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09. Aventure - Page 3

  • Hervé Le Corre : L’Homme Aux Lèvres De Saphir. Soleils révolus.

    Capture d’écran 2019-03-17 à 17.13.55.pngPublié il y a de cela près de quinze ans, à une époque heureuse où les blogs littéraires n’existaient pas, L’Homme Aux Lèvres De Saphir bénéficie d’une nouvelle attention avec la parution de Dans L’Ombre Du Brasier, dernier roman très attendu d’Hervé Le Corre, devenu désormais l’une des grandes figures de la littérature noire française, qui reprend quelques personnages du premier opus évoluant à Paris en 1870 durant l’époque trouble de l’effondrement du Second Empire marquant la fin du règne de Napoléon III. Si les deux ouvrages peuvent se lire indépendamment l’un de l’autre, L’Homme Aux Lèvres De Saphir se situe aux prémices de la période insurrectionnelle de la Commune alors que Dans L’Ombre Du Brasier dépeint les événements de la Semaine sanglante qui marque l’achèvement de cette épopée révolutionnaire. C’est au cœur de cette atmosphère crépusculaire que l’on assiste aux exactions d’un étrange tueur qui trouve son inspiration dans Les Chants de Maldoror, un texte en prose terrifiant d’Isidore Ducasse plus connu sous le pseudonyme de Comte de Lautréamont.

     

    A Paris en 1870, on trouve de bien étranges cadavres dans les rues de la capitale. Une série de crimes aussi terribles qu'absurdes présentant d'étranges similitudes avec ceux dépeint dans un texte sulfureux qu’un écrivain méconnu a publié à compte d’auteur et qui semble stimuler cet étrange meurtrier. Bien plus promptes à réprimer  la canaille ouvrière qui  se soulève, les forces de police paraissent complètement dépassées par ces crimes déconcertants d'autant plus que le tueur ne semble pas dénué de raison lui permettant ainsi d'échapper aux inspecteurs de la sûreté qui le traquent sans succès. Chargé de l'enquête, l'inspecteur Letamendia va parcourir les rues grouillantes d'une ville qui bruisse de fureur et de révolte réprimées dans le sang. Des bordels luxueux des grands boulevards aux ruelles crasseuses des quartiers populaires, l'assassin va bouleverser les destinées de tous ceux qu'il est amené à croiser dans sa quête sanglante qui rend hommage à celui qu'il considère comme le plus grand poète du XIXème siècle.

     

    Avec Hervé Le Corre, on pourrait parler d’écriture pendant des heures. Le mot est précis, la phrase subtile et soignée pour composer une texte équilibré et saisissant de réalisme permettant ainsi au lecteur de s’immerger dans ce labyrinthe dantesque des rues de Paris durant la période du Second Empire avec cette sensation de fin de règne émanant d’un mouvement de fronde populaire qui prend racine au détour des cafés enfumés et des ruelles sombres des quartiers populaires. Pour restituer une telle atmosphère, l’auteur a su exploiter une documentation conséquente qu’il distille subtilement tout au long d’un récit qui parvient à saisir le contexte de l’époque sans jamais verser dans le verbiage historique pontifiant. Ainsi l’ouvrage se décline sur trois registres que sont la trame romanesque intégrant parfaitement la toile de fond historique mettant à son tour en évidence une dimension sociale sans fard d’un milieu ouvrier surexploité et opprimé.

     

    L’Homme Aux Lèvres De Saphir emprunte donc son titre à un extrait du texte d’Isidore Ducasse, Les Chants de Maldoror devenant la source d’inspiration d’un criminel d’un genre nouveau qui sévit dans les rues de Paris en éviscérant quelques victimes innocentes en fonction de ses envies et de son aspiration à illustrer la prose du texte qu’il revisite à sa manière. Centré autour du parcours de ce tueur que l’on identifie très rapidement, l’auteur met en scène une traque captivante qui nous permet de parcourir les lieux emblématiques de la capitale et de découvrir les différents protagonistes qui vont croiser sa route. Le récit s’articule donc essentiellement autour d’un chassé-croisé  entre le tueur Henri Pujol, l’inspecteur Letamendia, un enquêteur plein de ressource s’appuyant sur de nouvelles méthodes d’investigation, et Etienne Marlot, un jeune ouvrier qui vient de débarquer à Paris en manquant de se faire étriper par le meurtrier qu’il est en mesure d’identifier. Adoptant, au gré des chapitres, le point de vue de ces trois personnages, on assiste à ces rapports de force qui basculent parfois en fonction des événements qui s’enchaînent à un rythme palpitant coïncidant avec l’époque mouvementée dans laquelle ils évoluent. Ainsi les crimes perpétrés par Pujol, l’assassin solitaire, prennent une autre résonance lorsque l’auteur dépeint ces insurgés qui se font massacrer sur les barricades qu’ils ont érigées pour faire face aux forces de l’ordre. Une époque sanglante propice aux tueries massives ou solitaires. Mais la représentation ne serait pas complète s’il n’y avait pas ces portraits de femmes magnifiques qui traversent le récit à l’instar de Garance, cette jeune ouvrière révoltée accompagnant Etienne tout au long de son périple ou de Sylvie, cette prostituée courageuse qui nous invite dans les arcanes feutrées des bordels de Paris et qui va apporter son aide à l’inspecteur Letamendia, ceci au péril de sa vie. Loin d’être des faire-valoir, ces femmes de condition modeste apportent un éclairage  édifiant sur leurs conditions effroyables dans un monde où l’inégalité devient une norme sociétale qui ne laisse place à aucune forme d’espoir comme on le constatera d’ailleurs au terme d’un récit sans concession.

     

    Récit d’aventure combinant la dérive sanglante d’un tueur, aux terribles événements qui ont jalonné la période mouvementée de la fin du Second Empire, L’Homme Aux Lèvres De Saphir est un roman ample et somptueux donnant, à n’en pas douter, ses lettres de noblesse au roman populaire comme son auteur n'a d'ailleurs jamais cessé de le démontrer au gré d'ouvrages tels que Du Sable Dans La Bouche, Prendre Les Chiens Pour Des Loups ou Après La Guerre et bien d'autres qu'il faut découvrir impérativement. A lire ou à relire. 

     

    Hervé Le Corre : L’Homme Aux Lèvres De Saphir. Editions Rivages/Noir 2004.

    A Lire en écoutant : Est-ce ainsi que les hommes vivent ? interprété par  Léo Ferré. Album : Les chansons d’Aragon. Barclay 1961.

  • Benjamin Whitmer : Evasion. "Sang issue".

    éditions gallmeister,évasion,benjamin whitmerL’ennui avec les écrivains que l’on adule et dont on a vanté plusieurs ouvrages, c’est qu’au bout du compte, on peine à trouver de nouveaux arguments pour vous convaincre de les lire, ceci d’autant plus qu’il est parfois bien difficile d’expliquer le talent que l’on décèle dans cette sensation de spontanéité émanant de certains textes comme ceux de Benjamin Whitmer qui fait partie de ces auteurs américains s’employant à dépeindre sans artifice cette Amérique de la marge au sein de laquelle il est complètement immergé ce qui explique peut-être, du moins en partie, cette sensation de réalisme qui ressort notamment lors des échanges entre les différents personnages qui hantent ses romans. Bien évidemment Pike, premier ouvrage de l’auteur, a suscité un enthousiasme sans précédent auprès des lecteurs, mais il ne faudrait pas sous-estimer Cry Father dont le succès est sans doute moins important, mais qui n’en demeure pas moins un roman absolument exceptionnel ne faisant que confirmer le talent de Benjamin Whitmer que l’on compare désormais à Donald Ray Pollock, Ron Rash ou même Cormac McCarthy. C’est une erreur. S’il peut s’inscrire dans un courant similaire à ces immenses écrivains, Benjamin Whitmer a la particularité de posséder une voix, « une musique », bien particulière qui en fait un auteur à nul autre pareil. Il convient donc également saluer le travail du traducteur Jacques Mailhos qui parvient à restituer toute la quintessence de cette musique, dans sa version française. Que ce soit avec Pike ou Cry Father, Benjamin Whitmer nous avait habitué à des récits mettant en scène une petite poignée de personnages évoluant dans un cadre très contemporain au cœur de ces grands espaces américains. Se déroulant en 1968, dans une petite ville de l’état du Colorado, il en va tout autrement avec Evasion, un grand récit choral dont l’un des thèmes majeurs aborde la question de l’enfermement aussi bien social que carcéral.

     

    En 1968, à Old Lonesome, petite ville perdue du Colorado, il n’est guère question de profiter du réveillon pour ses habitants qui peuvent entendre la sirène de la prison d’état résonnant dans les rues désertes. Douze prisonniers sont parvenus à s’échapper pour entamer une cavale chaotique en se dispersant dans la tourmente d’un blizzard impitoyable. Pour Jugg, le directeur de la prison, il est absolument hors de question que les détenus puissent s’en tirer. Régnant en despote sur la ville, il mobilise gardiens et habitants pour mettre en place une implacable chasse à l’homme dont la violence va rapidement devenir incontrôlable. Mais peu importe, les gardiens de prison conduits par un traqueur hors pair et accompagnés de deux journalistes locaux, croyant tenir un bon article, vont se lancer à la poursuite des évadés qu’ils sont bien décidés à capturer plus morts que vifs. Tous aussi déterminés que leurs poursuivants, il est absolument hors de question pour les prisonniers de retrouver leur enfer carcéral quotidien. C’est donc dans la désolation d’une nuit hivernale sans fin, que les confrontations sanglantes vont se succéder. Déferlement de sauvagerie et de cruauté, cette quête de la liberté à un prix : La mort.

     

    Il fallait bien toute la maîtrise d’un auteur comme Benjamin Whitmer pour faire en sorte que l’on ne se perde pas dans l’impressionnante succession de points de vue d’une multitude de personnages que l’on découvre au gré de chapitres rythmés et dont les titres désignent les rôles des principaux protagonistes que sont Mopar le détenu, Dayton la hors-la-loi, Stanley et Garret les journalistes, Jim le traqueur, Shitrick et Grace les gardiens et Cyprus Jugg le directeur de la prison. Autour de ces individus gravitent toute une kyrielle d’acteurs secondaires qui donnent encore davantage d’ampleur à cette traque se déroulant sur toute une nuit hivernale au sein d’une région isolée par le blizzard. Isolation, solitude, ainsi apparaissent les différentes prisons que sont bien évidemment l’institution carcérale, mais également la ville de Old Lonesome avec des habitants assujettis au tissu économique et à la manne financière provenant de la prison d’état où règne ce directeur omnipotent. Et c’est ainsi que le lecteur perçoit subtilement la déclinaison de toutes ces notions d’enfermement qu’il soit aussi bien social que carcéral au travers de la multitude de personnages habilement campés et dont les caractères révèlent toutes les failles de l’âme humaine. Le désespoir et la noirceur éclatent bien évidemment au détour des scènes de confrontations, entre poursuivants et évadés, se déroulant dans un climat de violence âpre sans pour autant sombrer dans une débauche de brutalités gratuites. Mais il ne faudrait pas s’arrêter uniquement sur ces scènes d’action pour s’attarder sur toute l’ambivalence des différents acteurs qui traduisent, outre cette noirceur et ce désespoir, une certaine forme de lâcheté et de résignation. Ainsi, même une femme comme Dayton, cette fermière trafiquante de marijuana, accrochée à sa ferme qu’elle tient à conserver, incarne une certaine forme de soumission devant l’ordre établi. C’est encore plus flagrant avec un individu comme Jim, possédant un véritable don pour retrouver la trace des hommes qu’il pourchasse mais qui fait l’objet d’un constant mépris de la part de ses proches et de tous les habitants de la ville et qui ne parvient donc pas à s’extraire de sa condition. Outre des thèmes soigneusement déclinés tout au long de l’intrigue, l’autre force des récits de Benjamin Whitmer réside dans ces échanges parfois vifs et ces dialogues acérés qui donnent au récit cette tonalité à la fois spontanée et dynamique qui est encore plus flagrante avec ce roman choral où l’interaction entre les différents personnages devient l’enjeu central de l’histoire.  

     

    Bien plus qu’une simple affaire de traque, Evasion est un roman à la fois prenant et poignant, d’une noirceur terrible parce que l’on s’aperçoit, à mesure que l’on progresse dans les méandres d’une poursuite impitoyable, que les échappatoires, quels qu’ils soient, deviennent complètement vains et qu’il est impossible de briser les carcans sociaux de la ville de Old Lonesome. Un récit sans aucune concession qui vous submergera en vous entraînant dans le sillage de cette déferlante de rage et de haine contenue qui finira éclater en gangrenant les rares lueurs d’espoir et ses dérisoires tentatives d’échapper à son destin.

     

    Benjamin Whitmer : Evasion (Old Lonesome).Editions Gallmeister 2018. Traduit de l’anglais (USA) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : Amen Corner de Jay Munly. Album : Munly & The Lee Lewis Harlots. Alternative Tentacles 2004.

     

  • Kent Wascom : Le Sang Des Cieux. Empire de poussière.

    kent wascom, le sang de cieux, christian bourgeois éditeur           Depuis quelques années on observe une résurgence du western, genre littéraire populaire par excellence, dont les premiers récits de conquête et de bravoure ont contribué à l’essor du rêve américain avant que ne débarquent dans les années 70, des auteurs s’ingéniant à démystifier cette épopée sanglante en révélant un contexte historique beaucoup moins glorieux. Ainsi par le biais d’une ligne éditoriale davantage orientée sur le réalisme de cette époque, on découvre avec les éditions Gallmeister des auteurs comme Glendon Swarthout (Homesman ; Le Tireur), Bruce Holbert (Animaux Solitaires) et Lance Weller (Wilderness ; Les Marches De l’Amérique) qui participent à ce que l’on désigne désormais comme étant des western crépusculaires dépeignant avec force, la douleur d’un nouveau monde qui se bâtit dans un flot de sang et fureur. Dans ce même registre, à la fois sombre, sauvage et emprunt d’une terrible brutalité, Kent Wascom  nous livre avec Le Sang Des Cieux un texte puissant, mais passé totalement inaperçu, narrant la période trouble de la cession de la Louisiane au début du XIXème siècle, un territoire qui englobait un quart des Etats-Unis actuelle en s’étendant de la Nouvelle-Orléans jusqu’au confins des états du Montana et du Dakota du nord, sur fond de spéculation foncière et de conflits féroces avec le gouvernement espagnol.

     

    En 1861 Angel Woolsack se tient sur le balcon de sa demeure de la Nouvelle-Orléans en observant l’effervescence d’un peuple prêt à en découdre en faisant sécession avec les états confédérés. Mais l’homme vieillissant n’a cure de ces velléités guerrières car il sait bien que cet enthousiasme ne durera pas et se désagrégera dans la fureur des combats à venir. Au crépuscule de sa vie il ne lui reste que l’écho furieux de ses souvenirs, d’une jeunesse tumultueuse où le jeune prédicateur endossera le rôle de bandit pour devenir fermier tout en menant des campagnes belliqueuses contre les espagnols. Une existence jalonnée de drames et de coups d’éclat sanglants où les fantômes de ceux qu’il a aimé et de ceux qu’il a honnis, hantent encore sa mémoire. Car dans le fracas de cette sarabande belliciste, Angel Woolsack, le vieil esclavagiste dévoyé, se souvient de chaque instant de cette vie dissolue.

     

    Les dés sont jetés et les jeux sont faits au détour de ce prologue somptueux où chacune des phrases savamment travaillées scellent les destins de celles et ceux qui ont composé l’entourage d’Angel Woolsack tout en enveloppant le lecteur dans l’étouffante épaisseur d’un linceul poisseux et sanguinolent au travers duquel on perçoit cette rage guerrière et cette ferveur religieuse qui a animé la destinée d’un personnage hors du commun. Ponctué de chapitres aux consonances bibliques, Kent Wascom nous entraîne, au terme de ce prologue crépusculaire, dans une longue analepse où la fiction côtoie les faits historiques pour mettre en scène l’effervescence d’un monde qui reste à conquérir. Car dans le fracas des armes, l’incertitude des combats à mener on observe la rude vie de ces pionniers évoluant dans un contexte à la fois sauvage et mystique. Dans un tel univers, c’est avec une certitude sans faille qu’il puise dans une foi inébranlable qu’Angel Woolsack va donc façonner son destin au gré de d’amitiés fraternelles et de trahisons parfois meurtrières en maniant aussi bien le Verbe que le sabre pour parvenir à ses fins en s’associant aux frères Kemper dont il empruntera le nom. Du Missouri où il officie comme prêcheur aux rives du Mississippi où il travaille comme batelier, du côté de Natchez où il devient bandit c’est finalement dans les aléas de la conquête de la Floride occidentale convoitée tour à tour par les espagnols et les colons américains qu’Angel Woolsack et les deux frères Kemper vont tenter de s’arroger quelques territoires au gré de négociations hasardeuses et de campagnes féroces permettant d’entrevoir la complexité des rapports régissant les différentes nations se disputant l’immensité des terres composant la Louisiane de l’époque.

     

    Mais au-delà de la férocité des enjeux et des conquêtes d’un pays en devenir, de cet impressionnant tableau d’une contrée sauvage qui se bâtit dans la douleur des sacrifices et la cruauté des exactions, Kent Wascom parvient à mettre en scène un récit épique emprunt de fureur mais également d’une terrible humanité que l’on distingue notamment au travers de cette relation amoureuse qu’entretiennent Angel Woolsack et Red Kate, jeune prostituée farouche qui devient épouse et mère d’un enfant mentalement déficient tout en assistant son mari dans sa soif de conquête.

     

    Il émerge du texte de Kent Wascom une force bouleversante, presque organique, où la cruauté et la violence côtoient la douleur des désillusions en accompagnant le lecteur au fil des pérégrinations de ce prêcheur mystique devenu marchand d’esclaves sans illusion, de cette jeune proie fragile basculant dans la défiance d’un redoutable prédateur vieillissant qui n’aura cesse de vouloir asservir le monde à sa portée. Le Sang Des Cieux devient ainsi la terrible parabole d’un monde en mutation qui broie les âmes vertueuses pour mettre en avant celles et ceux qui vont façonner l’Amérique de demain. Un premier livre, un tour de force, une véritable démonstration.

    Kent Wascom : Le Sang Des Cieux (The Blood Of Heaven). Christian Bourgeois éditeur 2014. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Eric Chedaille.

    A lire en écoutant : Hurt interprété par Johnny Cash. Album : American IV: The Man Comes Around. American Recording Compagny 2002.

     

  • ANTONIN VARENNE : TROIS MILLE CHEVAUX VAPEUR. LA PISTE DE SANG.

    antonin varenne, trois mille chevaux vapeur, albin michelIl existe des ouvrages qui rôdent autour de vous, précédés d’une réputation plutôt flatteuse, que vous tardez pourtant à acquérir, miné que vous êtes, par un temps désespérément trop court pour aborder l’ensemble des publications qui vous tentent et qui déferlent avec une constance excessive mais permanente dans les librairies. D’où ce sentiment de regret qu’il faut parfois surmonter en vous disant que vous trouverez bien l’occasion de vous plonger dans le récit convoité. Vaines illusions ? Pas toujours, comme c’est le cas avec Trois Mille Chevaux Vapeur publié chez Albin Michel en 2014 et qui fut l’un des ouvrages qui forgea la réputation d’Antonin Varenne en tant que narrateur talentueux comme il le démontra avec Battues (La Manufacture de Livres/Territori 2015) et Cat 215 (La Manufacture de Livres/Territori 2016).

     

    En 1852, le sergent Arthur Bowman est un soldat impitoyable qui se bat pour le compte de l’East India Compagny. Durant une campagne sanglante de la seconde guerre anglo-birmane, on lui confie une obscure mission. Il doit remonter le cours d’un fleuve pour s’enfoncer dans la jungle birmane. Mais l’expédition tourne mal et les hommes sont capturés et doivent subir les brimades et tortures de leurs gardiens durant de nombreux mois. Seuls dix d’entre eux parviendront à s’extirper de cet enfer. En 1858, à Londres où il est devenu vigile pour la compagnie, le sergent Bowman étouffe ses cauchemars dans les vapeurs d’alcool et les nuages d’opium. Mais dans un égout de la ville, il découvre un cadavre portant des stigmates similaires à ceux que lui ont infligé ses geôliers birmans. L’auteur de ce crime atroce ne peut-être que l’un de ses anciens compagnon d’infortune et Bowman se lance à sa poursuite d’autant plus que l’assassin semble poursuivre ses sombres activités sur un continent américain en pleine expansion.

     

    Oscillant sur le mode du roman d’aventure, du western et du thriller, Trois Mille Chevaux Vapeur entraînera le lecteur sur ces différentes thématiques que l’auteur aborde avec une aisance peu commune par l’entremise d’un texte dont la fluidité permet d’évoquer sans aucune lourdeur tous les grands changements du XIXème siècle. Ainsi Antonin Varenne aborde les manœuvres navales de la guerre anglo-birmane ; l’effondrement de la Compagnie des Indes ; les bas-fonds de Londres en pleine période de sécheresse, les grèves ouvrières à New-York et bien évidemment la grande conquête de l’Ouest, le tout sur fond d’industrialisation et de progrès notables qui se font sur le dos d’une population exploitée et dont les sursauts de révoltes sont réprimés d’une sanglante manière. Très documenté, sans pour autant en faire un étalage pénible, Trois Mille Chevaux Vapeur évoque également tout le contexte historique et social d’événements intenses dans lesquelles le protagoniste principal se retrouve mêlé au gré de son périple qui fera de lui un autre homme.

     

    On suit donc le parcours d’Arthur Bowman, personnage frustre et cruel qui se révèle plutôt antipathique mais dont l’humanité se révélera au fil des rencontres qu’il fera lors de cette quête rédemptrice. Mais rien n’est simple avec Antonin Varenne, les stéréotypes d’une histoire convenue disparaissent au travers de personnages qui se révèlent bien plus complexes qu’ils n’y paraissent. Ainsi, l’auteur met régulièrement de côté la traque d’un tueur qui devient le fil conducteur d’un récit qui se concentre sur les aspects d’un monde en pleine mutation. D’ailleurs les crimes qui jalonnent le roman sont toujours relégués au second plan en se dispensant par exemple de tout l’aspect sanglant de meurtres qui ne servent qu’à relancer l’intrigue.

     

    Conteur hors pair, Antonin Varenne concilie donc avec maestria tous les ingrédients d’une époque dantesque où les mondes s’écroulent tandis que d’autres prennent naissance pour nourrir une intrigue fourmillant de péripéties et de rebondissements parfois spectaculaires dans lesquelles apparaissent une myriade de protagonistes qui vont influencer la trajectoire et la destinée d’Arthur Bowman. Il rencontrera, entre autre, des soldats déboussolés par une guerre sauvage, une femme de caractère aux convictions utopistes, un indien tiraillé entres ses différentes origines et un prêcheur à la foi chamboulée, autant de personnages façonnés par l’imagination fertile d’un auteur qui parvient à déjouer tous les stéréotypes que l’on pourrait conférer à ce type d’individus que l’on a croisé dans tant d’autres récits.

     

    Mené avec la force tranquille de l’un de ces paquebots traversant l’Atlantique et dont la puissance donne son nom au roman, Trois Mille Chevaux Vapeur est un récit qui conjugue donc, avec un bel équilibre, l’imaginaire foisonnant d’un auteur et le contexte historique d’une période chargée en événement pour nous livrer un roman dantesque qui ne manquera pas de laisser le lecteur avec le souffle coupé. Un ouvrage impressionnant.

     

    Antonin Varenne : Trois Mille Chevaux Vapeur. Editions Albin Michel 2014.

    A lire en écoutant : In God’s Country de U2. Album The Joshua Tree : Island Records 1987.

  • LANCE WELLER : LES MARCHES DE L’AMERIQUE. PERDUS DANS LES PLAINES.

    Capture d’écran 2017-06-20 à 00.56.10.pngChester Himes obtint une certaine notoriété avec la rencontre de Marcel Duhamel, fondateur de la Série Noire tout comme James Ellroy qui entretient, aujourd’hui encore, une relation privilégiée avec François Guérif, créateur des éditions Rivages. Des auteurs qui rencontrent davantage de succès à l’étranger que dans leur pays d’origine comme c’est le cas pour Lance Weller qui nous avait ébloui avec un premier roman exceptionnel intitulé Wilderness (Gallmeister 2014) où il évoquait une des batailles méconnues de la guerre de Sécession. En faisant l’acquisition du manuscrit de son second roman, Les Marches de l’Amérique, et en le traduisant directement en français alors qu’il n’est pas encore sorti aux USA, Olivier Gallmeister prend le pari de mettre en avant un auteur qui figurera, à n’en pas douter, parmi les grands nom de la littérature nord-américaine.

     

    Au delà de la Frontière, il y a ces vastes étendues sans nom où les convois s’aventurent en quête de nouvelles terres. Sur ces territoires que les mexicains et américains se disputent on peut croiser quelques chariots qui paraissent égarés. En y regardant de plus près on peut reconnaître Tom Hawkins et Pigsmeat Spence deux amis d’enfance qui traînent derrière eux une terrifiante réputation d’hommes coriaces. Mais point d’errance ou de coups foireux pour ces deux gaillards qui ont désormais un but. Ils escortent la belle Flora, une jeune esclave mulâtre qui s’est affranchie et qui tient à retrouver son maître à qui elle doit présenter son fils. Ce dernier se tient dans le chariot, coincé dans un cercueil sans couvercle, rempli de sel pour conserver le corps. Dans un monde violent en plein devenir, ces trois cabossés de la vie poursuivent leur chemin en trimballant leur sinistre cargaison.

     

    Une fois encore, Lance Weller s’empare d’un pan de l’histoire de son pays pour démystifier cette conquête de l’Ouest avec une puissance destructrice en ramenant le contexte historique à hauteur d’homme. Les Marches de l’Amérique aborde la colonisation de ces terres sans nom que se disputent les milices et armées de deux pays en plein développement tandis que colons et autres aventuriers errent dans ce no man's land en quête de quelques fortunes plus qu’aléatoires. En toile de fond on distingue toute la barbarie de cette conquête avec des milices cruelles qui traquent les indiens pour les massacrer afin de percevoir une solde qui se calcule au nombre de scalps récoltés. On y perçoit la misère d’une vie précaire, incertaine qui bascule soudainement dans une violence exacerbée par la peur et le doute. On y croise quelques personnages historiques comme le sinistre James Kirker, mercenaire, traqueur d’indiens et grand chasseur de scalps qui décima avec sa milice des populations entières de villages mexicains. Dans les méandres de ce contexte chaotique, où la cruauté et la sauvagerie semblent presque quotidiennes, le lecteur est rapidement subjugué par ce texte qui conjugue forces et émotions en nous distillant une fresque épique à couper le souffle.

     

    Mais au-delà de la férocité d’une époque cruelle, Lance Weller lance quelques bouées d’humanité que l’on décèle notamment au travers du parcours de Tom Hawkins, de Pigsmeat Spence et de la jeune Flora dont les destinées vont se percuter à Independance, une ville-champignon de toile et de bois qui se dessine dans la boue. En quête d’une vie pleine de sens, les trois compères s’accrochent les uns aux autres pour surmonter les stigmates d’un passé bien trop lourd à porter tout seul. La rédemption, la quiétude et autres objectifs parfois insensés vont porter cette femme et ces deux hommes d’un bout à l’autre d’un pays étrange où les frontières se font et se défont au gré de victoires et de défaites d'une guerre qui les indiffèrent complètement mais qui va pourtant les rattraper.

     

    Du sang, de la boue et un peu de poussière après la bataille, au terme d’un roman aussi intense que flamboyant, Les Marches de l’Amérique laissera le lecteur en bord de piste tout pantelant tout en confirmant l’immense talent d’un auteur qui subjugue. Car l’air de rien, Lance Weller est un écrivain d’une rare puissance qui nous envoûte sans ménagement.

     

    Dans le cadre d’une tournée en Europe, vous pourrez rencontrer Lance Weller à Genève où il dédicacera son livre à la Librairie du Boulevard, le mercredi 21 juin 2017 à 18h00.

     

     

    Lance Weller : Les Marches de l’Amérique (American Marchlands). Editions Gallmeister 2017. Traduit de l’anglais (USA) par François Happe.

    A lire en écoutant : Undiscovered First de Feist. Album : Metals. Cherrytree Records 2011.