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territori - Page 2

  • FRANCK BOUYSSE : PLATEAU. « A L’ENCYCLOPEDIE, LES MOTS ! »

    Capture d’écran 2016-02-07 à 15.33.12.pngRural Noir (titre emprunté à un roman à paraître de Benoit Minville), c’est ainsi que l’on pourrait nommer ce nouveau courant littéraire francophone qui alimente le roman noir. Après un succès comme Grossir le Ciel de Franck Bouysse qui en est devenu l’un des grands représentants, on attendait avec un certaine impatience son nouveau roman, Plateau qui nous entraîne à nouveau dans l’univers tragique de ce monde rural à l’agonie.

     

    Sur le plateau de Millevaches, il y a un hameau perdu où vivent Judith et Virgile. Le couple vieillissant a élevé leur neveu Georges qui habite désormais dans une caravane jouxtant la maison de ses parents morts dans un accident de voiture alors qu’il avait à peine cinq ans. Il y a aussi Karl, un ancien boxeur illuminé et tiraillé entre son passé violent et sa foi fanatique, presque délirante pour un Dieu qu’il invoque à grands coups de poing sur un sac de frappe. Dans cet univers d’oubli et de solitude, il y a la jeune Cory qui débarque en bousculant le fragile équilibre de ce petit monde. Malgré les silences et les non-dits, les secrets vont refaire surface d’autant plus que sur le plateau de Millevaches il y a désormais un mystérieux chasseur qui rôde et qui attend son heure pour solder les comptes.

     

    Encensé par la critique et les lecteurs, souvent comparé à Georges Bernanos pour l’amour du monde rural qu’il transcrit dans un langage opulent, Franck Bouysse semble avoir pris le pari de nous étourdir avec un texte où les mots, les phrases deviennent une espèce d’écume étincelante et assourdissante qui dessert un roman à l’intrigue alambiquée. Oui, Franck Bouysse maîtrise la langue en distillant, au fil des pages, des mots que l’on retrouveraient d’avantage dans les mots croisés que dans un roman censé mettre en scène un lieu sauvage et aride, peuplé des personnages plutôt rudes. Parce qu’il était mesuré, c’est un paradoxe qui fonctionnait avec Grossir le Ciel mais qui n’atteint pas du tout son objectif avec Plateau, ouvrage truffé d’une trop grande multitude de métaphores parfois totalement absconses. Il faut tout de même souligner que le procédé fonctionne lorsque l’auteur l’emploie pour l’introspection de ses personnages. C’est d’ailleurs dans ces passages que l’on retrouve tout le talent de Franck Bouysse. Ce talent on peut également le déceler dans la force et la pertinence des dialogues qui agrémentent tout le roman. On appréciera notamment les échanges entre Virgile et Karl mettant en scène le côté terrien du premier contrastant avec la part mystique du second.

     

    Avec Plateau, Franck Bouysse dresse de très beaux portraits à l’instar de Judith, personnage émouvant perdant peu à peu la mémoire et sombrant doucement dans la folie. La lutte contre la maladie, les derniers sursauts de lucidité et l’abîme de l’oubli marqueront les esprits. Les autres protagonistes sont du même acabit, mais c’est au niveau de leur âge respectif que cela ne fonctionne pas car en installant une partie de l’intrigue dans le contexte de la seconde guerre mondiale, les acteurs du roman deviennent singulièrement trop vieux au regard de l’énergie qu’ils dégagent. C’est particulièrement frappant pour Virgile, qui au vu de ses activités ne semble pas affecté par son handicap au niveau des yeux et son âge que l’on peut estimer proche des 80 ans. C’est également le cas pour Karl dont la force, l’énergie et la violence ne collent pas vraiment avec ses soixante ans. On peine également à croire à la relation qui s’installe bien trop rapidement entre Georges et Cory alors que celle-ci vient de fuir les affres de violences conjugales dont elle a été victime durant de très nombreuses années.

     

    Outre ces détails sur lesquels bon nombre de lecteurs vont passer, c’est au niveau de la multiplication des intrigues parallèles, dont certaines ne sont pas suffisamment développées, que l’on peine à suivre le fil du roman avec un final assez cinglant qui se base essentiellement sur des circonstances bien trop hasardeuses pour être suffisamment réaliste. Il n’empêche que les confrontations sont plutôt réussies et saisissantes. Mais c’est surtout au niveau de l’épilogue que l’on appréciera toute l’ambivalence d’un des personnages qui fait basculer tout le récit dans une perspective tout à fait inattendue. C’est probablement grâce à cette note finale, trait de génie de l’auteur, que Plateau parviendra à faire frissonner bon nombre de lecteurs en quête d’une histoire sortant de l’ordinaire.

     

    Trop de mots, trop d’intrigues, parfois clinquant, Plateau séduira un lectorat en quête d’excès. Mais au-delà de l’intrigue un peu trop tarabiscotée et débarrassé de ses fioritures, le roman dégage des fulgurances propres à un auteur talentueux qui doit maîtriser une certaine tendance à la démesure.

     

    Franck Bouysse : Plateau. La Manufacture de Livre/Territori 2015.

    A lire en écoutant : Tableau de Chasse de Claire Diterzi. Album : Tableau de Chasse. Naïve 2008.

  • Patrick K Dewdney : Crocs. Après nous, le déluge !

    Service de presse.

     

    Capture d’écran 2015-06-08 à 00.19.33.pngCyril Herry et Pierre Fourniaud. Retenez bien ces deux noms car ces éditeurs possèdent le rare talent de concentrer dans leur nouvelle collection Territori, issue des éditions Ecorce et de la Manufacture de Livres, une palette d’auteurs exceptionnels comme Séverine Chevalier avec Clouer l’Ouest, ou Frank Bouysse avec Grossir le Ciel. Désormais il faut également compter avec Crocs de Patrick K Dewdney. Bien plus qu’un simple courant de type Nature Writing, Territori s’inscrit dans une volonté de mettre en lumière un artisanat de l’écriture finement ciselée d’où émane des textes d’une singulière puissance.

     

    Il n’est plus qu’une ombre titubante que la forêt absorbe peu à peu. Il n’est plus qu’un animal traqué que les hommes poursuivent sans relâche. Mais rien n’arrêtera sa marche incertaine. Il tracera son chemin au travers des ronciers, des tourbières et des arrêtes rocheuses. Hirsute, il s’imprègnera de la nature et du souvenir des Anciens avec pour seul compagnon de misère, ce cabot famélique. En lisière de cette civilisation désormais honnie il avancera. Sa pioche sur l’épaule, il avancera vers le Mur. Droit dans le Mur.

     

    Crocs est indubitablement un roman noir que l’auteur a enveloppé d’une tonalité poétique peu commune en puisant, entre autre, dans la richesse d’une langue maîtrisée à la perfection. Des accents pastoraux pour un récit qui se déroule dans une succession de paysages sauvages du Limousin déclinés sur une scène unique de fuite dont ne connaît ni les raisons, ni les buts, hormis celui d’atteindre, par tous les moyens, ce Mur hostile. On découvrira en alternance à cette fuite, quelques réflexions du personnage et quelques souvenirs lointains le poussant à s’immerger corps et âme au cœur d’une nature hostile qui se révèle être son ultime alliée. Puis dans les cinq dernières pages s’illustrera la tragédie poignante révélant les vains desseins de cet homme mystérieux. Car l’autre particularité du roman réside dans le fait que l’auteur ne s’embarrasse pas de détails concernant l’identité du fuyard. Il le débarrasse de tout ce qui fait de lui un homme dit civilisé. Libéré de ces oripeaux humains, notre fugitif s’imprègne d’un mysticisme acétique. Cela prend parfois des tournures bibliques à l’instar de son corps déchiré par les épines, de l’hostie animale ou du but final qu’il s’est assigné. Outre l’aspect divin, l’homme prend conscience, au fur et à mesure de l’échappée, de son animalité qui donne son titre au roman.  

     

    Dans Crocs, vous vous immergerez dans les profondeurs troubles d’une nature magnifiée par un torrent de phrases et de mots qui donnent toutes leurs saveurs à ce roman sauvage qui pose les questions que personne ne souhaite formuler et auxquels personne n’ose répondre. D’ailleurs, dans cette errance forestière, l’homme a cessé depuis longtemps de s’interroger en laissant tout derrière lui, hormis cette pioche qu’il porte comme un fardeau. Il ne lui reste que cette fragile certitude d’avancer jusqu’au Mur accompagné des souvenirs enfouis de ce peuple oublié dont les reliques hantent la forêt.

     

    Patrick K Dewdney dresse le constat amer et pessimiste d’une civilisation disparue qui fait écho à notre monde en voie de désintégration dont la spirale sans issue contraindrait  des hommes lucides aux actes les plus extrêmes afin de s’extraire du système. En contrepartie, il nous offre un texte fait de sensations et de ressentis où le lecteur perçoit le goût de l’eau impétueuse, la douceur de la mousse spongieuse et les effluves des écorces chauffées par le soleil. Un récit tout en vigueur et en douceur à l’image de ces bois sauvages dont on ne ressort pas indemne.

     

    Lorsque l’on découvre Crocs, on capte immédiatement le talent d’un auteur qui maîtrise les jeux de l’écriture en façonnant des phrases toutes plus belles les unes que les autres. Il serait vraiment dommage de passer à côté d’un tel roman.

     

    Patrick K Dewdney : Crocs. La Manufacture de Livres - Editions Ecorce/Collection Territori 2015.

    A lire en écoutant : White Rabbit de Jeffeson Airplane. Album : The Best of Jefferson Airplane. Sony BMG Music Entertainment 2007.