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04. Roman noir

  • PEDRO GARCIA ROSADO : LE CLUB DE MACAO. JUNGLE SOCIALE.

    le club de macao,éditions chandeigne,pedro garcia rosadoMême si elle s'est diversifiée depuis, la maison indépendante Chandeigne s'est spécialisée dans tout ce qui a trait aux récits de voyage et au monde lusophone en publiant toute une diversité d'ouvrages allant des essais aux recueils de poésie, en passant par de beaux-livres grands formats, aux romans bien sûr et aux récits historiques souvent agrémentés d'illustrations et de cartes de l'époque qui font le bonheur tant du grand public que des spécialistes. L'autre particularité de l'entreprise, c'est la qualité apportée à chacune des publications que ce soit dans le choix du papier et le soin de la typographie ainsi que dans la beauté sobre des couvertures au toucher légèrement rugueux que l'on apprécie tant et qui se fait de plus en plus rare. Les quelques romans policiers du catalogue ne font pas exception comme on peut le constater avec Le Club De Macao du romancier et journaliste portugais Pedro Garcia Rosedo qui s'inspire des grandes affaires qui ont défrayé la chronique judiciaire de son pays dont il a décliné une dizaine de fictions en adoptant le registre du roman noir lui permettant de se livrer à une critique sociale cinglante de la bonne société lisboète. Ainsi pour ce qui concerne Le Club De Macao, l'auteur fait allusion au retentissant procès de la "Casa Pia", du nom de cette institution étatique pour enfants défavorisés qui ont été abusés durant des décennies dans ce qui apparaît comme le plus grand scandale pédophile du Portugal impliquant les plus hautes instances de la politique et du show-business. 

     

    le club de macao,éditions chandeigne,pedro garcia rosadoEn 1986, désireux de pimenter leur vie et de tromper la routine au sein de cette colonie portugaise de Macao, le juge Carlos de Sousa Ribeiro s'associe avec trois fonctionnaires de police, un présentateur de télévision et un médecin afin de mettre sur pied le Club de Macao qui n'est rien d'autre qu'une maison de passe où ils peuvent assouvir leurs bas instincts avec de jeunes adolescentes chinoises qui sont prêtes à tout pour s'extraire de leur misérable condition. Mais lorsque l'une d'entre elles est retrouvée éventrée dans l'appartement de son souteneur, le club est dissous et chacun des membres quitte précipitamment la ville pour retourner au Portugal.

    Vingt ans plus tard, lorsque le juge Carlos de Sousa Ribeiro, devenu procureur général, manifeste son ambition de devenir candidat à l'élection présidentielle les affaires du passé ressurgissent ce qui le pousse à entrer en contact avec certains anciens membres du club qu'il a perdu de vue et qui lui témoignent une certaine rancoeur. Mais l'essentiel c'est de faire en sorte que les fantômes restent à leur place, calfeutrés dans l'oubli, et que rien ne trouble la vie de ces notables désireux de conserver leurs privilèges et éviter le moindre scandale qui semble pourtant devenir l'enjeu de cette élection à venir où des forces occultes s'opposent dans ce qui apparaît comme une véritable partie d'échec aux entournures mortelles. 

     

    Se déroulant à Macao pour une partie de l’intrigue, et principalement du côté de Lisbonne et de ses environs, Le Club de Macao n'a rien d'un récit exotique et s'inscrit dans un registre extrêmement sombre où l'on prend conscience de la perfidie de chacun des protagonistes, anciens membres de ce cercle abject, et plus spécifiquement du policier Carlos Vasques et du procureur général Carlos de Sousa Ribeiro qui s'affrontent dans une déclinaison de manœuvres d'une habilité tortueuse afin d'assouvir sa soif de vengeance pour l'un et ses ambitions politiques pour l'autre, tout en essayant de se soustraire tous deux au scandale qui risque de rejaillir sur eux. De l'ensemble des personnages émane cet entre-soi de la bourgeoisie portugaise ainsi que ce sentiment d'impunité et d'arrogance que Pedro Garcia Rocade diffuse tout au long d'une intrigue subtile et complexe se déclinant sous la forme d'une espèce de partie d'échec redoutable où tous les coups sont permis et dont certains aspects symboliques émergent au gré des péripéties des différents adversaires qui se défient en permanence. On perçoit ainsi les accointances entre les diverses officines privées et étatiques, mais également les rivalités et les ambitions que l’on tente de museler à coup d’intimidations et de chantages prenant de plus en plus d’ampleur à mesure que l’on progresse dans le cours d’un récit débutant sur un rythme paisible soudainement ponctué d'éclats d'une violence brutale avant de nous entrainer sur un mode beaucoup plus trépident révélant les travers d'individus dénués de scrupule. Et puis en toile de fond, on distingue les méandres d'un procès biaisé sur un réseau pédophile dont certains éléments vont rester dans l’ombre afin de servir les intérêts de ce procureur général désireux d’assouvir ses ambitions afin d’accéder à la plus haute instance du pouvoir exécutif du Portugal. Autant dire que l'on glisse peu à peu dans une atmosphère lourde en frayant avec toute une galerie d'individus peu recommandables n'hésitant pas à retourner leur veste ou à prendre de la distance avec les alliés en perte de vitesse qu'ils trahiront sans aucun remord. Véritable critique sociale des hautes sphères de la société portugaise engluée dans des scandales défrayant l'actualité, Le Club de Macao se distingue par son écriture à la fois érudite et subtile mettant en exergue une narration extrêmement bien orchestrée, toute en tension, s'achevant sur une dernière scène à l'impact dévastateur. Une belle découverte.  
       

    Pedro Garcia Rosado : Le Club De Macao. Editions Chandeigne 2020. Traduit du portugais par Myriam Benarroch & Nathalie Meyroune. Livre de Poche 2021. 

    A lire en écoutant : On & On de Erykah Badu. Album : Baduizm. 2016 Universal Records.

  • JOSEPH INCARDONA : LE MONDE EST FATIGUÉ. PAS DE TRÊVE.

    joseph incardona,le monde est fatigué,éditions finitudeOn ne sait jamais trop à quoi s'attendre avec ce romancier qui nous entraîne dans des univers éclectiques où il est souvent question d'âmes abimées, d'individus à la marge qui traversent son oeuvre qu'il est désormais difficile d'énumérer tant elle est foisonnante et singulière. Et s'il fallait citer un seul auteur pour définir le style de Joseph Incardona, on pencherait volontiers du côté de Harry Crews pour cette impétuosité burlesque imprégnant ses textes qui se situent toujours à la lisière des genres avec cette pointe de noirceur ou de tragédie grecque, c'est comme on le voudra, qui émerge de ses récits. Mais au delà des influences que l'on pourrait déceler, l'auteur se distingue dans ce décalage, cette marge dans laquelle il trace son sillon en se tournant parfois vers vous afin de vous interpeller au fil de l'intrigue ou de décortiquer les mécanismes narratifs qu'il met en scène. Ressortissant suisse aux origines italiennes, Joseph Incardona se distingue également dans l'écrin de la littérature conventionnelle puisqu'il poursuit, depuis de nombreuses années déjà, une belle collaboration éditoriale avec Finitude, sublime maison d'éditions indépendante basée à Bordeaux où il a séjourné de nombreuses années. Et pour parfaire cette originalité tant dans son oeuvre que dans le parcours de celui qui travaille également à l'écriture de scénarios tout en animant des ateliers au sein de l'Institut littéraire suisse à Bienne, on notera que le romancier plutôt discret, n'apparaît sur aucun réseau social en privilégiant les médias traditionnels pour parler de ses livres à l’instar de son dernier ouvrage Le Monde Est Fatigué qui se distingue de Stella Et L'Amérique (Finitude 2024), son précédent roman, avec des nuances un peu plus sombres pour ce qui apparaît comme une vision désenchantée d'un monde où le rêve prend la forme d'une queue de sirène en silicone dissimulant les mutilations dont il fait l'objet.

     


    joseph incardona,le monde est fatigué,éditions finitudeDans le mot rêve, il y a Êve qui, après avoir enfilé sa queue de sirène, en distribue à tous les privilégiés qui la voient évoluer gracieusement dans les bassins luxueux de riches propriétaires ou dans les plus grands aquariums de la planète en octroyant quelques bisous bulle à son public extasié devant tant de beauté. Ainsi va la vie d'Êve la Sirène qui parcourt le monde telle une icône artificielle que l'on convoite sans relâche. Mais derrière cet enchantement de pacotille, il y a une femme au corps brisé que l'on a patiemment reconstitué tandis que son âme abimée distille sa douleur et son désir de vengeance. De Genève à Brisbane en passant par Paris et Tokyo, pour se rendre à Dubaï, elle sillonne donc les continents en observant l'usure d'un monde qui s'étiole tout en échafaudant patiemment le plan qui va lui permettre d'assouvir sa soif de représailles qui seront forcément spectaculaire. 

     

    Quoi de mieux pour aborder sereinement cette rentrée littéraire, chauvinisme oblige, que de sélectionner ce nouveau roman de Joseph Incardona, publié, qui plus est, au sein d'une maison indépendante devant se faire une place au milieu des mastodontes de l'édition qui fourbissent leurs stratégies markéting pour dominer ce grand raout annuel de la littérature où l'on convoite les têtes de classement et les grands prix littéraires tandis que critiques, journalistes et autres influenceurs vont s'échiner, de manière parfois complètement débridée, à vous présenter le chef-d'oeuvre qui émerge des près de 500 romans annoncés. Et c'est peut-être bien de cela dont il s'agit dans Le Monde Est Fatigué que de mettre en exergue, d'une manière plus globale, cette frénésie outrancière, forcément déraisonnable, qui régule la planète jusqu'à l'épuisement, jusqu'aux mutilations irréversibles. Et le reflet de ce déclin, on le retrouve dans le personnage d'Êve dont on se gardera d'en dire trop afin de ne pas dévoiler certains aspects de l'intrigue qui s'inscrit sur le schéma narratif d'une vengeance dont on connaîtra les origines en suivant la trajectoire de cette jeune femme parcourant les continents où elle incarne, avec une grâce virtuose, le rôle d'une sirène en enfilant une queue en silicone de 15 kilos lui permettant d'évoluer dans les plus grands bassins du monde mais également dans les piscines de quelques privilégiés richissimes. Mais derrière le rêve, au delà de l'éblouissement, il y a la laideur et la souffrance qui en découle dans une somme de douleurs autant physiques que psychiques que Matt Mauser, détective privé obèse accompagnant Êve dans sa trajectoire vengeresse, n'est pas en mesure d'endiguer. Et si "l'humain est le territoire", l'intrigue se décline sur six parties qui portent les noms des lieux dans lesquelles Êve va se rendre que ce soit, Genève, Paris, mais plus curieusement Derborence ou Tokyo, révélant certaine facettes de la personnalité de cette sirène brisée, tandis que Point Lookout et ces mystérieuses coordonnées du Pacifique Nord, tout comme Dubaï nous laisse entrevoir ce monde qui se délite. Tout cela se décline sous la forme d'un roman noir aux tonalités poétiques, donc forcément mélancoliques sans jamais verser dans le pamphlet ou la critique sociale car Joseph Incardona s'accroche à son récit qui s'inscrit dans la logique d'une intrigue extrêmement bien agencée tout en promenant ce regard acide qui caractérise son écriture afin de révéler les failles de l'environnement qui nous entoure et qu'il dynamite soudainement dans une scène finale d'anthologie qui confine à la folie. Se déclinant sur le mode d'une tragédie dépourvue de la moindre  forme de résilience ou d'espérance, Le Monde Est Fatigué révèle donc toute son envergure dramatique autour de cette sirène de pacotille à l'âme fracassée, traduisant la vacuité d'une société disruptive à qui il ne reste plus rien, pas même les rêves. "Parce que dans rêve, il y a Êve". 

     

    Joseph Incardona : Le Monde Est Fatigué. Editions Finitude 2025.

    A lire en écoutant : Aqua Regia de Sleep Token. Album : Take Me Back To Eden. 2023  A Spinefarm / Silent Room Recordings release.

  • Jim Thompson / Thomas Ott : A Hell Of A Woman. 100'000 dollars de bonnes raisons.

    jim thompson, a hell of a woman, editions de la BaconnièrePrès de cinquante ans après sa mort, il fascine toujours autant et ses romans sont régulièrement mis en avant dans des formats poches dont ceux que lui offre la maison d'éditions Rivages/Noir depuis de nombreuses années et qui a décidé, de remettre les couvertures au goût du jour en sollicitant l'illustrateur Myles Hyman qui avait déjà adapté l'un de ses ouvrages en bande dessinée avec la collaboration de Matz au scénario. On appréciera donc le nouvel ornement des romans de Jim Thompson dont celle du mythique Pottsville, 1280 Âmes (Rivages/Noir 2016) qui traduit l'atmosphère inquiétante de l'intrigue ainsi que le fait d'avoir également publié Voyages Dans L'Oeuvre De Jim Thompson (Rivage/Noir 2025), guide de lecture inédit où des personnalités, telles que Richard Morgiève, Jerry Stahl, Marie Vingtras, Hervé Le Corre, Hugues Pagan et François Guérif bien évidemment, expriment, à travers l'une de ses œuvres, tout le bien qu'ils pensent du romancier. Mais curieusement, il n'existe aucun recueil rassemblant l'oeuvre de cet écrivain hors norme salué notamment par James Ellroy, Stephen King ou Stanley Kubrick qui a collaboré à plusieurs reprises avec Jim Thompson que ce soit pour L'Ultime Razzia ou Les Sentiers De La Gloire. Pas de collection Quarto ou autres publications prestigieuses, pour celui jim thompson, a hell of a woman, editions de la Baconnièreque l'on porte au nue et que l'on intègre dans le panthéon de la littérature noire américaine aux côtés de Raymond Chandler, Dashiell Hammett, William R Burnett, Horace Mc Coy ou même de Flannery  O'Connor. Finalement c'est auprès de la maison d'édition helvétique La Baconnière, qui plus est genevoise, que l'on trouve ce qui apparaît comme la plus belle publication d'un livre de Jim Thompson en offrant une carte blanche à l'illustrateur underground zurichois Thomas Ott qui nous propose une somptueuse mise en lumière d'un de ses romans emblématiques, A Hell Of A Woman, bénéficiant d'une récente traduction en français que Danièle Bondil avait effectuée pour le compte des éditions Rivages/Noir en 2013 (Une Femme D'Enfer). Et il y a quelque chose de fascinant à s'attarder sur les illustrations du maître de la carte à gratter ornant chacune des pages de l'ouvrage où l'on perçoit cette espèce de fusion entre deux jim thompson, a hell of a woman, editions de la Baconnièreunivers artistiques d'une noirceur insondable qui coïncident parfaitement dans ce qui apparaît comme un format pulp subdivisé en six cahiers aux couvertures magnifiques qui rendent hommage à ces publications populaires dans lesquelles Jim Thompson a publié de nombreux textes. Sur la base d'un carte au fond noir, Thomas Ott laisse donc entrevoir, à chaque coup de cutter, une imagerie en noir et blanc sombre et inquiétante au service d'un texte qui nous entraîne dans les tréfonds de la folie meurtrière d'un homme déchu.

     

    jim thompson,a hell of a woman,editions de la baconnièreEn tant que représentant de commerce pour une entreprise miteuse de marchandises bon marché, Frank Dillon tire le diable par la queue avec cet éternel besoin d'argent pour assouvir ses besoins et ceux de sa femme Joyce qui ne supporte plus de vivre avec un minable. Acculé par les dettes qu'il doit à son patron, c'est du côté de Mona qu'il va trouver un moyen d'échapper à toute cette misère. Mona c'est une jeune fille qu'il a rencontré, durant une de ses tournées, au domicile de sa mégère de tante qui l'exploite et qui la bat sans vergogne. Erigé en tant que protecteur par celle pour qui il éprouve des sentiments troubles, Frank Dillon va apprendre que la vieille tante dissimule dans la cave une valise bourrée d'argent. Pas moins de 100'000 dollars. C'est l'occasion rêvée pour changer de vie en séparant du magot, quitte à se débarrasser du moindre obstacle qui se présente à lui. Il faut dire qu'entre son patron suspicieux et sa femme qui le harcèle et cette jeune Mona dont il se demande s'il peut lui faire confiance, Frank se sent de plus en plus acculé. Mais même coincé de toute part, enferré dans ses mensonges. il ne compte pas se laisser faire. Et tant pis s'il y a de la casse.

     

    jim thompson, a hell of a woman, editions de la BaconnièreOn se souvient tous de l'adaptation d'Alain Corneau transposant l'intrigue dans le paysage hivernale d'une triste banlieue parisienne avec Série Noire, film culte s'il en est où Patrick Dewawere traduisait dans son interprétation fascinante, tout le désarroi d'un homme ordinaire, un peu paumé, dérivant peu à peu vers une sordide dérive criminelle. Et c'est l'essence même de l'intrigue de Jim Thompson que Thomas Ott retranscrit dans son atmosphère d'origine d'une ville paumée du sud des Etats-Unis où évolue donc Frank Dillon qui trimballe son mal de vivre et ses désillusion et qui n'est même plus capable de faire le décompte de ses mariages foireux et des jobs minables qu'il a accompli travers tout le pays. Que ce soit par les vignettes capturant les points saillants du texte ou les illustrations jim thompson,a hell of a woman,editions de la baconnièrepleine page des moments fatidiques de l'intrigue, l'illustrateur zurichois saisi la part sombre de cette époque des fifties avec ces diners minables, ces femmes pulpeuses et cet omniprésence des dollars tant convoités tout en traduisant le côté sulfureux d'un récit qui s'inscrit dans la noirceur indicible d'une trajectoire sordide qui nous saisi à la gorge. Il faut dire qu'avec A Hell Of A Woman, Jim Thompson nous plonge littéralement dans la psyché d'un homme qui perd pied en nous propulsant dans une spirale de violence qui accentue la paranoïa dont il souffre, en le conduisant ainsi sur le seuil de la folie d'une dérive sanglante et forcément sans issue, ce d'autant plus que Frank Dillon se révèle être un individu aussi minable que maladroit qui doit frayer avec un entourage peu scrupuleux à l'instar de sa femme Joyce, de son patron Staples et de la terrible Ma Faraday qui détient un magot se révélant plus que douteux tandis Mona apparaît comme une traînée idiote qui l'insupporte de plus en plus à mesure qu'il la côtoie. Englué dans l'esprit tortueux de Frank Dillon, il n'est donc plus question d'émerger vers une quelconque lueur d'espoir, jim thompson,a hell of a woman,editions de la baconnièrebien au contraire. En effet, Jim Thompson distille une intrigue poisseuse où l'on ne fait qu'éprouver un malaise lancinant en partie dû au fait que l'ensemble du parcours tragique de Frank Dillon se décline sur le registre d'une série de crimes "ordinaires" accroissant le sentiment d'horreur, voire même de dégout, qui s'empare par instant du lecteur saisi par la vigueur d'une mise en scène dépouillée ne faisant que renforcer la brutalité de scènes pleines de fureur dont Thomas Ott capture la quintessence mortelle. Et pour couronner le tout, on appréciera dans cette édition somptueuse de l'un des grands romans de Jim Thompson, ce cahier de Markus Rottmann retraçant le parcours chaotique du romancier qui ressemble à bien des égards à celui des antihéros emblématiques traversant une oeuvre aussi incandescente qu'obscure qui fait partie des fondements de la littérature noire.


    Jim Thompson : A Hell Of A Woman. Editions de la Baconnière 2022. Traduit de l'anglais (Etat-Unis) par Danièle Bondil pour les éditions Rivages/Noir. Illustré par Thomas Ott.

    Collectif : Voyage A Travers L'Oeuvre De Jim Thompson. Rivages/Noir 2025. Illustré par Miles Hyman.

    A lire en écoutant : Mannish Boy de Muddy Waters. Album : Hochie Hochie Man. 1988 Epic Ltd.

  • Maria Fagyas : La Cinquième Femme. Meurtre et insurrection.

    Capture d’écran 2025-08-07 à 16.44.16.pngA l’occasion des sorties du mois de juin 2025, ce ne sont pas moins de trois femmes qui sont mises à l'honneur dans la collection Classique de la Série Noire comptant un cruel déficit dans le domaine qui n'est d'ailleurs pas l'apanage exclusif de cette maison d'éditions à une époque où la littérature noire demeure le pré carré des romanciers. Fondée en 1945, il faut attendre cinq ans pour que Gertrude Walker intègre la mythique collection avec Contre-Voie (Série Noire n° 67, 1950) tandis que Graig Rice apparaît dans le catalogue en 1959 avec Et Pourtant Elle Tourne ! (Série Noire n° 533) faisant partie des quatre femme publiées au sein de la Série Noire. C’est en 1964 qu'une nouvelle romancière aura l'honneur d'être admise dans le fleuron du roman policier et il s’agira de Maria Fagyas qui fait une unique incursion dans le mauvais genre avec La Cinquième Femme (Série Noire n° 893, 1964) qui se distancie radicalement du modèle hard-boiled avec une intrigue se déroulant durant l'insurrection de Budapest en 1956. Femme de lettre américaine aux origines austro-hongroise, Maria Fagyas étudie à Budapest avant de quitter le pays pour s'installer à Berlin où elle rencontre son mari, un auteur de théâtre et scénariste avec qui elle écrit des pièces sous le nom de Mary Helen la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardFay ou Mary-Bush Fay. C'est après avoir émigré tous deux aux Etats-Unis où ils sont naturalisés, que Maria Fagyas écrit donc son premier roman The Fifth Woman où elle met en scène l'inspecteur Nemetz évoluant dans la capitale hongroise où la population se révolte contre le la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardrégime soviétique et les troupes russes qui déferlent dans la ville ravagée par ce conflit qui dura un peu plus d'un mois. Une intrigue policière plutôt atypique qui fut sélectionnée pour le prestigieux prix Edgar Allan-Poe du premier roman de  la Mystery Writers of America tandis que sept ans plus tard, son livre Le Lieutenant Du Diable (Poche 1977), qui assoira sa notoriété en s'inspirant d'un fait divers historique, fit l'objet d'une adaptation au cinéma, milieu dans lequel elle travailla en tant que scénariste. 

     

    la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardA Budapest au 27ème jour du mois d'octobre 1954, en pleine insurrection contre le joug soviétique, ce n'est pas si étonnant que de voir quatre corps de femme alignés devant une boulangerie du quartier lorsque l'on se rend à son travail comme le fait l'inspecteur Nemetz dont le bureau se situe à l'hôtel de police de la ville. Mais le soir, en retournant à son domicile, le policier constate que l'on a ajouté un cinquième corps dont il connaît l'identité puisqu'il s'agit d'une femme qui s'est présentée à lui, la veille, afin d'accuser son mari, un jeune chirurgien renommé de l'hôpital, de vouloir la tuer. N'ayant pas cru ce qui apparaissait pour lui comme des élucubrations d'une femme hystérique et peu commode, l'inspecteur Nemetz se lance dans une enquête chaotique afin de faire la lumière sur les circonstances de cette mort suspecte dans un environnement où les cadavres s'accumulent au rythme de combats sanglants. Sur fond de règlements de compte entre ceux qui résistent et ceux qui collaborent, dans un environnement où fleurissent les combinent du marché noir, débute la confrontation entre l'enquêteur opiniâtre et le médecin zélé, dans un jeu subtil de mensonge et de vérité qui va bien finir par voir le jour, s'ils réchappent pour autant aux affres de cette insurrection destructrice. 

     

    Sans doute en partie due à la qualité du texte d'origine, on notera son incroyable modernité que l'on attribuera également à l'excellente traduction révisée de Marie-Caroline Aubert nous expliquant dans sa préface qu'elle a restitué l'intégralité de la version originale qui a été tronquée lors de la publication de la première version française comme cela se faisait souvent, afin de correspondre au format exigé de la collection. Il faut ajouter que l'intrigue, prenant pour cadre cette insurrection méconnue de la Hongrie en 1956, devient le reflet de l'actualité en Europe de l'Est et des combats qui font rage en Ukraine, quand bien même les circonstances ne sont pas tout à fait similaires. Ne résidant plus en Hongrie depuis des décennies, il faut avant tout saluer la capacité de Maria Fagyas à restituer l'atmosphère de l'époque qu'elle décline avec un certaine assurance en nous livrant les différents aspects de cette insurrection et des enjeux du quotidien, que ce soit le marché noir, les dénonciations, ainsi que le jeu trouble de la résistance et de la collaboration des uns et des autres qui donnent prétexte à des règlements de compte virant parfois dans un registre assez sordide comme en témoigne certains personnages de l'intrigue. Et c'est dans cet environnement délétère qu'évolue l'inspecteur Nemetz, individu assez ordinaire, bien éloigné des archétypes de l'enquêteur dur à cuir ou doté d'une intuition phénoménale. Avec ce policier, on tablera plutôt sur le doute et l'incertitude avec pour seul atout une certaine opiniâtreté qui lui permet d'avancer en dépit des obstacles qui se présentent devant lui dans le cadre de ce qui apparaît comme une enquête sur un féminicide comme on savait les traiter à l'époque. Et il faut bien avouer que Maria Fagyas parvient à instiller un certain malaise puisque l'on ne peut s'empêcher d'éprouver une réelle antipathie pour la victime et que l'on reste tout au long de l'intrigue dans l'expectative de savoir si ce mari est bien l'auteur du crime dont il est soupçonné alors qu'il apparaît comme un chirurgien dévoué à l'égard de ses patients qui s'entassent dans les couloirs de l'hôpital tandis que la plupart des autres médecins ont déserté les lieux. Mais le schéma narratif s'inscrit davantage dans l'attitude des différents protagonistes, de leurs intérêts respectifs et bien évidemment de leurs rivalités sur lesquelles l'occupant russe va pouvoir jouer pour arriver à ses fin tandis que l'inspecteur Nemetz se débat pour faire la lumière sur cette affaire trouble dont tout le monde se moque. Tout cela s'articule dans une ambiance dévoyée que ce soit dans les rues de Budapest ou dans ce bar obscur, au climat formidablement dépeint, où l'on peut négocier quelques passe-droits tandis que les chars déferlent dans la capitale et que les convois pour la déportation se mettent en place. Ainsi, avec La Cinquième Femme, Maria Fagyas sort résolument des schémas propre au roman policier de l'époque pour s'inscrire dans une tonalité singulière qui résonne aujourd'hui encore comme une oeuvre magistrale qu'il faut découvrir toutes affaire cessantes.


    Maria Fagyas : La Cinquième Femme (Fifth Woman). Editions Série Noire 2025/Collection Classique. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jane Fillion et révisée par Marie-Caroline Aubert.

    A lire en écoutant : Sour Times de Portishead. Album : Roseland, NYC Live. 1998 Go Beat Ltd. 

  • JAMES MCBRIDE : L'EPICERIE DU PARADIS SUR TERRE. LA REPARATION DU MONDE.

    james mcbride,l’épicerie du paradis sur terre,éditions gallmeisterOn pourra bien parler de la polarisation et des clivages entre les communautés, de la colère et de la haine qui en découlent et de cette violence qui imprègne le pays comme s'il s'agissait d'une espèce d'ADN immuable se nourrissant d'un passé historique où il n'est question que de fureur et de conquêtes sanglantes. Mais pour éclairer cette part sombre des Etats-Unis, il projette cette lumière d'espoir et d'amour alimentant l'ensemble d'une oeuvre où il est question de tolérance sans pour autant édulcorer les rancœurs de ces populations de la marge confinées dans ces ghettos où la solidarité est de mise. Romancier et scénariste, mais également compositeur de jazz et saxophoniste, James McBride intègre donc dans ses récits l’essence même d’une existence au croisement des cultures dont il évoque le contexte dans La Couleur De L’Eau (Gallmeister 2020), récit autobiographique au succès fracassant d’où émerge les racines juives et polonaises de sa mère ainsi que les origines chrétiennes et afro-américaines de son père et qui ont élevé une famille de douze enfants à Brooklyn dans le quartier défavorisé de Red Hook. Outre son autobiographie, c’est dans un roman comme Deacon King Kong (Gallmeister 2021) que l’on retrouve cette atmosphère âpre, en clair obscur d’une poignée d’immeubles décatis d’un secteur excentré de Brooklyn gangrené par l’émergence dévastatrices de la drogue où l’on croise une multitude d’individus aux parcours bancals et aux âmes lacérées par les aléas d’une existence chaotique. Et de ce foisonnement d'hommes et de femmes de peu émerge cette luminosité qui éclaire la misère d'un univers précaire et souvent violent, imprégnée de milles éclats d'une humanité repoussant les préjugés pour tendre vers une solidarité tangible et indispensable. S'ils revêtent bien souvent une connotation spirituelle, les textes de James McBride n'ont pourtant rien de lénifiant et s'inscrivent dans un swing tonique propre au jazz dont on retrouve quelques tonalités dans L'Epicerie Du Paradis Sur Terre où l'on part à la rencontre de la communauté de Chicken Hill, composée de juifs et d'afro-américain qui ont élu domicile dans ce quartier pauvre de la ville de Pottstown en Pennsylvanie, située non loin de Philadelphie.


    james mcbride,l’épicerie du paradis sur terre,éditions gallmeisterEn 1972, à la veille de l'ouragan Agnès qui va balayer la côte Est des Etat-Unis,, des ouvriers découvrent les restes d'un corps au fond d'un puit de la ville de Pottstown, plus précisément à Chicken Hill où réside le vieux Malachi, l'un des derniers résidents de la communauté juive qui est devenu, par la force des choses, la mémoire et l'âme de ce quartier défavorisé. C'est donc vers lui que la police se tourne pour en savoir plus sur la découverte de ce cadavre auprès duquel on a retrouvé une mezouzah en argent. Pour le vieil homme, c'est l'occasion de se remémorer cette époque d'autrefois où juifs et noirs se côtoient dans une effervescence migratoire qui rassemblent les plus précarisés. de se souvenir de Moshe propriétaire d'une salle de spectacle, et de son épouse Chona qui tient la petite épicerie du Paradis Sur Terre. De cette position privilégiée, le couple observe tous les mouvements de cette vie foisonnante tout en étant à l'écoute de cette population bigarrée. Alors quand Chona apprend que Dodo, une jeune garçon sourd et muet, va être placé en institution, elle se met en tête de le soustraire aux autorités afin de le protéger. Dans sa tâche, elle pourra compter sur Nate le concierge de la salle de spectacle, qui officie également comme leader informel de la communauté afro-américaine et qui va l'appuyer dans cette démarche salvatrice. Mais peut-on véritablement lutter contre cette Amérique blanche et chrétienne qui dicte ses règles sur l'ensemble du pays ?  

     

    Avec la découverte d’un corps à l’état de squelette, on devine que l’enjeu du récit sera de découvrir l’identité de la victime et les circonstances de sa mort, ceci quand bien même le roman se distancie des codes du roman policier pour s’orienter vers un portrait foisonnant de ce quartier multiculturel de Chicken Hill durant la période des années vingt ou juifs et noirs se côtoient dans un joyeux charivari aux accents tonitruants de ces grands orchestres de jazz dirigés par Chick Webb, batteur phénoménal, ou Mickey Katz, clarinettiste virevoltant sur des tonalités yiddish. On arpente donc les rues de ce quartier populaire dans un bouillonnement de rencontres fracassantes et de scènes de vie quotidienne qui vont s’imbriquer les unes aux autres dans ce qui apparaît tout d’abord comme un joyeux désordre pour nous livrer, au final, la mécanique de cette réparation du monde qui va bien au delà d’une simple revanche de la vie et que l’on pourrait définir comme le retour d’un destin parsemé de ces injustices qui jalonnent l’existence des protagonistes de l’intrigue. C’est donc de cela dont il est question dans L’Epicerie Du Paradis Sur Terre où James McBride met en lumière cette espèce de balance universelle entre les bonnes actions des uns et les mauvaises actions des autres et dont le schéma narratif complexe s’articule essentiellement autour des parcours de vie de Chona et de Moshe deux figures importantes de la communauté juive mais également de Nate et de Dodo issus tous deux de la diaspora afro-américaine et qui tous se côtoient sans véritablement se connaître jusqu’à cette tragédie qui va bouleverser l’existence de chacun. Et il émerge ainsi du texte un jaillissement d’humanité sans pour autant verser dans une espèce d’émotion sirupeuse ou de complaisance factice en nous permettant également d’appréhender tous les aspects sombres de ce quartier âpre de Chicken Hill où l’on ne se fait pas de cadeau. Mais de cette part sombre incarnée par des individus comme l’aide-soignant inquiétant Son of Man ou l’odieux docteur Earl Roberts, James McBride en extrait une étincelle de commisération s’inscrivant dans la densité de leur personnalité qu’il prend d’ailleurs le temps de décliner pour chacun des personnages de l’intrigue qui prend parfois quelques tournures désopilantes. Une mention spéciale pour Chona, jeune juive boiteuse qui tient L’Epicerie Du Paradis Perdu et dépourvue du moindre préjugé,  rappelant à certains égards la figure tutélaire de la mère de l’auteur, ainsi que pour Monkey Pants, ce jeune garçon confiné dans son lit de l'effroyable institution de Pennhurst, incarnation de cette autre discrimination que subissent les personnes handicapées que l'on relègue dans des établissements insalubres où la violence est de mise. L'ensemble se décline au fil d'une écriture généreuse et exubérante qui nourrit une succession de chapitres denses nécessitant une certaine attention pour saisir l'intégralité d'un récit qui se se mérite sans pour autant malmener le lecteur qui succombera au charme indéniable de L'Epicerie Du Paradis Sur Terre.
     


    James McBride : L'Epicerie Du Paradis Sur Terre (The Heaven & Hearth Grocery Store). Editions Gallmeister 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Happe.


    A lire en écoutant : Children's World de Maceo Parker. Album : Roots Revisited. 2000 Minor Music.