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  • BERNARD YSLAIRE/JEAN-LUC FROMENTAL/GEORGES SIMENON : LA NEIGE ÉTAIT SALE. ROMAN DUR.

    bernard yslaire,jean-luc fromental,georges simenon,la neige était sale,éditions dargaudEtonnement, les adaptations BD de l'œuvre de Georges Simenon sont plutôt rares si l'on fait exception de Loustal, étroitement associé au célèbre auteur belge, qui a illustré plusieurs de ses romans et notamment l'ensemble des dix couvertures composant l'intégrale des enquêtes du commissaire Maigret publié aux éditions Omnibus pour nous proposer, en collaboration avec les scénaristes Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet, Simenon, L'Ostrogoth (Dargaud 2023), un roman graphique se penchant sur la période où ce romancier déjà prolifique s'apprête à se lancer dans l'écriture des premiers ouvrages mettant en scène le célébrissime policier. Mais à l'occasion des 120 ans de la naissance de Georges Simenon, les éditions Dargaud publient deux adaptations de ses fameux romans "durs" désignant les 117 récits dans lesquels le commissaire Maigret n'apparaît pas. Ainsi, on retrouve une nouvelle fois le scénariste José-Louis Bocquet s'associant au dessinateur Christian Cailleaux pour mettre en image Le Passager Du Polarlys qui n'est pas le plus connu des romans de l'auteur belge et dont l'intrigue prend l'allure d'un thriller maritime tout en tension nous entrainant le long des côtes norvégiennes jusqu'au cercle arctique. De son côté, Jean-Luc Fromental s'est tourné vers Bernard Yslaire pour adapter La Neige Était Sale, le fameux roman existentialiste de Simenon qui fait partie des ouvrages emblématiques de son œuvre pour ce qui donne lieu à une rencontre au sommet entre deux grandes figures de la BD et l'un des maîtres de la littérature noire. Pour ceux qui ne sont guère familier avec l'univers du 9ème art, on présentera Jean-Luc Fromental, outre son travail de scénariste collaborant avec des dessinateurs renommés à l'instar de Floc'h, comme un éditeur dirigeant notamment la collection Denoël Graphic recelant quelques œuvres singulières telles que celles de Posy Simmonds et de Joann Sfar. A une époque où les lecteurs du journal Spirou sont plus coutumier de séries dynamiques comme Jess Long, Yoko Tsuno, Tif et Tondu ou les Tuniques Bleues, il faut bien admettre que Bidouille et Violette a de quoi surprendre avec cette histoire d'amour entre deux adolescents inaugurant pourtant l'incontestable talent de Bernard Yslaire qui va se lancer dans la fameuse série Sambre dont la dimension intergénérationnelle s'étalant entre 1768 et 1847 va également se décliner autour de la série La Guerre Des Sambres. Avec un style extrêmement affirmé au caractère à la fois sombre et intense, le choix de Bernard Yslaire apparaît comme une évidence pour cette somptueuse adaptation graphique de La Neige Était Sale qui fait figure d'événement autour de cette conjonction de talents à l'état pur.

     

    Au temps d'une guerre indéterminée, à une époque sans date, dans une ville occupée sans nom, Frank Friedmaier, à peine âgé de 18 ans, profite de l'oisiveté que lui procure son statut d'enfant gâté par sa mère Lotte, tenancière d'une maison close locale et fort rentable lui permettant également d'assouvir ses désirs en côtoyant les pensionnaires du bordel. De plus, il se rend bien compte que Sissy Holst, sa charmante petite voisine, est follement amoureuse de lui. Franck a également ses habitudes au bar-restaurant de Timo où il fraie avec quelques personnages louches comme Fred Kromer, crapule de bas étage se vantant régulièrement de ses crimes odieux. Par défi comme par jeu, au détour d'une ruelle sombre, Frank va égorger un officier de l'armée d'occupation et lui voler son revolver. Un acte gratuit qui sera suivi d'autres forfaits tout aussi abjects qu'immoraux. Frank se lance donc volontairement dans une longue descente aux enfers qu'il assume avec un redoutable cynisme. Dans une telle optique peut-on trouver la rédemption ?

     

    C'est cette simplicité narrative qui caractérise les récits de Georges Simenon où rejaillit ainsi la quintessence des thèmes qu'il aborde avec une acuité redoutable se déclinant autour de la personnalité complexe de ses personnages. Rédigé en 1948 alors que l'auteur séjourne à Tucson en Arizona, La Neige Était Sale prend une forme singulière avec ces lieux et cette époque complètement désincarnés comme pour mieux saisir l'universalité de cette atmosphère à la fois poisseuse et lourde nous rappelant paradoxalement la période trouble de l'Occupation durant la seconde guerre mondiale. Tout cela, Jean-Luc Fromental le restitue parfaitement dans une mise en scène soignée où les dialogues résonnent avec justesse tandis que les scènes cruciales du récit se déclinent au gré des réflexions de Frank Friedmaier en adoptant une narration à la deuxième personne avec cette sensation de malaise tandis que l'on observe ce personnage sombrer dans l'abjection la plus totale avec ce côté impavide saisissant, ceci tout en prenant soin de respecter la structure du roman se déclinant en trois parties comme autant de phases ponctuant sa destinée en passant de l'acte primaire odieux qu'il commet pour l'entraîner dans une escalade de crimes ignominieux s'achevant sur une ultime résurgence prenant la forme d'une rédemption le laissant en paix avec lui-même. Et puis il y a la richesse de la mise en image de Bernard Yslaire, ses cadrages élaborés ainsi que la nuance des couleurs restituant cette ambiance à la fois pesante et malsaine qui émane de l'intrigue tout en rendant hommage à Georges Simenon que l'on croise d'ailleurs au début du récit parmi la clientèle du bar-restaurant de Timo. On apprécie notamment ce soin que le dessinateur apporte à chaque détail que ce soit par exemple le papier peint des intérieurs, les éclairages des rues enneigées de cette ville sans nom ainsi que les costumes de cette galerie de personnages tourmentés aux traits si savamment travaillés. On en prend la pleine mesure en observant plus particulièrement les contours angéliques du visage de Frank Friedmaier nous permettant de saisir le contraste encore plus marqué de son avilissement lors de son parcours meurtrier avant qu'il n'aborde les stigmates des coups des passages à tabac successifs, incarnations de ce long chemin douloureux vers la rédemption au gré d'une espèce d'amour ultime que la neige recouvrira de son linceul immaculé. Une belle convergence de talents pour un album aux allures de roman noir aussi remarquable que saisissant.

     

    Bernard Yslaire/Jean-Luc Fromental/Georges Simenon : La Neige Était Sale. Editions Dargaud 2024.

    A lire en écoutant : La Neige de Claude Nougaro. Album : Sœur Âme. 1971 Mercury Music Group.

  • Nicolás Ferraro : Notre Dernière Part Du Ciel. L'avenir est ailleurs.

    Capture d’écran 2023-03-11 à 20.07.23.pngLa violence semble être une des caractéristiques de la littérature noire sud-américaine où elle explosait dans un roman comme Entre Hommes, livre culte de l'argentin Germán Maggiori, publié par la défunte Dernière Goutte/Fonds Noirs ou plus particulièrement dans le cours des récits brutaux du brésilien Edyr Augusto qui nous avait marqué notamment avec Pssica (Asphalte 2017).  Un roman tel que Puerto Apache (Asphalte 2015) de l'argentin Juan Marini s'illustrait dans le même registre. Oubliez l'aspect esthétique que l'on retrouve dans certains ouvrages mettant en scène des tueurs en série d'une inventivité grotesque. Chez ces romanciers, la violence n'a rien de gratuite ni de racoleur et se décline dans des scènes d'une âpreté saisissante et troublante en traduisant le malaise de pays ravagés par des crises économiques sans précédent et d'injustices sociales brutales. Heurtés par la férocité du texte, bon nombre de lecteurs porteront sur ce type de récits un regard distancé voire même parfois amusé comme pour se départir de l'embarras qu'ils suscitent. Premier roman traduit en français de Nicolás Ferraro, notamment coordinateur des littératures policières à la Bibliothèque nationale argentine et passionné de polars, Notre Dernière Part Du Ciel s'inscrit dans le même registre de violence outrancière qui assomme le lecteur par la virulence d'un texte d'une dureté époustouflante qui reflète parfaitement la violence sociale d'une région reculée de l'Argentine.

     

    Les règlements de compte sont légions dans le domaine du trafic de stupéfiants. Néanmoins, ils se déroulent assez rarement à bord d'un Cessna survolant l'Argentine, quelque part à la frontière avec le Brésil et le Paraguay. Après s'être écrasés dans cette région reculée, Keegan et Lucero doivent retrouver une partie de la cargaison, éparpillée dans les environs, s'ils ne veulent pas que l'opération tourne au fiasco avec toutes les conséquences qui en découleraient. Mais pour ces habitants miséreux, ces "pains" de cocaïne tombés du ciel constituent une manne inespérée qu'ils ne sont pas prêt de restituer à l'instar du vieux Reiser, un ancien gangster qui s'est fait oublier ou des frères Vargas, deux ouvrier agricoles, qui souhaitent se rendre à Buenos Aires afin de tourner le dos à un avenir incertain. Mais outre Keegan et Lucero, il faudra affronter Zupay, un tueur impitoyable au service du cartel, qui va mettre la région à feu et à sang pour récupérer la marchandise. Dans ce monde sans foi ni loi, la part du ciel reviendra au plus fort.

     

    Voici une belle trouvaille des éditions Rivages/Noir nous proposant avec Notre Dernière Part Du Ciel de découvrir l'écriture racée de Nicolás Ferraro déclinant, sur ce récit aux allures de western, le désarroi des habitants d'une région perdue de l'Argentine qui font valoir leurs droits à coups de confrontations brutales reflétant ainsi le caractère brut et impitoyable d'une galerie de personnages déjantés, souvent paumés, courant résolument vers leur propre perte. Avec un vieillard irascible et taciturne comme Reiser on pense à Clint Eastwood dans ses interprétations mutiques tandis qu'avec un individu comme Zupay on songe à Javier Bardem dans son iconique rôle de tueur à gage alors que l'ensemble des fusillades qui jalonnent ce texte nous rappelle les scènes dantesques des films de Peckinpah. Mais c'est plus particulièrement avec Emiliano et Javier Vargas que l'on prend la pleine mesure du côté inéluctable d'une destinée qui s'inscrit forcément dans la violence. En quelques phrases, Nicolás Ferraro dresse avec une acuité impitoyable, le contexte social dans lequel évolue ces deux frères en nous faisant parfaitement comprendre qu'il ne peut en aller autrement dans cet environnement sans règle, où la police corrompue côtoie les truands de la région. Avec l'énergie du désespoir qui imprègne l'ensemble des protagonistes, l'auteur construit donc une intrigue dantesque et époustouflante jalonnées de seconds couteaux miteux au charme indéniable qui font parfois basculer l'intrigue de manière abrupte avec le sentiment que nul n'est à l'abri d'une destinée funeste. Et puis, au milieu de toute cette virilité, il y a quelques portraits de femmes également dépouillées de toute forme d'espoir dans cette atmosphère délétère à l'instar d'Irina s'efforçant d'entrainer son compagnon du côté de la capital du pays en quête d'un avenir meilleur. Mais dans ce tourbillon de férocité, nulle place pour l'espérance au terme d'un récit redoutable et implacable qui vous coupe le souffle.

     

     

    Nicolás Ferraro : Notre Dernière Part Du Ciel (El Cielo Que Nos Queda). Editions Rivages/Noir 2023. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Alexandra Carrasco et Georges Tyras.

    A lire en écoutant : Me Gusta de Charles Ans. Album : Sui Generis. 2018 Charles ANS.

  • Pete Fromm : Le Lac De Nulle Part. Point de non-retour.

    pete fromm, le lac de nulle part, éditions gallmeisterIndéniablement, la nature fait partie intégrante de la vie de Pete Fromm qui s'était notamment distingué avec son premier roman Indian Creek, publié en 1993 et traduit en 2006 pour le compte des éditions Gallmeister. On découvrait un récit évoquant son hiver qu'il passa en 1978 au cœur des Rocheuses, plus précisément dans la région désolée d'Indian Creek dans l'Idaho, à s'occuper de saumons. Auteur baroudeur, cumulant des jobs comme maître-nageur ou ranger lui permettant de se consacrer à l'écriture, Pete Fromm nous offre donc une œuvre imprégnée de son expérience au sein de cette nature qu'il affectionne tant et qu'il restitue dans le cadre de ses récits issus du courant nature writing qu'il représente avec des romanciers tels que Edward Abbey, Peter Heller, Jim Harrisson, Joe Wilkins, Chris Offutt et David Vann pour n'en citer que quelques-uns. Dernier roman en date, Le Lac De Nulle Part ne fait pas exception à la règle puisque l'on va suivre le périple de Bill accompagné de sa fille Trig et de son fils Al qui s'embarquent en canoë sur la multitude de lacs sauvages du parc provincial de Quetico au Canada alors que l'hiver ne va pas tarder à prendre son emprise sur la région.

     

    Frère et sœur jumeaux, Trig et Al n'ont plus jamais eu beaucoup de contact avec leur père Bill, depuis que celui-ci a divorcé. Aussi sont-ils plutôt surpris d'avoir de ses nouvelles alors qu'il leurs réclame "une dernière aventure" en sillonnant ensemble en canoë les nombreuses étendues d'eau de la province de l'Ontario afin de retrouver les sensations de leur enfance lorsqu'ils s'aventuraient dans les contrées sauvages du pays. Intrigués par ces retrouvailles inattendues, les jumeaux retrouvent à l'aéroport de Minneapolis un père un peu perdu qui déambule dans le hall à la recherche de ses bagages. Mais qu'à cela ne tienne, ils embarquent finalement tous ensembles pour leur destination finale avec le sentiment diffus que quelque chose ne tourne pas rond et que l'expédition semble plutôt improvisée ce qui ne ressemble pas aux habitudes de leur père. Et puis les tensions surviennent à mesure qu'ils s'enfoncent dans l'immensité d'un parc provincial où la belle saison s'achève pour laisser la place à la rigueur de l'hiver qui rend l'expédition de plus en plus périlleuse. S'il faut faire face à une nature de plus en plus hostile, les jumeaux vont également devoir affronter de pénibles souvenirs qu'ils pensaient enfouis à tout jamais.

     

    D'entrée de jeu, on apprécie la sobriété du style de Pete Fromm nous livrant un texte chargé d'une tension narrative omniprésente qui nous permet d'appréhender ce récit sous la forme d'un thriller où l'adversaire n'est rien de moins que les intempéries qui vont frapper les membres de cette famille d'aventuriers s'élançant en canoë sur les lacs d'un parc provincial du Canada sur le point de fermer avec l'achèvement de la belle saison. Avec Le Lac De Nulle Part, on se situe sur deux dimensions que sont l'immensité du décor et l'intimité de la famille dont on découvre de plus en plus d'aspects à mesure que les protagonistes s'éloignent de la civilisation pour s'enfoncer dans les méandres de ces étendues d'eau entrecoupées de portages et de campements qui ponctuent leur journée. On observe ainsi l'émergence des souvenirs qui touchent particulièrement Al se confiant à son frère tandis que leur père se comporte de manière de plus en plus étrange. L'enjeu se situe donc sur les caractères et relations de ces trois individus qui s'observent et vont devoir composer avec les révélations de leurs situations respectives tout en parcourant en canoë le décor majestueux qui les entoure. Dans un contexte chargé de tension, il faut bien avouer que le lecteur devinera aisément certains aspects du roman sans pour autant savoir comment tout cela va-t-il se conclure au terme d'un épilogue laissant entrevoir quelques ambiguïtés salutaires. Et puis il y a ces intempéries que sont la neige, le brouillard et même le gel qui deviennent des obstacles redoutables que Trig et Al vont devoir contourner au gré d'une course contre la montre chargée d'un certain suspense qui rythme la dernière partie d'un récit trépident qui ne manque pas d'allure.

     

    Pete Fromm : Le Lac De Nulle Part (Lake Nowhere). Editions Gallmeister 2022. Traduit de l'américain par Juliane Nivelt.

    A lire en écoutant : Pyramid Song de Radiohead. Album : Amnesiac. 2001 XL Recording Ltd.

  • JUSTIN FENTON : LA VILLE NOUS APPARTIENT. FLIC ET VOLEUR.

    Capture.PNGParfois la réalité dépasse la fiction. L'expression n'est pas galvaudée avec La Ville Nous Appartient de Justin Fenton, un journaliste du Baltimore Sun qui a enquêté durant plusieurs années sur une escouade d'élite de la police de Baltimore, la Gun Trace Task Force (GTTF) dont la plupart des membres furent impliqués dans des affaires d'extorsions, de corruptions, de vols d'argent et de stupéfiants qu'ils remettaient sur le marché en récupérant ainsi le produit du deal. Un scandale qui défraya la chronique au niveau national au terme d'une enquête menée conjointement par des procureurs fédéraux, des agents du FBI, des policiers du comté et du BPD (Baltimore Police Départment). Recueillant un nombre considérable de témoignages, Justin Fenton rédigea un nombre important d'articles pour le compte de son journal, avant de se lancer dans l'écriture du présent récit sur conseil de David Simon, ancien journaliste au Baltimore Sun et auteur de Baltimore (Sonatine 2012) qui inspira l'emblématique série The Wire dont il fut le "showrunner" et qui se déroulait déjà à Baltimore. C'est d'ailleurs sur la base de ce récit qui se lit comme un roman que David Simon a adapté une nouvelle mini-série de six épisodes pour HBO, intitulée We Own This City en reprenant le titre original du récit, ceci avec la complicité de Ed Burns et George Pelecanos et qui sera diffusée le 26 avril 2022 sur OCS.

     

    L'idée est des plus simples : Voler l'argent des dealers et revendre la drogue saisie pour son propre compte. On pense tout d'abord à Omar Little, gangster notable de la série The Wire qui pratiquait de la sorte avant de se rendre compte que l'idée fut reprise dans la réalité par huit agents de la police de Baltimore formant une brigade d'élite qui officiait en civil dans les quartiers défavorisés de la ville en s'en prenant majoritairement aux membres de la communauté afro-américaine. Tout est bon à prendre pour ces policiers complètement dévoyés qui se comportent comme les membres d'une organisation criminelle en trafiquant les heures supplémentaires, en effectuant des perquisitions sans mandat afin de substituer une partie ou la totalité de l'argent découvert ainsi que les produits stupéfiants saisis qu'ils revendaient avec la complicité d'intervenants externes qui participaient parfois en toute illégalité aux interventions policières. Conduit par le sergent Wayne Jenkins, on découvre l'édifiant parcours de ces policiers complètement corrompus qui opérèrent ainsi durant plusieurs années en toute impunité.

     

    Divisé en trois parties, le récit débute avec la présentation des arcanes du Baltimore Police Départment et de l'état d'esprit qui y règne et plus particulièrement cette culture du chiffre pour faire face à la hausse exponentielle de la criminalité que les autorités ne parviennent pas à juguler. Sans disculper la responsabilité individuelle des huit policiers corrompus, Justin Fenton parvient à mettre en lumière les disfonctionnements d'un service exigeant du résultat à tout prix sans se préoccuper des moyens pour y parvenir. On découvre ainsi des agents sous pression exerçant parfois dans des quartiers défavorisés où la population les perçoit davantage comme une menace qu'une ressource destinée à les protéger. C'est dans ce contexte particulier que l'on fait connaissance avec le sergent Wayne Jenkins qui va mettre en place ces activités délictueuses devenant la norme de la Gun Trace Task Force qui apparaît aux yeux de la hiérarchie comme l'exemple à suivre tant les résultats semblent satisfaisants. Néanmoins, au gré des nombreux entretiens qu'il a eu avec bon nombre de délinquants victimes des agissements de ces policiers corrompus, Justin Fenton met en exergue le paradoxe de ces malfrats qui n'osent signaler que la quantité de drogue saisie est moindre que celle dont ils étaient en possession sans risquer d'aggraver leur cas aux yeux de la justice. Il en va de même pour ce qui a trait à l'argent dérobé, même si certains délinquants vont tout de même  signaler le cas aux autorités qui vont bien évidemment douter de la véracité des faits. Car qui pourrait soupçonner des policiers d'agir pareillement ? Néanmoins, les soupçons vont commencer à apparaître avec la récurrence des plaintes qui vont finalement faire l'objet d'une enquête conjointe que Justin Fenton décline dans la seconde partie du récit, au gré d'un rythme trépident et d'une maîtrise sans faille qui nous permet d'intégrer la multitude d'intervenants  apparaissant tout au long de ces investigations d'une ampleur exceptionnelle. On en prend la pleine mesure au terme de la troisième partie évoquant la chute de ces policiers et du nombre presque invraisemblable de délits commis où Justin Fenton aborde notamment la mort d'un inspecteur de la brigade criminelle dont on ignore s'il s'agit d'une exécution ou d'un suicide, ceci venant du fait qu'il avait côtoyé certains des policiers corrompus de la Gun Trace Task Force. C'est également dans cette dernière phase que le journaliste mentionne les conséquences politiques et les tentatives de réforme de cette institution policière entrant dans la spirale d'une tourmente qui semble sans fin.

     

    Récit édifiant de l'ensemble d'une brigade corrompue de la police de Baltimore, Justin Fenton décline avec La Ville Nous Appartient les dysfonctionnements d'une institution militarisée qui s'éloigne résolument de sa population qu'elle est censée protéger.

     

    Justin Fenton : La Ville Nous Appartient (We Own This City). Editions Sonatine 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Paul Simon Bouffartigue.

    A lire en écoutant : Sound Of Da Police de KRS-One. Album : Return Of The Boom Bap. 1993 Zomba Recording LLC.

  • NICOLAS FEUZ : L’OMBRE DU RENARD. L’IMPOSTURE.

    nicolas feuz,l'ombre du renard,éditions slatkine & cie« Tels sont surtout les comédiens, les musiciens, les orateurs et les poètes. Moins ils ont de talent, plus ils ont d’orgueil, de vanité, d’arrogance. Tous ces fous trouvent cependant d’autres fous qui les applaudissent. »

     

    Erasme ; Eloge de la Folie. 1509.

     

     

     

    Ce retour de lecture dévoile des éléments importants de l’intrigue.

     

     

    A n’en pas douter, Nicolas Feuz peut désormais revêtir son manteau de gloire, lui qui caracole en tête des ventes en Suisse romande en partageant cette consécration avec son camarade Marc Voltenauer, tout deux endossant ainsi dans la région le concept de l'écrivain 2.0 emprunté à Camilla Läckberg, Bernard Minier, Maxime Chattam, Franck Thilliez et autres auteurs à succès dont le marketing éprouvé devient un modèle du genre. Mais il en aura fallu du travail et des efforts pour parvenir à une telle consécration au rythme d’un agenda surchargé pour aller à la rencontre de ses lecteurs afin d’écouler sa marchandise en alternant des dédicaces dans les supermarchés, les librairies indépendantes, les chaînes de librairie, les kiosques à journaux et les salons de littérature noire où il se tient debout derrière des piles de livre en haranguant le passant tel un camelot de foire. Toutes les techniques de vente sont bonnes à prendre en occupant bien évidemment les réseaux sociaux où il peut s’afficher fièrement, bras croisés, à coté de son nouvel ouvrage en vente ou en alimentant l’actualité avec du matériel promotionnel, comme un roman policier pour jeunes adolescents ou une nouvelle fantastique, ce qui lui permet de poursuivre la promotion de son dernier opus, L’Ombre Du Renard paru à la fin de l’été. Succession de rencontres, séances interminables de dédicace, on aurait tort de croire qu’il s’agit là d’une corvée incontournable pour Nicolas Feuz qui confiait à une journaliste de la radio romande qu’il « kiffait » ce type d’activité. On décelait d’ailleurs dans la voix une certaine jubilation à l’idée d’étancher cette importante soif d’ego au gré des retours d’une horde de fans émerveillés. Ainsi Nicolas Feuz et Marc Voltenauer sillonnent désormais toute la Romandie en enquillant une impressionnante série de rencontres au rythme d’un agenda de ministre, ce qui explique d’ailleurs leur absence lors de la remise du prix du Polar romand 2019 pour lequel leurs derniers romans avaient été sélectionnés. Fuite des organisateurs ou constat lucide de la qualité de leurs œuvres respectives au regard de celles des autres concurrents en lice, sans doute ont-ils jugé qu’il n’était pas nécessaire de se déplacer pour regarder ce prix leur passer une nouvelle fois sous le nez et devoir applaudir le discret Frédéric Jaccaud récipiendaire de la récompense avec Glory Hole (Equinox - Les Arènes 2019), ceci au terme d’une sélection finale de qualité où figurait également Le Cri Du Lièvre (BSN Press 2019) de Marie-Christine Horn et L’Oracle Des Loups d’Olivier Beetschen (L'Âge d'Homme 2019). Mais au-delà de toutes ces activités promotionnelles, de ces classements et autres considérations mercantiles, de cette mise en scène de l’auteur posant avec son livre qu’en est-il de la créativité, du travail d’écriture et de la démarche artistique ? Pour Nicolas Feuz, il faut bien l’avouer, il s’agit là d’activités secondaires, presque d’un mal nécessaire pour atteindre les sphères de la notoriété dont il est si friand. Une tâche qu’il faut expédier au plus vite afin de répondre aux exigences commerciales en nous restituant des romans bâclés aux intrigues invraisemblables confinant parfois à l’absurde, ceci pour notre plus grand amusement à l’exemple de son dernier ouvrage, L’Ombre Du Renard, dont le récit tourne autour de la légende du trésor perdu du feldmarschall Rommel.

     

    Le 16 septembre 1943, alors que la Corse vit les dernières heures de l’occupation allemande, un convoi SS quitte précipitamment Bastia en emportant une étrange cargaison composée de six caisses contenant le trésor accumulé par Rommel au gré de ses campagnes militaires dans le nord de l’Afrique. Mais lors du transfert sur une barge, un chasseur américain bombarde l’embarcation qui coule à pic au large du Cap Corse. Les recherches restant vaines, l’histoire devient légende jusqu’à ce que l’on retrouve en 2018, du côté de Neuchâtel, à proximité du cadavre d’un bijoutier, un lingot d’or estampillé de la croix gammée dont la provenance ne laisse planer aucun doute. Il s’agit bien là d’une partie du trésor du Renard du Désert. Chargé de l’affaire, le procureur Norbert Jemsen, secondé de sa greffière Flavie Keller et de l’impétueuse inspectrice fédérale Tanja Stojkaj, va faire face à un groupuscule néo-nazi qui n’hésite pas à exécuter tous les individus qui se mettraient en travers de son chemin. S’enchaîne ainsi une succession de meurtres dont la piste sanglante mènera le trio suisse du côté d’un étrange monastère corse recelant bien des secrets. 

     

    Tout aussi condensé que Le Miroir Des Ames, premier roman de la série Jemsen, Nicolas Feuz obéit désormais aux critères commerciaux de sa maison d’éditions sans trop se soucier d’absurdes considérations artistiques. Avec 216 pages, l’ouvrage entre ainsi dans le moule afin de permettre à l’éditeur, qui a compris qu’il ne fallait pas miser sur un texte de qualité, de l’écouler plus facilement sur le marché des traductions ou, soyons fous, pour une éventuelle adaptation cinématographique. On souhaite d’ores et déjà bonne chance au scénariste chargé de l’adaptation. D’ailleurs, lorsqu’il parle de ses romans, Nicolas Feuz, qui ne lit quasiment pas, fait davantage référence au cinéma en évoquant notamment les films de James Bond, même si l’on pense plutôt aux adaptations d’OSS 117 de Michel Hazanavicius avec ce côté décalé, parfois absurde et ces intonations humoristiques qui ne sont pas forcément une volonté du romancier. Mais devant tant de complaisance au niveau de la violence et de vulgarité au niveau de certains échanges mieux vaut rire que pleurer. On appréciera donc ces tortures élaborées visant à émasculer les victimes (prologue) ou ces réparties recherchées à l'instar de cette tueuse psychopathe déclarant froidement : On va voir comme tu couineras quand je mettrai le feu à ta foufoune (chapitre 64). Pour le reste, on s'achemine sur le standard du thriller avec des phrases courtes qui ne sont pas toujours exemptes de quelques distorsions au niveau de la syntaxe que Nicolas Feuz adapte à sa guise.

     

    Ce conflit n’avait que trop duré et tué de soldats et de gens innocents (page 30).

     

    Son sang giclait noirâtre et par saccades entre ses doigts fripés (page 93).

     

    Au fond de la cuvette, il y avait le lac du Sanetsch, sa couleur glaciaire, et la station supérieure du téléphérique qui reliait le col à la vallée de Gstaad (page 192)

     

    Des yeux baladeurs :

    Les yeux de Beaussant quittèrent les jumelles et se focalisèrent sur l’écran de l’ordinateur portable posé à côté de lui (page 82).

     

    Ce constat sans appel après avoir découvert une victime émasculée, ligotée sur une chaise :

    À l’évidence, c’est un crime. Cet homme a été torturé à mort. Vous devriez ouvrir une information et me saisir du dossier (page 36). 

     

    De petites scories salutaires nous tirant de l'ennui d'un texte ponctué de formules toutes faites à l'instar des gerbes de sang qui giclent ou des rayons du soleil qui baigne les décors que l'auteur évoque tout au long de son intrigue. 

     

    Un peu comme lorsque l’on joue au jeu des sept erreurs, c’est bien au niveau des anomalies en terme de cohérence que l’on prend plaisir à lire un ouvrage de Nicolas Feuz qui ne nous déçoit jamais, ceci d’autant plus lorsqu’il affirme sérieusement que ses récits sont tirés de la réalité de sa profession de Procureur de la République comme il se plaît à le souligner régulièrement lors de ses entretiens avec les médias. Avec L’Ombre Du Renard, tout débute relativement normalement avec un thème intéressant issu de l’histoire de la seconde guerre mondiale jusqu’à ce que l’on arrive en Corse où tout part en vrille. Il y a tout d’abord Beaussant, ce gendarme, certes borderline, qui exécute froidement une tueuse à l’aéroport de Bastia avant de planquer le corps dans le coffre de sa voiture, ceci devant le procureur Jemsen et sa greffière qui ne semblent pas plus perturbés que ça. On se demande même, au terme du récit, ce qu’il est advenu du corps. Puis survient cette scène complètement absurde du tournage de film virant au massacre et dont on découvre les sombres desseins qui ne font que souligner l’indigence d’un plan qui n’a rien de machiavélique et dont on se demande encore comment il a pu fonctionner, hormis si l’on peut compter sur la bêtise crasse des protagonistes, ce qui n’est pas totalement exclu. D’ailleurs il faut bien s’interroger sur la pertinence des choix du gendarme Beaussant qui a cru bon de dissimuler le trésor dans une ancienne mine d’amiante, dont tout le monde connaît les dangers, et qui est désormais atteint d’un cancer incurable. Bien moins spectaculaires que celles relevées dans Le Miroir Des Ames (Slatkine & Cie 2018), Eunoto (The BookEdition 2017) ou Horrora Borealis (The BookEdition 2016), on décèle tout de même un lot  d’invraisemblances soutenues au gré d’un récit alambiqué où par ailleurs l’auteur peine toujours à développer le profil de son personnage central qui reste bien trop en retrait et dont on essaie encore de discerner les motivations qui le poussent à endosser son rôle de magistrat. Il faut dire qu’avec un récit aussi bref, Nicolas Feuz ne parvient pas à trouver l’équilibre entre digressions inutiles comme les considérations sur l’état de la presse romande ou la fiche technique d’un ancien site d’extraction d’amiante et le fil d’une intrigue décousue manquant singulièrement de tenue.

     

     

    Ainsi, en bon commercial qu’il est devenu, Nicolas Feuz répond donc aux attentes d’une maison d’éditions aux concepts éditoriaux formatés dans le domaine du thriller avec pour ambition d’atteindre des objectifs de vente plus conséquents et de plaire au plus grand nombre de lecteurs possible car l'auteur ressemble furieusement à Prosper Bouillon, hilarant personnage d’Eric Chevillard qui évoque les dérives du monde littéraire.

     

    « Prosper Bouillon n’écrit pas pour lui. Il ne pense qu’à son lecteur, il pense à lui obsessionnellement, avec passion, à chaque nouveau livre inventer la torture nouvelle qui obligera ce rat cupide à cracher ses vingt euros. »

     

    Prosper A L’œuvre d’Eric Chevillard. Editions Notabilia 2019.

     

    Nicolas Feuz : L’Ombre du Renard. Slatkine & Cie 2019.

    A lire en écoutant : Manteau De Gloire de Stephan Eicher. Album : Carcassone. 1993 Polydor.

  • Bastien Fournier : La Cagoule. Objets du désir.

    bastien fournier, la cagoule, éditions de l'aireNouvelles, novellas, microromans, peu importe leurs désignations, le jour viendra où les chroniques, critiques et autres retours de lecture seront plus longs que les récits que l’on commente. Non pas qu’il ne faille pas apprécier le format court en matière de littérature, bien au contraire, ceci d’autant plus qu’il se prête parfaitement pour tout ce qui a trait aux polars et aux romans noirs alors que l’on nous assène régulièrement de gros pavés assommants aux couvertures sombres, parfois criardes et sanguinolentes. Une typographie noire des plus classiques, posée sur une jaquette gaufrée grise pour mettre en valeur un titre inquiétant, La Cagoule de Bastien Fournier n’a pas pour vocation de devenir un succès commercial, ceci d’autant plus que son format, sa brièveté et sa sobriété ne s’y prête guère ce qui est plus que regrettable car il s’agit d’un texte singulier évoquant, sous une forme romancée et avec une belle maîtrise, les pérégrinations d’un violeur cagoulé ayant commis ses forfaits sur plus d’une dizaine d’années dans le canton du Valais, ceci sans que l’on ne parvienne à l’appréhender.

     

    Dissimulant ses traits sous une cagoule, un mystérieux prédateur sexuel sévit dans cette région montagneuse. Il prend son mal en patience afin d’observer les habitudes de ses victimes dont on ne saurait déterminer le nombre car certaines d’entre elles ont préféré se taire. Christine Hiltbrunner est moins chanceuse puisque l’on découvre son corps sans vie gisant sur une piste forestière. Morte étranglée. En charge de l’enquête, Arthur Millet et Amandine Copt vont découvrir, peu à peu, toute l’ampleur d’une affaire qui tourne au fiasco en dépit des profileurs et autres enquêteurs qui se sont attelés à la tâche afin de débusquer ce criminel en série. Alors que les investigations piétinent, corbeaux, dénonciateurs anonymes et presse à sensation s’en donnent à cœur joie pour alimenter les rumeurs les plus folles. Mais rien n’y fait, le violeur continue à sévir et dans l’ombre, il épie les faits en geste des deux policiers.

     

    Une fois encore, c'est au travers du fait divers que l’on passe en revue les carences sociales d’une région qui n’a pas de nom car Bastien Fournier n’avait pas pour vocation de se livrer à un exercice de polar ethnique évitant ainsi de s’inscrire dans une définition géographique de la littérature noire suisse. Paradoxalement, dès les premières lignes du récit on ressent immédiatement cette atmosphère rurale helvétique que l’on peut retrouver d’ailleurs dans les romans de Friedrich Glauser et plus particulièrement dans ceux de Friedrich Dürrenmatt d’où émane une certaine forme de quiétude soudainement perturbée par la commission d’un acte abject avec cette incertitude latente quant à l’indentification de l‘auteur du crime. Et c’est en cela qu’un roman tel que La Cagoule présente tout son intérêt puisque le hasard et la chance penchent, cette fois-ci, en faveur du criminel en lui permettant de poursuivre ses funestes activités. C’est particulièrement flagrant lorsque l’une des victimes ayant pu déchiffrer le numéro d’immatriculation de la voiture du violeur, renonce à témoigner ou à informer la police de l’agression dont elle a été victime. Il s’agit donc d’un récit terrible mettant en exergue l’enlisement d’une enquête policière dont la résolution apparaît comme des plus incertaines en générant une frustration qui touche l’ensemble des personnages en les poussant à agir de manière obsessionnelle et en les contraignant ainsi à prendre des risques inconsidérés. Ces caractéristiques on les discerne aussi bien du côté des enquêteurs que du côté des victimes ou même du violeur dont on perçoit toute la froide cruauté au travers de ses actes sordides. De ces obsessions, le lecteur distinguera également la grande part de solitude et de non-dit émanant des différents protagonistes et plus particulièrement avec un personnage tel que le policier Arthur Millet présentant une certaine ambivalence avec le criminel qu’il pourchasse à un point tel que le lecteur pourra se demander s’ils ne sont pas une seule et même personne. Ainsi outre l’incertitude, l’auteur distille un doute permanent en suscitant un sentiment de malaise et d’inconfort qui cadre parfaitement avec le contexte de l’intrigue.

     

    Sur l’espace de 80 courtes pages, le texte se présente sous la forme de chapitres extrêmement concis permettant d’appréhender les points de vue des différents protagonistes par le prisme d’une écriture épurée distillant une tension sous-jacente au fur et à mesure de l’avancée d’une intrigue aux allures incertaines. Intelligemment construit et sans faire preuve du moindre effet sensationnaliste en abordant un sujet aussi délicat, il faut bien admettre que Bastien Fournier parvient à restituer, avec une certaine aisance, un ensemble de scènes parfois sordides qui ne sombrent pourtant jamais dans une espèce de voyeurisme malsain. C’est ainsi que l’on assiste à des conversations complètement surréalistes entre cet étrange et inquiétant prédateur et ses nombreuses victimes pour laisser place à une succession d’actes odieux que l’auteur dépeint avec retenue sans pour autant vouloir nous épargner. Mais on ne saurait se focaliser uniquement sur les péripéties d’une enquête incertaine pour s’attarder sur l’environnement de ce décor montagneux dans lequel nous nous retrouvons complètement immergé. Au détour de ces forêts humides, de ces auberges isolées et de ces vallées encaissées on assiste aux vaines démarches d’individus en quête de consécration, d’absolution, de pardon ou tout simplement d’oubli qu’ils ne pourront jamais obtenir. Ainsi, c’est au détour de cette frustration, et parfois de cette colère insidieuse, de ne jamais parvenir à atteindre l’idéal souhaité que réside tout le désespoir de protagonistes égarés et toute la terrible noirceur d’un récit angoissant, diffusant une atmosphère à la fois pesante et mélancolique.

     

    Chronique romancée d’une tragique succession de faits divers chamboulant la torpeur de cette paisible région alpestre, La Cagoule est un roman saisissant qui se distancie résolument de l’archétype du criminel excentrique ou du monstre sanguinaire peuplant une trop grande multitude de récits rocambolesques. Et parce que cette intrigue met en scène avec une froide sobriété, un individu déséquilibré s’intégrant parfaitement dans l’indolente quiétude de son environnement, elle n’en est que plus terrifiante. Un remarquable concentré de noirceur.

     

    Bastien Fournier : La Cagoule. Editions de L’Aire 2018.

    A lire en écoutant : Tel d’Alain Bashung. Album : L’imprudence. 2002 Barclay.

     

     

  • NICOLAS FEUZ : LE MIROIR DES ÂMES. CHERCHER L’ERREUR.

    Capture d’écran 2018-09-02 à 19.29.15.pngService de presse.

    Ce retour de lecture dévoile des éléments importants de l’intrigue.

     

    C’est avec un tweet ironique que Frank Thilliez s’est érigé en défenseur de la littérature dite populaire en haranguant ses fans afin qu’ils s’en prennent à la journaliste de Telerama qui a osé évoquer son dernier roman avec tant de dédain. Il n’est pas le seul à utiliser un tel stratagème et si l’on peut juger le procédé minable, à l’image de ses écrits d’ailleurs, il se révèle pourtant extrêmement efficace puisque l’on a pu lire toute une kyrielle de messages hostiles émanant d’une horde d’aficionados fort remontés à l’encontre du magazine et de la journaliste. Pour Joël Dicker, l’explication est simple, lorsque l’on s’en prend à ses romans. Le critique, par essence, n’aime pas le succès. Et Nicolas Feuz va même plus loin en expliquant qu’il s’agit purement et simplement d’un phénomène de jalousie. Le dénominateur commun entre ces trois auteurs, c’est de déplacer le débat sur un autre curseur pour faire en sorte que l’on ne se focalise pas trop sur leurs textes révélant des carences que ce soit au niveau d’une écriture limitée et insipide mais également au niveau des failles d’une intrigue bancale. De cette manière, il n’est donc question que d’élitisme, de mépris et de jalousie. De plus, ces hommes de lettre opposent bien souvent à leurs détracteurs les chiffres de vente, les classements et désormais le nombre de rencontres avec leur public à l’instar de Nicolas Feuz affichant fièrement ses soixante-quatre séances de dédicaces dans toute la Suisse romande à l’occasion de la double sortie de Horrora Boréalis, que Le Livre de Poche a réédité en remaniant un texte qui conserve tout de même toutes ses incohérences (marque de fabrique de l’auteur), et de son nouveau roman Le Miroir Des Âmes qui est édité par Slatkine & Cie. Une sortie retentissante sur fond de Carmina Burana. Il n’en fallait pas moins pour l’annonce d’un tel événement. Nous voilà prévenus.

     

    A Neuchâtel, une bombe a dévasté la place des Halles en faisant des dizaines de morts. Qui est le commanditaire ? Qui était visé ? Le procureur Jemsen n’en a pas la moindre idée lui qui figure parmi les survivants et qui tente vainement de rassembler ses souvenirs. Mais c’est peine perdue car toute une partie de sa mémoire s’est volatilisée dans le fracas de l’explosion. Il va devoir compter sur l’assistance de sa greffière car la police à fort à faire, ceci d’autant plus qu’un serial killer que l’on surnomme Le Vénitien, sévit dans la région. Et que vient donc faire Alba Dervishaj, cette mystérieuse prostituée albanaise qui semble très bien connaître le procureur Jemsen ? Sur fond d’assassinats sanglants, de complots d’état et de trafics d’êtres humains, le magistrat va mettre à jour les éléments troublants d’une enquête qui risque bien d’être la dernière de sa carrière.

     

    Outre le fait d’avoir enfin trouvé un éditeur, Nicolas Feuz a pour ambition de s’extirper de sa région et de s’attaquer au marché francophone. Et il faut bien admettre qu’il a démarré très fort avec ce portrait de six pages rédigé par Elise Lépine pour la revue Sang Froid. Spécialiste du polar, Elise Lépine fait partie de l’équipe de François Angelier qui anime sur France Culture, l’émission Mauvais Genre que je vous recommande. De plus, elle collabore, entre autre, à la revue 813 qui fait partie des références dans le domaine des magazines consacrés à la littérature noire que Nicolas Feuz serait bien inspiré de parcourir afin de cesser de nous livrer comme références Le Club Des Cinq et Le Vol Des Cigognes de Jean-Christophe Grangé qu’il cite dans chacun de ses entretiens. Mais pour revenir au portrait de Nicolas Feuz, nous allons découvrir que ce procureur travaille très bien et tient à jour tous ses dossiers (quelqu’un en douterait-il ?), qu’il a un physique avenant et un parcours littéraire atypique dans le monde de l’auto édition. On apprend également qu’entre sa vie de couple et la littérature, Nicolas Feuz a choisi. Tant pis pour la littérature. Mais au terme de la lecture, je n’ai pas eu l’impression que la journaliste avait lu l’œuvre de Nicolas Feuz. Cela doit être pourtant le cas, puisque sur le bandeau ornant Horrora Borealis, Elise Lépine affirme qu’il s’agit de « la nouvelle grande plume du thriller francophone ». Adoubé, encensé, voici une belle consécration qui ne manquera pas d’attirer de très nombreux lecteurs.

     

    Par rapport aux précédents romans de Nicolas Feuz, Le Miroir Des Âmes présente la particularité salutaire d’être extrêmement court avec cette sensation que l'éditeur a taillé le texte à la hache donnant l'impression qu’il manque tout de même une centaine de pages. C’est ainsi que le profil des personnages paraît à peine esquissé et que le rythme de l’intrigue certes rapide, parfois effréné souffre de quelques ruptures gênantes qui nuisent à la fluidité de l’ensemble. Phrases courtes, retour à la ligne, chapitres ridiculement brefs, pas de doute nous voici confronté aux standards du thriller insipide et parfois extrêmement ennuyeux à l’exemple de cet épilogue rébarbatif où l’auteur est contraint de caser précipitamment toutes les explications confuses en lien avec l’identité des protagonistes.

     

    Au niveau des incohérences on peine à croire à cet attentat qui a secoué la ville de Neuchâtel et qui a fait des dizaines de morts mais qui ne semble aucunement perturber les forces de l’ordre et les autorités politiques qui poursuivent leurs activités comme si de rien n’était. Ainsi la hiérarchie policière ne supprime les congés de leur personnel qu’après les débordements d’un match qui a tout même lieu malgré la gravité de l’événement (p. 85) tandis que l’un des hauts dignitaires du canton quitte la ville pour se rendre à Zürich (p. 63). Et on ne parle pas de la grande fête annuelle des Vendanges tout de même maintenue dans cette ville qui ne donne tout simplement pas l’impression d’être endeuillée.  Au terme du récit, pour ce qui est de l’appréhension d’un dangereux serial killer, alors qu’ils bénéficient du gros avantage de la surprise et qu’ils pourraient interpeller l’homme à son domicile, les protagonistes préfèrent la cohue de la sortie de la salle du Grand Conseil, et ceci sans même l’appui du groupe d’intervention. Prises d’otage, série de suicides, les interpellations tournent bien évidemment à la catastrophe à l’image du récit qui prend l'allure d'un véritable naufrage.

    L’autre problème de ce page-turner, c’est qu’arrivé au terme des rebondissements et des retournements de situation, le lecteur, un tant soit peu curieux sera tout de même contraint de revenir sur quelques chapitres qui deviennent complètement fantaisistes à la lumière des explications fournies au cours de l’épilogue. Ainsi le chapitre 53 décrivant le périple de Luc Autier, enlevé puis traqué par ce serial killer surnommé Le Vénitien, est complètement surréaliste puisqu’il s’avère que Luc Autier est justement Le Vénitien Dans le même registre, on s’étonne qu’Alba Dervishaj puisse penser qu’elle s’est jetée dans les bras de son souteneur par dépit amoureux (p. 31) alors qu’il s’avère qu’elle est une policière fédérale, opérant en tant qu’agent infiltré afin de démanteler cette filière de prostitution. Aurait-elle subitement oublié sa véritable identité et le sens de sa mission ? On le voit, à force de vouloir tout nous dissimuler afin de mieux nous surprendre, Nicolas Feuz se fourvoie  dans une mise en scène alambiquée qui perd tout sens commun.

     

    Il faudrait parler de Florent Jemsen et de ses motivations qui le conduisent à conserver l’identité et la fonction de son frère. Il faudrait évoquer les providentielles falsifications de dossiers pénitentiaires et autres substitutions d’ADN effectuées par  Dan Garcia, un personnage sorti de nulle part. Mais gageons que nous obtiendrons toutes les explications à la lecture des prochaines aventures du procureur Jemsen, de sa greffière Flavie Keller et de la policière fédérale Tanja Stojkaj, reine du Krav Maga (p. 193). Une belle partie de rigolade en perspective.

     

    Nicolas Feuz : Le Miroir Des Âmes. Editions Slatkine 2018.

    A lire en écoutant : Star Treatment de Arctic Monkeys. Album Tranquility Base Hotel & Casino. 2018 Domino Recording Compagny Ltd.

  • NICOLAS FEUZ : EUNOTO, LES NOCES DE SANG. L’INCOHERENCE AU SERVICE DE L’INDIGENCE.

    Capture d’écran 2017-10-26 à 18.22.42.pngLes ouvrages de Nicolas Feuz me font penser à ces fameux concepts de télé réalité que l’on désigne sous le terme péjoratif de « télé poubelle » qui nous fascine et nous rebute à la fois au vu de l’indigence du contenu. Et il faut donc avouer que c’est avec une curiosité presque coupable que j’ai lu Eunoto, dernier roman en date du procureur neuchâtelois bien décidé à publier un livre par année. Nous voilà prévenus. Difficile d’ailleurs de passer à côté de cet ouvrage ornant les étalages des grandes librairies romandes et faisant l’objet d’une importante couverture médiatique. Alors bien sûr, j’ai débuté cette lecture avec quelques réticences, tout en me disant, avec l'optimisme qui me caractérise, qu’il était difficile pour l’auteur de faire pire que Horrora Borealis, son précédent ouvrage. Mais force est de constater que je me suis trompé et qu’il ne faut jamais sous-estimer les capacités du "Maxime CHATTAM suisse". Pourtant il y avait des indices quant à la qualité du roman et il faut admettre que l’on partait déjà un peu perdant avec cet article du Journal du Jura où la journaliste nous livre ses considérations à propos d’Eunoto : « Même s’il ne s’agit pas là de grande littérature ou d’une intrigue nimbée de critique sociale … Eunoto se classe indubitablement dans le genre de récit qui accroche »[1]. Propos qui font écho à ceux que tient Nicolas Feuz en affirmant que « les polars c’est pas forcément de la grande littérature »[2]. Il faudra donc bien que l’on m’explique un jour ce qu’est cette fameuse littérature que l’on dit grande. Mais si la définition inclut, entre autre, des notions faisant état de récits cohérents et de textes convenablement rédigés, l’œuvre de Nicolas Feuz n’entre effectivement pas dans cette catégorie.

     

    Brent Wenger est-il bien le terrible psychopathe que l’on surnomme le Monstre de Saint-Ursanne ou s’agit-il d’un homme innocent, victime d’un coup monté ? C’est ce que devrait établir la révision de son procès qui s’apprête à débuter. Au même moment les polices cantonales neuchâteloises et fribourgeoises sont sur les dents avec la découverte de jeunes filles décapitées sur leurs territoires respectifs. A Genève, les forces de l’ordre ne sont pas en reste puisque l’un des leurs est sauvagement assassiné devant l’hôpital cantonal. Qui sont ces jeunes filles et quel est le lien entre ces trois affaires ? Jeune inspecteur de police Michaël Donner est rapidement impliqué dans une spectaculaire enquête intercantonale qui le conduira notamment du côté de Lausanne et du domaine skiable des Quatre Vallées. Un périple romand qui va se révéler sanglant.

     

    Difficile de venir à bout de ce thriller qui ne manque pas d’actions et de rebondissements racoleurs mais dont l’écriture insipide et approximative, au service d’un texte bancal, suscite l’ennui, parfois l’agacement et de temps à autre quelques éclats de rire. Mais Nicolas Feuz s’affranchit de ces problèmes d’écriture en expliquant sur les réseaux sociaux : « pondre de belles phrases pour pondre de belles phrases ne m’intéresse pas ». Absence d’intérêt ou manque de capacité, peu importe. Il convient toutefois de signaler que les belles phrases ne servent pas seulement à faire joli mais permettent de mettre en place un décor ou une atmosphère sans que l’on ait l’impression de lire l’extrait d’un dépliant touristique ou de doter les personnages d’une stature et d’un caractère sans que l’on ait la sensation d’avoir à faire à des protagonistes stéréotypés jusqu’à la caricature, comme on le constate tout au long de ce récit laborieux. Il faut également préciser que les belles phrases ne sont pas forcément incompréhensibles et que l’auteur doit faire confiance à son lectorat qui n’aura donc pas nécessairement besoin de les relire à quatre reprises pour en saisir le sens. Par contre il n’est pas exclu que le lecteur soit contraint de se creuser la tête pour déchiffrer la syntaxe lacunaire de Nicolas Feuz. En voici un petit florilège amusant, loin d’être exhaustif :

    Michaël Donner possède la capacité de s’extraire de son corps (page 30) :« L’espace dégagé entre deux autre filins était désormais suffisant pour y passer mon corps.»

    L’arme sans maître (page 41) : « Son conducteur craignit de l’arme sans maître un second coup de feu accidentel, qui ne vint pas. »

    On découvre les pavés gigantesques de La Gruyère  (page 154): « Même en hiver, les pavés de la cité grouillaient de monde.»

    Dialogue confus (page 270) :« - Etes-vous innocent ? Le provoqua Lara. - Ca dépend, ne se laissa-t-il pas décontenancer. Qu’en pensez-vous sergent Pittet ? »

    Mais comme le recommande l’auteur, lorsqu’il est égratigné sur la forme, il importe de se concentrer sur le « fond du livre » (sic) qui recèle « tant de choses intéressantes à dire », notamment sur les déficiences de la justice, sur le sort de victimes devenant bourreaux et sur les problèmes immobiliers en lien avec une loi controversée. Mais en guise de fond, le lecteur devra se contenter de considérations et de réflexions dignes des conversations du café du commerce, dont certaines pourraient figurer dans un recueil de Brèves De Comptoir. Rapidement, on comprendra que le roman se concentre principalement sur une succession d’événements et de rebondissements tous plus spectaculaires les uns que les autres mais manquants singulièrement de cohérence. En voici quelques exemples qui restent le plus vague possible mais qui dévoilent tout de même des éléments de l’intrigue.

     

    Tout d’abord on s’interrogera sur le rôle de Michaël Donner dans la prise d’otages de l’hôtel de police à Neuchâtel et l’on se demandera pourquoi il manque d’énuquer un de ses collègues alors qu'il s'agit d'un exercice ! Toujours en lien avec ce même contexte, on peinera à comprendre le sens de la conversation entre le responsable de l’intervention policière et le conseiller d’état qui ne semble pas avoir compris qu'il s'agit d'un entraînement. On prend peur quant au type de munition qu’emploie la police dans le cadre de cet exercice.

     

    Pour l’épisode genevois il paraît étrange que le meurtrier enduise la plaque d’un verni afin de dissimuler l’immatriculation de la voiture qu’il doit avoir volé (à moins qu'il ait pris le risque insensé de prendre son automobile). Et une fois son forfait accompli (le meurtre d’un policier tout de même) il est étonnant que l’auteur du crime ne se débarrasse pas du véhicule qu'il réutilisera dans la région du Jura où il sera repéré (un hasard absolument extraordinaire).

     

    A Lausanne, en plein centre-ville, aux alentours de 21h00, on se demande comment le meurtrier parvient à forcer discrètement la porte de la cathédrale tout en maîtrisant une jeune fille qu'il a enlevée et en transportant un appareil de dialyse afin de commettre son forfait tranquillement sur l’autel de l’édifice religieux. Et au niveau de l’intervention policière on s’étonnera que les deux policiers neuchâtelois (ils sont présents au bon moment et au bon endroit grâce à une histoire fumeuse de chocolat chaud) ou que les collègues vaudois ne fassent pas appel à la police municipale lausannoise pour boucler le périmètre.

     

    Dès le chapitre 12, on détecte un sérieux problème de temporalité puisque le meurtrier et son complice se retrouvent simultanément impliqués dans une course poursuite entre Porrentruy et Bienne puis subitement occupés à torturer leur victime à Nendaz en faisant ainsi l’impasse sur un trajet de plus de deux heures[3].

     

    Prélèvements de moyens de preuve totalement farfelus, histoire d'ADN complètement abracadabrante, évasion rocambolesque, écoute illégale, interventions et coordinations policières complètement foireuses, il y aurait encore beaucoup à dire sur cette enquête bancale qui se dispense de toute vraisemblance contrairement à ce qu’affirme Nicolas Feuz dans une interview de l’Express[4]. Outre un nombre impressionnant d’invraisemblances, l’intrigue ne doit son salut qu’à une somme de hasards circonstanciés absolument extraordinaires achevant de décrédibiliser un auteur qui, en définitive, nous livre un travail bâclé mettant en exergue les limites de l’auto-édition.

     

    Nicolas Feuz sera présent au festival Lausan’noir et dédicacera ses superbes romans le vendredi 27 octobre de 14h00 à 17h30, le samedi 28 octobre de 11h00 à 14h00 et de 16h00 à 18h30 et le dimanche 29 octobre de 13h00 à 16h30. 


    Nicolas Feuz : Eunoto, Les Noces De Sang. The BookEdition 2017.

    A lire en écoutant : Mad About You de Hooverphonic. Album : Hooverphonic With Orchestra. Sony Music Entertainment 2012.

     

    [1] Journal du Jura, 28.09.2017

    [2] RSR La Première, Les Beaux Parleurs, 04.12.2016

    [3] Reconstitution de la journée du meurtrier et de son complice : 10h00 : procès à Porrentruy – 13h00 : fin du tour de parole de 3 heures (page 283) – 14h00 environ : fin des délibérations (au minimum 1 heure) – 14h30 environ : fin des formalités et des interviews – exécution d’une avocate et enlèvement d’un individu. 14h35 – 14h45 environ : course-poursuite. 14h55 – 15h15 : abandon du véhicule sur les hauts de Bienne – vol d’un autre véhicule – transfert de la victime. Vingt minutes plus tard soit à 15h35 le complice sort de son travail à Nendaz pour se rendre à son appartement où il retrouve le meurtrier et leur victime.

    [4] L’Express du 16.10.2017

     

  • Nicolas Feuz : Horrora Borealis. Au fond de l'abîme.

    Capture d’écran 2016-12-11 à 22.09.13.pngAinsi Nicolas Feuz est devenu un auteur incontournable de la scène littéraire du polar en Suisse romande et nous le fait savoir par l’entremise des réseaux sociaux où il affiche les titres de noblesse que lui octroient de nombreux médias enthousiastes : « Le roi du polar helvétique » (France 3) ; « Le Maxime Chattam suisse » (L’Express). La presse régionale n’est pas en reste avec des articles dithyrambiques qui n’évoquent que très rarement le contenu du livre pour se focaliser sur un portrait faisant état de son parcours professionnel, de son statut de procureur de la république et canton de Neuchâtel et de son succès dans le domaine de l’autoédition où l’on rappelle son tirage de 50'000 exemplaires pour l’ensemble des sept ouvrages déjà publiés. Finalement il s’agit là d’un phénomène similaire à celui du Dragon du Muveran de Marc Voltenauer où l’absence d’une critique du roman faisait que l’on pouvait douter parfois que le journaliste ait pris la peine de lire l’ouvrage qu’il vantait. Avec Horrora Borealis, dernier opus de Nicolas Feuz, ce doute s’en retrouve soudainement renforcé lorsque l’on prend connaissance d’un article comme celui du mensuel Générations[1] qui nous parle d’une action située en Islande alors qu’elle se déroule en Laponie.

     

    La chaleur, le vacarme du festival open’ air qui bat son plein sur les bords du lac de Neuchâtel, cela fait deux jours que Walker ne dort plus. Il est à cran, d’autant plus que cette sensation d’être suivi, voire traqué, ne le quitte plus tandis qu’il chemine dans le quartier des Beaux-Arts. La sensation devient réalité et Walker tente de trouver refuge dans l’anonymat de la foule fréquentant le festival. Mais confronté à ses poursuivants, Walker réagit en déclenchant une successions d’événements virant au tragique. Au cœur de cette éruption de violence, Walker, complètement désemparé, n’a plus qu’une seule question qui le taraude : Que s’est-il donc passé en Laponie ?

     

    Nicolas Feuz n’est pas un écrivain comme il l’explique lui-même, sous forme de boutade, sur les ondes de la RSR[2]. Et très franchement, au terme de la lecture d’un livre comme Horrora Boréalis je suis sérieusement d’accord avec lui. Dans la foulée, l’auteur neuchâtelois s’inquiète du fait que ses ouvrages sont étudiés dans les lycées en estimant que le genre policier ne se prête pas à ce type d’activités scolaires tout en ajoutant que les polars c'est pas forcément de la grande littérature [3]. L’inquiétude, que je partage en ce qui concerne l'étude de sa production littéraire, et la confusion proviennent probablement du fait que Nicolas Feuz, doté d’un important ego conjugué avec une tendance narcissique à l’autocélébration, semble ne porter que très peu d'intérêt pour l’ensemble de la littérature noire. Aussi convient-il de le rassurer en affirmant haut et fort que tous les auteurs de romans noirs, policiers ou thrillers en tout genre n’écrivent pas aussi mal que lui. Un collégien genevois de 16 ans peut se pencher sur un roman policier comme Le Chien Jaune de Georges Simenon pour mettre en exergue les caractères des personnages, leurs motivations, l’atmosphère et le climat d’une ville provinciale ainsi que les différents aspects d’une intrigue fort bien pourvue en tensions narratives cohérentes; bref tout ce dont est dépourvu un roman tel que Horrora Boréalis.

     

    Pour expliquer le "succès" régional, il faut comprendre que, tout comme son camarade Marc Voltenauer, Nicolas Feuz, à défaut d’être un écrivain, est un excellent VRP qui parvient à écouler sa production au travers d’un réseau aussi performant qu’intrusif, notamment par le biais d’une plateforme sociale où il possède pas moins de cinq pages consacrées à sa personne, sans compter les soi-disant administrateurs dont les publications personnelles ne mentionnent que des événements liés aux activités de l’auteur. Pour compléter l’offre, la page Polar Suisse est également, de manière quasi exclusive, consacrée à la gloire du romancier neuchâtelois qui se défend d’en être l’administrateur. Nicolas Feuz ne pratique pas l’autopromotion. Tout juste dissémine-t-il quelques flyers dans les différents festivals littéraires qu’il fréquente afin de promouvoir sa récente publication. Et puis il faut saluer la capacité du romancier à s’entourer des bonnes personnes dont quelques journalistes et blogueurs qui lui assurent un soutien indéfectible lui permettant d’obtenir une belle mise en lumière dans le paysage littéraire romand.

     

    Horrora Borealis est destiné pour les gens qui partent en vacances qui ont envie d’avoir un cocktail au bord de la plage et un bon polar pour décompresser [4]. Il convient donc de se pencher sur l’ouvrage pour savoir de quoi il en retourne avec ce bon polar dont la couverture est dotée d’un bandeau faisant état du « prix du meilleur polar » pour Emorata, attribué en 2015 lors du salon du livre de Paris. La très discrète mention « indépendant » dissimule le fait qu’il s’agit du prix du polar autoédité, sponsorisé, entre autre, par TheBookEdition.com, responsable de l’impression des ouvrages de Nicolas Feuz qui est également l’un des partenaires de cette récompense littéraire pour l’édition 2016.

     

    La lecture du texte ornant le quatrième de couverture de Horrora Borealis suscite déjà une certaine appréhension quant à la qualité du récit :

     

    Tout ce sang qui coule aux pieds de Walker. La question n’est pas de savoir qui est ce cadavre avec une balle dans la tête. Non … La bonne question est : Qu’est-ce qui s’est passé en Laponie. Les souvenirs sont flous, mais ce qui est sûr, c’est que de longue date, Walker ne croit plus au Père Noël. Et vous ? Vous y croyez encore ?

     

    D’entrée de jeu, on est tout d’abord déconcerté par cette succession de phrases bancales, dont la syntaxe laisse parfois sérieusement à désirer, qui jalonnent un récit dépourvu de style avec un texte oscillant entre le guide touristique et le manuel d’intervention policière à l’instar du descriptif du groupe d’intervention COUGAR en page 147. Le lecteur sera ainsi constamment désorienté par ces digressions explicatives que l’auteur ne parvient pas à insérer dans le cours du récit. Pour couronner le tout, il y a cette désagréable sensation de répétitions qui soulignent la faible capacité de l’auteur à se réinventer. Deux exemples :

     

    Le flot de sang trouvait sa source dans un orifice béant au milieu du front, comme un troisième œil. L’œil du Mal. Les chairs déchiquetées dévoilaient des éclats d’os et de matière cérébrale. La balle de 9mm ne lui avait laissé aucune chance (page 15).

    Ce troisième œil était presque noir. De cet orifice s’échappaient encore un filet de sang et de la matière cérébrale mêlée d’éclats d’os. Les dégâts qu’une balle de 9mm pouvait causer à un être humain paraissaient simplement… inhumains (page 36).

    Sandra avait revêtu sa combinaison bleue, moulante au niveau de la taille. Son capuchon à bord d’hermine cachait ses longs cheveux blonds (page 25).

    Elle était belle, avec ses grands yeux bleus et ses longs cheveux blonds tombant sur son capuchon bordé d’hermine et sa doudoune bleue cintrée à la taille (page 58).

    Et puis au détour du texte, quelques phrases comiques qui ne sont pas forcément une volonté de l’auteur :

    Sous ses airs faussement paisibles, Sandra Walker cachait mal une terrible angoisse. Le froid envahissait son corps de la tête aux pieds, violant la moindre parcelle d’intimité. Elle frissonna (page 21).

     

    Dès lors, on comprendra qu’il ne faut pas s’attarder sur les qualités d’écriture de Nicolas Feuz pour tabler sur une intrigue dont l’enjeu est de surprendre le lecteur. Encore faudrait-il qu’il y ait un peu de cohérence et de réalisme ce qui est loin d’être le cas.

     

    Attention cette partie de la critique dévoile des éléments importants de l’intrigue.

     

    Le roman s’articule autour d’une prise d’otage au festival open’ air de Neuchâtel et un séjour en Laponie qui vire au cauchemar. Lors d’un des multiples rebondissements du récit, on retrouve la jeune Ilia Walker complètement hagarde dans une vallée isolée de la Laponie. Sa combinaison est maculée de sang. On pense qu’elle a été enlevée et violée. Conduite à l’hôpital, on assiste à cet examen médical déconcertant où le praticien constate que la jeune jeune fille mineure a mis au monde un enfant qu’elle a abandonné on ne sait où (un déni de grossesse explique comment Ilia est parvenue à dissimuler sont état aux membres de sa famille). L’interne informe les parents que l’adolescente a souffert d’hypothermie, qu’on a dû lui amputer deux doigts mais qu’elle peut sortir le jour même. Curieusement, il se garde bien de mentionner l’accouchement et ne semble visiblement pas s’inquiéter du sort du nouveau-né ! La probabilité d’un infanticide (ce qui s’avère être le cas) ne l’effleure même pas. Pour couronner le tout, ce médecin ne juge pas utile d’informer immédiatement le policier présent à l’hôpital. Ainsi les membres de la famille Walker peuvent tranquillement retourner au chalet où ils séjournent. Cette incohérence narrative permet à l’auteur de mettre en scène une confrontation finale sanglante dans les alentours dudit chalet. Il s’avère que le père de l’enfant n’est autre que le frère d’Ilia. Ainsi, après avoir massacré ses parents à coup de hache, le jeune homme tue un policier qui débarque, comme par hasard, seul au chalet. Son forfait accompli, il rejoint sa sœur dans le sauna pour la sodomiser consciencieusement avant qu’elle ne parvienne à s’échapper. S’ensuit une poursuite surréaliste où la jeune fille, complètement nue, parvient à parcourir une distance conséquente dans les contrées glacées de la Laponie alors que la température oscille autour des -20°. Finalement rattrapée sur l’étendue d’un lac gelé, Ilia trouve encore la force de sauter à pieds joints pour briser la glace dans le but d’entraîner son agresseur dans une noyade commune. Rien que ça. Et il ne s’agit là que d’un petit florilège des nombreuses incohérences jalonnant un récit alambiqué semblant pourtant avoir convaincu des blogueurs qui se prétendent paradoxalement en quête de réalisme policier et de cohérence et qui ne supportent pas les incongruités techniques[5].

     

    Des personnages totalement désincarnés, stéréotypés et dépourvus du moindre caractère permettent à l’auteur de mettre en place un twist final boiteux où la succession de « hasards circonstanciés » ne fait que souligner l’indigence d’un texte laborieux que l’on aura tôt fait d’oublier. Finalement Horrora Borealis n’est que l’incarnation de ces thrillers aux rebondissements rocambolesques qui se dispensent d’une intrigue cohérente en misant sur un lectorat peu exigeant. Navrant.

     

    Nicolas Feuz : Horrora Borealis. TheBookEdition.com 2016.

    A lire en écoutant : Pixies : Where Is My Mind. Album : Surfer Rosa. 4AD 1988.

     

    [1] Mensuel Générations, novembre 2016

    [2] RSR La Première, Les beaux parleurs, 04.12.2016

    [3] RSR La Première, Les beaux parleurs, 04.12.2016

    [4] RSR La Première, Les beaux parleurs, 04.12.2016

    [5] L’Hebdo : Le blogueur, meilleur ami du polar. 17.11.2016

  • Castle Freeman Jr. : Viens Avec Moi. Nulle part où aller.

    Capture d’écran 2016-03-15 à 17.08.09.pngJe ne sais pas ce que vaut un bourbon du Vermont, mais s’il possède la force des personnages qui habitent le roman de Castle Freeman Jr., j’en achète tout de suite une bouteille. Brut de décoffrage, Viens Avec Moi, premier roman de l’auteur, nous entraîne dans les régions forestières du Vermont où les comptes se règlent sur la durée d’une journée.

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    Ex shérif adjoint, truand local, Blackway a décidé de s’en prendre à la mauvaise personne en tentant d’impressionner Lillian. Mais la jeune femme est bien décidée à faire face à la menace, même si le shérif Wingate se révèle impuissant à la protéger. Sur les conseils de ce dernier, Lilian va se tourner vers Whizzer, ancien bûcheron en chaise roulante qui traîne dans sa scierie désaffectée avec un groupe d’amis loufoques. Parmi eux il y a Nate, un jeune colosse taciturne et Les, un vieillard rusé, qui vont aider Lilian à retrouver Blackway pour tenter de l’empêcher de mettre en œuvre ses noirs desseins. De clandés louches en repaires de toxicos, le trio s’enfonce dans les forêts sombres de la région à la recherche du campement de Blackway. Tandis qu’ils progressent, Whizzer et ses amis devisent tranquillement en buvant quelques bières tout en se remémorant quelques anecdotes locales. Mais malgré cette apparente décontraction, tous savent que la confrontation entre Blackway et le trio sera féroce. Mais qui des deux parties l’emportera ?

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    Viens Avec Moi, s’inscrit dans la lignée de cette ruralité américaine dépeinte par des auteurs comme Donald Ray Pollock ou Benjamin Whitmer. Il s’agit d’un roman court, assez atypique qui ne s’intéresse pas spécifiquement à la région dans laquelle il se déroule à la façon des stylistes « nature writing » mais plutôt au déroulement d’une intrigue qui se joue sur l’espace d’une journée. L’intrigue en elle-même est plutôt mince et la succession d’événements qui jalonnent le parcours de ce trio bancal se développent dans une tension presque ordinaire qui donne à l’ensemble du roman un certain réalisme parfois déconcertant, voire surprenant. Tout au long du récit on suit une alternance entre le périple du trio composé, de Lilian, Nate et Les et les conversations de Whizzer et de son groupe d’amis. C’est d’ailleurs par le biais de ces conversations que nous découvrons les personnalités des différents protagonistes ainsi que leurs motivations au travers de dialogues ponctués d’humour et de bon sens. Un procédé original qui nous permet d’entrevoir les caractères complexes des personnages qui se révèlent beaucoup moins stupides qu’il n’y paraît.

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    Sans s’appesantir sur le sujet, Castle Freeman Jr. évoque également tout le passé rural de la région au travers d’anecdotes sur les entreprises forestières qui fournissaient du travail aux habitants de la région qui semble désormais vouée au tourisme et aux activités plus ou moins inavouables. Les camps de bûcherons sont désormais squattés par les camés et les truands, tandis que les aciéries tombent en ruine. On y décèle le temps qui passe de manière inexorable en brisant des hommes tels que Les ou Whizzer qui hantent les lieux comme des fantômes. C’est au travers de la jeune Lilian qu’ils prennent encore un peu vie avant de sombrer définitivement dans l’oubli.

    Capture d’écran 2016-03-15 à 17.20.08.png

    Une belle réussite donc pour ce premier roman publié en France qui restera une belle surprise de l’année 2016. Castle Freeman Jr. est un romancier talentueux que l’on suivra avec beaucoup d’attention. Viens Avec Moi est un roman noir, efficace et cinglant comme un coup fusil qui claque dans la forêt et l'on se réjouit déjà de découvrir les traductions des trois autres romans de l'auteur.

     

     

    Castle Freeman Jr. : Viens Avec Moi. Editions Sonatine 2016. Traduit de l’anglais (USA) par Fabrice Pointeau.

    A lire en écoutant : I’am Gone de Shawn Colvin. Album : Shawn Colvin Live. WEA International 2009.