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  • JEAN GIONO : UN ROI SANS DIVERTISSEMENT. LES ETENDUES DESERTES ET GLACEES.

    Capture d’écran 2025-11-30 à 14.06.08.pngUn roi sans divertissement est un homme plein de misère.                                                                                                              Pascal

     

    On examinera probablement à plusieurs reprises la date du copyright de ce roman tant il apparaît d'une impressionnante modernité avec cette sensation d'être paru tout récemment alors qu'il a été publié en 1948, après deux ans de mise à l'index par le comité national des écrivains sanctionnant son attitude jugée controversée durant l'Occupation. Un Roi Sans Divertissement fait figure de premier ouvrage de ce que Jean Giono appellera ses Chroniques comprenant notamment Noé (La Table ronde 1947), Les Ames Fortes (Gallimard 1949), Les Grands Chemins (Gallimard 1951) et Le Moulin de Pologne (Gallimard 1952) et qui s'inscrivent dans une vaste démarche de romans expérimentaux où la créativité de la langue et de la narration atteignent des sommets tout en étant destinés initialement au lectorat américain afin de contourner la censure dont il fait l'objet en France. Une période plutôt sombre qui rejaillit immanquablement dans Un Roi Sans Divertissement prenant l'allure, osons le jean giono,un roi sans divertissement,éditions gallimard,éditions folio,édition de la pléiade,chronique littéraire,avis de lecture,blog littéraire,roman noir,classique littéraire,mon roman noir et bien serré,littérature françaisedire, d'un véritable roman noir, genre pour lequel Giono affichait un attachement assidu, plus particulièrement pour la collection Série Noire et qui affirmait dans une lettre adressée à Marcel Duhamel que "c'est le refuge du vrai roman". On notera également le recueil de textes du romancier au sujet de la littérature De Monluc A La Série Noire (Les cahiers de la nrf 1998) manifestant, encore une fois, un intérêt évident pour la littérature policière figurant à l'époque comme le nouvel avatar de l'art de la narration occidentale. Mais pour en revenir à Un Roi Sans Divertissement, on dit que son auteur l'aurait été rédigé avec une rapidité vertigineuse en parlant d'une période d'un mois, voire même 27 jours, selon certains rapporteurs, pour ce qui apparaît comme l'un des grands classiques de la littérature qui n'a rien de poussiéreux tant son audace continue à subjuguer les lecteurs s'aventurant dans cette émulsion de créativité nécessitant sans aucun doute, plusieurs lectures afin de saisir toute l'incandescence d'un récit qui confine au sublime tout simplement. 

     

    jean giono,un roi sans divertissement,éditions gallimard,éditions folio,édition de la pléiade,chronique littéraire,avis de lecture,blog littéraire,roman noir,classique littéraire,mon roman noir et bien serré,littérature françaiseEn 1843, dans le Trièves, région reculée du Vercors, il y a ce petit village non loin de Chichilianne où l'on signale la disparition de Marie Chazottes puis l'agression de Ravanel Georges qui échappe de peu à ce qui apparaît comme une tentative d'enlèvement. Et puis c'est dans le courant de l'hiver l'année 1844 que l'on s'aperçoit d'une nouvelle disparition, celle de Bergues, un braconnier célibataire qui arpente la région parfois durant quelques jours mais dont on est désormais sans nouvelle depuis plusieurs semaines en constatant, en se rendant à son domicile, qu'il n'a pas même pas pris le temps de finir son repas resté figé dans l'assiette. Définitivement terrorisée, la communauté se décide à quérir la gendarmerie royale de Clelles qui dépêche une petite compagnie de six gendarmes conduits par le capitaine Langlois. S'ensuit la traque d'un individu dont on ne saisit pas les motivations puisqu'il ne détrousse pas ses victimes qu'il emporte avec lui, chose peu commune ce d'autant plus qu'il s'en prend tant aux femmes qu'aux hommes du village. Mais malgré les patrouilles et toutes les précautions prises, c'est Callas Delphin-Jules dont on est sans nouvelle avant que tout ne s'apaise au début du printemps sans que l'on ait pu identifier l’agresseur. Ainsi, les gendarmes dépités quittent les lieux sans avoir pu l'appréhender. Néanmoins, au début de l'hiver 1845, le capitaine Langlois revient seul au village et s'installe au Café de la route, bien décidé à démasquer celui qu'il ne considère pas comme un monstre et dont il semble connaître certains aspects de sa personnalité.

     

    Décortiqué à maintes reprises à l'occasion de thèses ou d'essais, bien difficile d'être en mesure de saisir toute la richesse enfouie dans Un Roi Sans Divertissement qui se distingue dans la luxuriance de cette langue que Jean Giono manie avec une virtuosité que ce soit dans l'art de la narration bien sûr, mais également dans l'art de l'ellipse, des non-dits et bien évidemment dans ces somptueuses descriptions qui vous étourdissent à l'instar de cet hêtre aux connotations quasi fantastiques qui devient l'une des pièces centrales de l'intrigue. 

    "Et à l'automne, avec ses longs poils cramoisis, ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains de feuillage d'or jouant avec des pompons à plume, des lanières d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était pas vraiment un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient par le regarder en silence."

    Débutant avec ces successions de disparitions et d'agressions étranges, l’intrigue prend des tonalités extrêmement sombre qui se déclinent dans l’âpreté de cette atmosphère hivernale du Trièves que jean Giono connaît bien puisqu'il y séjournait régulièrement. On est immédiatement saisi par la langue du narrateur qui s'inscrit dans le registre d'une transmission orale dans laquelle s'enchâsse les différents témoignages des protagonistes de l'intrigue s'inscrivant dans différentes temporalités que ce soit en 1946 avec ce narrateur dont on ne sait rien et qui pourrait être Giono lui-même, en 1916 avec ce groupe de vieillards transmettant les histoires racontées par leurs aïeux et en 1868 avec Saucisse, cette tenancière de l'auberge du village qui témoigne vingt ans après les événements qui ont marqué la localité dont on ignore le nom. C'est donc déjà là que l'on décèle toute la complexité de la narration talentueuse de Jean Giono qui parvient à mettre en scène avec une aisance déconcertante toutes ces strates de l'histoire de Langlois et de ce tueur sévissant dans la région ainsi que la diversité et l'inventivité du langage en fonction de la personne qui intervient dans le cours de ce roman captivant qui vous ensorcelle littéralement. Si dans une première partie, il est question de tension que ce soit autour de la traque de ce mystérieux tueur et de la chasse dantesque de ce loup solitaire, la seconde partie s'attache au devenir de Langlois et du spleen qui l'assaille et dont le romancier parvient à saisir toute la quintessence du mal qui le ronge à l'exemple de ce rare moment où l'on semble percevoir son point de vue à l'occasion d'une fête estivale où il est présent en apparence alors qu'il vit "dans les étendues désertes et glacées" et qui devient le point de bascule d'un récit aux connotations quasi métaphysiques, dont on peut même se demander s'il ne s'agit pas d'un rêve ou plutôt d'un cauchemar au regard notamment de cet anachronisme final de la dynamite qui n’existait pas à l’époque du déroulement des faits et dont on en saurait dire s’il est accidentel ou intentionnel. Emerge donc dans Un Roi Sans Divertissement, cette fascination de la violence et du mal qui deviennent les seules ressources d'un homme sombrant dans l'ennui et que Jean Giono dépeint avec une perfection sans commune mesure, accompagnés que nous sommes par toute une galerie de personnages attachants aux profils extraordinaires, devenant les témoins de la chute tragique de Langlois. Un chef-d'œuvre qui vous foudroie littéralement.

     


    Jean Giono : Un Roi Sans Divertissement. Editions Folio 2024.

    Jean Giono : Oeuvres Romanesques complètes. Volume III. Bibliothèque de la Pléiade 1974.

    A lire en écoutant : Symphonie N° 7 en La majeur, Allegretto de Beethoven. Album : Chicago Symphony Orchestra - Carlo Maria Giulini. 1987 EMI Records Ltd.

  • Maria Fagyas : La Cinquième Femme. Meurtre et insurrection.

    Capture d’écran 2025-08-07 à 16.44.16.pngA l’occasion des sorties du mois de juin 2025, ce ne sont pas moins de trois femmes qui sont mises à l'honneur dans la collection Classique de la Série Noire comptant un cruel déficit dans le domaine qui n'est d'ailleurs pas l'apanage exclusif de cette maison d'éditions à une époque où la littérature noire demeure le pré carré des romanciers. Fondée en 1945, il faut attendre cinq ans pour que Gertrude Walker intègre la mythique collection avec Contre-Voie (Série Noire n° 67, 1950) tandis que Graig Rice apparaît dans le catalogue en 1959 avec Et Pourtant Elle Tourne ! (Série Noire n° 533) faisant partie des quatre femme publiées au sein de la Série Noire. C’est en 1964 qu'une nouvelle romancière aura l'honneur d'être admise dans le fleuron du roman policier et il s’agira de Maria Fagyas qui fait une unique incursion dans le mauvais genre avec La Cinquième Femme (Série Noire n° 893, 1964) qui se distancie radicalement du modèle hard-boiled avec une intrigue se déroulant durant l'insurrection de Budapest en 1956. Femme de lettre américaine aux origines austro-hongroise, Maria Fagyas étudie à Budapest avant de quitter le pays pour s'installer à Berlin où elle rencontre son mari, un auteur de théâtre et scénariste avec qui elle écrit des pièces sous le nom de Mary Helen la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardFay ou Mary-Bush Fay. C'est après avoir émigré tous deux aux Etats-Unis où ils sont naturalisés, que Maria Fagyas écrit donc son premier roman The Fifth Woman où elle met en scène l'inspecteur Nemetz évoluant dans la capitale hongroise où la population se révolte contre le la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardrégime soviétique et les troupes russes qui déferlent dans la ville ravagée par ce conflit qui dura un peu plus d'un mois. Une intrigue policière plutôt atypique qui fut sélectionnée pour le prestigieux prix Edgar Allan-Poe du premier roman de  la Mystery Writers of America tandis que sept ans plus tard, son livre Le Lieutenant Du Diable (Poche 1977), qui assoira sa notoriété en s'inspirant d'un fait divers historique, fit l'objet d'une adaptation au cinéma, milieu dans lequel elle travailla en tant que scénariste. 

     

    la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardA Budapest au 27ème jour du mois d'octobre 1954, en pleine insurrection contre le joug soviétique, ce n'est pas si étonnant que de voir quatre corps de femme alignés devant une boulangerie du quartier lorsque l'on se rend à son travail comme le fait l'inspecteur Nemetz dont le bureau se situe à l'hôtel de police de la ville. Mais le soir, en retournant à son domicile, le policier constate que l'on a ajouté un cinquième corps dont il connaît l'identité puisqu'il s'agit d'une femme qui s'est présentée à lui, la veille, afin d'accuser son mari, un jeune chirurgien renommé de l'hôpital, de vouloir la tuer. N'ayant pas cru ce qui apparaissait pour lui comme des élucubrations d'une femme hystérique et peu commode, l'inspecteur Nemetz se lance dans une enquête chaotique afin de faire la lumière sur les circonstances de cette mort suspecte dans un environnement où les cadavres s'accumulent au rythme de combats sanglants. Sur fond de règlements de compte entre ceux qui résistent et ceux qui collaborent, dans un environnement où fleurissent les combinent du marché noir, débute la confrontation entre l'enquêteur opiniâtre et le médecin zélé, dans un jeu subtil de mensonge et de vérité qui va bien finir par voir le jour, s'ils réchappent pour autant aux affres de cette insurrection destructrice. 

     

    Sans doute en partie due à la qualité du texte d'origine, on notera son incroyable modernité que l'on attribuera également à l'excellente traduction révisée de Marie-Caroline Aubert nous expliquant dans sa préface qu'elle a restitué l'intégralité de la version originale qui a été tronquée lors de la publication de la première version française comme cela se faisait souvent, afin de correspondre au format exigé de la collection. Il faut ajouter que l'intrigue, prenant pour cadre cette insurrection méconnue de la Hongrie en 1956, devient le reflet de l'actualité en Europe de l'Est et des combats qui font rage en Ukraine, quand bien même les circonstances ne sont pas tout à fait similaires. Ne résidant plus en Hongrie depuis des décennies, il faut avant tout saluer la capacité de Maria Fagyas à restituer l'atmosphère de l'époque qu'elle décline avec un certaine assurance en nous livrant les différents aspects de cette insurrection et des enjeux du quotidien, que ce soit le marché noir, les dénonciations, ainsi que le jeu trouble de la résistance et de la collaboration des uns et des autres qui donnent prétexte à des règlements de compte virant parfois dans un registre assez sordide comme en témoigne certains personnages de l'intrigue. Et c'est dans cet environnement délétère qu'évolue l'inspecteur Nemetz, individu assez ordinaire, bien éloigné des archétypes de l'enquêteur dur à cuir ou doté d'une intuition phénoménale. Avec ce policier, on tablera plutôt sur le doute et l'incertitude avec pour seul atout une certaine opiniâtreté qui lui permet d'avancer en dépit des obstacles qui se présentent devant lui dans le cadre de ce qui apparaît comme une enquête sur un féminicide comme on savait les traiter à l'époque. Et il faut bien avouer que Maria Fagyas parvient à instiller un certain malaise puisque l'on ne peut s'empêcher d'éprouver une réelle antipathie pour la victime et que l'on reste tout au long de l'intrigue dans l'expectative de savoir si ce mari est bien l'auteur du crime dont il est soupçonné alors qu'il apparaît comme un chirurgien dévoué à l'égard de ses patients qui s'entassent dans les couloirs de l'hôpital tandis que la plupart des autres médecins ont déserté les lieux. Mais le schéma narratif s'inscrit davantage dans l'attitude des différents protagonistes, de leurs intérêts respectifs et bien évidemment de leurs rivalités sur lesquelles l'occupant russe va pouvoir jouer pour arriver à ses fin tandis que l'inspecteur Nemetz se débat pour faire la lumière sur cette affaire trouble dont tout le monde se moque. Tout cela s'articule dans une ambiance dévoyée que ce soit dans les rues de Budapest ou dans ce bar obscur, au climat formidablement dépeint, où l'on peut négocier quelques passe-droits tandis que les chars déferlent dans la capitale et que les convois pour la déportation se mettent en place. Ainsi, avec La Cinquième Femme, Maria Fagyas sort résolument des schémas propre au roman policier de l'époque pour s'inscrire dans une tonalité singulière qui résonne aujourd'hui encore comme une oeuvre magistrale qu'il faut découvrir toutes affaire cessantes.


    Maria Fagyas : La Cinquième Femme (Fifth Woman). Editions Série Noire 2025/Collection Classique. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jane Fillion et révisée par Marie-Caroline Aubert.

    A lire en écoutant : Sour Times de Portishead. Album : Roseland, NYC Live. 1998 Go Beat Ltd. 

  • Ron Rash : Plus Bas Dans La Vallée. Le chantre des Appalaches.

    ron rash,plus bas dans la vallée,collection la noire,éditions gallimardImmanquablement rattaché aux états du sud des Etats-Unis, William Faulkner apparaît sur le seuil dès que l'on évoque un roman prenant pour cadre cette contrée marquante, ceci même lorsqu'il s'agit d'un texte récent, tandis que l'on se tourne désormais vers Ron Rash comme figure de référence lorsqu'il s'agit de parler de ces écrivains des Appalaches, cette chaîne de montagne de l'Est américain dont il est originaire et qui traverse l'ensemble de son œuvre. Incarnation viscérale de ce territoire sauvage dont il dépeint la beauté brutale avec une sobriété poétique imprégnée d'une pointe de noirceur, Ron Rash, autant romancier que poète, a littéralement disséqué cette région montagneuse qu'il affectionne tant, au gré de récits s'apparentant, pour certains d'entre eux, à des romans noirs ce qui importe finalement assez peu tant l'on est emporté par la magnificence de ces textes se rapportant à différentes époques qu'il restitue avec le naturalisme impressionnant qui le caractérise. Avec cet attachement à son territoire, on ne s'étonnera pas que Ron Rash cite volontiers Ramuz et Giono comme ses auteurs préférés lui qui sillonne, avec une inlassable passion, la région que ce soit lors de randonnées où à l'occasion de parties de pêche, source inépuisable de son inspiration qui rejaillit dans tous ses romans, mais également dans les deux recueils de nouvelles que sont Incandescences (Seuil 2015) et Plus Bas Dans La Vallée qui nous permet de retrouver certains protagonistes de Serena (Le Masque 2011), immense roman sur l'Amérique de la Grande Dépression dans les Great Smoky Mountains qui a contribué à assoir sa notoriété. Et pour certains réfractaire aux nouvelles, c'est pourtant en refoulant leur aversion à ce format qu'ils prendront la mesure de toute l'étendue du talent de Ron Rash au fil de récits qui  jalonnent l'histoire des Etats-Unis que ce soit donc les stigmates de la Grande Dépression avec cette suite de Serena, mais également la guerre de Sécession pour finalement parcourir une période plus contemporaine où l'on décèle parfois une pointe d'humour que les frères Coen ne renieraient pas.  

     

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    Alors qu'elle séjourne depuis un an au Brésil, Serena Pemberton est de retour dans les Great Smoky Mountains pour finaliser le contrat qui la lie à la compagnie de Brandonkamp et qui exige que les arbres de la dernière parcelle qu'elle possède dans la région soient abattus avant la fin du mois de juillet. Si le délai n'est pas respecté, les pénalités seront exorbitantes. En tout état de cause, il ne reste que trois jours pour y parvenir et le délai semble impossible avec les pluies diluviennes qui ont fait de ce flanc de montagne un véritable bourbier dans lequel évoluent des bûcherons épuisés, bien souvent victime de morsures de serpents qui déciment leurs rangs. Mais celle que l'on surnomme désormais la "Lady Macbeth des Appalaches à plus d'un tour dans son sac pour accélérer les cadences de son personnel en sous-effectif et elle peut s'appuyer sur son homme de main mutique et sans pitié qui compte également traquer l'enfant de son ancien patron, fruit d'une liaison adultère que Serena n'a jamais pardonné à son mari défunt.   

     

    On dira de Plus Bas Dans La Vallée, premier texte qui donne son titre au recueil, qu'il s'agit davantage d'un roman court que d'une nouvelle nous permettant donc de nous confronter une nouvelle fois à la dureté de cette femme d'affaire redoutable qui ne s'en laisse pas compter par ses adversaires en utilisant tous les moyens à sa disposition pour arriver à ses fins, y compris les plus expéditifs. Accompagné de sa mère dotée de certains pouvoirs divinatoires, on retrouve également la personnalité inquiétante de Galloway toujours déterminé à retrouver la trace de Rachel et de son fils dont on va également avoir des nouvelles. Autant dire qu'il importe auparavant d'avoir lu Serena, afin de saisir l'entièreté des enjeux qui se jouent au gré d'un récit extrêmement sombre, véritable plaidoyer pour la préservation d'une nature malmenée par cette exploitation forestière outrancière. Si elle est l'incarnation permanente de la menace pesant sur les protagonistes, Serana Pemberton apparaît comme plus en retrait, à l'image de son aigle qu'elle a dressé et qui plane sur cette parcelle de forêt devenu un véritable enfer pour les bûcherons qui y travaillent au péril de leur vie. Et c'est davantage dans ce quotidien terrible de travailleurs surexploités que Rod Rash se penche en nous immergeant littéralement au coeur de ce bourbier où la silhouette massive des arbres se dressent à flanc de montagne tel un péril insurmontable. Et comme à l'accoutumée, il y a cette part obscure qui imprègne un texte où il est également question de cette faune qui déserte ces lieux désormais dévastés à l'image de l'âme sombre de Serena. Du début des années trente, on passe à la période de la fin de la Guerre de Sécession avec Les Voisins où l'on part à la rencontre de Rebecca et de ses enfants confrontés à l'une de ces bandes de pillards sévissant dans la région tandis qu'émerge un secret inavouable. Avec Baptème c'est autour de la confrontation entre un révérend et un individu dévoyé en quête d'un mariage arrangé odieux et qui s'inscrit dans le registre d'une foi qui va arranger bien des choses, sur un note aux accents ironiques. L'Envol, se déroule de nos jours dans le cadre d'un parc naturel où une garde-faune se confronte à l'hostilité d'un repris de justice qui veut pêcher dans la rivière sans les autorisations requises et va s'achever sur un épilogue abrupte et poétique.  Sur une tonalité country, Le Dernier Pont Brûlé laisse place à une lueur d'espoir pour cette vagabonde dans la dèche trouvant l'aide auprès d'un ancien alcoolique qu'elle va croiser et qui saura s'en souvenir à tout jamais dans ce qui apparaît comme la nouvelle la plus subtile et la plus nuancée du recueil avec cette notion de regret qui émerge du récit. Plus drôles, plus mordantes seront Une sorte De Miracle et Leurs Yeux Anciens Et Brillants le deux dernières nouvelles d'un recueil où l'on perçoit l'aisance de Ron Rash dans des registres bien différents qui rendent hommage à cette région des Appalaches qu'il sait mettre en valeur sans jamais rien édulcorer des tourments qui affectent les communautés dont il saisit les comportements avec cette acuité saisissante. 

     

     

    Ron Rash : Plus Bas Dans La Vallée. Editions Gallimard / Collection La Noire 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez.

    A lire en écoutant : Mansion In Heaven de John Cougar Mellencamp. Album : Big Daddy. 1989 John Mellencamp. 

  • JEAN-BAPTISTE DEL AMO : LA NUIT RAVAGEE. UN AUTRE MONDE.

    jean-baptiste del amo,la nuit ravagée,éditions gallimardLorsque l'on me demande si je me plonge dans d'autres lectures que celle propre à la littérature noire, je cite les livres emblématiques de la collection blanche chez Gallimard que sont L'Etranger d'Albert Camus et Chanson Douce de Leila Slimani, deux purs romans noirs qui démontrent que les genres ont largement dépassé, ceci depuis bien longtemps, les collections dans lesquelles on veut le cantonner. On pourrait évidemment en mentionner bien d'autres, mais il me plaira désormais de mentionner La Nuit Ravagée de Jean-Baptiste Del Amo qui fait figure de premier roman d'horreur à intégrer le fameux catalogue Gallimard. S'il y a une part de noirceur qui émerge de son œuvre, il y est souvent question du thème de la transmission pour cet ancien animateur socio-culturelle, originaire de Toulouse dont l'écriture se définit notamment à travers son homosexualité qu'il n'agite aucunement comme un étendard mais qui fait partie des fondements de son parcours de romancier en le poussant à se lancer dans l'aventure pour y exprimer ce qui a façonné sa vie que ce soit la peur du rejet et de la différence ou le fait de vivre dans le secret et le mensonge et que l'on retrouve dans La Nuit Ravagée, même s'il ne s'agit aucunement du sujet principal. De cette trajectoire émerge également un sentiment de pessimisme et de mélancolie qui transparait dans la plupart de ses textes où l'on ressent cette sensation de fin des temps ou de l'époque telle que nous la vivons, ceci plus particulièrement dans ce roman horrifique s'articulant autour du thème de la maison hantée, située dans un lotissement de la périphérie de la ville de Toulouse, qui va perturber l'existence de cinq adolescents qui vont découvrir l'existence d'univers parallèles.

     

    jean-baptiste del amo,la nuit ravagée,éditions gallimardAu début des années 1990, dans le lotissement des Acacias de la localité Saint-Auch, située non loin de Toulouse, il y a cette maison abandonnée au fond de l'impasse des Ormes exerçant une certaine fascination sur un groupe d'adolescents qui redoutent d'y pénétrer. Pourtant à la mort d'un de leur camarade, Alexandre Fauré, Thomas Hernandez, Mehdi Belkacem et Maximilien Sentenac vont braver l'interdit en compagnie de Magdalena Mancini, nouvelle venue au sein de la communauté marquée par ce deuil terrible qui les bouleverse tous. Mais lorsqu'ils pénètrent dans les pièces abandonnées de la demeure comme figée par le temps, ils ne se doutent pas qu'ils vont réveiller quelques entités d'un univers organique étrange qui s'imprègnent de leurs désirs, de leurs espoirs mais également de leurs peurs animant des rêves qui deviennent de véritables cauchemars. Mais s'agit-il vraiment de songes ou d'une réalité qu'ils n'osent affronter ?

     

    Situé à la périphérie du centre urbain de Toulouse et à la lisière de la campagne occitane, on dira de La Nuit Ravagée qu'il s'agit d'un récit s'inscrivant dans ce fameux courant de la "France périphérique" que l'on découvrait notamment par l'entremise de fictions comme Leurs Enfants Après Eux (Actes Sud 2018) de Nicolas Mathieu, même si l'on peut également citer Marion Brunet et plus particulièrement son roman L'Eté Circulaire (Albin Michel 2018) se déroulant dans un environnement similaire. Et puisqu'il est question d'un groupe d'adolescents confronté à une entité maléfique, on pensera immanquablement à Ça (Albin Michel 1988) de Stephen King auquel Jean-Baptiste Del Amo rend hommage avec une citation en guise d'épigraphe nous donnant la tonalité de l'intrigue. Mais au-delà de ces références, il faut bien admettre que le romancier se démarque de ces modèles en faisant en sorte de s'approprier les codes du roman horrifique pour les transposer à sa manière en s'intéressant davantage au profil de ses personnages qu'il prend le temps de mettre en place dans le contexte d'une adolescence chahutée qu'il retranscrit au gré d'une écriture sensible où l'on ressent, sur bien des aspects, un certain vécu. Et c'est peut-être en cela que la première partie de La Nuit Ravagée revêt un caractère particulier avec cette restitution assez saisissante de cette période des années 1990 que Jean-Baptiste Del Amo intègre dans le cours de son intrigue en faisant en sorte de s'extirper de la simple figure de style consistant à balancer quelques références culturelles ou en lien avec l'actualité pour définir le cadre de l'époque. Que ce soit la musique, le cinéma ou même la crainte d'une transmission du VIH, toutes les notions de cette décennie s'agrègent à l'ensemble de l'intrigue qui va basculer sur le registre du fantastique et de l'horreur dans la seconde ainsi que dans la dernière partie du récit où les peurs de ces adolescents prennent corps dans une dimension oscillant entre le songe cauchemardesque et la réalité tout aussi inquiétante et dont Jean-Baptiste De Amo n'occulte aucun aspect, notamment pour tout ce qui a trait à la discrimination, au rejet et bien évidemment aux premiers émois de la sexualité qu'il met en scène sans aucune pudibonderie. Il en va de même pour ce qui concerne le rapport à la mort ainsi que la découverte d'une certaine impuissance des parents qui font que chacun de ces jeunes va basculer vers l'âge adulte avec toute les incertitudes qui en découlent. C'est en cela que la maison abandonnée de l'impasse des Ormes, hommage à Nightmare On Elm Street de Wes Craven, autre grande référence du film d'horreur imprégnant le récit, devient le pivot de cette dimension fantastique en prenant une allure tout d'abord assez ordinaire pour révéler par la suite l'immensité d'un univers cauchemardesque d'où émane quelques entités malfaisantes, incarnations des frayeurs de ce groupe d'adolescents et qui vont donner lieu à quelques confrontations mémorables à l'instar de ce scolopendre géant ou de ce beau-père inquiétant qui vont terroriser certains d'entre eux. Tout cela se décline avec une belle virtuosité au niveau d'une écriture maîtrisée et sans esbroufe qui font de La Nuit Ravagée un roman de référence renouvelant, sur bien des aspects, les codes du roman d'épouvante et dont on reste marqué au terme d'une conclusion aussi vertigineuse que saisissante.


    Jean-Baptiste Del Amo : La Nuit Ravagée. Editions Gallimard 2025.


    A lire en écoutant : Suspiria de Goblin (Claudio Simonetti). Album : Suspiria (45th Anniversary Prog Rock Editions). 2022, Rustblade. 

  • Shelby Foote : Tourbillon. Autopsie d'un crime.

    shelby foote,tourbillon,editions gallimard,collection la noireComme tous les romanciers originaires du sud des Etats-Unis, on l'affilie volontiers à un écrivain comme William Faukner dont il a évoqué son influence ainsi que son admiration et qu'il a côtoyé à l'aune de sa carrière de romancier, même si son écriture est beaucoup plus proche de celle de Flannery O'Connor ou de Penn Warren en s'inscrivant dans une dimension sociale, voire ethnographique de son environnement ainsi que sur un registre historique centré notamment, en tant qu'historien, sur les aspects de la guerre de Sécession en développant un ouvrage ambitieux de près de 3000 pages qui fait référence dans le domaine et qui n'a toujours pas fait l'objet d'une traduction en français. De cet intérêt marqué pour cette guerre civile meurtrière, Shelby Foote a également publié Shiloh (Rivages 2025) un roman dont le titre fait référence à l'une des batailles les plus meurtrières de ce conflit fratricide et qui paraît en format poche, 20 ans après la disparition du romancier comme pour marquer cette résurgence des risques d'un conflit similaire qui plane sur le pays. Avec Shiloh, on observe, à hauteur d'homme, en adoptant le point de vue de six soldats des deux factions, le fracas d'une bataille qui dura deux jours au gré de longues shelby foote,tourbillon,editions gallimard,collection la noiremanoeuvres aux contours parfois absurdes et de confrontations cruelles et sanglantes s'inscrivant dans une impressionnante exactitude, jusqu'à la restitution des conditions météorologiques de l'époque. Mais le visage du sud prend également forme avec L'Amour En Saison Sèche (Rue d'Ulm 2019), ouvrage notable de l'auteur, qui se lance dans une fresque à la fois romanesque et historique s'étendant sur une période d'une quarantaine d'années, de la fin de la guerre de Sécession jusqu'aux débuts de la Seconde guerre mondiale. C'est avec Tourbillon second roman de sa carrière de romancier qu'il a rédigé en 1950, que l’écriture de Shelby Foote prend toute son ampleur avec cette technique de narration ingénieuse où chacun des points de vue laissent apparaitre quelques éléments d'une affaire de meurtre qui est en phase d'être jugée, nous laissant entrevoir toutes les composantes sociales de la communauté du Delta du Mississippi que ce soit les carcans religieux, la discrimination raciale mais également l'inégalité entre les hommes et les femmes d'où émerge cette violence qui sourdre dans toutes les couches de la population. Ne répondant à aucun schéma narratif de l'époque et encore moins à ceux qui prévalent de nos jours, Tourbillon apparaît comme un roman singulier tant dans son rythme que dans son contenu qui va dérouter le lecteur en quête de format convenu où il lui faut son content de rebondissements et d'émotions. C'est probablement pour ces raison qu'il faut découvrir toute affaire cessante l'œuvre de Shelby Foote, romancier bien trop sous-estimé.

     

    shelby foote,tourbillon,editions gallimard,collection la noireÀ Bristol dans le Mississippi, les jeux sont faits pour Luther Eustis, ce fermier quinquagénaire,  marié et père de trois enfants qui reconnaît avoir étranglé Beulah Ross, une fille de petite vertu qui l’a séduit et avec laquelle il s’est acoquiné quelques semaines avant de jeter son corps dans le lac Jordan, lesté d’un enchevêtrement de câbles et de blocs de ciment. Mais en dépit de ces précautions, le cadavre est remonté à la surface et le meurtrier qui a regagné le foyer conjugal est rapidement appréhendé.  Luther Eustis ne conteste pas les faits et il sait que c’est la chaise électrique qui l’attend au terme de son procès qui vient de débuter. Pourtant, au fil des débats, ce sont les voix du greffier, du geôlier de la prison, du journaliste local, d’un jeune homme sourd et muet, du meurtrier, de son épouse et même du fantôme de sa maîtresse qui donnent un autre éclairage à cette balade meurtrière sur laquelle pèse le poids de la Bible.  Et c’est son avocat qui va mettre en exergue tous ces éléments, reflets d’un certain dévoiement qui renvoie la petite communauté vers ses frasques et ses turpitudes. Dès lors, le jury va-t-il condamner un homme reflétant leurs propres travers qu’ils dissimulent tant bien que mal, quand bien même personne n’est dupe.

     

    Si l'on reprend la traduction du titre originale (Follow Me Down), il s'agit effectivement d'une descente dans les entrelacs de cette communauté du Sud, située aux abords du Delta du Mississippi durant la période du début des années cinquantes, dont Shelby Foote décortique par le menu tous les fondamentaux animant l'ensemble des citoyens qui la composent. Il ne s'agit pas pour autant d'un pamphlet, mais plutôt d'une radiographie ethnographique qui prend forme autour d'un fait divers dont on va découvrir les tenants et aboutissants au gré d'un procès où Luther Eustis est accusé du meurtre de sa maîtresse, ce qu'il ne conteste nullement. Subdivisé en trois parties, le récit débute dans la salle du tribunal où l'on découvre ce qui nous est rapporté quant à la découverte du corps et à l'enquête succincte qui en découle aidé en cela du Nigaud, témoin inespéré pour les enquêteurs, en dépit de son handicap. Puis l'on bascule, dans la seconde partie, sur les points de vue de Luther Eustis et de Beulah Ross qui vont nous permettre d'entrevoir leur périple amoureux voué à l'échec et s'achevant de manière tragique sur cette île perdue au milieu d'un lac, ultime refuge de ce couple bancal. Avec la dernière partie, c'est autour de l'épouse du meurtrier et de son avocat que l'on va adopter une toute autre vision des faits s'achevant, en guise d'épilogue, sur le ressenti du geôlier. Que l'on soit bien clair, il n'y aura pas de révélation fracassante ni de coup d'éclat au cours d'un récit se déclinant sur un rythme calme et posé qui répond à l'atmosphère languissante et poisseuse de cette région du sud des Etats-Unis, sans jamais se livrer à une quelconque caricature mais en s'inscrivant, au contraire, sur une dimension extrêmement réaliste. Il y est donc question de traditions et du poids des croyances qui s'inscrivent dans cette Bible omniprésente, véritable carcan dont on ne pourrait s'extraire, au risque de remords qui vous rongent jusqu'à la folie meurtrière comme Luther Eustis en fera l'amère expérience. Tout cela s'articule tout de même autour d'une certaine hypocrisie que l'avocat Parker Nowell va mettre en lumière, non pas par idéalisme, mais davantage pour nourrir son caractère misanthrope qu'il entretient depuis que sa femme l'a quitté pour un autre homme. L’intensité du roman réside notamment lorsque l’on accompagne Luther Eustis dans sa balade meurtrière et plus particulièrement lorsqu’il s’approche de Beulah, victime à plus d’un titre, les bras tendus, prêt à la noyer dans le lac où ils ont l’habitude de se baigner. Paradoxalement, on distingue une forme de soulagement chez le meurtrier qui y voit une épreuve qu’il a surmonté, en lui permettant de regagner ainsi le giron familial qu’il n’aurait jamais dû quitter. Tel est le thème que Shelby Foote déploie avec Tourbillon où il met en exergue la pesante entrave des traditions et des croyances dont il détaille les éléments par le menu à l’instar des menaces de mort pesant sur les souscripteurs d’un statue à la gloire des soldats de la Seconde guerre mondiale qui oseraient inscrire sur le monument les noms des combattants afro-américains ou la véritable signification du Midnight Spécial dont il est question dans les paroles d’un vieux blues traditionnel qui a été repris à moult reprises. Dérive meurtrière conjuguée au quotidien ordinaire décortiqué dans le moindre détail sans pour autant s’égarer dans le cours de son intrigue, Shelby Foote fait preuve d’une impressionnante acuité avec Tourbillon qui nous entraine dans la découverte de ce sud des Etats-Unis à la fois saisissant et fascinant qu’il dépeint sans aucun artifice.

     

     

    Shelby Foote : Tourbillon (Follow Me Down). Editions Gallimard/Collection La Noire 2021. Traduction de l'anglais (Etats-Unis) par Maurice-Edgard Coindreau et Hervé Belhiri-Deluen. Edition révisée par Marie-Caroline Aubert.

    A lire en écoutant : Piano Concerto for the Left Hand de Maurice Ravel. Album : Concertos - Alexandre Tharaud - Louis Langrée - Orchestre National de France. 2023 Parlophone Records Limited.