George R. Stewart: La Terre Demeure. Le poids du marteau.
« Les hommes passent, mais la Terre demeure »
Il était déjà question de l’effondrement de notre civilisation en 1949, date la parution de ce texte qui fit l’objet d’une préface de John Brunner, auteur de Tous À Zanzibar (Livre de Poche 1996) grand classique de la science-fiction, qui parle ni plus ni moins d’un chef-d’œuvre. L’autre référence de poids pour La Terre Demeure de Georges R. Stewart, c’est Stephen King qui cite ce roman comme source d’inspiration pour son fameux Le Fléau (Livre de Poche 2003) dont on retrouvait d’ailleurs certains aspects dans Une Sale Grippe, nouvelle publiée en 1969 figurant dans son premier recueil Danse Macabre (Albin Michel 2024). Historien spécialiste de l’onomastique, professeur d’anglais à l’université de Californie, l’auteur a vécu longuement à San Francisco qui devient d’ailleurs le cadre principal de ce récit post apocalyptique qu’il faut impérativement redécouvrir à une époque où ce genre littéraire inspire désormais bon nombre de romanciers avec plus ou moins de bonheur. Publié la même année que 1984 (Folio 2020) de George Orwell, La Terre Demeure a connu un certain retentissement aux Etats-Unis avec une multitude d’éditions, alors qu’il est resté plutôt méconnu dans nos contrées, contrairement à son confrère britannique, et qu’il s’agit du seul de ses romans qui a fait l’objet d’une traduction en français nous permettant de découvrir ce récit relatant le parcours de quelques individus ayant survécu à une épidémie qui a décimé la majeure partie de la population aux Etats-Unis et peut-être même l’entièreté du monde.
Dans le cadre de la préparation de sa thèse, Isherwood Williams, que tout monde surnomme Ish, s’est isolé dans les hauteurs des montagnes californiennes. Mais après avoir été mordu par un serpent, il est contraint de retourner dans la cabane qu’il a louée afin d’extraire le venin de sa main déjà enflée. Désormais alité, en proie à un accès de fièvre, il reste donc cloîtré plusieurs jours avant de retourner vers la civilisation. Mais bien vite, Ish s’aperçoit qu’une maladie mystérieuse semble avoir décimé toute la population. Afin de s’en assurer, il entame une expédition en traversant l’entièreté du pays avec ce constat amer que tout s’est effondré et qu’il ne reste que quelques survivants comme lui. Avec cet effroyable constat, il retourne en Californie où il a toujours vécu, non loin du du Golden Gate Bridge qui apparaît désormais comme un monument du passé. C’est là qu’il parviendra à fonder une famille à laquelle s’agrège quelques femmes et hommes qui formeront une petite communauté qui tente de survivre tant bien que mal sur le reliquat d’un monde où il désormais nécessaire de se réinventer au rythme des aléas auxquels il faut faire face.
Si dans bien des ouvrages post apocalyptiques il est question de hordes cannibales, de sectes cruelles, d’armées de zombies et parfois même de connotations surnaturelles avec la résurgence d’entités démoniaques qu’il faudrait affronter, il n’en sera rien avec La Terre Demeure qui s’articule autour du parcours de vie d’Isherwood Williams du jeune homme solitaire tel un Robinson Crusoé, dont il est d’ailleurs fait mention, au patriarche de la Tribu, cette petite communauté qu’il a fondé avec quelques compagnons d’infortune, rescapés tout comme lui de ce monde dévasté par un mal mystérieux que George R Stewart se garde bien définir l’origine ce qui aurait alourdi le texte. Et puisque son héros est alité, isolé dans cette cabane de montagne, en proie à une fièvre qui le fait délirer, nous n’aurons même pas une vision de cette civilisation qui s’effondre, hormis quelques articles de journaux qu’il parcourt lors de son retour à la bourgade où il vit, située non loin de San Francisco, en contemplant l’ampleur du désastre. Ce monde dévasté nous allons donc le découvrir en compagnie de cet homme solitaire parcourant l’ensemble du pays jusqu’à une ville de New-York complètement déserte qui l’incitera à revenir vers l’endroit où il a toujours vécu tout en contemplant une nature qui reprend ses droits en composant désormais avec l’absence de l’être humain et dont les quelques survivants deviennent acteurs avec quelques moments mémorables comme ces invasion de fourmis, puis de rats. Puis comme dans une phase transitoires on observe avec le chapitre des années fugitives l’émergence de cette famille que fonde Ish avec sa compagne Em et qui s’agrègent à ce qui deviendra la « Tribu », petite communauté qui survit littéralement sur les décombres de cette civilisation défunte. À partir de là, s’engage toute une fabuleuse réflexion sur le devenir d’une descendance et sur la transmission de ce savoir d’autrefois qu’Ish s’ingénie à vouloir transmettre et dont se gardera bien d’en dévoiler toutes les aléas. Et s’il n’est jamais véritablement question de violences et de confrontations avec quelques entités maléfiques, La Terre Demeure n’en est pas moins imprégné de connotations mythiques ce d’autant plus que le texte est entrecoupé d’inserts en italique aux intonations lyriques ou l’on se plaît à observer certains aspects de l’évolution de cet environnement terrestre en endossant le rôle d’un narrateur omniscient faisant part de ses prédictions se basant tant sur un aspect scientifique que sur une dimension spirituelle assez singulière qui fonctionne parfaitement dans le cours d’un récit chargé de symbolismes comme ce marteau qu’Ish détient et ce pont du Golden Gate Brigdge qu’il contemple tout au long de sa vie pour devenir le théâtre d’une scène finale prodigieuse. Autant dire qu’il est indispensable de découvrir La Terre Demeure qui s’inscrit, sur certains aspects, dans la même lignée que La Route (Point 2023) de Cormac McCarthy, La Peste Écarlate (Librio 2024) de Jack London, Malevil (Folio 1983) de Robert Merle, ou plus récemment de Qui Après Nous Vivrez d’Hervé Le Corre (Rivages/Noir 2024) ce qui n’est pas peu de le dire.
George R. Stewart: La Terre Demeure (Earth Abides). Éditions Fage 2018. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Fournier-Pargoire. Préface de Juan Asensio.
À lire en écoutant : Igor’s Theme de Tyler, The Creator. Album : Igor. 2019 Columbia Records.
Il y a les rapports du GIEC, les travaux scientifiques, les reportages et bien évidemment l'actualité mettant en relief les implications du dérèglement climatique sans que l'on ne réalise véritablement les conséquences qui vont marquer durablement l'ensemble des nations, bien au-delà de cette notion triviale des frontières. La littérature n'est pas en reste avec bon nombre de romans s'inscrivant dans un registre apocalyptique faisant froid dans le dos illustrant ces catastrophes climatiques qui frappent déjà la plupart des pays avec une intensité de plus en plus accrue. On dit de ces ouvrages qu'ils prennent la forme d'une dystopie puisqu'ils se projettent sur une notion d'avenir où l'on s'immerge dans la chaos d'un monde désormais ravagé par les affres d'une succession de désastres aussi impitoyables qu'immuables. Le Déluge, dernier roman de Stephen Markley que l'on avait découvert avec 
quête de reconnaissance. On mettra de côté ces assertions puériles, ce d'autant plus que la puissance de ce texte saisissant et épuré ne semble nullement être remis en cause par celles et ceux que le succès rebute. Il faut parler ici de saisissement, parce que, si la fureur ainsi que la sauvagerie ont toujours imprégné les récits intenses de Cormac McCarthy, La Route se distingue par la prégnance de son désespoir profond, au sein d'une humanité qui se dissout dans une violence aveugle, teintée d'une forme de mysticisme féroce. Pour celles et ceux qui l'ont lu, on connait tous le symbolisme de La Route, cette ligne de vie fragile sur laquelle chemine un père et son fils qui détiendrait un reliquat d'humanité que la figure paternelle s'emploie à entretenir tout en lui inculquant les règles impitoyables de la survie dans ce milieu hostile
Mortensen dans le rôle principal, qui se révèle quelque peu décevante pour un film trop bavard laissant planer quelques lueurs d'espoir dont le roman est totalement dépourvu mais qui répond aux canons hollywoodiens de la famille idéale américaine. A partir de là, on pouvait réellement avoir quelques craintes avec l'annonce d'une adaptation sous la forme d'une BD par Manu Larcenet, même si le dessinateur nous a régulièrement ébloui avec des œuvres originales telles que
On peut le dire, l'annonce de Manu Larcenet se lançant dans cette adaptation graphique de La Route a fait grand bruit sur les réseaux sociaux et constitue l'un des grands événements littéraires de cette année 2024 que l'on attendait avec une certaine fébrilité. D'ailleurs, à l'occasion de cette parution, les éditions Points ont réédité le roman dans une version collector reliée avec l'ajout d'un cordon marque-page noir tandis que le texte est agrémenté d'une vingtaine d'illustrations de Manu Larcenet. On aurait bien évidemment souhaité qu'il s'agisse d'illustrations originales plutôt qu'extraites de la bande dessinée et quitte à se montrer pénible jusqu'au bout, la couverture aurait mérité d'être toilée avec un aspect rugueux qui aurait mieux convenu. Mais quoiqu'il en soit, il faut lire ou relire le roman dans cette version pour s'approprier ainsi l'univers respectif de ces deux génies qui se rencontrent autour de ce texte imprégné de la noirceur du romancier se diluant dans celle de l'illustrateur avec cette impressionnante sensation de symbiose. Et puis il faut bien appréhender l'album en tant que tel qui se décline également sous la forme d'une édition limitée qu'il faut absolument acquérir si vous
êtes en fond. En noir et blanc, cette version contient un cahier où figure des croquis ainsi que quelques planches qui n'ont pas été retenues dans l'édition définitive. Toujours dans ce tirage limité, on appréciera les gros plans du profil du père et du fils figurant sur la couverture et sur le dos de cet ouvrage somptueux et dont la minutie dans chaque trait nous rappellent les gravures de Gustave Doré ou d'Albrecht Dürer auxquels Manu Larcenet fait d'ailleurs référence, même si l'on pense également, dans une certaine mesure, aux illustrations de Bernie Wrightson. On fera donc l'acquisition des deux albums, mais s'ił faut choisir, on adoptera la version en couleur avec cette spectaculaire nuance de gris absorbant les quelques lueurs rougeâtres ou jaunâtre parfois bleuâtres éclairant certaines planches en offrant ainsi plus de profondeur à l'ensemble du récit et plus d'intensité dramatique sur quelques scènes clés de l'intrigue comme cet instant où le père et son fils observent cette colonne de barbares défilant sur La Route. Comme une espèce de lever et de tomber de rideau ponctuant le début et la fin d'un spectacle aux accents dramatiques, il y a cette espèce d'abstraction fascinante dans la contemplation de ces nuages de cendre qui vont d'ailleurs nous accompagner tout au long de 156 planches composant l'album restituant avec une rigueur incroyable l'ensemble de la trame narrative du roman de Cormac McCarthy qui font que le monde de l'écrivain se confond avec l'univers de Manu Larcenet. Sans être expert dans le graphisme, à la contemplation de chacune des planches, de chacune des cases de La Route, on mesure la progression du dessinateur, dans sa veine réaliste depuis Blast, qui a abandonné l'encre et le papier en adoptant la palette graphique depuis quelques années, en voulant explorer
l'infinie richesse de cette technologie numérique, pour un rendu plus précis dans le trait tout en devinant le travail considérable et cette créativité sous jacente qui émane de son oeuvre. Ce qui ne change pas, c'est le désespoir, la douleur et les tourments dont le dessinateur ne fait pas mystère et qui imprègnent son travail au gré de cette adaptation où rien ne nous est épargné comme cette scène où le père apprend à son fils comment mettre fin à ses jours avec le revolver qu'ils détiennent ou ce festin macabre qu'ils découvrent dans un campement abandonné. On appréciera également le soin apporté aux dialogues qui se déclinent dans une proportion congrue, comme dans le roman d'ailleurs, en nous laissant de longues plages de silence où l'on contemple l'immensité terrible de la désolation des lieux qui absorbent les personnages. Et puis au milieu de cette noirceur, il y a quelques instants lumineux comme cette baignade au pied de la cascade où la maigreur des corps nous renvoie à une autre époque de barbarie des camps de concentration tandis que le festin que le fils et le père dégustent dans un bunker inutilisé, nous rappelle cet instant de grâce dans le film Soleil Vert où Charlton Eston et Edward G. Robinson se délectent de quelques aliments frais devenus introuvables. Tout cela s'inscrit dans cette volonté exigeante de transcender le récit de Cormac Mccarthy dans ce qu'il y a de plus désespérant pour nous plonger dans un nihilisme absolu en nous laissant sur le bord de La Route au terme d'une scène finale encore plus incertaine que celle du romancier et qui font de l'adaptation de Manu Larcenet une oeuvre aussi magistrale qu'éprouvante. C'est peut-être l'une des définitions du terme chef-d’oeuvre.
Service de presse.