Ivy Pochoda : Dios Et Florida. Voix intérieures.
Encore trop méconnue dans nos contrées francophones, c'est l'une des grandes voix des Etat-Unis, et vous noterez bien que je ne fais pas de distinction de genre pour celle qui s'attache au thème des femmes au sein de notre société en faisant ce pas de côté qui caractérise le contenu de l'ensemble de son oeuvre. Ancienne sportive de haut niveau dans le domaine du squash, Ivy Pochoda connaît une certaine notoriété dés la publication de son premier roman De L'autre Côté Des Docks (Liana Levi 2013) se déroulant dans le quartier de Red Hook à Brooklyn tandis que le second, Route 62 (Liana Levi 2018) prend pour cadre la ville de Los Angeles où elle vit en enseignant notamment l'écriture créative au sein d'une université de la région tout en écrivant des reportages pour le compte du New-York Times et du Los Angeles Times, faisant parfois écho au contenu de ses intrigues. On admettra qu'il est difficile d'affilier Ivy Pochoda à un genre littéraire tant ses textes apparaissent comme décalés en abolissant les frontières d'une catégorie de littérature, même si Ces Femmes-Là (Globe 2023) prend une allure de thriller dont l'intrigue s'articule autour d'un tueur en série s'en prenant à des prostitués du quartier délabré de West Adam à L.A. mais en se concentrant essentiellement sur la personnalité des victimes et de leurs proches ainsi que sur la policière en charge de l'enquête. Autant dire que l'on avait été stupéfait par cette narration à contre-courant qui laissait la place à celles que l'on cantonne habituellement dans un registre secondaire pour se focaliser sur le tueur sanguinaire dont on a pris l'habitude de dépeindre les exactions et les tourments avec force de détails sanguinolents plus que superflus qui virent parfois à une certaine complaisance esthétique. Avec Dios Et Florida, il ne sera plus question de la violence faite aux femmes mais de celle qu'elles peuvent engendrer, plus particulièrement au sein de l'univers carcéral d’un pénitencier du Nevada où deux détenues vont s'affronter au gré de leurs obsessions et de leurs certitudes respectives.
Mémoire collective de cette prison perdue au milieu du désert, Kace se remémore l'histoire de Diana Dios Sandoval et de Florence "Florida" Baum, de leur rencontre et de cette union sacrée et sanglante à l'occasion d'une émeute où les instincts les plus sauvages et les plus meurtriers se révèlent. Pourtant discrète et issue d'une famille nantie, Florida fait valoir son statut de victime en estimant que sa place n'est pas au sein de cet établissement pénitentiaire où elle purge sa peine. Mais Dios sait parfaitement ce qui se cache derrière la personnalité de sa co-détenue et entend bien faire en sorte de révéler la violence qui ne demande qu’à émerger. Et puis survient la pandémie qui permet aux deux femmes d'être libérées sur parole de manière anticipée. Dès lors, Florida n'a pour seule volonté que de récupérer sa Jaguar à Los Angeles et de s'élancer sur les routes avec cette sensation de liberté qui en découle. Pourtant les chose ne se déroulent pas comme prévu, puisque l'obsession de Dios pour Florida vire au carnage avec cette détermination chevillée au corps de faire en sorte que sa comparse s'adonne à ses pulsions les plus sombres. Déterminée à les appréhender, la lieutenante Lobos du LAPD, elle aussi marquée par la violence, se lance à la poursuite de ces deux fugitives en arpentant les rues désertes d'une ville confinée où fleurissent la myriade de tentes qui jalonnent les rues sur des kilomètres en abritant des sdf désemparés qui deviennent les ultimes témoins de la balade sanglante de Dios Et Florida.
Plus que Thelma Et Louise, on songera davantage à une série comme Orange Is The New Black où l'on croise des personnalités similaires à celles de Dios Et Florida qui évoluent néanmoins dans un univers plus sombre faisant écho à Ces Femmes-Là, mais en explorant cette fois la part sombre de femmes se déclinant sur le registre d'une brutalité que l'on n'évoque que très rarement, comme si la société leur refuserait cette sauvagerie qui serait le propre des hommes exclusivement. Mais tant sur le plan de l'univers carcéral que dans le décorum chaotique d'une ville de Los Angeles confinée, Ivy Pochoda se distingue de toutes ces comparaisons et de tous ces partis pris pour nous entrainer dans ce qui apparaît comme une légende urbaines s'articulant autour du parcours initiatique de Florida qui s'inscrit dans l'émergence de cette violence qui sourde en elle et que Dios s'emploie à faire rejaillir au gré de confrontations d'une rare cruauté. Subdivisé en deux parties, on adoptera tout
d'abord dans ce roman les points de vue de Florida bien évidemment mais également celui de Kace qui fait office de griot au sein de la prison où elle est détenue en transmettant les histoires de ses comparses mortes dont elle entend encore les voix qui imprègnent son esprit. C'est donc l'atmosphère lourde de la prison qui rejaillit tout d'abord pour laisser place à l'immensité du désert au milieu duquel apparaît cette localité sans nom et ce motel miteux où Florida doit rester confinée alors que tous les commerces des alentours sont fermés suite aux restrictions sanitaires pour lutter contre la pandémie. Un autre enfer en quelque sorte que Florida va fuir pour se rendre à Los Angeles où elle aspire à retrouver quelques reliquats de son ancienne vie de petite fille riche. Mais le voyage en car clandestin, où l'on distingue quelques silhouettes de cette Amérique de la marge, bascule sur un registre meurtrier en faisant de Dios Et Florida deux fugitives qu'il s'agit de traquer. Dans la seconde
partie, si le point de vue de Dios demeure anecdotique, c'est le personnage de Lobos qui fait en sorte que l'intrigue prend une autre tournure en se penchant sur le parcours de cette officière de police qui craint que son mari violent ne réapparaisse dans sa vie tout en se chargeant d'appréhender les deux fugitives dont elle tente de comprendre les motivations ainsi que la fureur meurtrière. Et c'est au cours de ses échanges avec son coéquipier Easton que l'on perçoit l'essence même du thème de la violence des femmes qui s'inscrit également dans un registre discriminatoire et sexiste, paradoxe ultime de l'inégalité entre les hommes et les femmes dont on ne saurait accepter qu'elles puissent commettre certains crimes. Tout cela, Ivy Pochoda, le décline avec cette acuité et cette intelligence qui la caractérise, au gré d'une intrigue où le chaos reste le maître mot dans ce quartier désolé de Skid Row où l'on côtoie sdf et autres personnalités atypiques qui croisent les chemins de Lobos et de Florida jusqu'à cette confrontation au carrefour de Western avenue et d'Olympic boulevard, qui prend une allure de western urbain gravé à tout jamais dans l'esprit d'un graffeur qui peint déjà la fresque de l'ultime rencontre entre Dios Et Florida. Et si l'on peut regretter que le point de vue de Dios demeure confidentiel avec deux brefs chapitres qui lui sont consacrés et qui en font une entité presque surnaturelle et maléfique, on appréciera encore une fois les caractères à la fois âpres et sensibles mais toujours nuancés de ces femmes qui se distinguent donc de tous les stéréotypes que l'on pourrait aisément leur attribuer et auxquels elles adressent une réponse cinglante pleine de fureur à laquelle on ne s'attend pas, sans pour autant être dénué d'une forme de lyrisme contenu qui saisit le lecteur jusqu'à la dernière ligne d'un récit éclatant.
Ivy Pochoda : Dios Et Florida (Sing Her Down). Editions Globe 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Adélaïde Pralon.
A lire en écoutant : Wanted Woman / AC/DC de Larkin Poe. Album : Peach. 2017 Tricki Woo Records.
Commentaires
J'avais été saisi par son premier roman, "L'autre côté des docks" et les suivants n'ont fait que confirmer son talent.
Je n’ai pas encore lu L’autre côté des docks et Route 62 qui m’attendent sagement.