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  • Jean-Jacques Busino : Le Village. Clair-obscur.

    IMG_2398.jpegAussi talentueux que modeste, bien trop discret dans un univers où l’égocentrisme des écrivains devient une échelle de valeur, Jean-Jacques Busino, pionnier de la littérature noire helvétique, cultive cette discrétion comme un trésor pour se consacrer à l’écriture en se pliant bon gré mal gré à la corvée de la promotion. Ainsi, alors qu’il est paru au mois de juin, période plutôt propice aux pavés littéraires estivaux tandis que l’on fourbit déjà les stylos pour évoquer la déferlante de publications de la rentrée littéraire, il ne faudrait pas passer à côté de son dernier roman, Le Village, où il décline une nouvelle fois sa colère, ou plutôt son désarroi, en abordant cette fois-ci le thème de la migration et des exclusions qui en découlent au gré d’un récit vibrant, prenant pour cadre un petit village agonisant dans la chaleur implacable du soleil de la Sicile. Alors que son premier roman iconique, Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1994) se déroulait du côté de Naples, Jean-Jacques Busino opère donc un retour au source pour évoquer avec Le Village, l’Italie de Meloni et de Salvini ainsi que la manière dont on peut entrer en résistance face à ces politiques de rejet absurdes. Ainsi, pour celui qui cite régulièrement Jim Thompson parmi ses références littéraires, Jean-Jacques Busino surfe à la lisière des genres dont il se moque bien d'ailleurs, pour nous livrer un texte au connotations politiques, au sens large du terme, en nous interpellant, sous la forme d’une allégorie puissante, sur le devenir d’une Europe vieillissante prônant, pour de nombreuses formations politiques émergeantes, le repli sur soi, sans autre forme d’alternative. 

     

    À la suite d’un scandale touchant l’un de ses subordonnés entretenant une liaison avec une fille mineure, Eduardo Morinaro, chef du service social de Palerme, est muté à Orlitone, un petit village accroché au flanc d’une colline du centre de la Sicile. Avec une population de soixante habitants, dont la plus jeune est âgée de 73 ans, les journées s’étirent dans la langueur d’un lieu qui s'étiole peu à peu sous le feu d’un soleil impavide qui assèche tout, même les âmes. C’est dans ce contexte qu’intervient Gianmaria Salentino, bouillonnant syndic d’obédience communiste, en charge des affaires administratives du village qui, dans un élan aussi généreux qu’altruiste, décide d’attribuer les maisons vides à tout un groupe de réfugiés syriens. La décision fait grand bruit au sein de la localité s'agitant soudainement dans un climat de méfiance et d’appréhension où les anciens observent avec inquiétude l’arrivée de ces nouveaux habitants. Entre peur et racisme, comment ces deux communautés vont-elles parvenir à s’entendre  ?

     

    On s’attardera quelques instants sur la sublime illustration ornant la couverture provenant d’une toile du peintre genevois André Kasper dont une œuvre figurait déjà sur Le Ciel Se Couvre (BSN Press/OKAMA 2022), précédent ouvrage de Jean-Jacques Busino, en appréciant cet agencement des couleurs baignant dans un clair-obscur traduisant parfaitement l’atmosphère inquiétante des deux textes au point de se demander si elles n’ont pas été créées spécialement pour l’occasion, ce qui est peut-être le cas.  On notera également la dédicace de l’auteur s’adressant à Domenico Lucano, sympathisant communiste italien, ancien maire de la commune de Riace en Calabre qui s’est fait connaître en accueillant plusieurs centaines de réfugiés permettant de faire revivre cette région moribonde.  À partir de cette dédicace, on comprendra que Le Village n’a rien du conte utopiste issu de l’imaginaire fertile d’un écrivain bien-pensant mais s’inspire bien de faits réels autour d’une démarche aussi généreuse que bienveillante qui ne se déroule pas sans difficultés et oppositions émanant notamment d’un pouvoir institutionnel xénophobe. Autour de personnalités hautes en couleur, Jean-Jacques Busino met donc en scène les tumultes de ce village de vieillards qui voient tout d'abord d'un mauvais oeil l'arrivée de ces réfugiés syriens débarquant dans leur univers moribond. Témoin quelque peu dépassé par les événements Eduardo Morinaro qui aspirait à une certaine discrétion en vue de réintégrer son poste, doit, à son corps défendant, collaborer avec ce maire au caractère irascible qui n'hésite pas à balancer ses chaussures au visage des interlocuteurs qui auraient l'outrecuidance de le contrarier. Puis, peu à peu, on observe  cette union qui s'opère entre deux communautés qui s'apprivoisent, en dépit d'une certaine méfiance, au gré des différents projets qui redonnent un peu de vie à cette localité qui en avait bien besoin. Travaux de ferronnerie, installation d'une fromagerie, travaux de maçonnerie pour restaurer l’église, les réfugiés syriens vont faire leurs preuves sous l'impulsion de femmes aux caractères aussi forts que celles du village qui scellent définitivement une amitié naissante. En dépit de ces bonnes intentions, on perçoit les mouvements d'opposition que ce soit avec les protestations des groupuscules d'extrême-droite ou des tracas administratifs pour mettre à mal cette initiative politique clandestine qui prend pourtant de plus en plus d'ampleur jusqu'au débarquement des carabiniers dont les manoeuvres maladroites virent à la farce grotesque, à l'image de ces mouvements protestataires abjects. Tout cela, Jean-Jacques Busino le décline au rythme d'un humour assez corrosif et au gré de dialogues ciselés à la perfection pour nous offrir une narration aussi efficace qu'habile avec cette pointe de noirceur imprégnant en filigrane un récit dynamique et sans concession, s'achevant sur une note finale ambiguë nous laissant dans l'incertitude quant au devenir de personnages inoubliables. 
     

     

    Jean-Jacques Busino : Le Village. Éditions BSN Press/OKAMA. Collection Tenebris 2024.

    A lire en écoutant : Alle Prese Con Una Verde Milonga de Paolo Conte. Album : 50 years of Azzuro (Live in Caracalla). 2018 Platinum Srl.

  • CLAIRE VESIN : BLANCHES. QUOI QU'IL EN COUTE.

    23F228E8-9E4C-491A-84B2-E255CA1A9E50.JPGElle écrit depuis des années de courtes chroniques évoquant le quotidien de son métier en étant davantage centrée sur les portraits assez émouvants de ses patients que sur la pratique thérapeutique en tant que telle, pour les publier sur un réseau social où elle endosse le pseudonyme de Madame le docteur Vagin. Exerçant comme cardiologue, Claire Vesin expose donc les mille et une péripéties de sa profession au gré de textes lumineux d'où émergent bien souvent des moments chargés d'une émotion forte, de quelques instants de rire et parfois de colère, tout en soulignant l'amour qu'elle voue pour un travail se focalisant essentiellement sur les rapports humains et la confiance qui en découle et sans lesquels tout cela n'aurait plus aucun sens. L'environnement prend également une grande importance puisque Claire Vesin a repris un cabinet de cardiologie à Argenteuil, une banlieue parisienne souffrant de la déshérence des pouvoirs publics et qui se traduit notamment par une désertification médicale aiguë aux portes même de Paris. Pourtant, à la lecture de l'ensemble des récits, on perçoit un attachement certain pour cette ville faite de diversités tant sociales que culturelles qui se répercutent dans la salle d'attente de son cabinet où l'on distingue quelques fragments du quotidien de ces femmes et de ces hommes dont on devine la condition modeste et la forte résilience. C'est de tout cela dont il est question dans Blanches, premier roman de Claire Vesin qui s'est donc lancée dans l'écriture au long cours pour nous livrer un récit aux connotations plus sociales que noires et fortement imprégné de la voix de celles et ceux qui s'emploient à maintenir à flot un système hospitalier qui s'effondre. 

     

    En 2013, Aimée Larrieux, débarque à l'hôpital de Villedeuil, non loin de Paris, où elle va effectuer son premier stage en tant qu'interne affectée aux urgences de l'établissement. Un choix délibéré car la jeune femme sait qu'il est probable qu'elle croise Jean-Claude Pouillat qui y travaille depuis toujours au sein du service de chirurgie en trainant sa mélancolie et sa solitude depuis la disparition de son fils Arnaud dont elle était la compagne. Native de Villedeuil, Laetitia travaille également à l'hôpital en tant qu'infirmière préposée à l'accueil des urgences, où elle doit faire face à la détresse des patients qui s'entassent dans la salle d'attente alors que Fabrice, médecin au SAMU, enchaîne les interventions comme pour mieux fuir son rôle de père à venir. Quatre parcours qui s'entrecroisent tant dans les couloir de l'établissement hospitalier qui périclite que dans les quartiers de cette ville qui s'étiole au gré des moments de joie et des instants de peine et de doute jusqu'à cette nuit aux urgences où tout bascule en remettant en cause la destinée de chacun. 

     

    Publié en février 2024, Blanches poursuit encore son parcours éditorial avec l’obtention au mois de juin de deux prix littéraires couronnant un texte d'une intense humanité dépeignant sans fard la décomposition des milieux de la santé et de son impact tant sur les patients que sur les soignants. Comme pour souligner son propos, Claire Vesin choisi le nom de Villedeuil désignant  l'agglomération où se situe l'ensemble d'une intrigue où évolue des protagonistes profondément attachés à leur ville qu'ils voient s'effriter peu à peu sous leurs yeux avec ce sentiment diffus de déclin. Et ce déclin c'est sans doute Jean-Claude qui l'incarne alors qu'il ne lui reste plus que la passion de son métier de chirurgien tandis que sa vie privée s'étiole dans la boisson et les recherches vaines de son fils toxicomane dont il est sans nouvelle depuis plus d’une année. Pour autant, il n'y a rien de larmoyant ou de lénifiant dans le contexte que dépeint Claire Vesin en déclinant le quotidien d'Aimée qui débarque dans cet environnement hospitalier dégradé avec le sentiment diffus d'être redevable tout en se lançant dans ce premier stage d'interne où les consultations s'enchainent à un rythme infernal avec ses instants de joies et ses moments de peine que l'on perçoit également par le prisme de Laetitia, cette infirmière au caractère fragile qui doit affronter quotidiennement les défaillances d'un service continuellement débordé par le flot des patients qu’il faut pourtant accueillir du mieux que l’on peut. Si l'on perçoit la passion du métier émanant de ces deux femmes, Claire Vesin n'édulcore en rien les revers de la médaille en abordant des thèmes tels que le harcèlement, voire même le viol, le burn-out  ainsi que le manque cruel de moyens et surtout d'encadrement qui vont conduire à l’épuisement professionnel et au drame qu'elle met en scène avec beaucoup d'habilité en évoquant également le corporatisme plus ou moins bien intentionné pour couvrir les carences d'un système à bout de souffle. Et puis il y a ce portrait plus ambivalent de Fabrice, ce médecin du SAMU pour qui le métier comble un manque d'assurance qui se traduit par une certaine morgue tout en l'éloignant de sa famille qui le renvoie à ses désillusions et à sa déception d'un vie privée apparaissant  sans avenir et sans intérêt en dépit d'un enfant à venir. Et c'est cet ensemble de trajectoires imprégnées d'une profonde humanité que la romancière met en scène avec une redoutable acuité au gré d'un récit naturaliste rigoureux qui déborde parfois du cadre de l'hôpital en accompagnant notamment la quête d'emploi frénétique de Kamel et de ses déceptions malgré un parcours scolaire sans faille mais qui se heurte aux réticences d'employeurs dont les motifs de refus lui apparaissent fallacieux en générant ainsi colère et frustration. Cette âpreté d’un quotidien morne, on la distingue également avec le très beau portrait de Flora, cette concierge originaire de Pologne vivant avec son mari handicapé dans une loge exiguë et qui doit surmonter l’angoisse de douleurs dorsales qui l’empêchent de dormir. Là également, on retrouve cette ambivalence du caractère avec ce côté revêche masquant la vulnérabilité d’une patiente qui ne sait plus vers qui se tourner pour soulager le mal dont elle souffre. Ainsi, révélateur de dysfonctionnements qui vont bien au-delà du milieu de la santé, pour nous livrer un radioscopie sociale du mal-être d'une ville de banlieue, Blanches est un roman extrêmement poignant qui, en dépit des difficultés, des désillusions et de la douleur qui se succèdent, distille ces rapports humains de tous les jours d'où émane ces instants fugaces de chaleur et cette lueur d'espoir prégnante que l'on ressent plus particulièrement au terme d'un récit aussi intense que lumineux. 

     


    Claire Vesin : Blanches. Editions La Manufacture de livres 2024.

    A lire en écoutant : Larme Fatale de Julien Doré et Eddy de Pretto. Album : Aimée. 2021 Sony Music Entertainment France SAS.