Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE ! - Page 5

  • Ron Rash : Une Tombe Pour Deux. Le fossoyeur.

    ron rash,une tombe pour deux,gallimard,la noireIl apparaît comme quelqu'un de discret et de modeste, préférant arpenter les sentiers ou pêcher quelques truites dans cette région des Appalaches qu'il affectionne tant, plutôt que de fréquenter les salons littéraires où il lui faut parler de ses livres. Une personnalité réservée donc à l'image de bon nombre des habitants de la Caroline du Sud où il est né et de la Caroline du Nord où il vit désormais en cultivant cet attachement à ses racines par le biais de ses récits s'attachant exclusivement à cet environnement âpre qu'il décrit  avec une ferveur poétique tout en déclinant cette noirceur qui imprègne cette communauté tourmentée par les maux de l'histoire ou par le déclin social qui frappe bon nombre de ses habitants. Depuis plus de 30 ans qu'il écrit et malgré sa discrétion, Ron Rash apparaît désormais comme un romancier mais aussi comme un poète de référence qui a influencé bon nombre d'auteurs à l'instar de David Joy qui le cite abondamment. Parfois ancré dans les méandres historiques de sa région à l'instar de Serena (Masque 2011) ou d'Une Terre D'Ombre (Seuil 2014) se déroulant dans les années trente pour l'un et à la fin de le première guerre mondiale pur l'autre, Ron Rash s'attache également à dépeindre une période plus actuelle sur un registre de violence sur fond de drogue dont les ravages endémiques frappent une population précarisée sombrant dans la marginalité et dont on peut prendre la mesure dans des récit tel que Le Monde A L'Endroit (Seuil 2012) ou Un Silence Brutal (La Noire 2019) . Et il faut bien avouer que l'on est toujours impressionné par ce style épuré qui n'est pourtant pas dénué d'intonations lyriques où la délicatesse du mot bien choisi fait émerger cette puissance imprégnant des textes ciselés qui doivent également beaucoup à la traduction française d'Isabelle Reinharez qui a accompagné le romancier tout au long de sa carrière. Et puis comme toujours, il est souvent question de divergences sociales avec Ron Rash comme le démontre Une Tombe Pour Deux prenant pour cadre la petite ville de Blowing Rock au coeur des Blue Ridge Mountains alors que la guerre de Corée résonne dans le lointain.


    Jacob Hampton ne répond pas toujours aux attentes de ses parents, propriétaires d'immenses terrains boisés, d'une scierie ainsi que du général store de la petite ville de Blowing Rock en Caroline du Nord. Mais s'ils n'ont rien dit de son amitié de jeunesse avec Blackburn, jeune homme défiguré par la polio et officiant désormais comme fossoyeur pour le compte de la paroisse, il en va tout autrement de son mariage avec Naomi, une fille de condition modeste qui attend un enfant de lui. Mais lorsque Jacob doit partir combattre en Corée, les Hampton estiment qu'il est temps d'élaborer un stratagème odieux afin de faire en sorte que Naomi sorte définitivement de la vie de leur fils qui a confié son épouse aux bons soins de son meilleur ami. Car bien au-delà de l'amour parental, il s'agit surtout pour eux de protéger à tout prix leurs intérêts et leurs biens de la convoitise d'une fille de paysan sans le sou. 

     

    Une fois n'est pas coutume, le roman débute en Corée alors que deux soldats luttent au corps à corps en se lardant de coups de couteau sur une rivière gelée, éclairée par un clair de lune hivernale. A elle seule, la scène résume cette dualité jaillissant des récit de Ron Rash où la violence rude se décline dans une atmosphère aux entournures poétiques sans pour autant sombrer dans une espèce d'esthétisme outrancier. C'est l'occasion pour le romancier d'aborder le thème de la réinsertion difficile des vétérans marqués par les affres des combats en suivant le parcours de Jacob qui doit encore surmonter un autre traumatisme lors de son retour au pays. Là encore, le romancier joue sur les nuances en évoquant ce retour à une vie normale alors que son entourage aspire à ce qu'il reprenne les affaires sur fond de mensonges et de trahisons en soulignant cette ambivalence entre les horreurs de la guerre et l'abjection d'une famille avide de conserver son patrimoine quoiqu'il en coûte. Ainsi, on découvre cette ambivalence émanant de la personnalité aimante des deux parents de Jacob estimant agir pour le bien de leur fils mais glissant vers une logique monstrueuse afin de s'affranchir de celle qu'il considère ne pas faire partie de leur milieu social et pour laquelle il n'éprouve qu'un mépris larvé. Le paradoxe de cette monstruosité réside dans le profil de Blackburn, l'autre personnage central du récit, dont le visage défiguré par la polio dissimule une générosité et une bonté à toute épreuve se traduisant dans le soin qu'il apporte à l'entretien du cimetière dont il a la charge, mais aussi de l'amitié qu'il voue à Jacob et à Naomi au gré d'un soutien sans faille, ceci en dépit des trahisons se tramant autour de lui et des tentations qui vont s'offrir à lui. Ainsi, au rythme d’une intrigue d’une remarquable simplicité, Ron Rash décline une nouvelle fois, avec Une tombe Pour Deux, cette lutte des classes allant jusqu’à empoisonner les rapports familiaux dans une impressionnante logique destructrice qui marque les esprits.


    Ron Rash : Une tombe Pour Deux (The Caretaker). Editions Gallimard/Collection La Noire 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez.

    A lire en écoutant : Road to Chicago de Thomas Newman. Album : Road To Perdition (Original Motion Picture Soudtrack). 2002 UMG Recording, Inc.

  • PATRICK DELPERDANGE : UN PARFUM D'INNOCENCE. UN JARDIN EXTRORDINAIRE.

    patrick delperdange,un parfum d'innocence,éditions in8,collection polaroïdLa maison porte le nom du format d'un livre où la feuille a été pliée à trois reprises pour composer ainsi un ouvrage de 16 pages recto-verso, in-octavo. Autant dire que les éditions in8 se sont spécialisées dans le format court, ceci plus particulièrement avec la collection Polaroïd dirigée par Marc Villard qui s'y connait quelque peu dans le domaine de la nouvelle aux connotations plus ou moins sombres puisqu'il a publié plus d'une quarantaine de recueils rassemblant de brèves histoires souvent teintées d'une ambiance jazzy qu'il affectionne. On se souvient ainsi d'Entrée Du Diable A Barbèsville (Rivages/Noir 2008) ainsi que de son dernier ouvrage au titre évocateur, Ciel De Réglisse (Editions La Noire 2023) ou de Scènes De Crime (Editions Le Bec en l'air 2014) où chacune des photos d'Hermance Triay étaient agrémentées d'un texte assez bref du romancier, soulignant l'atmosphère inquiétante de la série d'images composant l'album. Mais pour en revenir à son travail de directeur de la collection Polaroïd, Marc Villard a rassemblé quelques figures de la littérature dont Marcus Malte, Marin Ledun, Marion Brunet, Jean-Bernard Pouy et Nicolas Mathieu marquant son retour dans un registre un peu plus noir avec Rose Royal (In8/Polaroïd 2019). Intégrant tout récemment la collection, on se réjouit de retrouver Patrick Delperdange avec Un Parfum D’Innocence, brève intrigue de 80 pages se déroulant dans un environnement rural à l’atmosphère âpre nous rappelant ses précédents romans aux titres imprégnés d’une connotation biblique tels que Si Tous Les Dieux Nous Abandonnent (Série Noire 2016) et L’Eternité N’Est Pas Pour Nous (Les Arènes/Equinox 2019), figurant parmi la soixantaine récits que ce romancier belge, bien trop sous-estimé, a écrit durant sa carrière de romancier tout en officiant également comme scénariste de bande dessinée.

     

    Lorraine a emprunté la voiture à sa copine Florence qui travaille comme serveuse dans le même bar qu'elle. Elle est venue chercher son frère Arthur qui vient de sortir de prison. Mais loin d'être apaisé, elle sent bien la tension qui germe encore en lui tandis qu'ils traversent cette région désolée où les cadavres de chats écrasés jonchent les bords de la route nationale. Et la chaleur n'arrange rien. Mais à l'occasion d'un arrêt à la station-service pour boire une bière bien fraîche, les choses tournent au vinaigre lorsqu'Arthur a la mauvaise idée de piquer dans la caisse de la tenancière des lieux et de bousculer violemment le fils qui tentait de s'interposer en les braquant avec sa carabine. Afin d'échapper à la police rapidement alertée, Lorraine et Arthur vont donc emprunter les petites routes de campagne et entamer ainsi un périple chaotique au sein d'un environnement de plus en plus inquiétant.  

     

    Comme son nom l'indique, la collection Polaroïd se concentre sur la photographie de l'instant que Patrick Delperdange saisi pour l'occasion afin de nous présenter le parcours de Lorraine qui vient chercher son frère à sa sortie de prison. On passe ainsi en revue quelque instantanés que sont les retrouvailles tendues entre une soeur et un frère dont on ignore le motif de son incarcération, la confrontation chaotique avec la tenancière d'une station-service et de son fils ainsi que la rencontre dantesque avec une famille de paysans dont les comportements suscitent une inquiétude de plus en plus larvée. L'ensemble se décline sur un mode davantage orienté sur une succession d'actions nous offrant quelques scènes incongrues comme cette course-poursuite entre un tracteur et une voiture se retrouvant embourbée au beau milieu des champs, ce qui nous permet d'apprécier cette intrigue décalée qui sort radicalement du registre auquel on s'attend dans le cadre d'une traque de deux fuyards plus ou moins paumés. Il faut dire que Patrick Delperdange maîtrise l'art de la mise en scène au gré d'une écriture décantée se concentrant sur l'essentiel pour développer ce format à la fois très bref et extrêmement concentré. Et puis il y a cette atmosphère sombre et poisseuse qui émerge du texte et plus particulièrement lorsque Lorraine et Arthur pense trouver refuge au sein de ce corps de ferme délabré où réside cette famille paysanne au comportement dysfonctionnel rappelant par certains aspects quelques scènes dignes du film Délivrance. Tout cela se décline en adoptant le point de vue de Lorraine cherchant à renouer avec son frère Arthur dont elle perçoit cette colère qui le ronge trouvant sans doute quelques racines dans l'émergence de ses souvenirs de jeunesse dont on devine quelques aspects sous-jacents peu reluisants. Entre violence et fêlure, Un Parfum D'Innocence met donc en lumière ces instantanés brutaux se révélant dans l'alchimie habile d'un texte d'une sombre intensité. 


    Patrick Delperdange : Un Parfum D'Innocence. Editions in8. Collection Polaroïd 2024.


    A lire en écoutant : Born On The Bayou de Creedence Clearwater Revival. Album : Summer Classics. 2024 UMG Recording.

  • Nagui Zinet : Une Trajectoire Exemplaire. La vie ne vaut rien.

    nagui zinet,une trajectoire exemplaire,joelle losfeld éditions"Les amours ratent, mais de peu, c'est ainsi que naissent les suivantes."


    Nagui Zinet

     

    Le phénomène Nagui Zinet n'a pas encore atteint la quiétude larvée de nos contrées helvétiques et pour découvrir son premier roman, il vous faudra farfouiller dans les rayonnages, voire même le commander auprès de votre libraire préféré. Ce serait pourtant dommage de passer à côté de ce qui apparaît comme la substantifique moelle du récit noir se distinguant au gré d'un style à la fois drôle et vachard qui vous flingue le moral. Ainsi, pour vous inciter à vous procurer, par n'importe quel moyen, Une Trajectoire Exemplaire, il peut être utile de mentionner quelques prescripteurs illustres tels que Nicolas Mathieu, Pierre Lescure ou Benoît Poolvorde qui ont pris le temps de dire tout le bien qu'ils pensaient de ce récit d'une centaine de pages s'attachant au parcours de ce gars en rade, vaguement porté sur la boisson, un peu moins sur le travail lui laissant le temps de lire les livres de Jim Thompson, et dont la relation amoureuse incertaine va forcément virer au drame. Et avant de vous dire que vous avez déjà lu cela mille fois, peut-être vous faudra-t-il prendre le temps de parcourir, en guise d’échantillon, les chroniques quotidiennes de Nagui Zinet que l'on trouve sous son profil Instagram Nestor Maigret. Il y décline, dans un style à l'humour cinglant, un quotidien de bières, de cigarettes et d'anxiolytiques au détour de ses échanges acides avec C. son amoureuse qui le supporte malgré tout, et qui vous balance quelques références littéraires à l'instar de Daniel Woodrell, de Jim Thompson bien sûr et de Georges Simenon pour ne citer quelques uns des auteurs qu'il affectionne et dont on soulignera le bon goût, ce qui n'a rien d’une évidence en ces temps où l’on nous abreuve de productions littéraires ineptes. Et ce n'est pas l’actualité des parutions du polar helvétique qui me contredira.

     

    Il lui reste 1000 euros sur son compte qu'il compte dilapider en bières et en cigarettes tout en lisant quelques romans noirs à la terrasses des rades qu'il fréquente pour dissoudre cette vie terne et sans objet. Le travail, il ne faut pas trop y compter car N. est un looser de 25 ans qui soigne son ambition à coup d'anxiolytiques et de tranquillisants. Il trouvera peut-être le salut avec Irène qu'il rencontre dans un bar au gré d'une attirance diffuse déboulant sur une relation amoureuse qui pourraient bien mettre fin à leurs solitudes respectives. Mais quand on est un paumé comme N. on cultive le mensonge comme un second souffle pour dissimuler son indigence. Et il suffit d'un tout petit grain de sable pour que tout s'écroule laissant place à la violence et à la folie qui en découle. 

     

    Cela a sans doute déjà été dit, mais il faut souligner qu'Une Trajectoire Exemplaire n'est ni plus ni moins que la fusion fracassante entre le style de Jim Thompson et celui de Charles Bukowski où la violence et la folie de l'un se conjugue à la déshérence et déchéance de l'autre, tout en se déclinant sur un registre à l'humour noir vif et percutant au gré du parcours de vie désenchanté d'un homme sans envergure, hormis une certaine roublardise lui permettant de poursuivre son existence végétative. A la suite d'un prologue intense, l'ensemble de l'intrigue prend l'allure d'un fait divers qu'un juge d'instruction est amené à juger en prenant connaissance du journal de N. nous permettant de nous immerger dans cette vie sans relief, se déclinant sur un tu intimiste, qui n'est pas dénuée d'instants poignants très vite balayés par ces considérations au vitriol qui ne l'épargnent guère, comme pour mieux assoir ce profil de perdant magnifique semblant se complaire dans cette trajectoire sans issue. Mais il ne suffit pas de balancer quelques petites punchlines bien senties pour faire un bon texte et il faut bien admettre que Nagui Zinet s’y entend pour maintenir un impressionnant équilibre narratif, dans un jeu d’équilibriste impressionnant d’où émerge ce mal-être permanent qui va nous conduire vers le drame inéluctable sans pour autant s’appesantir sur le registre de la violence qui reste pourtant extrêmement cruelle jusqu’au terme d’un récit maîtrisé. Ainsi, avec cette tonalité singulière dont on redemande déjà quelques pages supplémentaires, tels des toxicos en manque, Une Trajectoire Exemplaire fait figure de roman détonant que l’on recommande à celles et ceux en quête de cette fraîcheur impertinente qui fait trop souvent défaut dans un monde littéraire tout en convenance. 

     

    Nagui Zinet : Une Trajectoire Exemplaire. Joëlle Losfeld Editions 2024.

    A lire en écoutant : La Vie Ne Vaut Rien d'Alain Souchon. Album : Collection. 2001 Parlophone Music.

  • DAVID JOY : LES DEUX VISAGES DU MONDE. LES FRUITS DE LA COLERE.

    david joy,les deux visages du monde,éditions sonatineOn pourra bien parler de Ron Rash, de Daniel Woodrell, de Larry Brown aussi, et énumérer ainsi toute une cohorte de romanciers prestigieux pouvant avoir influencé son œuvre pour se dire que finalement, au bout de cinq ouvrages d'une impressionnante sagacité, David Joy est devenu un auteur essentiel, à nul autre pareil, évoquant les travers sociaux de son pays au gré de récits sombres se déroulant dans le comté de Jackson, niché au cœur du massif des Appalaches, où il vit depuis l'âge de dix-huit ans. C'est cet ancrage à la région, ainsi que ces voix résonnant sur les contreforts de ces montagnes qu'il affectionne tant, qui caractérisent chacun de ses romans où, depuis ce petit lopin de terre, émerge certains des affres touchant l'ensemble des Etats-Unis. Il y est particulièrement question d'opioïde et des trafics sordides qui en découlent que ce soit avec Là Où Les Lumières Se Perdent (Sonatine 2016), son premier roman, ainsi que Le Poids Du Monde (Sonatine 2018) où il est également fait mention de la difficulté de se réinsérer pour un vétéran de la guerre d'Afghanistan, tandis qu'avec Nos Vies En Flamme (Sonatine 2022) émerge les thèmes en lien avec le réchauffement climatique se traduisant, dans la région, par ces immenses incendies ravageant la forêt. Et même s'il s'éloigne de tout ce qui a trait à la consommation de stupéfiants et à la marginalité qui résulte, Ce Lien Entre Nous (Sonatine 2020) se concentre une nouvelle fois sur les petites gens du comté de Jackson et de ce qui les unit dans la difficulté, mais également des rapports violents qui peuvent parfois diviser les membres d'une communauté préférant régler leurs comptes sans faire appel aux autorités pour lesquelles ils ont une confiance toute relative. Mais c'est sur un tout autre registre que David Joy revient sur le devant de la scène littéraire avec Les Deux Visages Du Monde où il aborde, avec une acuité incroyable, les délicats sujets du racisme et de la discrimination institutionnalisée qui secouent les régions les plus reculées du pays où l'on peine à voir la réalité en face.

     

    Toya Gardner a quitté Atlanta pour s'installer chez sa grand-mère, Vess Jones qui vit depuis toujours dans les montagnes de Caroline du Nord, non loin de Sylva chef-lieu du comté de Jackson. Désireuse d'achever son cursus universitaire dans le domaine artistique, cette jeune afro-américaine entend également dénoncer l'histoire de l'esclavagisme qui a marqué la région en effectuant quelques coups d'éclats déclenchant la colère de certains habitants et en provoquant ainsi une division au sein de la communauté ainsi que la résurgence d'éléments du passé que l'on voudrait continuer à oublier ou à enjoliver. C'est à ce moment qu'Ernie Allison, adjoint du shérif du comté, interpelle un individu inquiétant qui semble affilier aux suprémacistes blancs et qui possède un étrange carnet où figure les noms des personnalités importantes de la région. Désireux d'en savoir plus, Ernie se voit opposer une fin de non-recevoir de sa hiérarchie décidant de classer l'affaire. Mais quelques semaines plus tard, les événements prennent une autre tournure, lorsque deux crimes vont être commis dans ce coin perdu du massif des Appalaches désormais sujet à toutes les tensions. 

     

    D'entrée de jeu, on saluera avec Les Deux Visages Du Monde, la maturité de la mise en scène narrative d'une intrigue où l'enchainement des événements va se révéler extrêmement surprenant au gré de quelques scènes saisissante que les lecteurs les plus avisés seront bien en peine de voir venir. Et c'est peut-être là que réside le talent de David Joy de se situer à l'endroit où l'on ne l'attend pas, ce d'autant plus lorsqu'il aborde le thème du racisme au sein de la région où il vit en exposant les enjeux des uns et des autres au gré de confrontation d'un réalisme troublant qui s'éloigne résolument des clichés propre à ses régions du sud des Etats-Unis. A l'instar de William Dean Cawthorn, ce marginal affilié aux suprémacistes blancs, le personnage se révèle bien plus complexe qu'il n'y parait, même s'il apparaît extrêmement menaçant au gré de ses convictions odieuses et de ses accointances avec des notables affiliés au Ku Klux Klan. Exit donc l'individu redneck bas du plafond ou le psychopathe sanguinaire. Le racisme que David Joy évoque durant tout le récit, parait beaucoup plus insidieux comme ancré dans une certitude biaisée où l'on s'emploie à réécrire ou à atténuer un passé trouble à l'image de ce drapeau confédéré sujet des conflits entre le shérif John Coggins et Toya Gardner cette jeune afro-américain qui ne supporte plus ces relents, ou plutôt ces incarnations d'une société qui s'est bâtie sur les fondements de l'esclavagisme et de la discrimination. A partir de là, David Joy met en scène deux communautés qui ne se comprennent pas et, de fait, qui ne dialoguent plus mais qui s'interrogent parfois en tentant de se remettre en question et de trouver du sens dans ce conflit qui les oppose. C'est peut-être ce que l'on perçoit au gré des rapports entre John Coggins et Vess Jones, la grand-mère de Toya qui ne s'exprime pas avec autant de véhémence que sa petite fille mais n'en pense pas moins. Se targuant d'être l'ami d'enfance du mari défunt de Vess, le shérif Coggins ne peut admettre que l'on puisse le considérer comme quelqu'un de raciste. Mais le diable réside dans le détails, ou plutôt dans le quotidien de chacun que David Joy révèle au détour d'anecdotes extrêmement parlantes sur l'état d'esprit d'un certains nombres de concitoyens apparaissant, de prime abord, tout ce qu'il y a de plus respectables. Tout cela prend forme au sein de cet environnement sauvage que l'auteur dépeint avec cette force d évocation prégnante à l'exemple de ces instants où Vess Jones se ressource dans son potager ou de ces moments où l'adjoint du shérif Ernie Allison nourrit les truites du ruisseau bordant l'ancienne ferme de ses grands-parents où il vit et qui n'aime rien tant que de parcourir la forêt pour chasser ou cueillir des champignons. Ainsi,  au-delà du racisme qui divise, c'est probablement là que s'incarne Les Deux Visages Du Monde, autour de cette nature luxuriante et foisonnante indifférente à cette colère de femmes et d'hommes qui ne se comprennent plus en sombrant dans une violence qui tourne forcément au drame que l'on doit surmonter dans la douleur et qu'il faut surmonter au gré d'un processus de résilience que David Joy exprime avec une intensité émotionnelle peu commune. 

     

    David Joy : Les Deux Visages Du Monde (Those We Thought We Knew). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Cotté.

    A lire en écoutant : Like Some Old Sad Song de David Childers. Album : Melancholy Angel. 2023 Ramseur Records.

  • Maylis De Kerangal : Jour De Ressac. La ville d'avant.


    maylis de kerangal,jour de ressac,éditions verticalesOn l'aura compris, il faut quitter "l'ornière" de la littérature noire pour accéder au graal des grands prix de la rentrée comme l'ont fait avec succès Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu pour n'en citer que quelques-uns qui ont emprunté ce parcours. Sans doute pour bien d'autres raisons, Sandrine Collette a longtemps figuré dans la collection Sueurs froides chez Denoël en obtenant deux des grandes récompenses célébrant le polar, avant d'intégrer, depuis plusieurs années, la maison d'éditions Jean-Claude Lattès lui permettant de rejoindre avec son dernier livre, la prestigieuse liste des nominés pour le prix Goncourt 2024. Dans un registre similaire, on constate que trois grandes figures du roman noir et du roman policier quittent le mauvais genre en présentant des ouvrages dans la collection "générale" du catalogue de leurs éditeurs respectifs. En effectuant cette démarche qui n’est ni anodine ni désintéressée, l‘un d’entre eux est lui aussi en lice pour le fameux prix Goncourt tout en étant également nommé pour l'obtention du Renaudot et du prix Jean Giono. Paradoxalement, on ne compte plus les ouvrages qui se frottent aux codes de la littérature noire sans être estampillés dans cette catégorie, en abordant les travers de la société par le prisme du crime et plus particulièrement du fait divers en disant d’eux qu’ils sont bien plus que des polars. Et dans cette veine aussi inepte qu’hypocrite, voilà qu’un journaliste affuté qualifie Jour De Ressac, nouveau roman de Maylis De Kerangal, comme un anti-polar pour une intrigue s’articulant autour de l’errance d’une femme devant identifier le corps d’un homme, découvert sur une plage du Havre, qu’elle pourrait avoir connu. Romancière multi primée, figurant également sur la liste du Goncourt, il importait donc de se pencher sur ce texte évocateur, tout en nuance, où Maylis De Kerangal nous permet de parcourir les rues de la ville de son enfance, pour découvrir finalement ce qu’est la définition d'un anti-polar.

     

    Dans le train qui l’emmène vers Le Havre, elle se demande ce qui peut bien la relier à l'homme que l'on a découvert sans vie sur la plage de la ville de son enfance. C'est le lieutenant de police Zambra qui l'a contactée en l'informant qu'il devait l'entendre pour une affaire la concernant où la victime pourrait avoir un lien avec les narcotrafiquants qui ont investi les docks de la localité. Un événement peu commun pour cette femme à la vie rangée, travaillant comme doubleuse voix et qui replonge dans ses souvenirs à mesure qu'elle arpente les rues rectilignes de cette ville portuaire lui offrant l'occasion de revoir quelques visages d'autrefois au gré de pérégrinations hasardeuses. Et si les photos de la victime qu'on lui présente au commissariat de police la plonge dans la perplexité, elle poursuit sa promenade urbaine tout en ayant peu à peu la certitude qu'il lui faudra voir le corps entreposé à la morgue de Rouen pour savoir s'il ne s'agit pas d'un amour lointain, lorsqu'elle était adolescente, et dont elle n'a plus jamais entendu parler.

     

    Finalement, à la lecture de Jour De Ressac, on se désintéressera très rapidement de la définition de ce que peut être un anti-polar tout comme de savoir si cette intrigue prend plus ou moins l'allure d’un roman noir, alors que l'on perçoit quelques vagues allusions aux narcotrafiquants sévissant dans les environs du port du Havre tandis qu'un officier de police s'efforce d'identifier le corps d'un homme que l'on a retrouvé échoué sur la plage. L'air de rien, Jour De Ressac porte bien son nom avec ce parcours d'une journée où l'on suit cette femme de la cinquantaine, dont on ignore le nom, qui se heurte brutalement aux méandres urbains d'une ville l'entrainant dans les circonvolutions de ses souvenirs de jeunesse, similaire à ce mouvement de vague qui va d'ailleurs la frapper lorsqu'elle se promène sur la digue nord du phare, non loin de l'endroit où l'on a retrouvé le corps qu'elle doit identifier. A partir de là, si l’enjeu de définir l’identité de la victime reste essentiel, on s’aperçoit bien vite que l’intrigue se construit autour de la personnalité de cette femme, de ses souvenir et de ses rapports au Havre que Maylis de Kerangal décline au détour d’une narration habile restituant cette atmosphère envoutante et cette lumière si particulière d’une localité dont on découvre l'histoire urbaine peu commune, bâtie sur les ruines d’une ville ravagée par les bombardements des alliés durant la seconde guerre mondiale. Et c’est bien autour des différents lieux de la ville que le récit se construit au gré des déambulations d’une femme qui tente de se prêter au jeu de l’enquêtrice amateure, avec une certaine maladresse, tout en se remémorant, dans un flux subtil entre le passé et le présent, quelques instants de sa jeunesse au Havre mais aussi les affres de sa profession en concurrence avec l’intelligence artificielle lui soufflant quelques contrats ainsi que ses rapports avec son mari imprimeur, passionné par son métier et ses enfants qui grandissent. Il y a également les rencontres comme l’employé communal qui a découvert la victime, la tenancière du café des Sirènes ou ces deux ukrainiennes en attente de leur visa pour l’Angleterre et bien évidemment ce lieutenant de police Zambra à l’origine de ce retour au Havre. Tout cela se décline au gré d’un texte intense aux longues phrases sinueuses et pourtant maîtrisées de bout en bout, dépourvues de la moindre afféterie, nous entrainant dans cette superbe aventure introspective au charme éthéré qui font de Jour De Ressac un roman magnétique nous plongeant dans cette incertitude latente qui nous marquera jusqu’au terme d’un épilogue parfait.

     

     

    Maylis De Kerangal : Jour De Ressac. Editions Verticales 2024.

    A lire en écoutant : Le Havre de UssaR. Album : Etendues. 2021 Quartier Général.