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04. Roman noir - Page 24

  • Arpád Soltész : Le Bal Des Porcs. A tous les râteliers.

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    Service de presse

     

    Journaliste d’investigation en Slovaquie, Arpád Soltész a bien des choses à raconter sur les instances dirigeantes de son pays, mais toutes ne sont pas publiables par manque de faits étayés. En lieu et place il s’est donc mis à écrire des fictions dont Il Etait Une Fois Dans L’Est, un premier roman noir détonnant publié chez Agullo évoquant le parcours d’une jeune fille enlevée, torturée et violée tout en mettant en exergue les accointances entre institutions étatiques et clan mafieux complètement dévoyés.Sur un mode trépident, presque insensé, on découvrait ainsi les arcanes d’un pays complètement gangréné par la corruption en prenant conscience des risques que prennent ceux qui tentent de dénoncer ces dérives qui laminent le pays, à l’instar de Ján Kuciak, collègue d’Arpád Soltész, qui a été froidement exécuté en 2018. C’est d’ailleurs autour de cet événement tragique que l’auteur slovaque rédige Le Bal Des Porcs, récit tout aussi cinglant que le précédent qui décrit les collusions entre le monde politique et les truands qui régissent ainsi le devenir d’un pays qui n’a rien de fictif.

     

    Que deviennent les jeunes et belles adolescentes qui consomment de la marijuana dans le Joli Petit Pays sous la Minuscule Chaîne des Hautes Montagnes ? Certaines d’entre elles finissent dans un centre de désintoxication un peu particulier où les patientes sont contraintes de fournir de prestations sexuelles aux notables du pays qui sont filmés à leur insu. Et gare à celles qui oseraient se révolter ou dénoncer les faits. Elles finissent sur la table d’un médecin légiste qui se charge de maquiller les meurtres en accidents mortels. Ainsi va le monde du Joli Petit Pays sous la Minuscule Chaîne des Hautes Montagnes avec un maître-chanteur tout puissant qui fait et défait les carrières fulgurantes de politiciens véreux, des notables corrompus aux plus hauts niveaux de l’état, des membres de la mafia calabraise qui détournent des fonds européens et un journaliste qui tente d'évoquer ces dysfonctionnements à ses risques et périls.

     

    Comme le précédent ouvrage, Le Bal Des Porcs débute avec un fait divers sordide autour de jeunes filles qui sont contraintes de se prostituer sous le couvert d’un étrange centre de désintoxication dont les dirigeants et le personnel soignant se révèlent être les pourvoyeurs de salons de massage luxueux ou s’ébattent les édiles du pays. On découvre ainsi les accointances entre un monde politique dévoyé et des truands qui font du chantage en menaçant de dévoiler les ébats de ces énarques qui ont été filmés sans qu’ils ne le sachent. En suivant le parcours terrible de Broña et de Nadà, Arpád Soltész nous met en rapport avec quelques personnages inquiétants dont le fameux Wagner qui n’est rien d’autre qu’un maître-chanteur tout puissant qui tient toute une partie des élites du pays sous sa coupe en les contraignants ainsi à effectuer toutes sortes de malversations qui gangrènent la nation, ceci jusqu’au plus haut sommet de l’état. Si cette première partie est relativement aisée à suivre, il n’en sera pas de même avec la seconde partie où l’auteur s’intéresse à l’entourage de ce Wagner en décortiquant les magouilles que ces individus mettent en place pour se couvrir et faire fructifier leurs avoirs au détriment de tout respect des règles. S’ensuit une successions de personnages douteux aux sobriquets déjantés qui interviennent dans une cacophonie déjantée qui n’est pas toujours aisée à comprendre, tant les interventions foireuses, règlements de compte et autres combines douteuses s’enchaînent sur un rythme effréné qu’il faut suivre avec une attention accrue pour en comprendre tout le sens. Mais Arpád Soltész retombe rapidement sur ses pieds lorsque les journalistes d’investigation interviennent pour dénoncer les basse manoeuvres complexes de ce conglomérat de truands, de mafieux et d’hommes politiques corrompus. C’est ainsi que la dernière partie prend une tournure tragique, puisque l’auteur prend le parti de nous relater la manière dont un jeune journaliste et sa compagne sont exécutés dans leur résidence secondaire. Tout cela nous permet de prendre conscience que la fiction rejoint une réalité tragique puisque Arpád Soltész nous dévoile sur ce mode fictif tous les protagonistes qui ont participé au meurtre de son confrère Ján Kuclak à qui il rend un hommage appuyé.

     

    Plus qu’une fiction, Le Bal Des Porcs se révèlent être un document à charge qui met à mal toutes les instances étatiques d’une Slovaquie dévoyée peu après la chute du bloc des pays de l’Est et dont le chemin sinueux vers la démocratie met en lumière toute la gabegie d’une nation gangrénée par la corruption d’institutions noyautées par la mafia calabraise en lien avec les truands du pays et les plus hauts notables de la nation. Un nouveau récit édifiant qu'il faut lire impérativement.

     

     

    Arpád Soltész : Le Bal Des Porcs (Sviña). Editions Agullo Noir. Traduit du slovaque par Barbora Faure.

     

    A lire en écoutant : I Need A Dollar d’Aloe Blacc. Album : Good Things. 2010 Stones Throw Records.

  • Benjamin Whitmer : Les Dynamiteurs. Le goût du sang.

    Capture d’écran 2020-09-22 à 17.54.25.pngAvec Pike, il y avait la beauté marquante de ce ce roman noir la fois âpre et tranchant, qui nous avait permis de découvrir un nouvel auteur, Benjamin Whitmer, récidivant avec Cry Father, un second récit tout aussi désespéré se focalisant sur cette Amérique marginale avec toute une galerie de personnages souvent paumés, parfois déjantés qui se confrontaient dans un déchaînement de violence aussi soudaine que surprenante. On appréciait le côté intimiste de ces portraits d’individus aux caractères rudes et dont les échanges abruptes résonnaient comme autant d’uppercuts cinglants qui vous laissaient complètement sonnés. Se déroulant en 1968 dans le Colorado, Evasion prenait une toute autre allure avec cette galerie de prisonniers parvenant à s’extirper d’une des prisons les plus rude de l’état et traqués par toute une cohorte de gardiens tout aussi sadiques que les détenus qu’ils gardent. Dans un autre registre, Benjamin revient désormais sur le devant de l’actualité littéraire avec Les Dynamiteurs, un roman tout aussi âpre évoquant ce passage de l’enfance au monde adulte avec tout ce que cela comporte comme perte d’innocence dans le contexte impitoyable d’une ville comme Denver à la fin du XIXème siècle.

     

    Denver, 1895. La ville est un immense cloaque miné par le vice et la corruption tandis que l’on règle ses comptes à coups de poings ou de couteaux quand on est pas tout simplement abattu comme un chien, sans autre forme de procès. Dans cet univers impitoyable, Sam et Cora, deux jeunes orphelins se sont mis en tête de s’occuper d’une petite bande d’enfants abandonnés qui survivent dans une usine désaffectée qu’ils doivent défendre farouchement de la convoitise de clochards malintentionnés qui veulent occuper des lieux. Lors d’une de ces attaques, c’est un étrange colosse défiguré qui leur vient en aide avant de s’écrouler, victimes de graves blessures que Cora va soigner du mieux qu’elle peut. Etant muet, le colosse ne communique que par l’entremise de mots griffonnés sur un carnet que Sam, étant le seul à savoir lire, parvient à déchiffrer. Se forme ainsi un duo détonnant qui va s’embarquer dans une série de règlements de compte qui touche l’ensemble des bas-fonds de la ville en précipitant Sam dans l’univers détestable du monde corrompu des adultes qui le fascine et le révulse.

     

    Avec ces enfants abandonnés dans les rues de Denver, il y a bien évidemment quelques tonalités qui nous font penser à l’univers de Dickens même si le texte de Benjamin Whitmer se révèle bien plus abrupt en nous invitant à découvrir une ville de Denver décadente dans laquelle l’ensemble de la population semble tirer parti du vice qui y règne en subissant la corruption qui gangrène les instances étatiques dont la police sur laquelle ne peuvent compter que les plus riches des citoyens. Dans un tel contexte, on se focalise donc sur Sam, un adolescent orphelin, qui rejette ce monde des adultes jusqu’à ce qu’il croise Goodnight, un colosse muet, défiguré et violent avec qui il trouve certaines affinités tout comme Cole, propriétaire d’un bar clandestin qui doit faire face aux autorités qui n’apprécient pas cette concurrence. Ainsi ce trio va donc se révolter et affronter ces édiles de la ville dans un déferlement de violence insoutenable à l’instar de ce lynchage en pleine rue sous les yeux de la police qui regarde passivement le cadavre auquel on a bouté le feu. Mais au-delà de cette violence qui jalonne le texte, Benjamin Whitmer fait également référence à cet amour animant le coeur de Sam qui a jeté son dévolu sur la belle Cora, jeune orpheline tout comme lui, qui se méfie également du monde des adultes. C’est d’ailleurs sur cette ambivalence entre fascination et défiance pour cet univers que l’on suit le parcours destructeur de Sam subissant l’influence de ses deux partenaires en dépit des mises en garde de Cora. On assiste donc à quelques scènes d’une brutalité sauvage comme Benjamin Whitmer sait si bien les décrire, sans toutefois baigner dans la complaisance. On prend ainsi conscience que cette violence n’est finalement que l’écho de cette ville décatie de Denver que l’auteur dépeint avec une fascinante précision nous permettant de nous immerger dans les ruelles sombres de ce cloaque à la fois décadent et fascinant.

     

    Empruntant les codes du roman noir et du western, Benjamin Whitmer nous offre ainsi avec Les Dynamiteurs, un formidable récit d’aventure à la fois épique et tonitruant s’achevant sur un épilogue de toute beauté qui ne fait que confirmer la sensibilité d’un auteur talentueux. Eblouissant.

     

    Benjamin Whitmer : Les Dynamiteurs (The Dynamiters). Editions Gallmeister 2020. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.

     

    A lire en écoutant : My Least Favorite Life de Lera Lynn. Album : True Detective. 2015 Harvest Records.

  • DAVID JOY : CE LIEN ENTRE NOUS. UNE SI GRANDE FAMILLE.


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    Si vous croisez David Joy, vous découvrirez un grand gaillard assez costaud à la barbe rousse broussailleuse, au regard doux avec une éternelle casquette vissée sur la tête. Une allure impressionnante d’homme des bois, issu des Appalaches dans le comté de Jackson où il semble vivre depuis toujours. Que l’on ne se méprenne pas sur cette apparence, car David Joy n’a rien d’un bouseux ignare et peut vous pondre un essai pertinent dans le New-York Times au sujet de la culture des armes en Amérique, lui qui en possède toute une collection et avec lesquelles il pose pour les journaux. Il faut dire que l’homme est issu d’un cursus universitaire en Caroline du Nord et a eu comme professeur de littérature Ron Rash qui l’a encouragé dans sa démarche d’écriture au terme de laquelle on a tout d’abord découvert Là Où Se Perdent Les Lumières (Sonatine 2016) et Le Poids Du Monde (Sonatine 2018) deux romans très sombres évoquant l’univers de marginaux ayant une forte propension à consommer alcool et méthamphétamine. Au-delà de cet univers, les ouvrages de David Joy ont la particularité de se dérouler dans la région où il séjourne, car l’auteur explique qu’il ne sait écrire que sur ce qui l’entoure. Mais il faut bien admettre qu’en plus d’observer son entourage, le romancier à cette capacité singulière à restituer avec le mot juste tous les aspects géographiques mais également sociaux du comté de Jackson, ceci avec une pincée de poésie, qui en font des textes uniques. Même s’il s’éloigne du monde de la marginalité, Ce Lien Entre Nous, se focalisent donc une nouvelle fois sur les petites gens du comté qui deviennent ainsi la source d’inspiration principale de David Joy.

     

    Darl Moody se moque bien des périodes autorisées pour la chasse. Pour lui une seule chose compte : remplir son congélateur de viande afin de faire face à la période hivernal où le travail commence à manquer dans cette région de la Caroline du Nord. Ainsi Darl Moody ne chasse pas ce grand cerf qui rôde sur la propriété du vieux Coward, uniquement pour le plaisir, mais bien pour économiser sur le prix de la viande qu’il devrait acheter au supermarché afin de nourrir ses proches. Mais en fin de journée, alors qu’il est à l’affut, il tue accidentellement un homme qu’il identifie rapidement. Il s’agit de Carol Brewer dont le grand frère Dwayne est connu dans toute la région pour sa violence et sa cruauté. Darl se tourne donc vers Calvin Hooper qui accepte de l’aider à dissimuler le corps. Mais malgré toutes les précautions prises, Dwayne découvre rapidement ce qu’il est advenu de son petit frère. Et sa vengeance sera dévastatrice.

     

    On s’éloigne donc de la marginalité avec Ce Lien Entre Nous dont le titre fait référence à cette solidarité qui unit des hommes et des femmes ordinaires, mais de conditions modeste, vivant dans le comté de Jackson où la nature fait également fonction de garde-manger pour ces habitants qui peinent à joindre les deux bouts. La particularité du récit réside dans le fait qu’il n’y pas vraiment de héros ou de personnages vertueux à l’instar de Darl Moody et de Calvin Hooper qui brillent par leur lâcheté à un point tel que l’on est obligé de ressentir une certaine empathie à l’égard Dwayne Brewer dont la raison se disloque à la mort de son frère qu’il doit venger. Bien évidemment, il y a la fureur décuplée de ce personnage hors norme ravagé par le chagrin qui remet continuellement en question le bienfondé de sa démarche, ceci d’autant plus qu’il écarte police et justice pour lesquels il estime n’avoir aucun compte à rendre. On se retrouve donc face à un personnage exceptionnel animé par toute une nuée de sentiments dévastateurs qu’il entretient avec le souvenir de son petit frère dont il observe la carcasse qui se décompose. Entre les réminiscences d’un passé qu’il ressasse et les actions terribles qu’il entame pour punir les responsables de la mort de son frère, le récit oscille entre des période contemplatives assez touchantes, imprégnée d’une certaine forme de mélancolie et de terribles confrontations qui vont faire frémir le lecteur, ceci d’autant plus que l’on ne sait quelle direction il va prendre avec la disparition assez abrupte de certains protagonistes. Pour revenir aux personnages de Darl Moody et de Calvin Hooper, c'est l'occasion d'observer ces hommes du terroir et leur entourage qui tentent de survivre dans une région où les perspectives économiques sont sur le déclin et où l'on se débrouille comme on peut pour subvenir à ses besoins en comptant sur l'aide de l'autre pour faire face aux difficultés. Et au-delà de cette lâcheté dont il font preuve avec la mort de Carol Brewer qu'ils tentent de dissimuler on devine cette volonté de survivre non pas égoïstement mais pour protéger leurs proches qui ont besoin d'eux à l'exemple de la soeur de Darl Moody dont le mari a perdu son emploi suite à des problèmes de santé.

     

    C'est ainsi que l'air de rien, au travers d'un roman noir exceptionnel, David Joy dépeint, avec cette justesse remarquable qui le caractérise, cette Amérique de la marge qu'il côtoie quotidiennement et qui font de Ce Lien Entre Nous, un récit marquant dont l'impact nous fera encore frémir une fois la dernière page tournée. Vertigineux.

     

     

    David Joy : Ce Lien Entre Nous (The Line That Held Us). Editions Sonatine 2020. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.

     

    A lire en écoutant : Sideways de Citizen Cope. Album : The Clarence Greenwood Recording. 2004 Arista Records, Inc.

  • Stephen Marklay : Ohio. Le cercueil vide de l’Amérique.

    Capture d’écran 2020-09-11 à 16.19.05.pngAu Etats-Unis, il faut saluer la démarche de ces auteurs audacieux faisant le bilan d’une génération bien souvent marquée par des guerres comme celles de la Corée ou du Vietnam. Et puisqu’il y est bien souvent question de combats, c’est logiquement autour d’un enterrement que débute ces romans générationnels où l’on rassemble quelques camarades aux parcours variés afin de faire un tour d’horizon des événements historiques qui se sont succédés et qui les ont frappés tout au long de leurs vies respectives. Il ne s’agit rien de moins que du symbole de l’autopsie d’une nation comme le fait Stephen Marklay avec Ohio, son premier roman traduit en français, qui dresse la formidable fresque d’une Amérique contemporaine complètement déboussolée à l’image des habitants d’une petite ville du Midwest qui se retrouvent à contempler un cercueil de location vide, rose platine, lors d’une procession rendant hommage à l’un de leur jeune concitoyen mort au combat durant la guerre d’Irak. Mais au-delà de ce prélude hallucinant, c'est autour du portrait de quatre jeunes trentenaires que l'on découvre une génération qui, du 11-Septembre jusqu'a nos jours, devient l'incarnation d'un pays désenchanté, marqué par une succession de guerres et de récessions économiques qui ont mis à mal ce fameux rêve américain.

     

    Ils sont quatre trentenaires à débarquer le même soir d’été à New Canaan, petite ville de leur enfance nichée au coeur de l’Ohio. Anciens camarades du lycée, ce n’est pourtant qu‘un concours de circonstance qui va faire qu’ils vont se croiser au cours de cette nuit où chacun d’entre eux va s’employer à atteindre le but qu’il s’est fixé. Pour Bill Ashcraft, ancien activiste humanitaire s’abimant désormais dans l’alcool et la drogue, il s’agit de remettre un mystérieux paquet dont il ignore tout du contenu. Stacey Moore, quant à elle a un rendez-vous avec la mère de son ex-petite amie disparue qui n’a jamais accepté leur liaison tout comme son propre frère avec qui elle doit régler ses comptes. En ce qui concerne Dan Easton, jeune vétéran ayant perdu un oeil en Irak, il doit retrouver son amour de jeunesse qu’il n’a jamais oublié en dépit du mal-être qui le ronge jour après jour. Pour Tina Ross, il ne s’agit rien d’autre que d’une vengeance qu’elle doit assouvir à tout prix afin de se libérer du souvenir qui ne cesse de la hanter. Quatre trentenaires aux trajectoires variées, qui ne se font plus d’illusion. Quatre trentenaires représentatifs d’une génération meurtrie par les aléas des guerres et des crises économiques qui se sont succédées sans interruption. Quatre jeunes trentenaires de l’Amérique d’aujourd’hui.

     

    Il y a bien évidemment ce sentiment de désillusion qui émane d’un texte à la fois dense et sinueux nécessitant une certaine attention pour mieux capter la kyrielle de détails que Stephen Marklay va rassembler au terme d’une construction narrative à la fois complexe et originale versant dans une noirceur terrible qui ne manquera pas de troubler le lecteur. Cercueil vide, bannière étoilée arrachée par le vent, le récit débute avec un prélude hallucinant où l’auteur nous présente cette petite ville de New Canaan en rassemblant ses habitants autour de la procession organisée pour rendre hommage à un jeune du pays qui a périt durant la guerre d’Irak. Puis sur l’espace d’une nuit, s’ensuit quatre parties se focalisant sur les activités de ces quatre trentenaires, anciens camarades de lycée, dont les destins vont s’enchevêtrer au fil d’une intrigue qui prend l’allure d’un roman noir. C’est donc autour du destin de Bill Ashcraft, de Stacey Moore, de Dan Easton et de Tina Ross que Stephen Marklay construit ce panorama social qui résonne comme un état des lieux d’une nation vacillant dans ses certitudes qui deviennent des clivages. Mais loin d’être un pamphlet, on découvre ces déconvenues dans le quotidien de chacun des personnages qui se remémorent leurs trajectoires au gré de cette nuit estivale ravivant les souvenirs en convoquant ainsi une multitude de protagonistes qui vont interférer tout au long d’un récit intense. Avec Bill Ashcraft, on prend la mesure de cette remise en question du patriotisme exacerbé par les événements du 11-Septembre et de cette remise en question des guerres qui en ont découlé qui résonnent comme autant de trahison pour une majeure partie de ses camarades dont l’un de ses meilleurs amis. Avec Stacey Moore, l’auteur aborde toute la thématique de l’homophonie et de l’intolérance avec en point de mire le radicalisme de certains membres de congrégations religieuses dont font partie son frère et la mère de sa petite amie aujourd’hui disparue. Tout en retenue, le personnage de Dan Easton nous permet d’avoir une vision de l’engagement de ses soldats qui peinent à se réinsérer dans le quotidien d’une vie morne qui semble dépourvue de perspectives. Avec Tina Ross, on découvre les clivages sociaux au sein du lycée et les dérives qui en découlent afin d’accéder à certaines castes et dont elle fera tragiquement les frais. Déshérence industrielle, absence de couvertures sociales qui fragilisent les travailleurs jusqu’à les mettre en faillite, pensions de retraite insignifiantes, c’est également avec l’ensemble des habitants de la ville de New Canaan que l’on découvre cette Amérique profonde de la Rust Belt qui ne se remet pas du déclin économique qui l’a frappé de plein fouet. 

     

    Portrait sans fard d’une Amérique désenchantée, Ohio met en lumière le mal-être de cette jeune génération meurtrie que Stephan Markley autopsie avec précision et sans complaisance au gré d’un récit à la fois fascinant et marquant qui secouera le lecteur jusqu’à la dernière page. Une véritable démonstration de talent.

     

    Stephen Marklay : Ohio (Ohio). Éditions Albin Michel/Terres d’Amérique. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé.

     

    A lire en écoutant : Oh Well de Fiona Apple. Album : Extraordinary Machine. 2005 Epic.

     

  • COLIN NIEL : SUR LE CIEL EFFONDRE. LEGENDES PERDUES.

    sur le ciel effondré, Colin Niel, éditions du rouergue, série guyanaiseAu-delà du recueil composé de trois romans, La Série Guyanaise de Colin Niel poursuit son cours avec un quatrième volume nous permettant de retrouver le capitaine de gendarmerie André Anato en nous immergeant dans les profondeurs de la forêt guyanaise pour découvrir le territoire des Wayanas, peuple amérindien se détachant peu à peu de ses traditions au contact des garimperos et des évangélistes qui prolifèrent dans la région. Il faut noter que chacun des titres de cette série emblématique se rattache au thème abordé comme c’était le cas avec Les Hamacs De Carton qui faisait allusion à ces dossiers suspendus contenant les dossiers de centaines de citoyens guyanais souhaitant obtenir une naturalisation devenant de plus en plus hypothétique à mesure des aléas et exigences de l’administration française. Second volume de la série, Ce Qui Reste En Forêt  provenait de l’expression « ce qui se passe en forêt, reste en forêt » en se focalisant sur une petite communauté de scientifiques stationnée au coeur de la jungle guyanaise. Obia faisait tout simplement référence aux traditions du chamanisme du peuple Noir-Marron qui affectait particulièrement le capitaine Anato. Dernier roman de la série, Sur Le Ciel Effondré s’inscrit dans la légende poétique désignant le peuple Wayanas désormais démuni de toute magie et n’ayant plus d’accès aux cieux après avoir offensé leur dieu Kuyuli.

     

    L’adjudante Angélique Blakaman fait la fierté du corps de gendarmerie après sa conduite héroïque lors d’un attentat en métropole qui lui a laissé des stigmates sur son visage. Ces hauts faits lui ont permis de revenir au Haut-Maroni en Guyane, en obtenant un poste à Maripasoula, ville de son enfance. Mais le retour au pays est difficile avec le regard de sa mère qui ne la comprend plus et son frère paraissant refuser tout contact. Et il faut bien l’avouer, la ville a drastiquement changé en subissant l’influence du voisinage des villes sauvages du Suriname où pullule commerce chinois, bordels et dancings pour assouvir les besoins des garimperos revenant de leurs exploitations aurifères. Mais au-delà de ces derniers sursauts urbains s’ouvre l’immensité de la forêt et de la région de Tumuc-Humac où vivent les Wayanas, peuple amérindien subissant l’arrivée de cette civilisation débridée. Blakaman côtoie bon nombre de ces Wayanas dont Tapwili Maloko, une des figures du village qui sollicite son aide afin de retrouver son fils disparu. Faisant fi des restrictions de sa hiérarchie, l’adjudante Blakaman va demander l’appui du capitaine Anato, un Noir-Marron tout comme elle qui a fort à faire avec une bande de cambrioleurs écumant la région de Cayenne.

     

    Après avoir cherché les fondements de ses origines, le personnage du captaine André Anato évolue en intégrant désormais la culture Ndjuka et tout ce qui a trait à l’obia afin de lutter contre l’ensorcellement dont il a été victime. Paradoxalement, il faut bien admettre que ce protagoniste central de la série, semble plus en retrait dans cette intrigue qui se braque davantage sur l’adjudante Angélique Blakaman dont le profil se révèle extrêmement détonant avec notamment ses liens qu’elle entretient avec le peuple Wayanas dont on découvre par son entremise tout l’aspect culturel qui semble sur le déclin en dépit de tous les efforts de Tapwili Maloko, un amérindien qui s’ingénie à entretenir les traditions de son peuple dont certains membres se convertissent pourtant à la religion des évangélistes qui écument la région en quête de nouveaux fidèles. L’autre aspect du contexte social du peuple Wayanas se focalise autour du mal-être des jeunes avec une propension au suicide qui devient l’unique perspective face à un avenir incertain. Autour de ces malaises, Colin Niel, bâtit comme à l’accoutumée une intrigue à tiroir assez complexe qui tourne autour d’un trafic d’influence sur les mines d’or, une série de cambriolages qu’un trio de délinquants violents commet en séquestrant leurs propriétaires et la disparition du jeune Tipoy, le fils de Tapwili, que l’adjudant Blakaman s’est mise en tête de retrouver, même si son pères n'a plus aucun espoir de le revoir vivant.

     

    Sur Le Ciel Effondré a la particularité d’être un polar qui se déroule au rythme lent d’une intrigue qui prend l’allure des légendes Wayanas ponctuant les trois parties du roman. Au-delà des éclats de violence qui marquent le récit, iI émane de l’ensemble une sensation poétique assez sombre se déclinant sur le fond du décor évocateur de cette épaisse forêt équatoriale et de la langueur de ce fleuve boueux chargé d’or et d’alluvions transperçant cette région boisée de part en part. L’autre aspect du décor ce sont les sites urbains, tels que les cités dans les environs de Cayenne où l’on prend la mesure de la misère qui y règne, sans pourtant que Colin Niel ne cède au misérabilisme. C’est toute cette déclinaison de problèmes sociaux qui frappent cette région de la Guyane que l’auteur dépeint autour d’une intrigue policière à la fois réaliste et exotique qui prenant son temps pour s’installer afin d’en livrer tous ses ressorts qui se révéleront plutôt surprenants.

     

    Alliant les différentes cultures de ce département d’outre-mer, Sur Le Ciel Effondré confirme le talent de Colin Niel qui réussit à concilier l’exotisme d’une région envoûtante à la complexité d’une enquête intense révélant les maux mais également l’espoir que recèlent ce territoire guyanais à nul autre pareil.

     

    Colin Niel : Sur Le Ciel Effondré. Editions du Rouergue Noir 2018.

    A lire en écoutant : Minha Selva de Bernard Lavilliers. Album : Champs du possible. 1994 Barclay.