GILLES SEBHAN : NIGHT BOY. GLORIA FOR EVER.
Il y a quelque chose de tourmenté qui émane de ses peintures mais également de ses récits dont certains d'entre eux sont consacrés aux trajectoires chaotiques d'individus controversés tels que Tony Duvert ou Jean Genet tandis qu'il émerge du Royaume Des Insensés, un cycle cinq romans oscillant entre le polar et le roman noir, un sentiment diffus de transgression et de solitude. Gilles Sebhan débarquait donc dans l'univers de la littérature noire avec Cirque Mort (Rouergue/Noir 2018) où l'on faisait connaissance avec le lieutenant Dapper à la recherche de son fils Théo mystérieusement disparu tandis que l'on naviguait dans l'univers oppressant d'un hôpital psychiatrique dirigé par le docteur Tristan fasciné par la personnalité d'Ilyas, un jeune adolescent étrange qui semble pouvoir entrer en contact avec l'enfant disparu. Que ce soit avec La Folie Tristan (Rouergue/Noir 2019) ou Feu Le Royaume (Rouergue/Noir 2020) ainsi qu'avec Noir Diadème (Rouergue/Noir 2021) et Tigre Obscur (Rouergue/Noir 2022) qui conclut cette série à la fois singulière et mélancolique, on observe le parcours des différents protagonistes qui évoluent en fonction des événements auxquels ils font face et qui sont souvent en lien avec le thème de l'enfance dans ce qu'il y a de plus obscur et de plus provocant que Gilles Sebhan met en scène sans effet ostentatoire ce qui est une véritable gageure tant le sujet se révèle délicat. Mais c'est cela que l'on apprécie avec ce romancier qui nous invite à plonger dans des dimensions transgressives avec ce sens de la nuance et d'une certaine de virtuosité nous permettant d'appréhender les œuvres puissantes, détonantes, imprégnées de violence et de fureur de peintres tels que Stéphane Mandelbaum ou Francis Bacon auquel il consacre son avant-dernier ouvrage intitulé Bacon, juillet 1964 (Rouergue/La Brune 2023) qui s'articule autour d'un reportage d'une vingtaine de minutes consacré à l'artiste qui évolue dans son atelier de Londres en se livrant sur son homosexualité, la peur et la violence ainsi que son insatisfaction constante devant son travail et son lien trouble à l'alcool qu'il consomme sans modération. Et après un silence de deux ans, voici que Gilles Sebhan fait son retour en intégrant La Manuf, collection noire de la maison d'éditions La Manufacture de livres, avec Night Boy où il se penche sur les "grooming gangs", composés d'individus abordant intentionnellement des mineurs afin de les manipuler à des fins d'exploitations sexuelles et qui avaient défrayé la chronique des faits divers au Royaume Uni après avoir bénéficié du silence complice ou de la négligence coupable des autorités durant plusieurs décennies.
Dans les travées reliant les immeubles d'une banlieue décatie de Bornemouth, Abab, un jeune garçon exploité par des trafiquants d'êtres humains pakistanais, tente d'échapper à une bande de tueurs albanais qui viennent de liquider tous les occupants de l'appartement sordide où il logeait. Au cours de la fusillade, il a tout juste eu le temps de distinguer le visage de l'un d'entre eux dont il a croisé le regard. Désormais traqué par les assassins ainsi que par la police désireuse d'obtenir son témoignage, il trouve refuge dans l'appartement de Gloria, une femme trans qui ne sait pas trop quoi faire de ce jeune migrant clandestin indien bien trop encombrant pour intégrer son univers de solitude et de douleurs qu'elle intériorise depuis toujours. Chargé de démanteler un réseau mafieux albanais implanté à Londres, l'inspecteur David Burn est provisoirement affecté au commissariat de la ville balnéaire où le chef du gang aurait pris ses quartiers dans la région. De là à penser qu'il pourrait être le commanditaire de cette tuerie, il n'y a qu'un pas qu'il est prêt à franchir envers et contre tous.
On notera le fait qu'en abordant le thème des "grooming gangs" sévissant au Royaume-Uni, Gilles Sebhan s'attaquait à un sujet délicat qui a suscité la polémique en lien avec le manque d'implication, voire la complicité des autorités, c'est peu de le dire, générant une récupération politique des partis d'extrême-droite par rapport au profil ethnique et religieux de ces individus qui ont mis en place ces réseau de prostitution en enlevant de leur famille ou des foyers auxquels il étaient confiés, des mineurs à la dérive. S'il n'édulcore en rien les aspects gênants de cette affaire notamment pour tout ce qui a trait à la communauté indo-pakistanaise ainsi que les licenciements de travailleurs sociaux ayant tenté d'alerter leur hiérarchie ou les instances policières et judiciaires du phénomène dramatique dont ils étaient témoins, Gilles Sebhan se concentre sur le profil des victimes que ce soit la jeune Amy en rupture avec sa famille et surtout Abad cet enfant pakistanais que sa famille a confié aux bons soins de son "oncle" Daddy qui en a fait un migrant clandestin qu'il exploite sans vergogne tout en assouvissant ses pulsions libidineuses au sein d'un appartement insalubre dans lequel s'entasse près de dizaine de
comparses d'infortune. C'est dans ce logement que débute l'intrigue de Night Boy prenant pour cadre la ville côtière de Bornemouth, dont la principale activité économique se décline autour des séjours linguistiques et qui se situe non loin de West Bay dont les falaises ont servi de décor pour la série Broadchurch auquel l'auteur fait d'ailleurs illusion. Autre film auquel Gilles Sebhan rend hommage c'est Gloria de John Cassavetes dont la protagoniste principale, une femme trans dans la cinquantaine, endosse le prénom tout en assurant le même rôle que Gena Rowland en devenant la protectrice du jeune Abad traqué par un gang albanais qui s'en prend à ses rivaux indo-pakistanais. C'est donc sur fond de règlements de compte plutôt brutaux que l'on observe l'amitié maladroite qui se noue entre Gloria et Abad tout en découvrant également la personnalité de David Burn, flic plutôt efficace mais solitaire qui débarque dans cette localité désormais à feu et à sang en tentant de protéger l'unique témoin du massacre commis par les albanais qu'il pourchasse. Avec Gilles Sebhan, on apprécie toujours autant le registre ambivalent de ses personnages dont on découvre les parts d'ombre sans pour autant être dénué d'une certaine humanité qui se conjugue souvent dans la solitude et une certaine détresse. Et aucun des protagonistes de Night Boy n'y échappe, ce qui confère au récit, au-delà de l'aspect sombre et de la violence qui en découle, une certaine émotion se conjuguant dans la justesse de scènes qui s'inscrivent dans un réalisme rêche que Gilles Sebhan décline avec une certaine sobriété, caractéristique d'une écriture équilibrée dépourvue de toute fioriture qui font que l'on s'attache immédiatement à la fragilité de ces personnalités à la fois déroutantes et lumineuses, à l'image d'un récit qui laisse un souvenir impérissable. Tout juste admettra-t-on quelques petites facilités narratives comme cet achat providentiel d'une montre connectée qui va faire basculer l'ensemble de l'intrigue vers une issue dont on découvrira les conclusions au pied d'une falaise sur lequel s'agrège désormais le visage de Gloria, une femme magistrale qui marque les esprits.
Gilles Sebhan : Night Boy. Editions La Manufacture de livres/Collection La Manuf 2025.
A lire en écoutant : Behind The Wheel de Depeche Mode. Album : Music For The Masses. 1987 Venunote Ltd.