Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • RICHARD MORGIEVE : LE CHEROKEE. LE DEMON DANS MA PEAU.

    richard morgiève; le cherokke,éditions joelle losfeld,editions gallimard,folio policier"Il y a un moment que je sais que tu t'es envolé dans les espaces supérieurs"

    Extrait d'une lettre de Jean-Patrick Manchette adressée à Richard Morgiève (1)

     

    Durant les années 80, après avoir commis cinq polars pour la défunte collection Sanguine chez Albin Michel ainsi que pour la collection Engrenage chez Fleuve Noir, il est repéré par Jean-Patrick Manchette et Michel Lebrun qui relèvent déjà son immense talent d'écrivain. Néanmoins, il s'était extrait de la "fange" de la littérature noire pour écrire une vingtaine de romans qui effleurent parfois le mauvais genre avec ce sentiment d'écorché vif émergeant de son œuvre qui n'est pas sans lien avec son parcours de vie, notamment pour ce qui a trait à la perte de ses parents dans des circonstances tragiques. Egalement dramaturge, scénariste et acteur, difficile de caser Richard Morgiève dans un genre littéraire même si Le Cherokee ainsi que Cimetière d'étoiles, publiés entre 2019 et 2021, s'inscrivent résolument dans une dimension de roman policier, ce qui a pu très certainement perturber quelques membres du landernau littéraire parisien dont certains ont décrété que ces deux récits dépassaient le cadre du simple polar, afin de se rassurer quant à ce crime de lèse-majesté où un auteur de littérature blanche se perdrait à nouveau dans les bas-fonds de la littérature noire. Quoiqu'il en soit, Le Cherokee obtient le Grand Prix de la Littérature Policière en célébrant ainsi ce livre désormais culte, extrêmement dense, qui rend un bel hommage à ces romans noirs américains de l'époque au gré d'une intrigue se déroulant dans les années cinquante et prenant pour cadre les contrées semi-désertiques de l'Utah dans lesquelles évolue ce shérif d'une localité perdue à la poursuite d'un tueur en série alors qu'une menace nucléaire pèse sur le pays.  

     

    richard morgiève; le cherokke,éditions joelle losfeld,editions gallimard,folio policierEn 1954, alors qu'il patrouille de nuit, sur les routes enneigées des contrées désertiques du comté du Garfield dans l'Utah où il officie comme shérif, Nick Corey tombe sur une Hudson Sedan verte abandonnée qui pourrait bien être le théâtre d'un crime. Tout à coup, il distingue un avion de chasse Sabre qui vole à basse altitude avant d'atterrir en catastrophe sur ce plateau aride, sans aucune lumière et surtout sans aucune présence du pilote. Après avoir avisé les autorités, l'armée débarque avec toute sa logistique pour récupérer l'avion, tandis que le FBI tente de faire la lumière sur cet événement sans précédent. On parle d'une manigance des russes ou des extra-terrestres. Pour ce qui concerne Nick Corey, il se retrouve à enquêter sur le conducteur de la voiture abandonnée qui pourrait bien être le tueur en série responsable de la mort de ses parents alors qu'il était enfant et qui a donc gâché son existence. Il se lance ainsi à sa poursuite en étant secondé par un haut cadre du FBI en quête du chargement disparu de l'avion qui pourrait causer des dommages irréversibles au pays.

     

    Avec Richard Morgiève, il faut s'attendre à être bousculé, déconcerté, voire même dérangé avec ce sentiment de graviter dans une dimension supérieure, sans trop bien comprendre de quoi il en retourne, mais en ressortant indubitablement bouleversé de ce voyage littéraire dans lequel vous vous êtes laissé entraîner, bien malgré vous, au gré d'un texte splendide devant lequel il ne vous reste plus qu'à vous incliner. Débutant comme un polar d'une époque révolue avec cette sensation d'avoir été traduit abruptement "à la hache" comme on pouvait le faire à la grande époque de la Série Noire des années 50-60, Le Cherokee ne déroge pas à cette puissance de feu émanant d'un romancier qui s'emploie pourtant à briser, de manière brutale et plutôt crue, l'archétype du héros américain viril que l'on percevait durant cette période et dont le patronyme Nick Corey, hommage évident au grand Jim Thompson, laisse pourtant présager quelques failles émergeant de ce personnage central apparaissant bien plus complexe qu'il ne le laisse paraître. A partir de là, l'intrigue policière prend une tonalité bien plus singulière avec cette perception de l'immensité des paysages d'où émane ce sentiment de liberté se heurtant à la paranoïa d'une population emmaillotée dans sa crainte de tout ce qui n'entre pas dans son cadre de référence et qui devient une menace incarnée par cette frayeur d'une éventuelle invasion des russes ou des extra-terrestres selon la crédulité de chacun. Dans ce climat anxiogène habilement mis en scène, on ressent une espèce de folie obsessionnelle dans laquelle baigne ce shérif Nick Corey aux apparences bourrues qui s'est mis en tête de traquer un tueur en série qui a égorgé ses parents alors qu'il n'était qu'un enfant et qui semble avoir repris du service dans sa juridiction pour l'entraîner dans tous les recoins de la région qu'il arpente en chevauchant une Harley tout en croisant une galerie de personnages aux archétypes bien marqués mais qui se désagrègent parfois d'une manière saisissante. Et comme si cela ne suffisait pas, le policier doit également faire face à un complot de militaires dissidents qui se sont mis en tête de secouer le pays de ce qui apparaît pour eux comme une forme de léthargie face à la menace communiste. Tout cela peut prendre une allure foutraque, presque échevelée avec cette sensation de se perdre dans toute une succession d'événements saillants qui s'inscrivent pourtant dans une tension de plus en plus prégnante tout en se demandant si l'on ne va pas perdre pied soudainement à mesure que l'on progresse dans le fil d'une intrigue extrêmement consistante qui pourrait apparaître comme bien trop chimérique. Mais en digne maître de la narration, Richard Morgiève ne lâche rien quant à la bonne tenue d'un récit dont les différents aspects prennent finalement tout leur sens au terme d'une scène finale marquante mettant en perspective tous les aléas du parcours tragique d'un homme marqué par le sceau de l'amour, thème essentiel dont le romancier aborde les préceptes avec cette extraordinaire sensibilité rejaillissant tout au long d'une intrigue policière peu commune qui demeure inoubliable.

     

    Richard Morgiève : Le Cherokee. Joëlle Losfeld Editions 2019 et collection Folio policier 2019.


    I Drink Alone  de Georges Thorogood & The Destroyers. Album :  Maverick. 1989 Capitol Records, LLC.

     

    (1) Lettres Du Mauvais Temps. Correspondance 1977-1995. Jean-Patrick Manchette. Editions de La Table Ronde, 2020.