Bénédicte Dupré La Tour : Terres Promises. Retour au pays.
Dans le monde littéraire, chaque année fait l’objet d'une espèce de bruissement, d'une rumeur prenant de plus en plus d'ampleur autour de découvertes surprenantes et enthousiasmantes, ce d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un premier roman émanant, qui plus est, d’une maison d’éditions indépendante méconnue suscitant un engouement exacerbé à la lecture d’un catalogue misant davantage sur la qualité que la quantité. C’est dans ce registre que s’inscrivent les éditions du Panseur célébrant leur cinquième année d’existence avec une collection comprenant 21 ouvrages et se définissant comme « jeune maison d’éditions indépendante publiant des histoires pour rendre conte du réel » tout en comptant sur le réseau des librairies pour mieux se détourner des plateformes de vente en ligne. Et c’est dans ce contexte où le texte demeure le moteur essentiel de l’entreprise, qu’émerge Terres Promises, premier roman de Bénédicte Dupré la Tour qui a déjà écrit des scénarios pour sa sœur jumelle Florence, dessinatrice et autrice de nombreuses bandes dessinées. Que ce soit dans les médias, sur les réseaux ou tout simplement auprès de nombreux libraires et de critiques quels que soient leur statut, c’est peu dire que Terres Promises suscite un enthousiasme prégnant autour de ce qui apparaît peut-être comme une forme de western crépusculaire où la parole des femmes prend une place prépondérante ce qui n’a rien d’usuel pour un genre généralement bien trop tourné vers des figures masculines à l’image des romanciers et des réalisateurs qui se se sont majoritairement appropriés ce thème, même si quelques femmes comme Céline Minard ou Marion Brunet ont fait entendre leurs voix dans ce domaine avec un certain retentissement.
Sur ces terres à prendre, sur ces terres promises, on y croise des autochtones et notamment Kinta, cette amérindienne défiant les hommes de son clan au grand dam de son fils qui va le lui faire payer. On y croise aussi Eleanor Dwight dans les bordels crasseux et enfumés de ces villes éphémères poussant soudainement dans cette fièvre de la ruée vers l'or où les hommes s'enchaînent à une cadence infernale pour assouvir leurs besoins les plus vils. Sur ces terres boueuses, on y croise Morgan Bell en quête du métal précieux qui le plonge dans la folie, cette folie qui s'empare également de Mary Framinger cherchant son fils soldat qui a disparu sur les champs de bataille alors qu’elle traine un lourd passif lors de son périple où le convoi de colons dont elle faisait partie s'est retrouvé bloqué, bientôt sans vivre, dans les montagnes enneigées. Sur ces terre promises, on y croise également Bloody Horse dont la jalousie vis à vis de son frère le pousse à trahir son clan. Non loin de là, dans les forêts, on y croise Rebecca Strattman partageant sa vie avec un homme des bois tout en se remémorant le destin de sa tante refusant de se marier et qui va en subir les conséquences. Arpentant ces terres promises, on y croise Nathaniel Mulligan, ce bonimenteur qui vous apportera peut-être un certain soulagement avec ses potions douteuses. Et puis à la veille de sa pendaison pour désertion, on y croise Elliot Burns écrivant quelques lettres destinées à ses proches.
Au travers de ce titre aux consonances bibliques, se dessine la déconstruction d'un mythe s'inscrivant autour d'une promesse justifiant les massacres propre à cette conquête de territoires qui a généré toute la mythologie du western dont Bénédicte Dupré La Tour a pris soin d'expurger tout le vocabulaire qui lui est lié afin de mieux s'approprier l'accent crépusculaire dont elle fait état tout au long d'une intrigue s'articulant autour de huit personnages, comme autant d'archétypes propre au genre, qu'elle décline dans ce qui prend l'apparence d'une successions de nouvelles révélant pourtant, avec une redoutable habilité, les liens qui unissent ces individus au gré leurs parcours respectifs. Et puis avec un tel titre, Terres Promises ne fait pas l’impasse sur la foi et plus particulièrement sur la perte de celle-ci qui frappe d’ailleurs le père Nathaniel Mulligan sur lequel le récit s’achève, et dont devine qu’il apparaît sans doute très proche, sur cet aspect, de la trajectoire spirituelle de la romancière. Outre l'absence de vocabulaire lié au western, on ne trouvera aucune référence géographique en lien avec les lieux mythiques qui ont émaillé le genre, pas plus qu'une quelconque référence historique, même si l'on devine, en toile de fond, le rugissement de la guerre de Sécession sans qu'il n'en soit jamais fait mention, ainsi que cet échange de femmes blanches intégrant des tribus amérindiennes contre des chevaux et que Jim Fergus avait abordé dans son roman Mille Femmes Blanches (Pocket 2004), ainsi que ce convoi de colons devenus cannibales par la force des choses en étant bloqués dans une contrée montagneuse et enneigée et dont Stephen King évoquait les mésaventures dans Shining (JC Lattès 2024). Mais à l'aune de ce dépouillement de tels artefacts propre au genre du western, que reste-t-il donc de cette épopée imprégnée de mensonges qui ont perduré dans le temps ? On dira de Terres Promises qu'il reste l'essentiel se déclinant autour de ces huit portraits où la violence et le désarroi imprègnent chacun d'entre eux tandis qu'ils évoluent dans cette atmosphère âpre de l'époque que Bénédicte Dupré La Tour restitue au gré d'un texte d'une force lyrique terrifiante qui donne à l'ensemble cet immense souffle de liberté permettant de s'affranchir définitivement de tous les stéréotypes qui ont enveloppé chacun des personnages de cette conquête de l'Ouest, ponctuée de nombreuses désillusions. Alors plus usuellement cantonnées dans les seconds rôles, c'est ainsi que les femmes s'emparent du devant de la scène à l'instar d'Eleanor Dwight, cette prostituée de saloon au parcours effrayant tout comme Kinta cette indienne remettant en cause certaines traditions de son clan. Il en va de même pour Mary Framinger, cette femme au coeur vorace, à la recherche de son fils ainsi que pour Rebecca Strattman compagne de trappeur et à qui son corps n'appartient plus vraiment. Il émerge ainsi de ces différents portraits, un désespoir immense qui nous désarçonne tant dans la fureur que dans la détresses parfois issues de ce sentiment d'exil qui ronge certains des personnages à la conquête de ces Terres Promises imprégnées de colère et de sang. Dans ce contexte, il faut également relever le désarroi des hommes qui ne sont pas en reste dans tout ce qui a trait à la violence paraissant les consumer de l'intérieur, parfois jusqu'à la folie, parfois jusqu'à la mort, tandis qu'ils arpentent ces territoires que Bénédicte Dupré La Tour dépeint avec une redoutable sobriété afin de restituer la force de cette beauté sauvage. Tout cela se met en place au détour d'une trame narrative saisissante aux ellipses subtiles tandis que la temporalité joue un rôle important dans cet impressionnant chassé-croisé de personnages qui font de Terres Promises un roman d'une noirceur implacable à nul autre pareil.
Bénédicte Dupré La Tour : Terres Promises. Éditions du Panseur 2024.
A lire en écoutant : You Will Be My Ain True Love de Alison Krauss. Album : A Hundred Miles or More: A Collection. 2007 Rounder Records.