Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12. Fantastique/horreur

  • ZELIMIR PERIS : LA SORCIERE A LA JAMBE D'OS. A LA LISIERE DE L'EMPIRE.

    Želimir periš,la sorcière à la jambe d’os,éditions du sonneurUne telle somme de créativité tant dans la forme du texte que dans la structure narrative relève quasiment du miracle dans un univers littéraire sclérosé où les standards, destinés à capter le plus de lecteurs possibles, deviennent la norme intrinsèque d'une majeure partie de l'industrie du livre qui s'est davantage focalisée sur l'aspect commercial que sur la dimension artistique et qui sont abondamment relayés sur les réseaux sociaux par des influenceurs beaucoup plus orienté  vers la dimension markéting de la filière. Mais ce sont sur ces mêmes réseaux sociaux que l'on découvre parfois quelques livres d'une autre envergure à l'instar de La Sorcière A La Jambe D'Os, premier roman traduit en français de l'auteur croate Želimir Periš qui a déjà écrit deux intrigues noires se déroulant dans le domaine de la cybercriminalité ainsi que plusieurs recueils de nouvelles et de poèmes tout en s'adonnant également à l'écriture de pièces de théâtre. Outre celle du narrateur, on soulignera l'audace des éditrices et de l'éditeur du Sonneur, maison d'éditions indépendante et engagée dans la défense de chacun des textes qu'elle publie, ainsi que le talent de la traductrice Chloé Billon qui ont mis entre nos mains ce texte de plus de 700 pages d'une aventure picaresque autour de la personnalité de Gila, cette sorcière qui parcourt les côtes dalmates de cette région reculée l'empire austro-hongrois du XVIIIème siècle s'éveillant à la modernité tout en se confrontant au poids de la tradition. Bien sûr que l'on sera impressionné par l'allure de ce mastodonte que l'on apprivoisera pourtant aisément en s'engouffrant dans la succession des 52 chapitres de l'ouvrage où l'auteur s'en donne à coeur joie avec une narration à la temporalité éclatée tout en déclinant des formes et des styles variés s'agrégeant à la pertinence de l'intrigue débutant par la déposition de Želimir Periš, joueur de gusle (instrument monocorde des Balkans), rapportant l'agression dont il a été victime et le vol de son instrument. 


    Želimir periš,la sorcière à la jambe d’os,éditions du sonneurDans le royaume de la Dalmatie, cette région reculée de l'empire austro-hongrois, résonne l'histoire de Gila la sorcière aux cheveux blancs dont on apprécie les pouvoirs de guérisseuse tout en redoutant les sorts maléfiques qu'elle peut jeter sur les villageois lui octroyant une maison à l'écart de la bourgade. Mais bien vite, la peur l'emporte sur la raison et Gila doit prendre la fuite. On dit d'elle qu'elle a côtoyé l'entourage de l'empereur qui sollicite ses services afin de s'occuper de sa épouse enceinte. Pourtant les événements prennent une autre tournure et Gila doit à nouveau vivre dans la clandestinité tout en s'occupant de l'enfant qui l'accompagne désormais et dont elle prend soin avec une attention soutenue. Pourtant, traquée par les services secrets de l'administration impériale, la capture de la sorcière semble inéluctable et l'on parle désormais du procès qui se tiendra à Pazin où Gila va être jugée pour sorcellerie mais dont les enjeux semblent bien plus important qu'ils n'y paraissent. Pour survivre dans cet environnement où la modernité se heurte à la tradition, Gila pourra s'appuyer sur certains alliés comme Anka, cette jeune femme au caractère frondeur, ou frère Čarlo, ce moine aux idées progressistes, qui vont accompagner le parcours de cette femme hors du commun.

     

    D'entrée de jeu, avec cette déposition où Želimir Perišr entre lui-même en scène en joueur de gusle narrant l'épopée de Gila la sorcière, se met en place une mosaïque complexe de faux-semblant au gré d'un récit singulier et captivant endossant les genres les plus hétérogènes prenant l'allure de contes, de pastorales, de compte-rendus judiciaires, de fiches encyclopédiques, de pièces de théâtre, de critiques musicales et de commentaires détaillés de tableaux et même d'un livre dont vous êtes le héros ou de mises en abime du roman lui-même où l'auteur s'ingénie à étourdir le lecteur dans ce qui apparaît tout d'abord comme une fresque historique échevelée mais où la magie s'opère à mesure que l'on progresse dans le cheminement d'une intrigue se révélant extrêmement élaborée et d'une redoutable intelligence. L'ensemble s'articule donc autour de la personnalité de Gila dont on perçoit les contours par l'entremise de son entourage direct ou indirect sans que l'on n'adopte jamais son point de vue à la première personne ce qui lui confère une part de mystère dans ce qui se révèle être un roman profondément féministe, thématique centrale de l'ouvrage où l'on distingue la difficulté pour une femme d'émerger au sein d'une société sclérosée par un savant mélange de traditions, de superstitions mais également d'une modernité émergente immédiatement spoliée par les hommes. C'est pourtant dans cet environnement disparate que Gila va manoeuvrer pour parvenir à ses fins tout en se confrontant aux plus hautes instances de l'empire austro-hongrois dans lequel elle va évoluer en parcourant les belles régions méditerranéenne de la Croatie du sud au nord et que Želimir Periš dépeint avec ferveur tandis que la ville de Vienne de cette période de la fin du XVIIIe siècle prend une allure beaucoup plus sombre avec notamment la mise en scène de cet incendie tragique du Ringtheater, où périrent plus de trois cent personnes, et qui s'agrège parfaitement au cours de l'intrigue. La Sorcière A La Jambe D'Os se présente donc comme une femme forte et pleine de certitude, même si le doute et la peur sont tout de même au rendez-vous tout au long de cette existence chaotique, ainsi que les failles notamment quant à son rôle de mère qu'elle endosse avec quelques maladresses devenant sources de malentendus tragiques. Tout cela s'opère également autour de cette quête de l'identité autre sujet essentiel d'un roman où l'on distingue au gré des conflits qui ravagent la régions, la multitude des influences qui se télescopent parfois avec fureur avec le souffle des cultures byzantines et ottomanes se heurtant à l'expansion occidentale napoléonienne et austro hongroise et faisant ainsi écho aux origines de Gila mais également à la véritable identité de son enfant qui devient l'un des grand enjeux d'un récit généreux, plein d'une énergie à la fois sombre et grivoise qui n'est pas dénué d'une certaine drôlerie rafraichissante. Et l'on absordera ainsi ces 700 pages avec un enthousiasme sans faille en saluant cette créativité et cette originalité constante que Želimir Periš met au service de son histoire avec un dynamisme constant en faisant de La Sorcière A La Jambe D'Os, un ouvrage qui se distingue de tous les autres tant dans son érudition que dans son accessibilité que l'on recommandera à tous les lecteurs en quête de textes à la fois prenants et singuliers. 


    Želimir Periš : La Sorcière A La Jambe D'Os (Mladenka Kostonoga). Editions du Sonneur 2025. Traduit du croate par Chloé Billon.

    A lire en écoutant : Ocean de Dead Can Dance. Album : Dead Can Dance. 2007 4AD Ltd.

  • JEAN-BAPTISTE DEL AMO : LA NUIT RAVAGEE. UN AUTRE MONDE.

    jean-baptiste del amo,la nuit ravagée,éditions gallimardLorsque l'on me demande si je me plonge dans d'autres lectures que celle propre à la littérature noire, je cite les livres emblématiques de la collection blanche chez Gallimard que sont L'Etranger d'Albert Camus et Chanson Douce de Leila Slimani, deux purs romans noirs qui démontrent que les genres ont largement dépassé, ceci depuis bien longtemps, les collections dans lesquelles on veut le cantonner. On pourrait évidemment en mentionner bien d'autres, mais il me plaira désormais de mentionner La Nuit Ravagée de Jean-Baptiste Del Amo qui fait figure de premier roman d'horreur à intégrer le fameux catalogue Gallimard. S'il y a une part de noirceur qui émerge de son œuvre, il y est souvent question du thème de la transmission pour cet ancien animateur socio-culturelle, originaire de Toulouse dont l'écriture se définit notamment à travers son homosexualité qu'il n'agite aucunement comme un étendard mais qui fait partie des fondements de son parcours de romancier en le poussant à se lancer dans l'aventure pour y exprimer ce qui a façonné sa vie que ce soit la peur du rejet et de la différence ou le fait de vivre dans le secret et le mensonge et que l'on retrouve dans La Nuit Ravagée, même s'il ne s'agit aucunement du sujet principal. De cette trajectoire émerge également un sentiment de pessimisme et de mélancolie qui transparait dans la plupart de ses textes où l'on ressent cette sensation de fin des temps ou de l'époque telle que nous la vivons, ceci plus particulièrement dans ce roman horrifique s'articulant autour du thème de la maison hantée, située dans un lotissement de la périphérie de la ville de Toulouse, qui va perturber l'existence de cinq adolescents qui vont découvrir l'existence d'univers parallèles.

     

    jean-baptiste del amo,la nuit ravagée,éditions gallimardAu début des années 1990, dans le lotissement des Acacias de la localité Saint-Auch, située non loin de Toulouse, il y a cette maison abandonnée au fond de l'impasse des Ormes exerçant une certaine fascination sur un groupe d'adolescents qui redoutent d'y pénétrer. Pourtant à la mort d'un de leur camarade, Alexandre Fauré, Thomas Hernandez, Mehdi Belkacem et Maximilien Sentenac vont braver l'interdit en compagnie de Magdalena Mancini, nouvelle venue au sein de la communauté marquée par ce deuil terrible qui les bouleverse tous. Mais lorsqu'ils pénètrent dans les pièces abandonnées de la demeure comme figée par le temps, ils ne se doutent pas qu'ils vont réveiller quelques entités d'un univers organique étrange qui s'imprègnent de leurs désirs, de leurs espoirs mais également de leurs peurs animant des rêves qui deviennent de véritables cauchemars. Mais s'agit-il vraiment de songes ou d'une réalité qu'ils n'osent affronter ?

     

    Situé à la périphérie du centre urbain de Toulouse et à la lisière de la campagne occitane, on dira de La Nuit Ravagée qu'il s'agit d'un récit s'inscrivant dans ce fameux courant de la "France périphérique" que l'on découvrait notamment par l'entremise de fictions comme Leurs Enfants Après Eux (Actes Sud 2018) de Nicolas Mathieu, même si l'on peut également citer Marion Brunet et plus particulièrement son roman L'Eté Circulaire (Albin Michel 2018) se déroulant dans un environnement similaire. Et puisqu'il est question d'un groupe d'adolescents confronté à une entité maléfique, on pensera immanquablement à Ça (Albin Michel 1988) de Stephen King auquel Jean-Baptiste Del Amo rend hommage avec une citation en guise d'épigraphe nous donnant la tonalité de l'intrigue. Mais au-delà de ces références, il faut bien admettre que le romancier se démarque de ces modèles en faisant en sorte de s'approprier les codes du roman horrifique pour les transposer à sa manière en s'intéressant davantage au profil de ses personnages qu'il prend le temps de mettre en place dans le contexte d'une adolescence chahutée qu'il retranscrit au gré d'une écriture sensible où l'on ressent, sur bien des aspects, un certain vécu. Et c'est peut-être en cela que la première partie de La Nuit Ravagée revêt un caractère particulier avec cette restitution assez saisissante de cette période des années 1990 que Jean-Baptiste Del Amo intègre dans le cours de son intrigue en faisant en sorte de s'extirper de la simple figure de style consistant à balancer quelques références culturelles ou en lien avec l'actualité pour définir le cadre de l'époque. Que ce soit la musique, le cinéma ou même la crainte d'une transmission du VIH, toutes les notions de cette décennie s'agrègent à l'ensemble de l'intrigue qui va basculer sur le registre du fantastique et de l'horreur dans la seconde ainsi que dans la dernière partie du récit où les peurs de ces adolescents prennent corps dans une dimension oscillant entre le songe cauchemardesque et la réalité tout aussi inquiétante et dont Jean-Baptiste De Amo n'occulte aucun aspect, notamment pour tout ce qui a trait à la discrimination, au rejet et bien évidemment aux premiers émois de la sexualité qu'il met en scène sans aucune pudibonderie. Il en va de même pour ce qui concerne le rapport à la mort ainsi que la découverte d'une certaine impuissance des parents qui font que chacun de ces jeunes va basculer vers l'âge adulte avec toute les incertitudes qui en découlent. C'est en cela que la maison abandonnée de l'impasse des Ormes, hommage à Nightmare On Elm Street de Wes Craven, autre grande référence du film d'horreur imprégnant le récit, devient le pivot de cette dimension fantastique en prenant une allure tout d'abord assez ordinaire pour révéler par la suite l'immensité d'un univers cauchemardesque d'où émane quelques entités malfaisantes, incarnations des frayeurs de ce groupe d'adolescents et qui vont donner lieu à quelques confrontations mémorables à l'instar de ce scolopendre géant ou de ce beau-père inquiétant qui vont terroriser certains d'entre eux. Tout cela se décline avec une belle virtuosité au niveau d'une écriture maîtrisée et sans esbroufe qui font de La Nuit Ravagée un roman de référence renouvelant, sur bien des aspects, les codes du roman d'épouvante et dont on reste marqué au terme d'une conclusion aussi vertigineuse que saisissante.


    Jean-Baptiste Del Amo : La Nuit Ravagée. Editions Gallimard 2025.


    A lire en écoutant : Suspiria de Goblin (Claudio Simonetti). Album : Suspiria (45th Anniversary Prog Rock Editions). 2022, Rustblade. 

  • COLIN NIEL : WALLACE. FORET CHIMERIQUE.

    Wallace, Colin Niel, éditions du rouergueC'est en s'aventurant sur le terrain de la forêt amazonienne et plus particulièrement celle de la Guyane française, que cet ancien ingénieur des eaux et forêts s'est fait connaître en lançant une série de romans policiers mettant en scène le capitaine André Anato, un gendarme noir-marron en quête de ses origines guyanaises et dont on suit les enquêtes débutant avec Les Hamacs De Carton (Rouergue/Noir 2012)  où il est justement question d'identité, puis se poursuivant au cœur de la jungle avec Ce Qui Reste En Forêt (Rouergue noir 2013) tandis que Obia (Rouergue noir 2015) prenait une allure un peu plus mystique alors que Sur Le Ciel Effondré (Rouergue noir 2015) nous permettait de nous immerger au sein du peuple Wayana, une communauté autochtone vivant sur les rives du fleuve Maroni.  Si le genre policier convient parfaitement à Colin Niel, il n'est pas en reste lorsqu'il se lance dans le roman noir où l'on découvre l'aspect rural de la région des Grandes Causse avec Seules les Bêtes (Rouergue noir 2017), dont l'adaptation au cinéma par le réalisateur Dominik Moll a connu un succès retentissant. Adoptant une nouvelle fois les codes du roman noir, avec une alternance entre le massif pyrénéen et les contrées sauvages de la Namibie, les thèmes de la faune et de la nature demeurent omniprésents avec Entre Fauves (Rouergue noir 2020) où l'intrigue s'articule également autour du délicat sujet de la chasse. Et puis il y a Darwyne (Rouergue noir 2022) roman aux connotations à la fois sociales et fantastiques avec lequel Colin Niel nous entraîne une nouvelle fois en Guyane au gré du parcours singulier d'un petit garçon partagé entre l'amour de sa mère qui le rejette et sa fascination pour la forêt amazonienne. C'est peu dire que l'on avait été marqué par cette intrigue à la fois sombre et poignante où le rapport à la magie nous offrait une toute autre vision de l'environnement forestier, en allant à la rencontre de créatures issues des contes et légendes de la région. Cet aspect chimérique de la faune et de la flore de la Guyane, on va le retrouver avec Wallace qui prend l'allure d'une suite, sans en être vraiment une, puisque l'on retrouve bon nombre des protagonistes principaux de Darwyne, dix ans après les péripéties de ce précédent récit. A l'occasion de la sortie de ce nouveau roman, il ne faudra pas manquer d'aller à la rencontre de Colin Niel qui sera présent lors du festival Le Livre Sur Les Quais se déroulant sur les bords du lac Léman à Morges.

     

    Au service social de la protection de l'enfance d’une ville de Guyanne, on peut toujours compter sur les compétences de Mathurine qui s'investit corps et âme dans son travail d’assistante sociale tout en élevant seule son fils Wallace, âgé de neuf ans. Passionné de jeux vidéo, le jeune garçon ne comprend pas l'intérêt que sa mère porte à tout ce qui a trait à cette forêt si dense qu'elle fait presque peur, tant et si bien que les relations deviennent de plus en plus tendues, ce d'autant plus que Mathurine est encore bouleversée par la mort d'une jeune fille placée en famille d'accueil et que l'on a retrouvé noyée dans le lit d’une rivière. Et lorsque le père de l'enfant décédée confie à l'assistante sociale avoir vu une étrange apparition à la lisière de cette jungle qu'il connaît bien, il y a les souvenirs qui remontent à la surface. Ceux de ce petit garçon qu'elle a croisé il y a de cela bien des années et dont elle est persuadée qu'il n'a pas pu disparaître au cœur de cette forêt qu'il affectionnait tant et dans laquelle il évoluait comme s'il était chez lui.

     

    On appréciera tout d'abord cette superbe couverture colorée de Wallace illustrant parfaitement le thème de cette nature luxuriante à laquelle se mêlent quelques créatures légendaires de la forêt amazonienne que l'on avait déjà croisées lors de la lecture de Darwyne, tout en notant que ce récit n'intègre plus la collection noire des éditions du Rouergue, ce qui n'enlève rien à ses qualités, bien au contraire puisque l'on retrouve cette construction narrative chargée en tension, caractéristique intrinsèque de l'auteur qui sait également jouer avec les émotions. Avec Wallace, Colin Niel se concentre principalement autour du personnage de Mathurine qui a bien évidemment évolué avec le temps, ce d'autant plus qu'elle a donné naissance à l'enfant qu'elle désirait tant et qu'elle élève seule du mieux qu'elle le peut. On observera les rapports complexes qu'elle entretient avec son fils dont on adopte également le point de vue au rythme de l'alternance des chapitres qui se concentrent également sur le personnage de Tiburce, ce père meurtri par la perte de sa fille et qui veut en faire porter la responsabilité sur quelqu'un d'autre que lui car il ne peut supporter un tel poids sur ses épaules. Ainsi, Colin Niel dépeint habilement la difficulté des rapports entres parents et enfants, du manque qui peut en découler parfois, de l'incompréhension générant colère et frustration et surtout de cet amour qui déborde mais que l'on ne sait pas toujours formuler de manière correcte. Et puis en arrière-plan, à la lisière du parcours chaotique de ces trois protagonistes, il y a la personnalité de Darwyne qui plane sur l'ensemble de l'intrigue où l'enjeu consiste à déterminer si cet enfant d'autrefois a vraiment existé en endossant les aspects du Maskilili, ce petit être issu du folklore guyanais dont les pieds retournés lui permettent d'égarer dans la forêt ceux qui se seraient mis en tête de le suivre. A partir de là, le récit bascule dans une dimension fantastique tout en maîtrise car elle oscille sur un certain réalisme en nous permettant de découvrir d'autres créatures étranges, issues de cette forêt primaire dont on dit qu'une partie de la faune et de la flore n'a pas encore été répertoriée et qui recèle donc quelques secrets dont l'homme n'a pas encore eu accès et qu'il convient sans doute de préserver. Mais au-delà de l'égarement dont il est question, le passage dans la forêt prend l'allure d'un voyage initiatique permettant à Mathurine, Wallace et Tiburce de retrouver un certain sens dans leur vie et peut être de dégager ce qui parait essentiel, à savoir cet amour qu'ils gardaient en eux, par crainte de faiblesse ou de maladresse. Mais plutôt que d'apparaître comme une évidence, Colin Niel joue avec l'incertitude et la peur générant cette fameuse tension émanant d'un texte prenant et tout en émotion, ceci jusqu'au terme d'un récit séduisant qui sort de l'ordinaire tout en appréciant ces petits clins d'oeil, pour les connaisseurs, à Obia, troisième opus des enquêtes du capitaine Anato, dont on découvre le devenir de l'entourage de certains de ses protagonistes. Ainsi, c’est tout l’univers de la Guyane que l’on découvre encore une fois, sans d’ailleurs que la région soit explicitement évoquée, ce qui confère à Wallace un caractère universel, tant dans les domaines sociaux qu’environnementaux tout en s’agrégeant dans le substrat foisonnant des légendes au gré d’une intrigue habile qui ne manquera pas de bouleverser les lecteurs qui vont s’aventurer dans monde à nul autre pareil.

     

    Colin Niel : Wallace. Editions du Rouergue 2024.

    A lire en écoutant : Ti Péyi-a de Saïna Manotte. Album : Poupée Kréyol.2018 Saïna Manotte.

  • Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule. La malédiction du sicario.

    IMG_2406.jpegUn mur n'y changerait rien et les histoires parfois violentes émergeant de la frontière entre le Mexique et les Etats-unis continueront d'alimenter la richesse de deux cultures qui s'entremêlent et que l'on découvrait déjà dans de nombreux romans de Cormac McCarthy au gré de tragédies puissantes. C'est probablement dans cette continuité que s'inscrit Gabino Iglesias natif de Puerto Rico et résidant désormais à Austin au Texas où il exerce notamment les professions de journaliste et d'enseignant tout en pratiquant le culturisme et en entretenant la culture populaire de sa communauté qui rejaillit dans l'ensemble de ses textes oscillant entre roman noir et fantastique et que l'on regroupe désormais sous l'appellation barrio noir illustrant parfaitement cette fusion détonante et violente rappelant, à certains égards, un film tel que Une Nuit En Enfer de Roberto Rodriguez. On découvrait ce mélange au détour de Santa Muerte (Sonatine 2020), premier roman de l'auteur, combinant une intrigue sombre, sur fond de guerre des gangs, avec les rites magiques de la Santerìa en conférant à l'ensemble du récit une dimension tant sociale que surnaturelle illustrant cette culture populaire du barrio. On retrouve cette singularité dans Les Lamentations Du Coyote (Sonatine 2021) où la frontière prend une allure mystique autour des individus qui en arpentent les confins, ainsi que dans Le Diable Sur Mon Epaule, dernier roman en date de Gabino Iglesias nous entrainant vers l'univers inquiétant des tunnels creusés par les narcotrafiquants mexicains afin d'acheminer migrants et cargaisons de stupéfiants vers les Etats-Unis. 

     

    Les ennuis s'accumulent pour Mario qui doit faire face à la leucémie dont sa fille Anita est victime. Il sait bien que s'il lui arrive malheur son mariage n'y survivra pas. Avec sa femme Melisa, il fait régulièrement les trajets entre Austin et Houston où leur enfant est hospitalisée. Pour couronner le tout, son employeur le licencie tandis que les factures médicales, que l'assurance ne couvre pas, s'accumulent à son grand désespoir. Il ne lui reste pas d'autre choix que de contacter Brian, un ancien collègue qui s'est reconverti dans le trafic de stupéfiant et qui lui propose six mille dollars pour exécuter un concurrent. Sans l'ombre d'une hésitation, Mario s'acquitte du contrat avec une facilité déconcertante. Mais le sort semble s'acharner sur lui, ce qui le contraint à se montrer plus audacieux pour empocher davantage d'argent. Avec Brian, il va donc se ranger sous la coupe de Juanca, un narcotrafiquant leur promettant pas moins de deux cents mille dollars chacun pour s'attaquer à un gang rival, responsable de la mort de son frère. D'Austin à Juarez, les trois compères vont donc entamer un périple dantesque et périlleux, à la lisière d'une frontière où la mort et les créatures les plus étranges semblent s’être donnés rendez-vous. 

     

    Il faut bien avouer que l’on est totalement envoûté par cette intensité baroque, parfois déjantée, qui émane d’un récit où l’horreur prend une dimension à la fois fantastique et angoissante tout en se conjuguant avec la noirceur d’un parcours ponctué d’éclats d’une violence âpre. On côtoie ainsi des créatures inquiétantes arpentant l’obscurité de ces fameux tunnels clandestins et l’on découvre quelques rituels macabres permettant aux morts de revenir à la vie dans d’atroces conditions en invoquant des entités maléfiques. C’est autour de ces croyances et de ces maléfices que l’on va accompagner Mario, Brian et Juanca dans un périple hallucinant entre Austin et Juarez en rencontrant une cohorte d’individus tous plus sinistres les uns que les autres dans ce qui apparaît comme une mission à haut risque et dont l’enjeu narratif consiste à savoir qui va bien pouvoir s’extirper de ce bourbier sanglant. Mais s’il est question de sorcellerie et d’invocations païennes, Gabino Iglesias n’édulcore en rien la réalité du milieu des narcotrafiquants et de la guerre qui se joue entre les différents cartels avec ses stratégies faites d’alliances et de trahisons qui vont ponctuer un parcours se révélant d’une cruauté sans limite. Dans ce contexte tragique, l’auteur distille quelques scènes intenses à l’instar de cette traversée souterraine de la frontière ou de cette exécution atroce d’un comparse qui n’a pas répondu aux attentes du chef du cartel. Et puis de manière sous-jacente émerge les conditions de vie précaires des migrants latino-américains en quête d’une vie meilleure mais qui se heurtent notamment à cette discrimination latente comme en témoigne cette confrontation dans un diners où Juanca et Mario vont encaisser les affronts racistes dont ils font l’objet jusqu’à une certaine limite. Mélange glaçant d’une horreur surnaturelle s’intégrant parfaitement dans le réalisme de ce contexte explosif de guerre de cartels mexicains, Le Diable Sur Mon Épaule est un roman d’une redoutable sauvagerie nous entraînant dans un périple sans retour où la noirceur et le désespoir se déclinent  jusqu’à l’ultime ligne d’un texte saisissant et passionnant.

     

    Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule (The Devil Take Your Home). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Szczeciner.

    A lire en écoutant : Nueva Vida de Peso Pluma. Album : GENESIS. 2023 Double P Records.

  • Brian Evenson : Immobilité. La raison d'être.

    Capture d’écran 2023-01-20 à 18.17.20.png

    Cela devient presque une tradition de débuter l'année avec un ouvrage issu de la maison d'éditions Rivages et plus particulièrement de sa collection noire en évoquant des grands romanciers tels que Hugues Pagan en 2022 avec Le Carré Des Indigents ou Hervé Le Corre en 2021 avec le bouleversant Traverser La Nuit. Pour 2023, on s'éloignera de la littérature noire pour se pencher sur la nouvelle collection Imaginaire dirigée par Valentin Baillehache en se focalisant sur Immobilité, un roman d'anticipation de Brian Evenson dont la parution dans sa langue d'origine date de 2012. Drôle de parcours pour cet écrivain, ancien prêtre mormon qui, après la publication de son premier recueil de nouvelles, doit choisir entre l'écriture ou la carrière ecclésiastique en se lançant pour notre plus grand plaisir dans la rédaction de récits étranges et dérangeants, à la lisière du fantastique, de l’horreur et de la science-fiction, en collaborant entre autre avec des artistes tels que Rob Zombie ou James DeMonaco et dont certains ouvrages ont été traduits par Claro. Dans nos contrées francophones, Brian Evenson est principalement connu des amateurs du genre noir par le biais de La Confrérie Des Mutilés, un roman culte, qui semble désormais indisponible, nous plongeant dans l'étrange milieu d'une congrégation des mutilés volontaires. Hasard du calendrier ou démarche concertée qu’importe, il faut signaler qu'Immobilité paraît en français en même temps que L’Antre, autre roman de Brian Evenson traduit et publié chez Quidam Editeur avec pour cadre commun entre les deux ouvrages, l’ambiance oppressantes d'un univers post-apocalyptique.


    Un réveil brutal après une gestation de plusieurs dizaines d'années, il ignore qui il est et d'où il vient. Il évolue dans un environnement ravagé par une catastrophe qui a détruit le monde d'autrefois. Paraplégique, il lui faut accomplir une mission : rechercher un boitier au contenu mystérieux. Le voici donc projeté dans un univers en ruine où l'air vicié annihile tous les organismes, en progressant sur le dos de deux hommes en combinaison qui semblent avoir été destinés à cette unique fonction. Il lui faut comprendre la raison de cette démarche étrange et plus particulièrement sa résistance à cette pollution mortelle alors que ses deux compagnons de voyage dépérissent peu à peu, en dépit de leurs protections, à mesure qu'ils progressent vers cette montagne abritant un bunker renfermant cet objet tant convoité qui semble être en mesure de faire basculer le destin de ce qu'il reste de l'humanité. Mais peut-il y avoir un avenir dans ce monde dévasté ? Il ne s'agit pas de la seule interrogation de Josef Horkaï. Obtiendra-t-il les réponses ?


    Qui sommes-nous ? Vers quel destin aspirons-nous ? Les questions existentialistes traversent ainsi ce récit d'anticipation apocalyptique où Brian Evenson pose ces interrogations par le prisme des aspects triviaux de l'amnésie de Josef Horkaï, personnage central du récit, et de sa quête mystérieuse le conduisant à traverser cette région de Salt Lake City dévastée par un cataclysme, tout comme le reste de la terre, et dont on ignore l'origine. C'est l'occasion pour Brian Evenson, prêtre mormon défroqué, de fustiger son ancienne congrégation en mettant par exemple en perspective les ruines du temple de Salt Lake City puis en déclinant le côté mystique de ces communautés survivalistes, que l'on désigne sous l'appellation de ruches, s'entredéchirant pour évoluer dans le déclin de cet univers dévasté. Autant dire que Brian Evenson ne se fait guère d'illusion quant au devenir de l'humanité qui s'ingénie à s'entretuer autour des reliquats d'un monde déclinant en projetant Josef Horkaï sur une route qui rappelle celle de Cormac McCarthy ou celles que parcourt Mad Max. Mais avec Brian Evenson tout est plus dérangeant et plus étrange, à l'instar de ce titre Immobilité qui fait référence au handicap de Josef Horkaï ce qui le contraint à évoluer sur le dos de deux compères qui ont été programmés, et le mot n'est pas galvaudé, pour cette unique fonction. Ainsi pour l'auteur, le monde n'a donc pas fondamentalement changé, malgré le cataclysme et l'on découvre qu'iI existe plusieurs castes d'humains plus ou moins taillés pour résister à cette pollution suffocante et meurtrière qui enveloppe l'atmosphère en détruisant toutes formes de vie à l'exception de Josef Horkaï semblant bien plus solide qu'il n'y paraît. Allégorie ou conte cruel, on appréciera la sobriété d'une écriture au service de scènes effroyables et douloureuses qui font d'Immobilité un texte puissant et perturbant ne nous laissant guère d'espoir quant à l'avenir de l'homme.

     

    Brian Evenson : Immobilité (Immobility). Rivages/Imaginaire 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jonathan Baillehache.


    A lire en écoutant : Blackstar de David Bowie. Album : Blackstar. 2016 ISO Records.