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  • Marin Ledun : Henua. Vahiné abimée.

    marin ledun,henua,série noire,gallimardA chaque reprise, lorsqu'il est question de ses romans, il n'est pas possible d'omettre Mon Ennemi Intérieur (Editions du Petit Ecart 2018) ce bref essai où il évoque la trajectoire qui l'a conduit vers l'écriture ainsi que certains aspects du milieu littéraire et des influences qui l'ont mené vers les rivages de la littérature noire dans laquelle il excelle depuis de nombreuses années. Une introspection magistrale qui donne sens à l'ensemble de l'oeuvre de Marin Ledun qui acquiert une certaine notoriété avec Les Visages Ecrasés dont l'adaptation au cinéma peut s'enorgueillir de l'interprétation magistrale d'Isabelle Adjani interprétant Carole Mathieu, donnant son titre au film, une médecin du travail qui s'interroge sur la vague de suicide qui frappe la grande entreprise de téléphonie dans laquelle elle travaille. S'il y est toujours question de tension et d'un certain suspense, l'oeuvre de Marin Ledun, également adepte de l'ultra trail, se distingue par cette propension à s'interroger sur les failles du monde qui nous entoure en prenant davantage d'ampleur lorsqu'il s'agit de dénoncer les dérives de l'industrie du tabac avec Leur Âme Au Diable (Série Noire 2020)  et celles d'une multinationale de la bière dans Free Queens (Série Noire 2023), se déroulant au Nigéria, où un directeur markéting exploite des jeunes femmes afin de promouvoir la marque en s'assurant l'appui des autorités corrompues et des réseaux de prostitution. Assimilant une documentation conséquente, il n'a pas été nécessaire pour le romancier de se rendre au Nigéria dont il restitue pourtant l'atmosphère fiévreuse avec une justesse déconcertante. Mais depuis quelques années, c'est la Polynésie et plus particulièrement les îles Marquises qui rythment une partie de la vie de Marin Ledun qui s'y est notamment rendu à l'occasion d'échanges culturelles tels que le salon Lire en Polynésie qui lui ont permis de s'immerger au coeur de cette région lointaine dont il dépeint certains aspects que ce soit avec Le Projet Hakanā (Rageot éditeur 2023), une dystopie principalement destinée aux adolescents et Henua, un roman policier dont l'action se déroule également sur l'île de Nuku Hiva, théâtre du meurtre d'une jeune femme autochtone. 

     

    marin ledun,henua,série noire,gallimardAux Marquises, lorsqu'il atteint le plateau de Terre Rouge qui domine la vallée de Hakaui pour chasser les chèvres sauvages, Teìki Bambridge découvre le corps sans vie de Paiotoka O'Connor, une jeune femme de la région qu'il connaît bien. En tant qu'OPJ de la gendarmerie basé à Papeete, c'est le lieutenant Tepano Morel qui est dépêché sur place pour diriger l'enquête, secondé par les autorités locales dont la sous-officière de gendarmerie Poerava Wong, native de l'île de Nuku Hiva. Très rapidement, la piste du meurtre commis par le petit ami de la victime est privilégiée quand bien même son alibi semble inattaquable. Et à mesure qu'il met à jour certains aspects de la personnalité de Paiotoka, le lieutenant Morel va s'orienter vers d'autres suspects tout en prenant conscience de l'envers du décor de ce paradis marquisien qu'il apprend à connaître et dont sa mère défunte est originaire avant de séjourner définitivement en France après avoir épousé un homme de la Métropole, mais dont tout le monde se souvient encore. En quête de son passé qui émane des lieux, l'officier de gendarmerie découvre ainsi un pays marqué par la colonisation et les essais nucléaires français, ce qui explique cette méfiance à l'égard des autorités et cette réticence à confier des secrets bien gardés. 

     

    D'entrée de jeu, on saluera la superbe maquette ornant la couverture du roman avec ces motifs tribaux recouvrant en filigrane la photo en noir et blanc d'une jeune femme marquisienne portant les parures des danseuses traditionnelles en illustrant ainsi certains thèmes de Henua où il est notamment question de culture et de tradition à l'instar du Patutiki désignant l'art du tatouage. Il faut également relever le fait que Marin Ledun s'est employé à dépeindre cette région lointaine et méconnue des Marquises sans jamais basculer dans les revers du polar ethnique et des clichés de pacotille qui en découlent parfois. Bien évidemment, on prend la mesure de la magnificence des lieux paradisiaques que le romancier met en valeur à mesure que l'on arpente les diverses régions de l'île de Nuku Hiva à mesure que l'on progresse dans les investigations du lieutenant Tepano Morel également en quête de ses origines. Mais même lorsqu'il est question de la beauté de la faune et de la flore, Marin Ledun met en perspective le braconnage notamment destiné à assouvir les désirs de touristes richissimes en quête de plats exotiques et également à la recherche d'autres plaisirs plus inavouables. Et c'est bien de cela dont il est question tout au long de cette intrigue policière classique qui se concentre sur la personnalité de Paiotoka O'Connor pour en faire bien plus qu'une simple victime nous révélant de cette manière, les facettes plus sombres auxquels sont confrontés les autochtones que ce soit les violences domestiques, la pauvreté et l'absence de perspective, plus particulièrement pour ce qui concerne les jeunes qui sont démunis et sans emploi tandis qu'il émane encore du passé colonialiste de nombreuses cicatrices douloureuses qui marque la communauté. Mais avec le lieutenant Tepano Morel, il est également question de déracinement tandis qu'avec sa partenaire, la sous-officière Poerava Wong on perçoit toute la difficulté pour une femme des îles Marquises de progresser dans la carrière et de s'émanciper. Tout cela se décline au gré d'une atmosphère fascinante dépourvue de tout misérabilisme où l'on s'immerge littéralement dans cet environnement luxuriant que Marin Ledun restitue avec une grande sensibilité rejaillissant d'un texte à la fois sobre et puissant qui rend véritablement hommage aux femmes et aux hommes de ces contrées lointaines dont on distingue la richesse culturelle qui demeure la colonne vertébrale qui soude la population en dépit des difficultés auxquelles elle doit faire face. Ainsi, au détour d'une intrigue policière captivante, agrémentée de rebondissements cohérents, Henua, terme marquisien désignant la terre-mère ou la terre des hommes, met à jour, sur un registre à la fois âpre et poétique, les revers mais également les aspirations d'une société insulaire d'où émane également un indéniable sentiment de fierté et de liberté que Marin Ledun retranscrit avec une humanité salutaire. Dépaysant et passionnant. 

     

    Marin Ledun : Henua. Editions Série Noire 2025.

    A lire en écoutant : Les Marquises de Jacques Brel. Album : Les Marquises (Brel). 1977 Barclay.

  • Jérôme Leroy : La Petite Gauloise / La Petite Fasciste. La fin des temps.

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioMaison d'éditions indépendante fondée et dirigée par Pierre Fourniaud, La Manufacture de livres s'enorgueillit désormais d'une collection un peu à part, intitulée La Manuf qui se consacre de manière plus marquée aux romans noirs et pour être plus précis à ce courant du néo-polar initié par des romanciers tels que Jean-Patrick Manchette et Jean-François Vilar et dans lequel se sont engouffrés des écrivains comme Thierry Jonquet, Jean Vautrin, ADG et Frédéric H. Fajardie pour n'en citer que quelques-uns qui sont parfois un peu trop vite oubliés. Héritier de ce mouvement littéraire dont il a côtoyé certains membres, il était évident que ce soit Jérôme Leroy qui inaugure cette collection lui qui a déjà publié deux romans noirs au sein de cette maison d'éditions, dont Les Derniers Jours Des Fauves (La manufacture de livres 2022), ouvrage remarquable et remarqué s'inscrivant dans une espèce de "comédie humaine" que Balzac n'aurait pas reniée. Il faut dire qu'avec le roman Le Bloc, paru en 2011 dans la collection Série Noire et qui lui a valu une certaine notoriété, Jérôme Leroy débute une sorte de grande  fresque sociale de la France de demain qui s'articule autour de l'émergence du Bloc Patriotique, un parti d'extrême-droite fictif arrivant aux porte du pouvoir et dont la structure ressemble furieusement au Front/Rassemblement National. A partir de là, on observe cette déliquescence du pouvoir politique, sur fond d'un dérèglement climatique de plus en plus prégnant accentuant cette sensation d'effondrement qui émane des textes que l'auteur a écrits par la suite, tels que La Petite Gauloise ou Les Derniers Jours Des Fauves et bien évidemment La Petite Fasciste où transitent les personnages avec une importance qui diffère en fonction des circonstances des différents récits qui s'inscrivent dans une dimension de roman noir aux entournures poétiques. Car outre son activité de romancier, cet ancien professeur de français, qui a exercé dans les zones prioritaires de Roubaix, a publié plusieurs recueils de poésie ainsi que des romans pour la jeunesse et s'est même essayé au scénario en collaboration avec Lucas Belvaux qui a adapté son roman Le Bloc en réalisant ainsi Chez Nous avec, dans le rôle principal, la regrettée Emilie Dequenne. Pour les personnes naïves, un brin écervelées, on dira que l’ensemble des romans de Jérôme Leroy prennent une allure dystopique alors que le terme anticipation semble tout de même plus approprié pour ce qui apparaît davantage comme une scénario probable dans le contexte d’une actualité où la montée de l’extrémisme de droite n’a plus rien d’une fiction.

     

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioLa Petite Gauloise.
    Poursuivi dans les dédales de la cité d'une grande ville de l'ouest de la France, par une bande de djihadistes qui ont abattu sa source à coup de rafales de Kalachnikov, le capitaine Mokrane Méguelati pensait s'en tirer à la vue d’un équipage de la police municipale rappliquant sur les lieux mais qui ne trouve rien de mieux que de le descendre froidement d'un coup de fusil à pompe dans la tête. Il faut dire que dans cette municipalité tenue par le Bloc Patriotique, on n'aime pas trop les arabes qui agitent une arme à feu, fussent-ils affiliés à la Police Nationale. La bavure est d'autant plus regrettable que cet officier détenait des informations quant à l'imminence d'un attentat d'envergure dans cette région en effervescence. Et tandis que Le Combattant, chef du groupuscule terroriste, semble prêt à en découdre avec les sections de l'anti-terrorisme bien décidées à l'éliminer, les banlieues s'embrasent dans une succession d'émeutes alors que La Petite Gauloise attend son heure pour agir dans ce contexte explosif. Autant dire que ça va saigner. 

     

    C'est aussi bref que cinglant, en s'inscrivant dans un registre subversif qui se décline au gré d'une narration omnisciente aux tonalités ironiques, parfois même sarcastiques permettant de conjuguer cette thématique sombre du nihilisme jusqu'au-boutiste sous l'éclairage d'un texte d'une drôlerie mordante qui vise toujours juste. La Petite Gauloise débute sur le chapeaux de roue avec une scène de fusillade intense qui va vous plonger en apnée dans le déferlement d'une violence singulière sans vous laissez le temps de reprendre votre souffle tout en posant le contexte d'une climat délétère où une jeune femme, surnommée La Petite Gauloise, manoeuvre en côtoyant une mouvance djihadiste qu'elle manipule pour arriver à son but qui est d'exprimer tout le mal qu'elle pense du monde qui l'entoure. Tout cela se met en place au rythme expéditif d'une mise en scène d'une redoutable efficacité que Jérôme Leroy déploie également dans le huis-clos de l'Algeco d'un lycée en chantier dans lequel évolue quelques personnages déroutants à l'instar de Flavien Dubourg, ce professeur puceau peinant à maîtriser ses élèves plus que dissipés et qui espère bien avoir une ouverture avec la romancière Alizé Lavaux qu'il a invitée dans le cadre de son cours de français. Et autant dire que le romancier s'en donne à coeur joie avec ces deux protagonistes exerçant les mêmes métiers que lui et qui connaît donc bien ce climat scolaire qu'il restitue avec une certaine justesse au détour de la réaction parfois surprenante de certains élèves qui vont nous entraîner dans un répertoire de plus en plus tendu rappelant à certains égards un récit tel que Les Enfants Du Massacre de Giorgio Scerbanenco. Portrait au vitriol d'une société française qui se délite dans le contexte de ses convictions extrêmes, La Petite Gauloise est un roman noir aux allures de rouleau compresseur laissant apparaître la puissance du désarroi d'individus qui ne comprennent plus du tout le monde qui les entoure et qui sont bien décidés à l'éradiquer dans un déferlement d'une violence cathartique. 

     

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioLa Petite Fasciste.
    Francesca Crommelynck, surnommée La Petite Fasciste, aime Jugurtha Aït-Ahmed, un jeune arabe qu'elle côtoie depuis l'enfance mais qui ne cadre pas vraiment dans l'environnement familial  dans lequel elle évolue. On en est pas à une contradiction près dans cette région de la Flandres où le climat politique instable profite au Bloc Patriotique ainsi qu'au Bouclier un groupuscule d'extrême-droite érigeant la violence comme un art de vivre et que la jeune femme fréquente assidument. C'est donc à coup de tonfa sur des gauchistes indigents que la militante identitaire exprime sa rage après avoir perdu son amant ainsi que son frère Nils en pensant ne plus rien avoir à perdre. Mais pourtant le coup de foudre survient lors de la rencontre fortuite avec le député socialiste Bonneval qui remet son mandat en jeu sans trop y croire. Et quand on ne croit à plus grand chose, il est bon de laisser derrière soi toutes ses désillusions et de se laisser emporter par cet amour naissant. Ce d'autant plus lorsque le pays sombre dans une violence généralisée où tous les coups sont permis pour éliminer les rivaux politiques. 


    Après le nihilisme de La Petite Gauloise, place au relativisme de l'amour avec La Petite Fasciste qui emporte tout sur son passage. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le récit n'a rien d'une romance niaise et sirupeuse et s'inscrit une nouvelle fois dans le registre du roman noir le plus affirmé qui soit en débutant sur la bavure cauchemardesque d'un tueur à gage se trompant de cible et virant au véritable jeu de massacre aux entournures burlesques qui ne manquera pas de vous secouer. On retrouve également ce narrateur omniscient aux pouvoirs divins qui s'adresse parfois au lecteur et qui peut définir l'avenir de ses personnages qu'il dépeint avec cette verve sardonique et saillante prêtant à sourire en dépit de la noirceur de l'environnement dans lequel on évolue. Pour l'occasion, Jérôme Leroy s'emploie de nouveau à mettre en pièce cet extrémisme de droite en passant en revue les différentes mouvances dont on distingue toutes les nuances au sein de la famille de Francesca Crommelynck, surnommée La Petite Fasciste, mais également en se penchant sur les activités du Bouclier, ce mouvement identitaire qui se démarque du Bloc Patriotique jugé par certains de ses membres comme bien trop complaisant notamment vis-à-vis des antifas avec lesquels ils estiment devoir employer la manière forte, ce qui déplaît à Stanko, l'ancien nervi du parti d'extrême-droite que l’on côtoyait pour la première fois dans Le Bloc, et qui semble s'être quelque peu assagi, du moins en apparence, en restant fidèle à Agnès Dorgelles qui dirige toujours le parti d'une main de fer, au grand désespoir d’un gouvernement plus que dévoyé. On pourra avoir une impression de redite avec La Petite Fasciste et on se montrera peut-être circonspect en accompagnant le parcours de ces deux amants aux convictions opposées, tout comme leurs âges respectifs d'ailleurs, d'où émerge cette image désuète de la jeune fille tombant amoureuse du séduisant sexagénaire revenu de tout. Mais en prenant garde à ne pas trop abuser du schéma classique, Jérôme Leroy nous emmène surtout sur le registre d'une fuite en avant où l'idée du lendemain ne compte guère, pour  nous renvoyer dans l'ornière d'un monde qui s'effondre doucement avec cette verve légèrement poétique qui définit son écriture et ces sursauts de violence électrisant ce texte de moins de 200 pages qui vous éblouit. Et puis on apprécie toujours ce petit côté érudit imprégnant ce récit qui se concentre autour de la personnalité de Francesca Crommelynck, cette khâgneuse fan de Drieu la Rochelle et du poète Jules Laforgue, en comprenant, peu à peu, qu'elle s'est engouffrée dans la voie identitaire davantage par atavisme que par conviction. Tout cela se décline sur les musiques désenchantées de Tinderstick ou de Joy Division qui composent la bande-son de La Petite Fasciste ouvrage sans faille d'une séduisante noirceur qui inaugure, de la plus belle des manières, cette nouvelle collection La Manuf à laquelle on souhaite un plein succès.

     

     

    Jérôme Leroy : La Petite Fasciste. Editions La Manufacture de livres/Collection La Manuf 2025.

    Jérôme Leroy : La Petite Gauloise. Editions La Manufacture de livres 2018. Editions Folio/Policier 2019.

    A lire en écoutant : La Sentinelle de Luke. Album : La Tête En Arrière. 2005 Sony Music Entertainment France.

  • Attica Locke : Au Paradis Je Demeure / Il Est Long Le Chemin Du Retour. La noblesse dans le combat.

    attica locke,au paradis je demeure,il est long le chemin du retour,éditions liana leviImpliqués dans le Mouvement des droits civiques, ses parents lui ont donné le nom de la tristement célèbre prison de l'Etat de New-York qui fut le théâtre, en 1971, d'une mutinerie meurtrière à la suite de la mort d'un militant du Black Panther Party tué par les gardiens lors d'une tentative d'évasion. On se souvient encore de cette scène célèbre où Al Pacino haranguait la police et scandant ce nom, repris par la foule, dans Un Après-Midi De Chien, film réalisé par Sydney Lumet en 1975, ceci un an après la naissance d'Attica Locke. Originaire du Texas, Attica Locke vit désormais en Californie où elle exerce la profession de productrice et de scénariste pour les grands studios ayant pignon sur rue à Hollywood ainsi que pour des plateformes comme Netflix. On lui doit notamment la production de séries comme Empire en 2015 avec Terrence Howard ou Le Goût De Vivre en 2022 avec Zoé Saldana. Mais Attica Locke est davantage reconnue dans nos contrées francophones pour son travail de romancière avec la publication de trois ouvrages pour la Série Noire dont Marée Noire (Série Noire 2011) obtenant le prestigieux prix Edgard Allan Poe qu'elle reçoit une seconde fois à l'occasion de la parution de Bluebird, Bluebird (Liana Levi 2021), premier récit d'une trilogie mettant en scène le Texas Ranger afro-américain Darren Mathews. Publié peu après la première investiture de Donald Trump, le roman s'articule autour du thème de la discrimination raciale et de l'émergence de plus en plus prégnante des mouvements d'extrême-droite dans cet état du sud qui n'en a pas fini avec un passé peu reluisant en lien avec l'esclavagisme qui rejaillit d'ailleurs davantage dans le second livre de la trilogie Au Paradis Je Demeure, tandis qu'Il Est Long Le Chemin Du Retour revêt des connotations de désespoir social, en clôturant ainsi, sur une note plutôt pessimiste, le périlleux parcours de ce Texas Ranger qui affiche une désenchantement certain. Autant dire que durant sa présence au festival Quais Du Polar à Lyon, Attica Locke a été extrêmement sollicitée sur le thème de la politique américaine qui défraie l'actualité et qu'elle a évoqué avec beaucoup de pertinence, en compagnie de l'auteur sud-africain Déon Meyer, tout en soulignant, avec justesse, que ses romans n'ont pas pour vocation de s'inscrire dans une dimension politique. Il n'en demeure pas moins que l'on peut observer, à la lecture de cette série Darren Mathews, la violence de l'évolution sociale d'un pays en proie à une certaine forme de sidération où il importe davantage de savoir comment payer ses factures plutôt que de réfléchir à la politique qui bouleverse une nation divisée, comme elle le relève brillamment lors son entretien avec le journaliste Christophe Laurent qui a recueilli et retranscrit ses propos sur son blog The Killer Inside Me

     

    Au Paradis Je Demeure.

    A l'est du Texas, sur la frontière avec la Louisiane, s'étale l'immense lac Caddo, bordés de ces forêts de cyprès chauve enguirlandés de mousse espagnole, où l'on peut s'égarer facilement, le soir tombé, en naviguant sur l'entrelacs de ces bayous sinueux alimentés par une eau verdâtre, au risque de "passer une nuit au motel Caddo" comme les anciens le disent. C'est justement pour retrouver un enfant disparu sur le lac que le Texas Ranger Darren Mathews est dépêché à Hopetown, une petite bourgade reculée de la région où vit une communauté disparate d'indiens Caddos côtoyant Leroy Page, un vieux noir descendant d'un groupe d'esclaves affranchis qui a fait l'acquisition des terres environnantes. Mais quand le policier découvre dans le périmètre, la présence de caravanes délabrées et squattées par des blancs aussi pauvres que racistes, Darren Mathew sait que l'affaire sera sensible, ce d'autant plus que le gamin disparu n'est autre que le fils d'un haut membre du mouvement des suprémacistes purgeant une peine de prison pour un meurtre raciste et dont la mère est la plus grosse fortune du comté. Et puis il faut bien dire que tout accuse Leroy Page arpentant la région à cheval avec son fusil en bandoulière et qui semble être la dernière personne à avoir vu cet enfant que tout le monde recherche.

     

    Dans ce second volet, on prend la mesure de l'arche narrative alimentant les trois volumes de la série qu'il conviendra de lire dans l'ordre afin de saisir la teneur des enjeux complexes qui pèsent sur la trajectoire de Darren Mathews englué dans une procédure judiciaire après avoir protégé un de ses proches suite à un meurtre aux connotations raciales et dans lequel sa mère alcoolique joue un rôle prépondérant en détenant l'arme du crime qu'elle menace de remettre aux autorités si elle n'obtient pas un certaine somme d'argent. Autant dire que l'on perçoit l'opposition qui tenaille ce Texas Ranger partagé entre la probité liée à sa fonction et cette volonté de lutter contre ces crimes de haine qui entache cet état du sud meurtri par cette dimension historique rejaillissant en permanence avec les velléités de ces suprémacistes affichant leurs prétentions d'une manière aussi violente que décomplexée. Elevé par deux oncles aux opinions divergentes, on distingue également les nuances imprégnant la personnalité de ce policier afro américain qui a intégré ce corps légendaire de la police en suivant les traces de l'un d'entre eux tout en se questionnant sur le sens de l'équité de la justice dans un univers complexe et dangereux que le second remet en question en tant qu'éminent professeur juriste attaché aux droits de la défense. Tout cela rejaillit habilement dans le cours de cette seconde enquête où Darren Mathews fait un pacte avec un membre repenti de la Fraternité Aryenne du Texas, incarcéré pour meurtre de haine, qui le supplie de retrouver son fils disparu en échange de révélations permettant de mettre à jour des affaires en lien avec cette organisation criminelle. Et c'est dans le cadre somptueux de ces bayous situés à l'est du Texas que l'on découvre Hopetown nichée sur les berges du lac Caddo abritant les indiens natifs de la région cohabitant avec les descendants d'esclaves qui ont fait l'acquisition des terres sur la base du Southern Homestead Act de 1866 destiné à les aider à devenir propriétaire terrien. Au gré d'une intrigue assez habile, Attica Locke met en exergue la convoitise de ces terres par l'entremise de Marnie King, personnalité influente du comté et grand-mère de l'enfant disparu, affichant des convictions sans faille dignes de ces femmes blanches du sud des Etats-Unis qui ne s'encombrent pas du passé esclavagiste qu'elles balaient d'un revers de main et avec une autorité tranchante. Mais du côté de Hopetown, il y a Leroy Page, personnage au caractère farouche, bien décidé à protéger ce petit coin de paradis dont il est le propriétaire mais qui doit composer avec un groupe d'individus racistes qui s'est installé sur ses terres au gré d'un stratagème foncier qu'il ne maîtrise pas. Il émerge ainsi dans cette atmosphère poisseuse propre à cette région du Texas, une ambiance âpre, toute en tension que la romancière distille avec subtilité pour mettre à jour les fantômes du passé qui émergent d'ailleurs dans les couloirs de cet hôtel historique de la ville de Jefferson dans lequel Darren Mathews loge. C'est donc autour de la dichotomie entre ses deux personnalités que tout oppose qu'Attica Locke élabore une intrigue plus nuancée qu'il n'y paraît en s'inscrivant dans un réalisme sans accroc puisque certains aspects de l'enquête demeureront sans réponse, tandis que d'autres révèlent l'ambiguïté de Darren Mathews cherchant à s'extirper du bourbier judiciaire dans lequel il s'est fourré. Ainsi, sur fond de tensions raciales intangibles, Attica Locke met en évidence avec Au Paradis Je Demeure, les dissensions entre deux communautés qui s'inscrivent également dans une dimension sociale et historique alimentant les rancoeurs qui rejaillissent parfois dans un déferlement de violence meurtrière qu'aucune autorité n'est en mesure de contenir. 

     

    Il Est Long Le Chemin De Retour.
    Bell officie comme femme de ménage au sein de la prestigieuse résidence étudiante la plus élitiste de l'université du Texas composée majoritairement d'étudiantes blanches et fortunées à l'exception de Sara Fuller, une jeune femme noire aux origines modestes qui semble avoir disparue, mais dont personne ne se soucie. Mais lorsque Bell découvre les affaires de Sara jetée négligemment dans une poubelle, elle décide d'en faire part à son fils Darren Mathews qui est enquêteur au sein des Texas Rangers. Mais quelque peu désabusé par l'arrivée de Trump au sein de la présidence des Etats-Unis, le policier préfère renoncer à son insigne plutôt que de poursuivre sa lutte contre les mouvances extrémistes qui semblent agir désormais avec le blanc-seing de certains membres du gouvernement. Et puis, cela fait maintenant trois ans qu'il n'a plus parlé à sa mère en qui il n'a aucune confiance, elle qui l'a abandonné alors qu'il était un jeune enfant et qui l'a trahi encore tout récemment en livrant des éléments de preuve à un procureur qui le traque sans relâche. Mais en dépit de ses réticences, Darren Mathews va se lancer sur les traces de cette étudiante disparue avec l'aide de sa mère qu'il va enfin apprendre à connaître quitte à mettre à jour le secret de famille qui les hante depuis toujours. 

     

    A la lecture de cette trilogie d’Attica Locke, on appréciera cette superbe capacité d’évocation des paysages somptueux de cette région de l‘est du Texas qui nous rappelle parfois la prose flamboyante des textes de James Lee Burke ou de Joe R. Lansdale et qui émerge de manière encore plus prégnante dans Il Est Long Le Chemin Du Retour où l'on observe l'attachement de Darren Mathews pour cette ferme où il a grandit sous l'oeil bienveillant de ses oncles qui l'ont éloigné de sa mère alcoolique qui n'était plus en capacité de l'élever. Dans cet opus final, on devine que l'enquête n'est qu'un prétexte pour mettre à jour les secrets de famille qui entachent les relations entre un fils et une mère qui vont se rapprocher peu à peu, en dépit d'une méfiance réciproque, mais qui va s'estomper dans le cours de leur investigations communes afin de retrouver cette jeune femme afro-américaine disparue qui ne semblait pas trouver son bonheur au sein de cette sororité étudiante bien éloignée de son statut social. Et c'est de conditions sociales dont il est question dans ce nouveau récit où l'on découvre les revers de la médaille de cette ville-entreprise de Thornhill qui, sous une apparence bienveillante, exploite ses employés d'une manière effroyable. A partir de là, Attica Locke décortique les mécanismes du désespoir qui animent Joseph Fuller, ce père de famille prêt à tout pour faire en sorte d'assurer un avenir décent pour sa femme et ses enfants et qui semble dissimuler certains éléments en lien avec la disparition de sa fille, afin de satisfaire les exigences de la famille Thornhill à laquelle il est totalement assujetti. C'est donc tout l'intérêt de cette intrigue où l'on perçoit ce qui pousse certains individus délaissés à se tourner vers celles et ceux qui leur manifestent un intérêt calculé qui s'inscrit dans une exploitation outrancière rappelant, à certains égards, l'esclavagisme d'autrefois qui rejaillit dans un contexte libéral débridé qui bascule dans l'illégalité. Dans cet environnement inquiétant, bénéficiant de l'appui des autorités, Darren Mathews aura bien du mal à faire éclater la vérité d'autant plus qu'il doit également lutter contre l'alcoolisme dont il est victime tout en faisant face à un procès du Grand Jury pour entrave à l'action pénale et dans lequel sa mère risque bien de témoigner contre lui. C'est donc toute une succession d'intrigues traversant l'ensemble des deux précédents volumes de la trilogie qui vont prendre fin avec Il Est Long Le Chemin Du Retour se révélant d'une densité impressionnante pour mettre en évidence les affres d'un pays qui ne semble pas être en mesure d'émerger du long cauchemar dans lequel il est embourbé. 

     


    Attica Locke : Au Paradis Je Demeure (Heaven, My Home). Editions Liana Levi 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anne Rabinovitch.


    Attica Locke : Il Est Long Le Chemin Du Retour (Guide Me Home). Editions Liana Levi 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Nicolas Paul.


    A lire en écoutant : Save Your Love For Me  de Bettye Lavette. Album : Blackbirds. A Verve Records release; 2020 UMG Recording, Inc.

  • ED LACY : LA MORT DU TORERO. SERPENTS & CORRIDAS.


    ed lacy,la mort du toréro,éditions du canoëSi la démarche n’est pas nouvelle, on observe une résurgence de plus en plus importante des classiques de la littérature noire bénéficiant, pour bon nombre d’entre eux, d’une nouvelle traduction plus que salutaire, à l’image de La Dame Dans Le Lac (Série Noire 2023) dont le texte en français  de Nicolas Richard nous permet d’apprécier toute la quintessence de l’écriture de Raymond Chandler agrémentant la nouvelle collection Classique de la Série Noire. Dans un registre similaire, on avait été littéralement emballé par le travail de Roger Martin qui mettait en valeur, pour les éditions du Canoë, une enquête de Toussaint Marcus Moore, premier détective privé afro-américain que l’on rencontrait dans, Traquenoir (Canoë 2023), ou
    A Room To Swing pour la version originale, que Léonard "Len" S. Zinberg publiait en 1958 sous le pseudonyme d’Ed Lacy. Mais outre son activité de traducteur, Roger Martin s’est également  penché sur la parcours singulier de ce romancier américain aux origines juives, militant communiste affichant ses convictions pacifistes et qui fonde une famille avec une femme afro-américaine avec laquelle ils adopteront une petite fille noire. Autant dire que dans un environnement ségrégationniste propre aux Etat-Unis où sévit également la commission McCarthy dont il est victime, cet auteur, comptant plus de trente romans policiers à son actif, doit poursuivre son activité de facteur afin de subvenir à ses besoins. Roger Martin évoque d'ailleurs certains aspects de cette trajectoire peu commune, dans la préface de Traquenoir ainsi que dans une biographie qu'il lui a consacré, intitulée Dans La Peau d'Ed Lacy, Un Inconnu nommé Zinberg (Editions A plus d'un titre 2022). Si Traquenoir avait déjà été publié en France sous un autre titre à la fin des années cinquante, La Mort Du Toréro, mettant en scène une seconde et dernière fois le détective Toussaint Marcus Moore et qui était paru aux Etats-Unis en 1964, n'avait jamais été traduit en français jusqu'à ce jour. C’est une nouvelle fois Roger Martin qui est aux commandes de la traduction en nous offrant également une préface dans laquelle il évoque le travail d’écriture d’Ed Lacy et qu’il conviendra de lire au terme du roman car elle dévoile quelques éléments clés de l’intrigue. On y apprend notamment que comme ses illustres confrères Dashiel Hammet et Raymond Chandler, Ed Lacy recyclait également les nouvelles qu’il publiait dans les magazines pour mettre en place un texte avec davantage d’envergure lui permettant de développer tant l’intrigue que ses personnages comme c’est le cas pour La Mort Du Toréro nous donnant l'occasion de nous rendre au Mexique au gré d’un roman d’une impressionnante sagacité, ceci plus particulièrement pour tout ce qui a trait à l’univers de la tauromachie.

     

    A contrecoeur, Toussaint Marcus Moore, que tout le monde surnomme Touie, doit reprendre ses activités de détective privé car son salaire en tant que facteur ne suffit plus à subvenir aux besoins de la famille qu'il est en train de fonder avec sa compagne qui lui annonce être enceinte. Touie s'adresse donc à l'ancienne agence qui l'employait pour se voir confier une mission d'une quinzaine de jours à Mexico paraissant extrêmement simple et grassement payée. Mais en débarquant sur place, il comprend que sa jeune cliente Grace Lupe-Varon, lui demande de tirer au clair les circonstances de la mort de son mari journaliste en prouvant notamment que c'est bien El Indio, un matador célèbre, qui l'a assassiné à la suite d'articles peu élogieux à son sujet. Mais entre un lieutenant de police irascible qui lui intime de rentrer chez lui, un compatriote au comportement étrange ainsi qu’un ex petite amie du toréro abusant de l’alcool plus que de raison, Touie va devoir composer avec ce petit monde interlope en parcourant le pays de Mexico à Acapulco tout en déjouant les attaques d’un mystérieux tueur à la sarbacane. Est-ce d’ailleurs bien raisonnable de vouloir s’en prendre au matador le plus adulé du Mexique ?

     

    Comme pour l'ouvrage précédent, Ed Lacy écorne sérieusement l'image du détective privé à la fois dur à cuir et désinvolte avec un personnage afro-américain s'interrogeant sérieusement sur le devenir d'une société inquiétante qui l'entoure et qui va même jusqu'à éprouver une certaine anxiété pour l'avenir de son futur enfant en se demandant même s'il est judicieux d'en avoir un dans un monde où la discrimination est la règle. Malgré son physique imposant, on découvre donc un Toussaint Marcus Moore assez vulnérable qui aspire à davantage de tranquillité en effectuant son travail de facteur plutôt que de se lancer dans des enquêtes pouvant se révéler aussi sordides que périlleuses. En nous entraînant du côté du Mexique, l’auteur s'éloigne  résolument des clichés touristiques pour s’intéresser plus particulièrement à la discrimination « plus nuancée » qui s’opère au sein d’un pays où l’on catégorise les individus en fonction du degré de noirceur de la peau avec tout de même un rejet plus marqué vis à vis la communauté indienne dont on découvre les conditions de vie misérables non loin d’Acapulco. On constate même que que les autochtones considèrent avant tout Marcus Toussaint Moore comme un  « gringo » arrogant  tout comme ses compatriotes américains. L’autre aspect avant-gardiste du récit réside dans le regard qu’Ed Lacy porte sur la condition des femmes que ce soit aux Etat-Unis ou au Mexique. Oubliez donc la femme fatale ou autres déplorables figures féminines écervelées propre au genre de l’époque. Dans La Mort du Toréro on constate que la compagne de Toussaint Marcus Moore gagne davantage en tant que secrétaire dynamique et que Grace Lupe-Varon, loin d’être une veuve éplorée, s’emploie fermement à ce que justice soit rendue pour son mari tout en poursuivant ses travaux d’herpétologie pour le compte de l’université de Mexico où elle donne des cours. Mais La Mort Du Toréro, c’est également une intrigue policière habilement troussée nous permettant de découvrir l’univers de la tauromachie avec, encore une fois, cette vision toute en finesse où le romancier s’interroge sur le bien-être de l’animal à une époque où la question ne posait absolument pas. On notera d’ailleurs qu’Ed Lacy ne se lance jamais dans un pamphlet sur tous les sujets qu’il aborde avec beaucoup de finesse et de justesse et qu’il dépeint la violence, quelle qu’elle soit, avec une certaine mesure sans pour autant en édulcorer l’intensité. Il émane ainsi de l’ensemble d’une intrigue sans aucun temps mort, une sensation de modernité que la traduction impeccable de Roger Martin restitue avec un certain panache ce qui fait de La Mort Du Toréro un redoutable roman policier aux connotations sociales fortement marquées dont les constats d'autrefois nous renvoient à notre époque actuelle en nous permettant de mieux saisir les thèmes qui restent toujours d’actualité. 

     

    Ed Lacy : La Mort Du Toréro (Moment Of Untruth). Editions du Canoë 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) et préfacé par Roger Martin.

    A lire en écoutant : Los Mariachis de Charles Mingus. Album : Tijuana Moods. 2007 BMG Music. 

  • YVAN ROBIN : HERVE LE CORRE, MELANCOLIE REVOLUTIONNAIRE. LE CHAOS DU REEL.

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    Service de presse.

     

    Si les ouvrages dans le domaine n'ont jamais vraiment manqué, les dictionnaires, essais et entretiens en lien avec la littérature noire semblent prendre plus d'essor ces derniers mois, notamment avec la parution chez Playlist Society de DOA, Rétablir Le Chaos où l'on découvre l'œuvre de ce romancier énigmatique au gré d'un entretien tout en maîtrise conduit par la journaliste Elise Lepine qui passe au crible l'ensemble des ouvrages de l'auteur qui se dévoile quelque peu en évoquant notamment certains mécanismes de son écriture si particulière. Et puis tout récemment est paru aux éditions Presse Universitaire de France, Le Roman Noir : Une Histoire Française de Natacha Vallet qui se penche, avec un essai d'une incroyable richesse, sur l'histoire et le devenir de ce genre emblématique de la littérature qui reste encore méconnu. Essais et entretiens, les formats peuvent paraître arides pour certains, néanmoins il faut prendre en considération les propos de Benjamin Fogel, directeur passionné et passionnant de Playlist Society qui tient « à ne jamais prendre le lecteur de haut", ce qui transparaissait d'ailleurs en découvrant DOA, Rétablir Le Chaos, avec cette sensation de saisir aisément l'ensemble du contenu, ceci même pour les lecteurs qui ne se seraient jamais intéressés aux ouvrages du romancier, en ayant ainsi la possibilité de se faire une opinion de chaque livre, plutôt que de piocher au hasard. Au sein de cette collection essentiellement tournée vers la culture pop, vous trouverez des ouvrages consacrés aux séries comme The Leftovers ou Mad Men, aux musiciens comme Tricky et Kanye West, ainsi qu'aux réalisateurs à l'instar de Christopher Nolan, Lucas Belvaux et David Cronenberg quand ce sont pas des films emblématiques que l'on dissèque tels qu'Apocalypse Now ou Mad Max ou en s'intéressant également au travail d'Hideo Kojima, concepteur du fameux jeu vidéo Métal Gear Solid ou aux fondateurs du studio Ghibli. On s'arrêtera là avec cet inventaire à la Prévert qui n’a rien d’exhaustif puisque les éditions Playlist Society ont publié plus d’une quarantaine de livres. Mais pour revenir à la littérature noire, et plus particulièrement au roman noir, il convenait de s'intéresser à l'œuvre d'Hervé Le Corre l'une des figures marquantes du genre, ce d'autant plus qu'il se montre discret, même si l'on a pu découvrir certains aspects de son travail et de son parcours dans un documentaire datant de 2020, intitulé Hervé Le Corre, dans l'encre noire, de Laurent Tournebise et qui est entièrement consacré à ce romancier primé à maintes reprises, notamment pour Après La Guerre (Rivages/Noir 2014) récipiendaire de six récompenses majeures du monde du polar français. Pour en savoir davantage, les éditions Playlist Society ont donc réitéré l'exercice de l'entretien avec des propos recueillis par Yvan Robin, autre romancier bordelais, auteur d'Après Nous Le Déluge (in8 2021) et de La Fauve (Editions Lajoinie 2022) et qui nous offre avec Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire un regard d'une impressionnante acuité en examinant notamment, dans une chronologie parfaite, l'intégralité des romans d'Hervé Le Corre. 

     

    On devine que cela ne va pas être simple de se livrer pour un homme de nature pudique, qui d'entrée de jeu, annonce qu'il n'aime pas trop parler de lui dès qu'il s'agit d'aborder son enfance dans laquelle on trouve pourtant quelques éléments qui vont émerger dans ses récits comme cette Cité Lumineuse du quartier de Bacalan au nord de Bordeaux qui devient le décor de l'un de ses premiers romans Les Effarés (Le Point 2020). Pourtant, peu à peu, Hervé Le Corre se confie au cours d'un entretien qui n'a rien d'un long fleuve tranquille se révélant parfois vif lorsque l'on aborde par exemple la violence faites aux femmes qu'il dépeint d'une manière réaliste et qui pourrait passer pour de la complaisance, ce qu'il réfute en mettant en exergue la dureté et l'injustice sociale du monde qui nous entoure dans une veine naturaliste exacerbée s'inscrivant dans le prolongement des romans de Jean-Patrick Manchette, de Didier Daeninckx, de Jean-Bernard Pouy et de Thierry Jonquet. On apprécie d'ailleurs cette vivacité d'autant plus qu'elle se conjugue avec le regard affuté d'Yvan Robin connaissant parfaitement l'ensemble de l'œuvre de son interlocuteur dont il est capable de citer certains extraits pour alimenter la discussion et plus particulièrement l'immense travail d'écriture qu'Hervé Le Corre remet toujours en question avec un regard dépourvu de complaisance. Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire nous permet donc de passer en revue une impressionnante carrière d'écrivain se conjuguant avec une carrière de professeur de lettres au collège à laquelle il n'a d'ailleurs jamais renoncé tout en abordant ses engagements et convictions politiques, au sens large du terme, qu'il s'est bien gardé d'insérer dans ses récits. Tout cela se décline au gré de débuts fragiles où Hervé Le Corre raconte ses rapports parfois difficiles avec certains éditeurs et attachés de presse négligents ainsi que quelques belles rencontres décisives tandis qu'il publie, entre autres, l'étonnant et très politique Du Sable Dans La Bouche (Rivages/Noir 2016) ou Les Effarés avant de passer à un période de consécration avec L'Homme Aux Lèvres De Saphir (Rivages/Noir 2004) ainsi que Les Coeurs Déchiquetés (Rivages/Noir 2009) et Derniers Retranchements (Rivages/Noir 2011), un recueil de nouvelles où se cristallise tout le talent de l'auteur. Et puis il y a la notoriété survenant avec la publication de Après La Guerre (Rivages/Noir 2014) abordant, sur une trame historique, le climat de rancoeur et de suspicion régnant sur Bordeaux après la Libération et aux prémisses de la guerre d’Algérie. Ainsi, au gré de ses questions pertinentes, Yvan Robin parvient, de manière magistrale, à mettre en exergue l’inspiration d’Hervé Le Corre qui l’ont conduit à écrire des romans tels que Prendre Les Loups Pour Des Chiens (Rivages/Noir 2017) et Dans L’Ombre du Brasier (Rivages/Noir 2019) où l’on replonge dans l’époque de La Commune si chère au romancier avant de conclure avec la noirceur âpre de Traverser La Nuit (Rivages/Noir 2021) et l’impressionnante dystopie Qui Après Nous Vivrez (Rivages/Noir 2024) nous projetant dans l’obscurité d’un monde déchu. Au terme de cet entretien exceptionnel, on comprendra qu'Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire s’adresse autant aux aficionados de l’auteur découvrant sans nul doute certains aspects méconnus de son parcours dans la multitude d’anecdotes passionnantes tandis que les néophytes pourront appréhender son oeuvre et sa démarche d’écriture en toute connaissance de cause pour puiser parmi les ouvrages d'un auteur remarquable qu'Yvan Robin a su parfaitement mettre en valeur.

     

    Yvan Robin : Hervé Le Corre, Mélancolie Révolutionnaire. Editions Playlist Society 2024.

    A lire en écoutant : A Toi de Léo Ferré. Album : Amour Anarchie (vol. 1). Barclay 1970.