme son incorporation dans les rangs de la police militaire de la junte des colonels où il croise l'une des victimes de la fusillade de l'école de polytechnique à Athènes en 1973. On se laisse ainsi balloter sur cette route tumultueuse des Balkans au gré de ces rencontres impromptues ponctuant ce roman d'une atmosphère nostalgique indicible, émanation d'un périple méditerranéen au charme indéniable que l'auteur a sans nul doute parcouru à maintes reprises en croisant toute une population de migrants turcs, albanais et grecs en quête de retrouvailles dans leur pays d’origine. Ainsi, autour d'une intrigue policière savamment orchestrée, aux contours sociaux et historiques captivants, Nicolas Verdan signe son grand retour avec La Récolte Des Enfants en nous permettant de retrouver Evangelos Moutzouris, vieil enquêteur humaniste grec, dont les investigations s'inscrivent désormais dans le cadre d'une série prometteuse. 

     

    Nicolas Verdan : La Récolte Des Enfants. Editions L'Atalante/Collection Fusion 2023.

    A lire en écoutant : Kindertotenlieder interprétés par Lauren Newton. Album : Kindertotenlieder de Gustave Mahler - Henning Schmiedt - Wolfgang Schmiedt - feat. Jörg Luke - Ulrich Moritz. 2005 KangRäume.