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Auteurs J

  • THIERRY JONQUET : MYGALE. ENGLUÉS DANS LA TOILE.

    Capture d’écran 2025-11-17 à 19.35.06.pngComme Pascal Garnier, il nous a quitté beaucoup trop tôt, à l'âge de 55 ans, en laissant derrière lui une oeuvre composée de 16 romans noirs dont certains demeurent emblématiques en faisant de lui l'une des grandes figures de la littérature noire engagée, plus particulièrement de ce fameux courant du néo-polar français, tout en cultivant une grande discrétion afin de mettre davantage en avant les thèmes sociaux qu'il évoquait dans ses livres s'articulant autour d'individus aux vies brisées et de faits divers âpres et angoissants. Né à Paris en 1954, Thierry Jonquet de par sa multitude de métiers qu'il va exercer dans des domaines tels que les unités de gériatries, les foyers ou les sections d'éducation spécialisée, est amené côtoyer une population marginalisée composée de laissés pour compte et même de délinquants qui vont devenir la source d'inspiration de l'ensemble de ses intrigues que ce soit en tant que romancier, mais également en tant que scénariste. Il mènera ainsi ces deux carrières de front avec un certain succès puisqu'on lui doit quelques romans noirs notables à l'instar des Orpailleurs (Série Noire 1993) et de Moloch (Série Noire 1998) mettant en scène le commandant Rovère  et la juge Lintz qui deviendront les personnages principaux de la série Boulevard du Palais pour laquelle Thierry Jonquet est crédité au scénario de deux épisodes, poste qu'occuperont également Pierre Lemaître et Cary Ferey. C'est avec Mygale, son troisième roman, qu'il intègre la Série Noire en contribuant à asseoir sa notoriété avec cette relation entre un chirurgien réputé et une femme qui semble vivre sous son emprise dans le jeu trouble de rapports destructeurs et dont on ignore qui est la victime et qui est le bourreau. Un roman chargé d'ambiguïté qui séduira le réalisateur espagnol Pedro Almodovar qui l'adaptera librement au cinéma en marquant ses retrouvailles avec Antonio Banderas endossant le rôle principal de La Piel que habito (La Peau que j'habite).

     

    thierry jonquet,mygale,folio policier,roman noir,chronique littéraire,blog mon roman noir et bien serré,littérature noire française,polar contemporain,néo polar français,avis de lecture,blog littéraireDans la région parisienne, Richard Lafargue est un chirurgien dont la réputation n'est plus à faire, et qui gravite dans les milieux les plus aisés en fréquentant les soirée mondaines au bras d'Ève, une jeune femme mutique d'une éblouissante beauté qui se retrouve chaque soir enfermée dans une vaste chambre d'un domaine magnifique niché au coeur d'un superbe parc. Quelles sont ces étranges rapports qu'ils entretiennent et dont on distingue la complexité dans le sourire énigmatique de cette femme contrebalançant avec cette colère permanente qui semble animer le praticien ? 
    Dans le sud de la France, Alex Barny a trouvé refuge dans une maison nichée dans la garrigue après avoir braqué une banque, abattu un policier et pris une balle dans la jambe. Détenteur d'un butin conséquent, il tente de se rétablir peu à peu en se sachant rechercher par toutes les forces de police. Pour quitter le pays, il lui faut donc changer de visage et surtout retrouver son ancien complice Vincent Moreau dont il est sans nouvelle.
    Et puis dans cette cave obscure, il y a cet homme enchaîné qui se demande ce que peut bien vouloir son geôlier avec qui il commence à entretenir une relation troublante d'amour-haine débouchant sur des rapports chargés d'ambiguïté. 

     

    Publié en 1984, à une époque où le genre du thriller français était encore inexistant, Mygale fait office de roman précurseur avec une trame narrative déroutante qui joue sur la temporalité afin de mettre en place un retournement de situation destiné surprendre le lecteur tout en distillant cette tension et ces interrogations qui imprègnent le récit. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le récit s'articule autour des rapports troubles entre Richard Lafargue et cette mystérieuse Ève dont on se demande ce qui la pousse à rester auprès de cet individu qui la malmène de manière ignoble tout en faisant preuve d'égard et de prévenance. C'est d'ailleurs une interaction similaire qui s'instaure entre ce geôlier au comportement sadique et son prisonnier qui va développer une sorte de syndrome de Stockholm à mesure que les conditions de détentions semblent s'améliorer mais qui s'interroge toujours sur les raison de sa détention dans cette cave où il est reclus. Avec une peu moins de 160 pages, Thierry Jonquet distille sur un registre extrêmement sobre cette relation toxique entre bourreau et victime qui s'inscrit dans une économie de moyen afin de préserver le réalisme d'un récit cohérent et fascinant dont le schéma tout en tension va être repris par une multitude d'auteurs, dans le domaine du thriller psychologique notamment. Mais si le retournement de situation est bien au rendez-vous, Thierry Jonquet n'abuse jamais du procédé et fait en sorte de ne jamais céder à la grandiloquence des coups d'éclats ou du sadisme qui anime ses personnages pour se concentrer davantage sur le désarroi qui en découle tout en nous invitant à une réflexion quant à la douleur de la perte d'un être cher mais aussi de la quête d'identité que ce soit pour Vincent Moreau ou plus particulièrement pour Alex Barny dont on apprécie la simplicité avec laquelle l'auteur dépeint son parcours vers la délinquance qui en fait un modèle du genre dont bon nombre de romancier devrait s'inspirer. A partir de tous ces éléments de simplicité, de sobriété et d'efficacité, on parlera d'un style redoutable qui fait de Thierry Jonquet un auteur incontournable dont les textes demeurent d'actualité à l'instar de Mygale, roman mythique et machiavélique qui n'a pas vieilli d'un iota et qu'il convient de découvrir, même pour les amateurs éprouvés de thriller qui trouveront les fondements essentiels de ces intrigues parallèles et de leur convergence au terme d'une scène final aussi abrupte que saisissante. 

     

    Thierry Jonquet : Mygale. Folio Policier 1995.

    A lire en écoutant : The Man I Love d’Ella Fitzgerald. Album : Ella Fitzgerald Sings the George and Ira Gershwin Song Book. 2017 Verve Label Group.

  • DAVID JOY : LES DEUX VISAGES DU MONDE. LES FRUITS DE LA COLERE.

    david joy,les deux visages du monde,éditions sonatineOn pourra bien parler de Ron Rash, de Daniel Woodrell, de Larry Brown aussi, et énumérer ainsi toute une cohorte de romanciers prestigieux pouvant avoir influencé son œuvre pour se dire que finalement, au bout de cinq ouvrages d'une impressionnante sagacité, David Joy est devenu un auteur essentiel, à nul autre pareil, évoquant les travers sociaux de son pays au gré de récits sombres se déroulant dans le comté de Jackson, niché au cœur du massif des Appalaches, où il vit depuis l'âge de dix-huit ans. C'est cet ancrage à la région, ainsi que ces voix résonnant sur les contreforts de ces montagnes qu'il affectionne tant, qui caractérisent chacun de ses romans où, depuis ce petit lopin de terre, émerge certains des affres touchant l'ensemble des Etats-Unis. Il y est particulièrement question d'opioïde et des trafics sordides qui en découlent que ce soit avec Là Où Les Lumières Se Perdent (Sonatine 2016), son premier roman, ainsi que Le Poids Du Monde (Sonatine 2018) où il est également fait mention de la difficulté de se réinsérer pour un vétéran de la guerre d'Afghanistan, tandis qu'avec Nos Vies En Flamme (Sonatine 2022) émerge les thèmes en lien avec le réchauffement climatique se traduisant, dans la région, par ces immenses incendies ravageant la forêt. Et même s'il s'éloigne de tout ce qui a trait à la consommation de stupéfiants et à la marginalité qui résulte, Ce Lien Entre Nous (Sonatine 2020) se concentre une nouvelle fois sur les petites gens du comté de Jackson et de ce qui les unit dans la difficulté, mais également des rapports violents qui peuvent parfois diviser les membres d'une communauté préférant régler leurs comptes sans faire appel aux autorités pour lesquelles ils ont une confiance toute relative. Mais c'est sur un tout autre registre que David Joy revient sur le devant de la scène littéraire avec Les Deux Visages Du Monde où il aborde, avec une acuité incroyable, les délicats sujets du racisme et de la discrimination institutionnalisée qui secouent les régions les plus reculées du pays où l'on peine à voir la réalité en face.

     

    Toya Gardner a quitté Atlanta pour s'installer chez sa grand-mère, Vess Jones qui vit depuis toujours dans les montagnes de Caroline du Nord, non loin de Sylva chef-lieu du comté de Jackson. Désireuse d'achever son cursus universitaire dans le domaine artistique, cette jeune afro-américaine entend également dénoncer l'histoire de l'esclavagisme qui a marqué la région en effectuant quelques coups d'éclats déclenchant la colère de certains habitants et en provoquant ainsi une division au sein de la communauté ainsi que la résurgence d'éléments du passé que l'on voudrait continuer à oublier ou à enjoliver. C'est à ce moment qu'Ernie Allison, adjoint du shérif du comté, interpelle un individu inquiétant qui semble affilier aux suprémacistes blancs et qui possède un étrange carnet où figure les noms des personnalités importantes de la région. Désireux d'en savoir plus, Ernie se voit opposer une fin de non-recevoir de sa hiérarchie décidant de classer l'affaire. Mais quelques semaines plus tard, les événements prennent une autre tournure, lorsque deux crimes vont être commis dans ce coin perdu du massif des Appalaches désormais sujet à toutes les tensions. 

     

    D'entrée de jeu, on saluera avec Les Deux Visages Du Monde, la maturité de la mise en scène narrative d'une intrigue où l'enchainement des événements va se révéler extrêmement surprenant au gré de quelques scènes saisissante que les lecteurs les plus avisés seront bien en peine de voir venir. Et c'est peut-être là que réside le talent de David Joy de se situer à l'endroit où l'on ne l'attend pas, ce d'autant plus lorsqu'il aborde le thème du racisme au sein de la région où il vit en exposant les enjeux des uns et des autres au gré de confrontation d'un réalisme troublant qui s'éloigne résolument des clichés propre à ses régions du sud des Etats-Unis. A l'instar de William Dean Cawthorn, ce marginal affilié aux suprémacistes blancs, le personnage se révèle bien plus complexe qu'il n'y parait, même s'il apparaît extrêmement menaçant au gré de ses convictions odieuses et de ses accointances avec des notables affiliés au Ku Klux Klan. Exit donc l'individu redneck bas du plafond ou le psychopathe sanguinaire. Le racisme que David Joy évoque durant tout le récit, parait beaucoup plus insidieux comme ancré dans une certitude biaisée où l'on s'emploie à réécrire ou à atténuer un passé trouble à l'image de ce drapeau confédéré sujet des conflits entre le shérif John Coggins et Toya Gardner cette jeune afro-américain qui ne supporte plus ces relents, ou plutôt ces incarnations d'une société qui s'est bâtie sur les fondements de l'esclavagisme et de la discrimination. A partir de là, David Joy met en scène deux communautés qui ne se comprennent pas et, de fait, qui ne dialoguent plus mais qui s'interrogent parfois en tentant de se remettre en question et de trouver du sens dans ce conflit qui les oppose. C'est peut-être ce que l'on perçoit au gré des rapports entre John Coggins et Vess Jones, la grand-mère de Toya qui ne s'exprime pas avec autant de véhémence que sa petite fille mais n'en pense pas moins. Se targuant d'être l'ami d'enfance du mari défunt de Vess, le shérif Coggins ne peut admettre que l'on puisse le considérer comme quelqu'un de raciste. Mais le diable réside dans le détails, ou plutôt dans le quotidien de chacun que David Joy révèle au détour d'anecdotes extrêmement parlantes sur l'état d'esprit d'un certains nombres de concitoyens apparaissant, de prime abord, tout ce qu'il y a de plus respectables. Tout cela prend forme au sein de cet environnement sauvage que l'auteur dépeint avec cette force d évocation prégnante à l'exemple de ces instants où Vess Jones se ressource dans son potager ou de ces moments où l'adjoint du shérif Ernie Allison nourrit les truites du ruisseau bordant l'ancienne ferme de ses grands-parents où il vit et qui n'aime rien tant que de parcourir la forêt pour chasser ou cueillir des champignons. Ainsi,  au-delà du racisme qui divise, c'est probablement là que s'incarne Les Deux Visages Du Monde, autour de cette nature luxuriante et foisonnante indifférente à cette colère de femmes et d'hommes qui ne se comprennent plus en sombrant dans une violence qui tourne forcément au drame que l'on doit surmonter dans la douleur et qu'il faut surmonter au gré d'un processus de résilience que David Joy exprime avec une intensité émotionnelle peu commune. 

     

    David Joy : Les Deux Visages Du Monde (Those We Thought We Knew). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Cotté.

    A lire en écoutant : Like Some Old Sad Song de David Childers. Album : Melancholy Angel. 2023 Ramseur Records.

  • DAVID JOY : NOS VIES EN FLAMMES. GENERATIONS PURDUE

    david joy,nos vies en flamme,sonatineAux Etats-Unis, on parle désormais de crise, voire même d'épidémie des opioïdes pour évoquer le désastre sanitaire déferlant depuis près d'une vingtaine d'années sur le pays, en faisant référence à la surconsommation, avec ou sans prescription, de médicaments incorporant cette substance dont les fameux OxyContin, Vicodin et Fentanyl provoquant une impressionnante vague de surdoses meurtrières avec des consommateurs qui se sont tournés notamment vers l'héroïne pour pallier des addictions dont ils étaient victimes avec ces comprimés. Un thème abordé dans la série Dopesick dont l'action se déroule en Virginie du Sud, dans les Appalaches au cœur d'une région particulièrement touchée par le phénomène à l'instar de la Caroline du Nord où vit le romancier David Joy qui situe l'ensemble de son œuvre dans le comté de Jackson où il est principalement question de pauvreté et de dépendance aux narcotiques, deux problèmes endémiques étroitement liés. Comme il l'a souvent expliqué, David Joy n'écrit sur rien d'autre que ce qu'il connaît et l'entoure comme ce fut le cas notamment avec son premier roman Là Où Les Lumières Se Perdent (Sonatine 2015) où l'on appréciera cette écriture à la fois dense et épurée qui le caractérise et que l'on retrouvera dans Le Poids du Monde (Sonatine 2017) et Ce Lien Entre Nous (Sonatine 2018). C'est donc en l'espace de trois ouvrages que David Joy est devenu l'une des grandes voix de l'Amérique du Nord avec des récits d'une grande noirceur, imprégné d'une tragédie évoluant dans le milieu de la toxicomanie comme c'est d'ailleurs le cas avec Nos Vies En Flammes où les incendies ravageant les forêts du comté deviennent l'allégorie de vies consumées par la consommation de stupéfiants.

     

    Vivant isolé, à l'orée d'un bois d'où il peut entendre les cris des coyotes, Ray Mathis, un vieux colosse au crépuscule de sa vie, entretient le souvenir de sa femme défunte dans son humble demeure régulièrement visitée par son fils, unique membre de la famille qu'il lui reste. Désespérément accro à l'héroïne, le jeune homme dépouille la maison de son père de tout ce qu'il peut revendre pour assouvir son vice. Mais un soir, Ray reçoit l'appel d'un dealer réclamant son dû en échange de la vie de son rejeton. S'acquittant de la dette, le vieil homme exige que l'on cesse de fournir son fils en héroïne. Une exigence qui restera vaine en poussant ainsi Ray sur le chemin de la révolte, bien décidé à faire sa propre justice. Un embrasement de colère faisant écho à ces incendies qui ravagent les forêts environnantes, symboles d'un pays sur le déclin.

     

    Outre le fait d'être romancier, David Joy écrit parfois quelques articles sur l'american way of life en confiant ses expériences que ce soit dans le domaine des armes à feu ou sur ce qui a trait à la pauvreté et à la délinquance dans sa contrée des Appalaches. Vous trouverez donc en forme de postface dans Nos Vies En Flammes, un article intitulé "génération opioïde", publié au printemps 2020 dans la revue America qui traite de "ces enfants dont les premières drogues qu'ils ont prises étaient prescrites par des médecins" avec l'assentiment des grands laboratoires pharmaceutiques à l'instar de l'entreprise Purdue Pharma qui s'est ingéniée à minimiser les risques d'addiction de ses médicaments à base d'opioïde. Lire un tel article permettra aux lecteurs de mettre en perspective les récits tragiques d'un auteur qui dépeint son environnement à la manière d'un naturaliste talentueux restituant l'atmosphère de son environnement social dramatique ainsi que le faste de cette nature sauvage qui l'entoure.

     

    Même si elle est omniprésente, il n'y a jamais d'excès dans la violence que David Joy décline dans ses romans à la fois âpres et somptueux. Elle devient l'essence de l'ensemble de ses intrigues étroitement liées à la pauvreté d'une région où les habitants entretiennent tout de même un esprit de solidarité afin de lutter contre les afflictions qui frappent une population particulièrement vulnérable. On en prend la pleine mesure avec Nos Vies En Flammes et plus particulièrement au travers du désarroi de Ray Mathis qui observe son entourage s'embraser tout comme les forêts environnantes. Mais plutôt que la résignation, c'est désormais le sentiment de révolte qui habite ce personnage central qui va lutter à sa manière contre ceux qui ont détruit la vie de son fils Ricky. En parallèle, on découvrira les contours d'une enquête policière se focalisant sur le Supermarché, surnom donné à un conglomérat de mobile homes délabrés qui servent de point de deal à l'ensemble des toxicomanes de la région. Situé sur une réserve indienne, le lieu donne l'occasion à David Joy d'évoquer tout l'aspect dramatique du sort réservé aux amérindiens vivant en autarcie grâce notamment à l'apport économique d'un casino qui blanchit l'argent de la drogue. Malgré cet apport, on découvre une population tout aussi fragilisée que celle du comté de Jackson et dont un certain nombre de jeunes qui ont sombré dans les méandre de l'addiction aux stupéfiants à l'instar de Denny tentant de lutter contre ses démons du mieux qu'il peut. 

     

    Avec Nos Vies En Flammes, on retrouve donc toute la ferveur vibrante de David Joy pour sa région et qui décline cette ambivalence entre une nature somptueuse qui se consume et une galerie de personnages qui charrient leur désespoir dans un quotidien offrant, en dépit de tout, quelques maigres lueurs d'optimisme au gré d'un roman noir chargé d'émotions. 

     

    David Joy : Nos Vies En Flammes (When These Mountains Burn). Editions Sonatine 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.

    A lire en écoutant : Play It All Night Long de Drive-By Truckers. Album : The Fine Print. 2009 New West Records.

  • DAVID JOY : CE LIEN ENTRE NOUS. UNE SI GRANDE FAMILLE.


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    Si vous croisez David Joy, vous découvrirez un grand gaillard assez costaud à la barbe rousse broussailleuse, au regard doux avec une éternelle casquette vissée sur la tête. Une allure impressionnante d’homme des bois, issu des Appalaches dans le comté de Jackson où il semble vivre depuis toujours. Que l’on ne se méprenne pas sur cette apparence, car David Joy n’a rien d’un bouseux ignare et peut vous pondre un essai pertinent dans le New-York Times au sujet de la culture des armes en Amérique, lui qui en possède toute une collection et avec lesquelles il pose pour les journaux. Il faut dire que l’homme est issu d’un cursus universitaire en Caroline du Nord et a eu comme professeur de littérature Ron Rash qui l’a encouragé dans sa démarche d’écriture au terme de laquelle on a tout d’abord découvert Là Où Se Perdent Les Lumières (Sonatine 2016) et Le Poids Du Monde (Sonatine 2018) deux romans très sombres évoquant l’univers de marginaux ayant une forte propension à consommer alcool et méthamphétamine. Au-delà de cet univers, les ouvrages de David Joy ont la particularité de se dérouler dans la région où il séjourne, car l’auteur explique qu’il ne sait écrire que sur ce qui l’entoure. Mais il faut bien admettre qu’en plus d’observer son entourage, le romancier à cette capacité singulière à restituer avec le mot juste tous les aspects géographiques mais également sociaux du comté de Jackson, ceci avec une pincée de poésie, qui en font des textes uniques. Même s’il s’éloigne du monde de la marginalité, Ce Lien Entre Nous, se focalisent donc une nouvelle fois sur les petites gens du comté qui deviennent ainsi la source d’inspiration principale de David Joy.

     

    Darl Moody se moque bien des périodes autorisées pour la chasse. Pour lui une seule chose compte : remplir son congélateur de viande afin de faire face à la période hivernal où le travail commence à manquer dans cette région de la Caroline du Nord. Ainsi Darl Moody ne chasse pas ce grand cerf qui rôde sur la propriété du vieux Coward, uniquement pour le plaisir, mais bien pour économiser sur le prix de la viande qu’il devrait acheter au supermarché afin de nourrir ses proches. Mais en fin de journée, alors qu’il est à l’affut, il tue accidentellement un homme qu’il identifie rapidement. Il s’agit de Carol Brewer dont le grand frère Dwayne est connu dans toute la région pour sa violence et sa cruauté. Darl se tourne donc vers Calvin Hooper qui accepte de l’aider à dissimuler le corps. Mais malgré toutes les précautions prises, Dwayne découvre rapidement ce qu’il est advenu de son petit frère. Et sa vengeance sera dévastatrice.

     

    On s’éloigne donc de la marginalité avec Ce Lien Entre Nous dont le titre fait référence à cette solidarité qui unit des hommes et des femmes ordinaires, mais de conditions modeste, vivant dans le comté de Jackson où la nature fait également fonction de garde-manger pour ces habitants qui peinent à joindre les deux bouts. La particularité du récit réside dans le fait qu’il n’y pas vraiment de héros ou de personnages vertueux à l’instar de Darl Moody et de Calvin Hooper qui brillent par leur lâcheté à un point tel que l’on est obligé de ressentir une certaine empathie à l’égard Dwayne Brewer dont la raison se disloque à la mort de son frère qu’il doit venger. Bien évidemment, il y a la fureur décuplée de ce personnage hors norme ravagé par le chagrin qui remet continuellement en question le bienfondé de sa démarche, ceci d’autant plus qu’il écarte police et justice pour lesquels il estime n’avoir aucun compte à rendre. On se retrouve donc face à un personnage exceptionnel animé par toute une nuée de sentiments dévastateurs qu’il entretient avec le souvenir de son petit frère dont il observe la carcasse qui se décompose. Entre les réminiscences d’un passé qu’il ressasse et les actions terribles qu’il entame pour punir les responsables de la mort de son frère, le récit oscille entre des période contemplatives assez touchantes, imprégnée d’une certaine forme de mélancolie et de terribles confrontations qui vont faire frémir le lecteur, ceci d’autant plus que l’on ne sait quelle direction il va prendre avec la disparition assez abrupte de certains protagonistes. Pour revenir aux personnages de Darl Moody et de Calvin Hooper, c'est l'occasion d'observer ces hommes du terroir et leur entourage qui tentent de survivre dans une région où les perspectives économiques sont sur le déclin et où l'on se débrouille comme on peut pour subvenir à ses besoins en comptant sur l'aide de l'autre pour faire face aux difficultés. Et au-delà de cette lâcheté dont il font preuve avec la mort de Carol Brewer qu'ils tentent de dissimuler on devine cette volonté de survivre non pas égoïstement mais pour protéger leurs proches qui ont besoin d'eux à l'exemple de la soeur de Darl Moody dont le mari a perdu son emploi suite à des problèmes de santé.

     

    C'est ainsi que l'air de rien, au travers d'un roman noir exceptionnel, David Joy dépeint, avec cette justesse remarquable qui le caractérise, cette Amérique de la marge qu'il côtoie quotidiennement et qui font de Ce Lien Entre Nous, un récit marquant dont l'impact nous fera encore frémir une fois la dernière page tournée. Vertigineux.

     

     

    David Joy : Ce Lien Entre Nous (The Line That Held Us). Editions Sonatine 2020. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Fabrice Pointeau.

     

    A lire en écoutant : Sideways de Citizen Cope. Album : The Clarence Greenwood Recording. 2004 Arista Records, Inc.

  • Frédéric Jaccaud : Glory Hole. Derrière le mur.

    Capture d’écran 2019-11-08 à 15.14.30.pngCultivant la discrétion comme credo, à l’extrême inverse de ces écrivains 2.0 occupant le devant de la scène, Frédéric Jaccaud est devenu, bon gré mal gré, l’une des voix dissonantes de la littérature noire helvétique en interpellant le lecteur avec des romans singuliers et dérangeants tout en s’interrogeant sur le monde qui nous entoure. Probablement s’agit-il d’une démarche similaire à sa fonction de conservateur qu’il occupe à la Maison d’Ailleurs à Yverdon qui explore les univers de la science fiction, des mondes utopiques et des voyages extraordinaires. Ne cherchant pas forcément à plaire, bien au contraire, Frédéric Jaccaud a pu heurter, voire même diviser son lectorat avec des ouvrages comme Hecate  (Série Noire 2014) dont la structure narrative s’articule autour d’un fait divers terrible, ou comme Exil (Série Noire 2016) récit paranoïaque baignant dans les méandres du silicium alimentant une technologie numérique débridée. En suivant Aurélien Masson, l’ancien directeur de la collection Série Noire, chez Equinox – Les Arènes, Frédéric Jaccaud revient une nouvelle fois, là où l’on ne l’attendait pas, en explorant le monde de la pornographie des eighties avec Glory Hole, en lice pour le prix du Polar romand 2019 et qui risque bien de décontenancer quelques membres du jury et quelques lecteurs avertis, en découvrant un roman noir troublant et poignant à la fois, suscitant un certain malaise.

     

    Il y a des promesses qui sont faites pour ne pas être tenues, comme celle de ces trois enfants qui ont juré, sous l’arbre de l’orphelinat, de ne jamais se quitter. Mais bien des années plus tard il ne reste de tout cela plus qu’un vague souvenir qui rejaillit à la vue d’une photographie de Claire étalant ses charmes dans une revue pornographique. Échoués dans une ville portuaire sans nom, Jean veut la retrouver à tout prix en entraînant Michel avec lui pour se rendre à Los Angeles, nouvel Eldorado du sexe qui se décline en format VHS. N’ayant plus rien à perdre, ces deux compères d'infortune vont franchir toutes les limites afin de découvrir ce qu’il est advenu de leur amie qui semble s’être volatilisée dans un environnement de perversions de plus en plus sordides. Quand les promesses deviennent chimères, les espoirs se fracassent aux pieds du Glory Hole. Jean et Michel vont l'apprendre à leurs dépens.

     

    Sujet infiniment casse-gueule, l’exploration du monde pornographique peut donner lieu à une espèce de voyeurisme malsain couplé d’une violence complaisante pour faire frémir de dégoût quelques lecteurs en quête de sensation. Il n’en sera rien avec Glory Hole qui passe en revue, de manière parfois glaçante, cette frénésie du porno des années 80 que l’on consomme désormais sur cassettes VHS en nous interrogeant sur notre rapport avec l’écran avec un parallèle sur l'émergence du monde des jeux vidéos qui nous projette vers le repli et la solitude de l’individu, comme si les eighties incarnaient les prémisses de l'individualisme qui prévaut à notre époque. Une dissolution dans un nuage de pixels. Dans un tel environnement désincarné, bien loin du flash des néons et du scintillement des paillettes, on observe l'envers du décors avec ce coté sordide d’une industrie décomplexée qui laisse place aux pires dérives pour satisfaire les exigences de consommateurs pouvant désormais assouvir quelques ersatz de fantasmes en se dissimulant derrière l’écran de leur téléviseur.

     

    Débutant comme un roman noir, on suit le parcours de deux paumés, Jean et Michel, dont la vie part à la dérive, dans l'indolence d'une cité sans nom qui semble les absorber jusqu'à la découverte de cette photo de Claire, leur amie qu'ils ont perdue de vue depuis tant d'années, malgré cette promesse d'enfant qui devient désormais un nouvel enjeu de retrouvailles. Une obsession apparaissant comme une étincelle dans le morne cours de leur existence qui les poussera au crime afin de financer leurs recherches. Une dérive qui se poursuit à Los Angeles, bien loin du rêve américain que l'auteur enterre définitivement au détour de scènes glauques où ses personnages évoluent à la marge d'un monde clinquant qu'ils ne distinguent que partiellement en côtoyant toute une galerie de laissés-pour-compte et d'individus douteux dont Frédéric Jaccaud dresse un portrait saisissant. Point de bascule du récit, les événements qui se produisent autour d'une séquence ultra violente du Glory Hole, symbole de l'obstacle qu'il faut surmonter, nous entraînent dans une autre dimension qui n’est pas sans rappeler l’univers déliquescent de J. G Ballard autour de sa trilogie de béton avec Crash ! (Folio 2007) son roman emblématique auquel Frédéric Jaccaud rend un hommage appuyé. Même la dynamique des personnages change puisque c’est désormais Michel qui prend l’ascendant sur Jean pour explorer cet univers dérangeant d’une démarche artistique morbide et obsessionnelle aux contours pornographiques meurtriers.

     

    Il en résulte un récit désenchanté où l’amitié sera sacrifiée sur l’autel de l’émancipation pour se départir de vaines illusions faisant de Glory Hole un roman noir éprouvant et émouvant qui vous fera frémir jusqu’à la dernière ligne.

     

    Frédéric Jaccaud : Glory Hole. Editions des Arènes/Equinox 2019.

    A lire en écoutant : King Of Sorrow de Sade. Album : Lovers Rock. 2000 Sony Music Entertainment (UK) Ltd.