Jim Thompson / Thomas Ott : A Hell Of A Woman. 100'000 dollars de bonnes raisons.
Près de cinquante ans après sa mort, il fascine toujours autant et ses romans sont régulièrement mis en avant dans des formats poches dont ceux que lui offre la maison d'éditions Rivages/Noir depuis de nombreuses années et qui a décidé, de remettre les couvertures au goût du jour en sollicitant l'illustrateur Myles Hyman qui avait déjà adapté l'un de ses ouvrages en bande dessinée avec la collaboration de Matz au scénario. On appréciera donc le nouvel ornement des romans de Jim Thompson dont celle du mythique Pottsville, 1280 Âmes (Rivages/Noir 2016) qui traduit l'atmosphère inquiétante de l'intrigue ainsi que le fait d'avoir également publié Voyages Dans L'Oeuvre De Jim Thompson (Rivage/Noir 2025), guide de lecture inédit où des personnalités, telles que Richard Morgiève, Jerry Stahl, Marie Vingtras, Hervé Le Corre, Hugues Pagan et François Guérif bien évidemment, expriment, à travers l'une de ses œuvres, tout le bien qu'ils pensent du romancier. Mais curieusement, il n'existe aucun recueil rassemblant l'oeuvre de cet écrivain hors norme salué notamment par James Ellroy, Stephen King ou Stanley Kubrick qui a collaboré à plusieurs reprises avec Jim Thompson que ce soit pour L'Ultime Razzia ou Les Sentiers De La Gloire. Pas de collection Quarto ou autres publications prestigieuses, pour celui
que l'on porte au nue et que l'on intègre dans le panthéon de la littérature noire américaine aux côtés de Raymond Chandler, Dashiell Hammett, William R Burnett, Horace Mc Coy ou même de Flannery O'Connor. Finalement c'est auprès de la maison d'édition helvétique La Baconnière, qui plus est genevoise, que l'on trouve ce qui apparaît comme la plus belle publication d'un livre de Jim Thompson en offrant une carte blanche à l'illustrateur underground zurichois Thomas Ott qui nous propose une somptueuse mise en lumière d'un de ses romans emblématiques, A Hell Of A Woman, bénéficiant d'une récente traduction en français que Danièle Bondil avait effectuée pour le compte des éditions Rivages/Noir en 2013 (Une Femme D'Enfer). Et il y a quelque chose de fascinant à s'attarder sur les illustrations du maître de la carte à gratter ornant chacune des pages de l'ouvrage où l'on perçoit cette espèce de fusion entre deux
univers artistiques d'une noirceur insondable qui coïncident parfaitement dans ce qui apparaît comme un format pulp subdivisé en six cahiers aux couvertures magnifiques qui rendent hommage à ces publications populaires dans lesquelles Jim Thompson a publié de nombreux textes. Sur la base d'un carte au fond noir, Thomas Ott laisse donc entrevoir, à chaque coup de cutter, une imagerie en noir et blanc sombre et inquiétante au service d'un texte qui nous entraîne dans les tréfonds de la folie meurtrière d'un homme déchu.
En tant que représentant de commerce pour une entreprise miteuse de marchandises bon marché, Frank Dillon tire le diable par la queue avec cet éternel besoin d'argent pour assouvir ses besoins et ceux de sa femme Joyce qui ne supporte plus de vivre avec un minable. Acculé par les dettes qu'il doit à son patron, c'est du côté de Mona qu'il va trouver un moyen d'échapper à toute cette misère. Mona c'est une jeune fille qu'il a rencontré, durant une de ses tournées, au domicile de sa mégère de tante qui l'exploite et qui la bat sans vergogne. Erigé en tant que protecteur par celle pour qui il éprouve des sentiments troubles, Frank Dillon va apprendre que la vieille tante dissimule dans la cave une valise bourrée d'argent. Pas moins de 100'000 dollars. C'est l'occasion rêvée pour changer de vie en séparant du magot, quitte à se débarrasser du moindre obstacle qui se présente à lui. Il faut dire qu'entre son patron suspicieux et sa femme qui le harcèle et cette jeune Mona dont il se demande s'il peut lui faire confiance, Frank se sent de plus en plus acculé. Mais même coincé de toute part, enferré dans ses mensonges. il ne compte pas se laisser faire. Et tant pis s'il y a de la casse.
On se souvient tous de l'adaptation d'Alain Corneau transposant l'intrigue dans le paysage hivernale d'une triste banlieue parisienne avec Série Noire, film culte s'il en est où Patrick Dewawere traduisait dans son interprétation fascinante, tout le désarroi d'un homme ordinaire, un peu paumé, dérivant peu à peu vers une sordide dérive criminelle. Et c'est l'essence même de l'intrigue de Jim Thompson que Thomas Ott retranscrit dans son atmosphère d'origine d'une ville paumée du sud des Etats-Unis où évolue donc Frank Dillon qui trimballe son mal de vivre et ses désillusion et qui n'est même plus capable de faire le décompte de ses mariages foireux et des jobs minables qu'il a accompli travers tout le pays. Que ce soit par les vignettes capturant les points saillants du texte ou les illustrations
pleine page des moments fatidiques de l'intrigue, l'illustrateur zurichois saisi la part sombre de cette époque des fifties avec ces diners minables, ces femmes pulpeuses et cet omniprésence des dollars tant convoités tout en traduisant le côté sulfureux d'un récit qui s'inscrit dans la noirceur indicible d'une trajectoire sordide qui nous saisi à la gorge. Il faut dire qu'avec A Hell Of A Woman, Jim Thompson nous plonge littéralement dans la psyché d'un homme qui perd pied en nous propulsant dans une spirale de violence qui accentue la paranoïa dont il souffre, en le conduisant ainsi sur le seuil de la folie d'une dérive sanglante et forcément sans issue, ce d'autant plus que Frank Dillon se révèle être un individu aussi minable que maladroit qui doit frayer avec un entourage peu scrupuleux à l'instar de sa femme Joyce, de son patron Staples et de la terrible Ma Faraday qui détient un magot se révélant plus que douteux tandis Mona apparaît comme une traînée idiote qui l'insupporte de plus en plus à mesure qu'il la côtoie. Englué dans l'esprit tortueux de Frank Dillon, il n'est donc plus question d'émerger vers une quelconque lueur d'espoir,
bien au contraire. En effet, Jim Thompson distille une intrigue poisseuse où l'on ne fait qu'éprouver un malaise lancinant en partie dû au fait que l'ensemble du parcours tragique de Frank Dillon se décline sur le registre d'une série de crimes "ordinaires" accroissant le sentiment d'horreur, voire même de dégout, qui s'empare par instant du lecteur saisi par la vigueur d'une mise en scène dépouillée ne faisant que renforcer la brutalité de scènes pleines de fureur dont Thomas Ott capture la quintessence mortelle. Et pour couronner le tout, on appréciera dans cette édition somptueuse de l'un des grands romans de Jim Thompson, ce cahier de Markus Rottmann retraçant le parcours chaotique du romancier qui ressemble à bien des égards à celui des antihéros emblématiques traversant une oeuvre aussi incandescente qu'obscure qui fait partie des fondements de la littérature noire.
Jim Thompson : A Hell Of A Woman. Editions de la Baconnière 2022. Traduit de l'anglais (Etat-Unis) par Danièle Bondil pour les éditions Rivages/Noir. Illustré par Thomas Ott.
Collectif : Voyage A Travers L'Oeuvre De Jim Thompson. Rivages/Noir 2025. Illustré par Miles Hyman.
A lire en écoutant : Mannish Boy de Muddy Waters. Album : Hochie Hochie Man. 1988 Epic Ltd.
Une telle somme de créativité tant dans la forme du texte que dans la structure narrative relève quasiment du miracle dans un univers littéraire sclérosé où les standards, destinés à capter le plus de lecteurs possibles, deviennent la norme intrinsèque d'une majeure partie de l'industrie du livre qui s'est davantage focalisée sur l'aspect commercial que sur la dimension artistique et qui sont abondamment relayés sur les réseaux sociaux par des influenceurs beaucoup plus orienté vers la dimension markéting de la filière. Mais ce sont sur ces mêmes réseaux sociaux que l'on découvre parfois quelques livres d'une autre envergure à l'instar de La Sorcière A La Jambe D'Os, premier roman traduit en français de l'auteur croate Želimir Periš qui a déjà écrit deux intrigues noires se déroulant dans le domaine de la cybercriminalité ainsi que plusieurs recueils de nouvelles et de poèmes tout en s'adonnant également à l'écriture de pièces de théâtre. Outre celle du narrateur, on soulignera l'audace des éditrices et de l'éditeur du Sonneur, maison d'éditions indépendante et engagée dans la défense de chacun des textes qu'elle publie, ainsi que le talent de la traductrice Chloé Billon qui ont mis entre nos mains ce texte de plus de 700 pages d'une aventure picaresque autour de la personnalité de Gila, cette sorcière qui parcourt les côtes dalmates de cette région reculée l'empire austro-hongrois du XVIIIème siècle s'éveillant à la modernité tout en se confrontant au poids de la tradition. Bien sûr que l'on sera impressionné par l'allure de ce mastodonte que l'on apprivoisera pourtant aisément en s'engouffrant dans la succession des 52 chapitres de l'ouvrage où l'auteur s'en donne à coeur joie avec une narration à la temporalité éclatée tout en déclinant des formes et des styles variés s'agrégeant à la pertinence de l'intrigue débutant par la déposition de Želimir Periš, joueur de gusle (instrument monocorde des Balkans), rapportant l'agression dont il a été victime et le vol de son instrument.
Dans le royaume de la Dalmatie, cette région reculée de l'empire austro-hongrois, résonne l'histoire de Gila la sorcière aux cheveux blancs dont on apprécie les pouvoirs de guérisseuse tout en redoutant les sorts maléfiques qu'elle peut jeter sur les villageois lui octroyant une maison à l'écart de la bourgade. Mais bien vite, la peur l'emporte sur la raison et Gila doit prendre la fuite. On dit d'elle qu'elle a côtoyé l'entourage de l'empereur qui sollicite ses services afin de s'occuper de sa épouse enceinte. Pourtant les événements prennent une autre tournure et Gila doit à nouveau vivre dans la clandestinité tout en s'occupant de l'enfant qui l'accompagne désormais et dont elle prend soin avec une attention soutenue. Pourtant, traquée par les services secrets de l'administration impériale, la capture de la sorcière semble inéluctable et l'on parle désormais du procès qui se tiendra à Pazin où Gila va être jugée pour sorcellerie mais dont les enjeux semblent bien plus important qu'ils n'y paraissent. Pour survivre dans cet environnement où la modernité se heurte à la tradition, Gila pourra s'appuyer sur certains alliés comme Anka, cette jeune femme au caractère frondeur, ou frère Čarlo, ce moine aux idées progressistes, qui vont accompagner le parcours de cette femme hors du commun.
A l’occasion des sorties du mois de juin 2025, ce ne sont pas moins de trois femmes qui sont mises à l'honneur dans la collection Classique de la Série Noire comptant un cruel déficit dans le domaine qui n'est d'ailleurs pas l'apanage exclusif de cette maison d'éditions à une époque où la littérature noire demeure le pré carré des romanciers. Fondée en 1945, il faut attendre cinq ans pour que Gertrude Walker intègre la mythique collection avec Contre-Voie (Série Noire n° 67, 1950) tandis que Graig Rice apparaît dans le catalogue en 1959 avec Et Pourtant Elle Tourne ! (Série Noire n° 533) faisant partie des quatre femme publiées au sein de la Série Noire. C’est en 1964 qu'une nouvelle romancière aura l'honneur d'être admise dans le fleuron du roman policier et il s’agira de Maria Fagyas qui fait une unique incursion dans le mauvais genre avec La Cinquième Femme (Série Noire n° 893, 1964) qui se distancie radicalement du modèle hard-boiled avec une intrigue se déroulant durant l'insurrection de Budapest en 1956. Femme de lettre américaine aux origines austro-hongroise, Maria Fagyas étudie à Budapest avant de quitter le pays pour s'installer à Berlin où elle rencontre son mari, un auteur de théâtre et scénariste avec qui elle écrit des pièces sous le nom de Mary Helen
Fay ou Mary-Bush Fay. C'est après avoir émigré tous deux aux Etats-Unis où ils sont naturalisés, que Maria Fagyas écrit donc son premier roman The Fifth Woman où elle met en scène l'inspecteur Nemetz évoluant dans la capitale hongroise où la population se révolte contre le
régime soviétique et les troupes russes qui déferlent dans la ville ravagée par ce conflit qui dura un peu plus d'un mois. Une intrigue policière plutôt atypique qui fut sélectionnée pour le prestigieux prix Edgar Allan-Poe du premier roman de la Mystery Writers of America tandis que sept ans plus tard, son livre Le Lieutenant Du Diable (Poche 1977), qui assoira sa notoriété en s'inspirant d'un fait divers historique, fit l'objet d'une adaptation au cinéma, milieu dans lequel elle travailla en tant que scénariste.
A Budapest au 27ème jour du mois d'octobre 1954, en pleine insurrection contre le joug soviétique, ce n'est pas si étonnant que de voir quatre corps de femme alignés devant une boulangerie du quartier lorsque l'on se rend à son travail comme le fait l'inspecteur Nemetz dont le bureau se situe à l'hôtel de police de la ville. Mais le soir, en retournant à son domicile, le policier constate que l'on a ajouté un cinquième corps dont il connaît l'identité puisqu'il s'agit d'une femme qui s'est présentée à lui, la veille, afin d'accuser son mari, un jeune chirurgien renommé de l'hôpital, de vouloir la tuer. N'ayant pas cru ce qui apparaissait pour lui comme des élucubrations d'une femme hystérique et peu commode, l'inspecteur Nemetz se lance dans une enquête chaotique afin de faire la lumière sur les circonstances de cette mort suspecte dans un environnement où les cadavres s'accumulent au rythme de combats sanglants. Sur fond de règlements de compte entre ceux qui résistent et ceux qui collaborent, dans un environnement où fleurissent les combinent du marché noir, débute la confrontation entre l'enquêteur opiniâtre et le médecin zélé, dans un jeu subtil de mensonge et de vérité qui va bien finir par voir le jour, s'ils réchappent pour autant aux affres de cette insurrection destructrice.
On pourra bien parler de la polarisation et des clivages entre les communautés, de la colère et de la haine qui en découlent et de cette violence qui imprègne le pays comme s'il s'agissait d'une espèce d'ADN immuable se nourrissant d'un passé historique où il n'est question que de fureur et de conquêtes sanglantes. Mais pour éclairer cette part sombre des Etats-Unis, il projette cette lumière d'espoir et d'amour alimentant l'ensemble d'une oeuvre où il est question de tolérance sans pour autant édulcorer les rancœurs de ces populations de la marge confinées dans ces ghettos où la solidarité est de mise. Romancier et scénariste, mais également compositeur de jazz et saxophoniste, James McBride intègre donc dans ses récits l’essence même d’une existence au croisement des cultures dont il évoque le contexte dans La Couleur De L’Eau (Gallmeister 2020), récit autobiographique au succès fracassant d’où émerge les racines juives et polonaises de sa mère ainsi que les origines chrétiennes et afro-américaines de son père et qui ont élevé une famille de douze enfants à Brooklyn dans le quartier défavorisé de Red Hook. Outre son autobiographie, c’est dans un roman comme
En 1972, à la veille de l'ouragan Agnès qui va balayer la côte Est des Etat-Unis,, des ouvriers découvrent les restes d'un corps au fond d'un puit de la ville de Pottstown, plus précisément à Chicken Hill où réside le vieux Malachi, l'un des derniers résidents de la communauté juive qui est devenu, par la force des choses, la mémoire et l'âme de ce quartier défavorisé. C'est donc vers lui que la police se tourne pour en savoir plus sur la découverte de ce cadavre auprès duquel on a retrouvé une mezouzah en argent. Pour le vieil homme, c'est l'occasion de se remémorer cette époque d'autrefois où juifs et noirs se côtoient dans une effervescence migratoire qui rassemblent les plus précarisés. de se souvenir de Moshe propriétaire d'une salle de spectacle, et de son épouse Chona qui tient la petite épicerie du Paradis Sur Terre. De cette position privilégiée, le couple observe tous les mouvements de cette vie foisonnante tout en étant à l'écoute de cette population bigarrée. Alors quand Chona apprend que Dodo, une jeune garçon sourd et muet, va être placé en institution, elle se met en tête de le soustraire aux autorités afin de le protéger. Dans sa tâche, elle pourra compter sur Nate le concierge de la salle de spectacle, qui officie également comme leader informel de la communauté afro-américaine et qui va l'appuyer dans cette démarche salvatrice. Mais peut-on véritablement lutter contre cette Amérique blanche et chrétienne qui dicte ses règles sur l'ensemble du pays ?