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Auteurs P - Page 2

  • MICHELE PEDINIELLI : LA PATIENCE DE L'IMMORTELLE / SANS COLLIER. BOUCHE NOIRE.

    michèle pedicelli,editions de l’aube,sans collier,la patience de l'immortellePlus qu'aucune autre série de romans policiers, il conviendra de lire l'ensemble des enquêtes de Ghjulia “Diou" Boccanera, qui plus est dans l'ordre, afin d'apprécier l'arche narrative qui relie l'ensemble des ouvrages, ceci quand bien même, selon la formule consacrée propre au markéting de l'édition, chaque livre peut se lire séparément. Mais si l'on parcourt les premiers chapitres d'Un Seul Oeil, dernier opus des investigations de la détective privée niçoise, on remarquera les nombreuses notes en bas de page faisant référence à l'ensemble des romans précédents que ce soit Boccanera (Aube Noire 2018), Après Les Chiens (Aube Noire 2019), La Patience De L'Immortelle (Aube Noire 2021) et Sans Collier (Aube Noire 2023), ce qui ne fait que confirmer cette assertion consistant à s'imprégner de l'ensemble des polars de Michèle Pedinielli pour en percevoir toute l'envergure. Il faut dire, qu'outre le fait qu'il s'agit de l'un des rares personnages féminins officiant comme détective privée, la singularité de la série réside dans l'importance que prend l'entourage de Diou, que ce soit le commandant de police Joseph "Jo" Santucci, son ex compagnon, ou Daniel "Dan" Lehmann, son colocataire gay qui tient une galerie de photos ou Ferdi, un sdf muet qui a pris ses quartiers dans le Vieux-Nice où réside notre enquêtrice au caractère affirmé, tout comme sa créatrice. Michèle Pedinielli partage d’ailleurs de nombreux autres points communs avec sa protagoniste principale à l'instar de ses origines corses dont prend la mesure dans La Patience De L'Immortelle avec une enquête se déroulant, dans son intégralité, sur l'Île de Beauté tandis que Sans Collier se penche sur le passé de Ferdi en lien avec son engagement dans la lutte contre le fascisme durant la période de la fin des années de plomb en Italie. L'extrémisme et ses dérives sont l'un des thèmes que la romancière engagée aborde frontalement dans la série, tout comme les conditions des ouvriers sur les nombreux chantiers qui défigurent la cité niçoise, ainsi que l'immigration clandestine à la frontière franco-italienne et les violences domestiques comme autant de sujets sociaux s'inscrivant dans une actualité qu'elle saisit avec une redoutable acuité, agrémentée d'une pointe d'humour acide et d'une certaine tendresse qui émerge de l'attachante personnalité de cette dure-à-cuire qu'incarne Diou se révèlant aussi généreuse que courageuse. Après avoir donc évoqué les deux premiers volumes de la série, il importait d'examiner les deux suivants que sont La Patience De L'Immortelle et Sans Collier qui s'inscrit d'ailleurs dans l'actualité littéraire du moment puisqu'il vient d'être publié en format poche. 

     

    La Patience De L’Immortelle.
    Cela faisait bien des années que Ghjulia Boccanera n'était pas retournée en Corse, et c'est le coeur lourd qu'elle s'y rend puisqu'elle doit accompagner son ex compagnon Joseph Santucci dont la nièce a été assassinée sauvagement. En effet, après avoir été abattue d'un coup de fusil dans la nuque, on a placé le corps de la jeune journaliste dans le coffre de sa voiture que l'on a incendiée. Si le commandant Santucci a promis de ne pas interférer dans le déroulement de l'enquête de ses collègues corses, il demande à Diou, dont il connaît la détermination, d'examiner les circonstances de cette atroce affaire. Mais dans cette région montagneuse de l'Alta Rocca, la détective privée se rend bien compte qu'elle ne possède plus les codes lui permettant de percer le mutisme d'une communauté méfiante. Et puis, au-delà des investigations l'entrainant dans les rapports complexes de la spéculation foncière et des incendies qui en découlent, il y a les souvenirs qui rejaillissent de manière éparse tandis qu'un milan tournoie inlassablement au-dessus de sa tête comme pour la guider dans ses démarches. Il y a donc de quoi perdre pied au sein de cette famille en deuil qui ne fait qu'amplifier ce sentiment de désarroi qui l'étreint. Livrée à elle-même, c'est auprès de ce vieil homme à la main tordue par les rhumatismes que Diou trouvera les ressources nécessaires pour surmonter les épreuves qui l'attendent au sein de cet environnement insulaire où les secrets émergent peu à peu dans la douleur.

     

    Si les romans précédents n'étaient pas avare en émotion, il faut bien admettre que La Patience De L'Immortelle est probablement le meilleur récit de la série parce qu'il s'inscrit dans une définition plus complexe et plus nuancée de la personnalité de cette détective privée cinquantenaire à laquelle on ne peut manquer de s'attacher fortement tandis qu'elle évolue dans un autre environnement que les ruelles de la vieille ville de Nice pour nous entrainer sur cette terre insulaire de ses origines d'où émerge quelques réminiscences du passé comme l'apparition de ce tirailleur  sénégalais faisant allusion à son sous-officier, grand père de la détective, qui est sans nul doute inspiré de l'aïeul de Michèle Pedinielli qui a servi au sein d'un tel bataillon. Dès lors, on ne peut donc manquer de ressentir cette résurgence des origines corses de la romancière s'agrégeant à une intrigue policière aux tonalités rurales pleines de saveurs méditerranéennes dont elle prend soin de ne pas trop abuser en évitant ainsi l'écueil des clichés propre à un tel environnement. C'est d'ailleurs de l'environnement dont il est question avec La Patience De L'Immortelle qui met en lumière les combines peu reluisantes de la spéculation des terres agricoles et plus particulièrement du trafic des oliviers centenaires, sujet à bien des convoitises. A partir de là découle toute une intrigue s'articulant autour des activités de la journaliste assassinée qui entendait dénoncer ces agissements illégaux. Mais c'est également dans le giron familiale de la victime que se dessine certains aspects de cette enquête où l'on croise notamment quelques fortes personnalités que sont Antoinette, mère désarçonnée par la douleur de la perte de sa fille, et sa belle-soeur Diane, au caractère âpre et revêche mais qui fait preuve d'un soutien sans faille. On appréciera également les rapports quasiment filiaux que Diou entretient avec le dénommé Barto, une espèce de vieux sage au réflexions aussi malicieuses que pleines d'esprit qui vont lui permettre d'obtenir certains éclairages quant aux comportements des habitants de la région. Tout cela se met en place au gré d’un récit dynamique, chargé en émotion, et dont la finalité va se révéler bien plus surprenante qu’elle ne le laissait à penser en bouleversant à tout jamais, les rapports que Diou va entretenir avec son ex compagnon, alors qu’elle en proie à un terrible dilemme.

     

    Sans Collier.
    Ils ne sont assujettis à aucune obédience et se démarquent de tous les groupuscules politiques de cette Italie des années 70 alors qu'ils entendent renverser le monde avec cette énergie et cette naïveté propre à leur jeunesse. "Cane sciolti", chiens sans collier, c'est ainsi qu'on les surnomme tandis qu'il s'opposent vaillamment à cette montée du fascisme gangrénant à nouveau le pays, et dont les activités vont prendre fin dans un terrible bain de sang. Et c’est ce pan de la tragique histoire de l’Italie qui va rejaillir brutalement dans l’existence de Ghjulia Boccanera tandis qu’elle enquête sur l'étrange disparition d’un ouvrier moldave qui travaillait sur l’un des plus gros chantier de la ville Nice et qui semblait avoir quelques dettes de jeu conséquentes. Entre les réminiscences du passé qui refont surface peu à peu et les menaces anonymes qui deviennent de plus en plus prégnantes, Diou va avoir bien du mal à démêler les écheveaux de cette intrigue complexe où tout le monde s’emploie à dissimuler des secrets enfouis dans une mémoire parfois défaillante.

     

    C'est dans un jeu habile et subtil des temporalités que se dessine la trame narrative de Sans Collier où l'on retrouve Nice et son cortège de travaux pharaoniques qui plongent la ville dans le chaos tandis que l'on surexploite les ouvriers que l'on emploie sans autorisation au sein de sociétés de sous-traitance plus que douteuses. A certains égards, on retrouve donc l'univers du premier roman de la série en croisant à nouveau Shérif, cet inspecteur du travail obèse qui sollicite régulièrement les services de Ghjulia Boccanera afin d'enquêter, à titre gracieux bien évidemment, dans ce milieu où la corruption et les malversations en tout genre font office de règles incontournables pour exploiter ces travailleurs en situation précaire. Mais en parallèle, c'est le parcours de la jeunesse de Ferdi, autre personnage récurrent de la série, que Michèle Pedinielli a décidé de mettre en scène en nous entraînant ainsi sur un registre historique pour se pencher sur cette époque douloureuse des années de plomb et de la stratégie de la tension qui prévalait en Italie en nous apportant un certain éclairage quant à la personnalité de ce sdf muet qui s'est improvisé comme protecteur de notre intrépide détective privée qu'il a tiré de mauvais pas, à plusieurs reprises. Et puis comme point d'orgue, il y a cette missive aussi menaçante qu'anonyme à l'adresse de Diou mais également de Dan son colocataire et ami qui tient une galerie de photos qui va être vandalisée. Comme à l'accoutumée, il y a ces thématiques sociales qui émergent d'une intrigue bien ficelée, mais dont on devine peut-être un peu trop à l'avance certains aspects, même si le roman s'achève soudainement sur une scène finale aussi imprévisible que brutale qui va bien évidemment rejaillir dans Un Seul Oeil dont les événements se déroulent deux heures plus tard. Mais pour en revenir à Sans Collier, on appréciera toujours autant les contours de la personnalité de cette cinquantenaire libertaire, forte en gueule, toujours très drôle, qui doit désormais faire face à des bouffées de chaleur dont elle ne saisit pas immédiatement l'origine et qui en font une héroïne malheureusement atypique au sein de cet univers de la littérature noire où il n'est que trop rarement question des sujets du quotidien ayant trait aux femmes qui nous entourent. Et si l’on fait allusion à Fabio Montale ou à Sergio Corbucci pour définir le caractère de Ghjulia Boccanera, vivement le jour elle fera office de référence pour d’autres personnalités féminines de son calibre.

     


    Michèle Pedinielli : La Patience De L'Immortelle. Editions de l'Aube/Noire 2021.

    Michèle Pedinielli : Sans Collier. Editions de l'Aube/Noire 2023.

    A lire en écoutant : La Ficelle d'Alain Bashung. Album : L'Imprudence. Barclay 2002.

  • Hugues Pagan : L'Ombre Portée. Affaire occulte.

    l’ombre portée,hugues pagan,éditions rivages noirTout le monde s'accorde pour dire que l'oeuvre de Hugues Pagan se distingue de par son style à nul autre pareil qui s'inscrit dans une élégance certaine tant dans son écriture que dans la personnalité de son inspecteur Schneider que l'on côtoie depuis de nombreuses années et dont on sait déjà quelle sera sa trajectoire, avec un certain déchirement d'ailleurs, puisque l'auteur avait déjà mis en scène ce flic désenchanté et mutique à la fin des années 80 que ce soit dans Vaines Recherches (Fleuve Noir 1984) et plus particulièrement dans La Mort Dans Une Voiture Solitaire (Fleuve Noir 1982), premier roman de la série qui scellait déjà son destin. Mais Hugues Pagan avait encore des choses à dire sur l'institution policière où il a officié lui-même durant de nombreuses années avant de raccrocher pour se consacrer à l'écriture et puis à l'élaboration de scénarios dont sont issus quelques séries policières emblématiques telles que Police District et Mafiosa qui ont marqué les esprits. C'est donc bien des années plus tard, avec Profil Perdu (Rivages/Noir 2017), que l'on retrouve l'inspecteur Schneider, officiant comme chef de groupe au sein de la brigade criminelle d'une ville sans nom de l'est de la France et dont l'intrigue se déroule durant les années 70 en prenant pour cadre le Bunker, désignant le commissariat austère de cette cité provinciale. Si l'élégance est toujours au rendez-vous, elle ne se dépare pas de cet aspect âpre, parfois même sordide, propre aux enquêtes qui échoient à ces inspecteurs chevronnés et sans illusion qui trouvent quelques réconforts aux Abattoirs, café restaurant, situé à proximité de leur lieu de travail, où ils ont leurs habitudes. C'est cette ambiance, ce contexte clair-obscur que Hugues Pagan reprend avec Le Carré Des Indigents (Rivages/Noir 2022) où l'on découvre plus d'éléments de la trajectoire de son policier fétiche qui va enquêter, avec son équipe, sur la disparition d'une adolescente. On notera que les récits de Hugues Pagan se distinguent par le rythme languissant d'une narration qui prend son temps tout en évitant les excès spectaculaires propre à dénaturer le réalisme de ces enquêtes qui s'attachent à ces aspects de la nature humaine dans un contexte de détresse sociale émergeant de chacune des enquêtes de l'inspecteur Schneider qui doit composer avec une hiérarchie défiante quant à son style et sa manière de procéder, ce d'autant plus qu'il est respecté par le pouvoir judiciaire appréciant la qualité de ses dossiers sans faille. Autant dire que les adeptes de polars aussi trépidants qu'absurdes en seront pour leur frais, mais que les autres se réjouiront du retour de l'inspecteur Schneider qui, avec L’Ombre Portée, va enquêter sur un incendie criminel l'entrainant dans des investigations prenant une dimension occulte.

     

    La ville est en train de changer de visage et c'est peut-être dans ce contexte de convoitise immobilière que l'ancienne menuiserie a été incendiée en tuant trois sans abris qui s'y étaient réfugiés. Le caractère délibéré de la mise à feu ne faisant aucun doute, c'est l'inspecteur Schneider et son groupe de la brigade criminelle qui sont en charge de l'affaire. Et bien vite, l'incendiaire, pétri de remord, va se présenter au commissariat afin de se dénoncer sans pour autant être en mesure de donner des éléments en ce qui concerne l'identité du mystérieux commanditaire qui l'a rémunéré. Néanmoins, les enquêteurs vont mettre à jour une piste les conduisant du côté des hautes sphères de la ville, dans les beaux quartiers résidentiels où l'on trouve notamment une grande propriété abritant une étrange société dirigée par un couple charismatique qui semble avoir une grande influence sur les notables et les édiles de la région. Et si Schneider ne croit pas beaucoup aux forces surnaturelles et autres fariboles, il doit bien admettre, à mesure que les cadavres s'accumulent, qu'il a peut-être à faire à ce qui peut s'apparenter à un représentant du mal, voire au Diable en personne.

     

    Ainsi, Hugues Pagan continue de forger la légende de Claude Schneider, inspecteur mutique et pourtant charismatique du commissariat, que ses hommes respectent et que l'Etat-Major abhorre pour son esprit libre et ses compétences en matière de procédures qu'il conduit avec une efficacité redoutable qui n'est pas dénuée d'une certaine humanité, plus particulièrement à l'égard des individus modestes qu'il côtoie, même s'il fraye également avec d'anciens truands, comme Monsieur Tom faisant office d'intermédiaire avec les édiles de la ville que le policier n'apprécie guère. Dans cette France des seventies basculant dans la modernité que l'on perçoit au détour de cette ville en chantier, il va de soi que l'homme entretient le mythe de l'enquêteur impavide au regard froid et à la réplique aussi efficace que sibylline, tandis qu'il soigne son look avec ses lunettes d'aviateur polarisées, son colt 45 à la ceinture qu'il dissimule sous sa parka militaire, sans doute la même que celle que portait Alain Delon dans Mort d'un pourri et auquel on ne peut manquer de faire allusion tout comme mentionner les derniers films de Melville d'où émane cette même atmosphère froide qui imprègne l'ensemble des textes de Hugues Pagan. Et puis il y a ce malaise qui définit très certainement Schneider dans son attitude distante de flic solitaire, un peu en marge, provenant sans doute de son passage à l'armée au sein des Paras durant la guerre d'Algérie et dont certains aspects peu reluisant vont rejaillir dans le cours de l'intrigue. Même si le récit débute avec la mort de trois sans abris, L'Ombre Portée va prendre une dimension plus occulte en s'intéressant notamment aux activités de ce couple étrange qui semble avoir une influence grandissante sur les notables de la ville qui ne peuvent résister aux manoeuvres délétères  de ce gourou malfaisant et de cette femme au charme ensorcelant qui trempent dans des affaires financière douteuses, tandis que leur homme de main se charge d'éliminer les personnes qui contrecarraient leurs projets. Une intrigue qui comprend donc une légère pointe d'étrangeté s'inscrivant dans le contexte de cette secte s'insinuant peu à peu dans les arcanes du pouvoir de cette ville de province, ceci jusque dans les rangs des hautes sphères de l'institution policière dont Schneider va entrevoir la portée. Si L'Ombre Portée demeure un roman solide de par son réalisme sans concession, on regrettera peut-être un manque de relief en partie dû au fait que les adversaires de l'inspecteur Schneider peinent à émerger face à son charisme qui demeure quasiment sans faille, hormis ces quelques instants où le policier va se retrouver sur la sellette lors d'un souper singulier qui va lui tourner la tête au propre comme au figuré. Mais à l'exception de ce léger écueil qui ne prétérite d'ailleurs en rien le bon fonctionnement de l'intrigue, on appréciera toujours autant le style impeccable et subtil de ce romancier hors-pair, dont la petite musique, toujours au service du récit, s'inscrit dans une dimension similaire à celle d'un Miles Davis ou d'un Raymond Chandler auxquels Hugues Pagan fait d'ailleurs allusion dans son texte. Ainsi, on prend donc un véritable plaisir à retrouver cette dynamique qui s'instaure au sein de l'entourage de Claude Schneider, dont certains comparses vont prendre un peu plus d'envergure à l'image de Charles Catala qui va franchir une étape dans sa carrière de policier s'inscrivant dans  cette ambiance désenchantée qui est l'une des grandes forces de ce romancier exceptionnel.

     

    Hugues Pagan : L'Ombre Portée. Editions Rivages/Noir 2025.

    A lire en écoutant : Concerto de Aranjuez (Adagio) interprété par Miles Davis. Album : Sketches of Spain. 1960 Columbia Records.

  • SIGITAS PARULSKIS : TENEBRES ET COMPAGNIE. LA DANSE DE SALOME.

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    Après une belle incursion en Pologne suivie de la découverte des contrées balkaniques, c'est du côté de la région des pays Baltes que les éditions Agullo nous entraînent pour nous proposer Ténèbres Et Compagnie, premier roman traduit en français du poète, dramaturge et essayiste lituanien Sigitas Parulskis levant le voile sur l'un des grands tabous du pays au sujet de l'extermination de la communauté juive durant la période trouble de la Seconde guerre mondiale et plus particulièrement du rôle actif de ses compatriotes qui ont contribué à ce génocide. Comptant moins de 3 millions d'habitants, ce petit pays méconnu que la plupart d'entre nous peineront à situer sur la carte du monde, fait partie de l'Union européenne depuis 2003 alors que son destin contemporain a basculé en 1940 lorsque Hitler donne l'ordre d'occuper les trois pays baltes et que suite à l'opération Barbarossa, c'est pratiquement l'ensemble population juive qui est victime de la Shoah avec un génocide figurant parmi les plus élevés d'Europe. Publié en 2012 en Lituanie, soit 12 ans après l'indépendance du pays s'émancipant de l'occupation de l'Union soviétique, on comprendra, à la lecture de la postface de Ténèbres Et Compagnie, que ce sujet délicat apparaît encore comme extrêmement sensible pour une bonne partie de la population prétendant qu'il n'est pas bon de ressasser ce terrible passé qu'il convient d'oublier à tout jamais et de se pencher plutôt sur les actes de la résistance dans le pays pour contrer l'invasion des forces allemandes. Ainsi, au gré de ces arguments qui nous font frémir, traduisant la mauvaise foi et le déni qui prévalent toujours à notre époque, on comprendra que dans toute l'horreur qu'il décline sans ambage, un roman tel que Ténèbres Et Compagnie devient un récit incontournable nous permettant de nous confronter à cette part sombre de l'humanité et de ses résurgences qui continuent à nous bouleverser. 

     

    Alors que la guerre commence, Vincentas sort dans la rue pour en photographier les éclats mais est rapidement arrêté par des partisans l'accusant d'être à la solde des bolchéviques. Enfermé dans une geôle, il en est extrait pour être exécuté et ne doit son salut qu'à cet officier SS appréciant son travail et qui lui propose un pacte afin que lui et Judita, sa compagne juive qu'il aime avec passion, bénéficient d'un sécurité relative en ces temps troublés où l'extermination des juifs s'enchaînent à l'orée des villages et des forêts de son pays occupé. L'accord qu'il conclut avec ce responsable des Einsatzgruppe, que Vincentas surnomme l'Artiste, consiste à photographier leurs activités et plus particulièrement les dernières étincelles de vie des victimes s'entassant dans les fosses communes. Accompagné de soldats baltes acquis à la cause, Vincentas devient ainsi le témoin de ces massacres qui s'échelonnent à un rythme soutenu visant à l'extermination totale de la communauté juive. Une activité éprouvante qu'il dissimule à Judita qu'il protège de la déportation vers le ghetto de Vilnius. Mais à force d'être témoin sans rien faire ne devient-on pas complice ? Et jusqu'où l'horreur accompagnant Vincentas et Judita va-t-elle les conduire dans le fracas de la guerre.

     

    On ne peut s'empêcher de faire un parallèle avec Les Bienveillantes quand bien même le roman de Johnathan Littell ne prend pas pour cadre la Lituanie mais s'inscrit tout comme Ténèbres Et Compagnie dans le contexte de cette opération Barbarossa ouvrant le front à l'Est durant la Seconde guerre mondiale et permettant à ces fameux Einsatzgruppe de procéder à l'extermination des communautés juives avec l'appui des populations locales. Si Les Bienveillantes s'articulait autour du mythe d’Eschyle où ces furies vengeresses persécutent les auteurs de crimes à l'encontre des membres de leur famille, Sigitas Parulskis fera continuellement référence à la décapitation de Saint-Jean Baptiste et sa mise en scène dans Salome, l'opéra de Richard Strauss atteignant son paroxysme avec cette fameuse danse des sept voiles dont on découvrira l’adaptation effroyable par l'Artiste, surnom de cet officier SS qui hante les pages de Ténèbres Et Compagnie et dont on trouve quelques points communs avec Maximilien Aue. Mais outre le fait qu’il se déroule en Lituanie, Sigitas Parulskis prend pour personnage central non pas un bourreau mais un témoin des exactions en la personne de Vincentas, ce photographe désarmé capturant les instants d’horreur dans le prisme de son objectif et dont le caractère ambivalent nous renvoie vers cette question lancinante nous saisissant tout au long du récit quant à notre attitude en de pareilles circonstances. Ainsi, Ténèbres Et Compagnie, prend l’allure d’une tragédie faustienne avec ce pacte entre Vincentas et l’Artiste, même si l’officier SS reste très en retrait pour laisser la place aux seconds couteaux lituaniens qu’incarnent des individus effrayants tels que Simonas Petras et Jokūbas l’Ainé membres convaincus du commando chargé de l’exécution des juifs de la région qu’ils entassent dans des fosses communes avec un certain savoir-faire terrifiant. On suit donc les parcours de ces individus aux différents stade de la guerre et de leur effroyable mission quant à l’éradication de celles et ceux qu’ils considèrent comme une menace juive et bolchevique qu’il convient de contrer à tout prix avec l’appui de leurs alliés allemands de circonstance qu’ils considèrent avec une certaine défiance. On perçoit ainsi, sans que rien ne nous soit épargné, toute la mise en oeuvre de cette collaboration meurtrière avec en toile de fond la mise en place du ghetto de Vilnius, antichambre de ce qui va apparaître comme la solution finale. Et puis en filigrane, apparaît cette histoire d’amour immodéré entre Vincentas et Judita, cette femme juive de caractère, unique personnage féminin du livre qui devient la pierre angulaire de ce récit d’une intensité effroyable qui prend parfois une allure quasiment onirique que ce soit durant la confrontation de Vincentas avec l’Artiste ou au terme de son affrontement avec Jokūbas l’Ainé dont le devenir apparaît incertain. Il n’en demeure pas moins que la monstruosité des actes se décline sur un registre nuancé avec une habilité certaine qui font de Ténèbres Et Compagnie un ouvrage indispensable auquel il faut se confronter et dont la portée dépasse les frontières de la Lituanie et encore plus celle du temps pour nous ramener cruellement à notre époque. 

     

    Sigitas Parulskis : Ténèbres Et Compagnie (Tamsar Ir Partneriai). Editions Agullo 2024. Traduit du lituanien par Marielle Vitureau.

    A lire en écoutant : Salome, Op. 54 - Scene 4: Salome's Dance of the Seven Veils de Richard Strauss. Album : Salome. Catherine Malfitano, Byrn Terfel, Philharmonique de Vienne, Christophe von Dohnányl. 1995 Decca Music Group Limited.

  • DAVID PEACE : PATIENT X, LE DOSSIER RYUNOSUKE AKUTAGAWA. LES AMES TOURMENTEES.

    david peace,patient x,editions rivages1974 (Rivages/Thriller 2002), 1977 (Rivages/Thriller 2003), 1980  (Rivages/Thriller 2004), 1983 (Rivages/Thriller 2005), derrière ces quatre années qui donnent leur titre aux romans formant la tétralogie du Yorkshire, débarque David Peace et cette écriture à nulle autre pareil qui nous immerge littéralement dans l'univers obscur de cette contrée de l'Angleterre où sévissait le tueur en série Peter Sutcliffe dont les exactions avaient marqué le romancier s'employant également à dénoncer les manquements d'une police dévoyée. Mais bien au-delà du genre noir dans lequel  on l'a volontiers catalogué, il émerge de ces intrigues les névroses de ses personnages dont les différentes facettes de leur personnalité reflètent, avec une acuité hors du commun, les aspects obscurs d'une société tourmentée. Pourtant, David Peace sort aisément du cadre de la littérature noire, comme en témoigne des romans comme GB 84  (Rivages/Thriller 2006), évoquant la lutte des mineurs contre les réformes du gouvernement Tatcher ou Rouge ou Mort  (Rivages/Thriller 2014), biographie romancée de Bill Shankly, directeur mythique du Liverpool Football Club qui prennent tous deux des connotations politiques au sens large du terme tout en incitant son auteur à quitter le pays pour enseigner l'anglais tout d'abord en Turquie puis finalement au Japon où il réside encore. Toujours à l'affut du monde qui l'entoure, David Peace se penche sur la société japonaise et son basculement vers notre époque contemporaine avec Tokyo, Année Zéro (Rivages/Thriller 2008), Tokyo, Ville Occupée (Rivages/Thriller 2010) et Tokyo, Revisitée (Rivages/Noir 2022) formant un cycle s'articulant autour de trois faits divers, se déroulant durant l'occupation américaine au terme de la seconde guerre mondiale, et qui ont bouleversé la nation. Pour définir son style d'une puissance si particulière où l'on s'immisce dans les pensées les plus tortueuses de ses personnages, David Peace cite abondamment James Ellroy mais évoque également l'oeuvre du nouvelliste japonais Ryünosuke Akutagawa dont il a repris d'ailleurs la trame narrative de Dans Le Fourré, sa nouvelle la plus connue, figurant dans le recueil Rashōmun, pour mettre en scène les différents points de vue des protagonistes de l'incandescent Tokyo, Ville Occupée où les fantômes côtoient les vivants dans un registre incantatoire hallucinant. Méconnu dans nos contrées, hormis peut-être cette fameuse nouvelle Dans Le Fourré adaptée au cinéma par Akira Kurosawa sous le titre Rashōmun, c'est sans doute pour cette raison que David Peace s'est lancé dans l'écriture de Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa, une biographie romancée lui permettant d'exprimer toute son admiration pour cet auteur érudit et tourmenté qui se suicida en 1927 à l'âge de 35 ans et dont l'oeuvre est imprégnée d'influences variées entre la littérature orientale et la littérature occidentale de son époque qu’il a su concilier avec une remarquable maîtrise. 

     

    Si vous avez l'occasion de croiser le Patient X dans les couloirs du château de fer, peut-être prendra-t-il le temps de vous parler un instant, le temps de fumer une cigarette dont la fumée flotte autour de sa silhouette émaciée. Il s'agira sans doute de quelques fragments épars de sa vie qu'il vous racontera avec force de détails comme son émergence de la Rivière des Pêchés et de son ascension sur le fil de l'araignée. Il pourra évoquer la folie de sa mère et le désarroi psychologique qui en découle et qui l’a accompagné tout au long de sa vie. Il pourra évoquer sa passion dévorante pour la littérature ainsi que le génie tourmenté qui imprègne ses textes et en font le maître incontesté de la nouvelle sans qu'il ne puisse en prendre véritablement conscience, enfermé qu'il est dans le doute permanent quant à sa place au sein d'une société qui se disloque. Il pourra évoquer la mort de l'empereur marquant la fin de l'ère Meiji et le début de l'ère Taishō ainsi que le suicide du général Maresuke Nogi et de son épouse peut après les funérailles de l'empereur. Il pourra évoquer son séjour à Shanghai, sa santé déclinante ainsi que ses apparitions fantomatiques source d'angoisses prégnantes. Il y a l'influence des contes d'autrefois et des créatures qui les hantent. Il y a l'influence d'Edgard Allan Poe et de Joseph Conrad qui le plonge Au Coeur Des Ténèbres à l'image de ce grand séisme du Kantō qui ravage le pays également meurtri par les exactions meurtrières qui font plusieurs milliers de morts. Il pourra évoquer ce dégoût que lui inspire de nombreuses choses mais qui émerge également de sa propre personne. Tout cela figure d'ailleurs dans la succession des textes aux entournures poétiques et à la prose incantatoire où l'on oscille entre le surréalisme et le fantastique de récits aux accents lyriques qui définissent ainsi la personnalité du Patient X et qui composent le dossier Ryünosuke Akutagawa.

     

    Signe d'un changement du genre auquel on l'a cantonné, vous pourrez découvrir un entretien de David Peace, invité en France non pas à l'occasion d'un festival de la littérature noire mais sur la scène de La Maison de la Poésie à Paris qui vous permettra de saisir sur ce lien, quelques aspects de la genèse de cette biographie consacrée à Ryünosuke Akutagawa dont on ressent l'admiration sans borne pour cet auteur emblématique de la littérature nippone. Au gré de cet échange vous pourrez apprécier les différentes lectures d’extraits de Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa dont certains dans la version originale déclamée par l’auteur lui-même vous permettant de saisir la puissance de cette scansion qui définit son style inimitable. A partir de là, il faut prendre conscience que cette biographie consacrée à cet écrivain japonais que David Peace adule ne prendra pas un parti pris conventionnel comme c’est le cas  pour l'ensemble de son œuvre hors norme qui fait bien évidemment écho à celle de Ryünosuke Akutagawa lui-même. Ainsi Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa porte bien son titre et se compose de douze nouvelles comme autant d’étapes de la courte vie de cet homme tourmenté s’agrégeant habilement autour de sa bibliographie dont on distingue l’émergence de quelques récits emblématiques qui séduiront les amateurs de culture et de littérature japonaise, tandis que les néophytes comme moi, brûleront d’en savoir plus sur les énigmes qui entourent son parcours de vie chaotique avec l’envie irrépressible de découvrir les nouvelles et les contes qu’il a écrit tout au long de sa trop brève carrière littéraire. Formant un ensemble solide, chacune des nouvelles prend une forme narrative différente comme autant de reflets de la société japonaise de l’époque que David Peace restitue avec une exactitude rigoureuse, mais qui se confondent avec les névroses et les divagations d’un homme torturé dont on décèle toute les angoisses et obsessions qui l’animent en accompagnant parfois littéralement son cheminement de pensée à l’exemple de sa folle passion pour la littérature qui devient un refuge avant de le précipiter dans l’abime de l’écriture. Ainsi, au gré de cette lecture qui n’a rien de paisible, on décèle cette rigueur de l’exactitude des faits émanant d’une somme impressionnante de documentation que David Peace absorbe avec vigueur pour restituer toute la quintessence d’un parcours de vie basculant dans les méandres surnaturels découlant des dysfonctionnement d’un homme en rupture dont on suit les aléas dans Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa remettant en cause, avec un génie prodigieux, tous les préceptes propre aux biographies conventionnelles. 

     

    David Peace : Patient X, Le Dossier Ryünosuke Akutagawa (Patient X, The Case-Book of Ryünosuke Akutagawa). Editions Rivages 2024. Traduit de l'anglais par Jean-Paul Gratias.

    A lire en écoutant : Paranoid Android de Radiohead. Album : Ok Computer. 1997 XL Recordings Ltd.

  • JURICA PAVIČIĆ : MATER DOLOROSA. AFFAIRE DE FAMILLE.

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    Ça va bien plus loin que cela. Si l'on dit de lui qu'il est le premier auteur de roman policier croate traduit en français, il importe de souligner que Jurica Pavičić fait partie des grands écrivains que l'on a découvert durant ces cinq dernières années et qu'il se joue allègrement des codes de la littérature noire pour transcender les genres. Et c'est peu dire que L'Eau Rouge (Agullo 2021), son premier roman paru en France chez Agullo, a connu un certain retentissement en obtenant notamment quatre des grands prix célébrant le polar tout en suscitant un certain enthousiasme auprès des lecteurs découvrant l'histoire de la Croatie contemporaine au gré d'une fresque sociale prenant parfois des allures historiques. Plus intimiste, La Femme Du Deuxième Etage (Agullo 2022) se déclinait autour d'un fait divers se déroulant à Split, ville où Jurica Pavičić a toujours vécu en travaillant également comme scénariste et journaliste lui permettant de dépeindre les grands changements qui se sont opérés dans la région que ce soit la chute du communisme, le démantèlement industriel, la guerre qui a déchiré le pays ainsi que le sur-tourisme de cette côte dalmate très prisée. On retrouve d'ailleurs tous ces thèmes dans son oeuvre et plus particulièrement celui de la guerre qui résonne de près ou de loin dans les différentes nouvelles rassemblées dans Le Collectionneur De Serpents (Agullo 2023). Mais au-delà de ces sujets qu'il aborde avec une redoutable acuité, c'est cette capacité à se fondre dans l'intimité de ses personnages qui caractérise le style de Jurica Pavičić déclinant, dans la banalité du quotidien, une impressionnante tension que l'on va ressentir tout au long de la lecture de Mater Dolorosa nous permettant de nous immerger dans l'envers du décor de la ville de Split, bien éloignée de la carte postale touristique. 

     

    L'automne 2022, comme chaque année, marque la fin de la saison touristique à Split, même si quelques voyageurs s'attardent encore sur les quais ou dans les ruelles de vieille ville. Réceptionniste à la Split Heritage Résidence, Ines Runjic en voit défiler un certain nombre en dispensant ses conseils pour agrémenter leur séjour. Et à chaque fin de service elle retourne dans sa banlieue sans fard pour retrouver sa mère Katja qui s'occupe du foyer tout en travaillant comme femme de ménage au sein d'une clinique, ainsi que son jeune frère Mario, totalement désœuvré. De son côté, Zvone vit avec son père Sinisa, un vétéran de la guerre des Balkans. En tant qu'officier de police prometteur, il se voit confier l'enquête sur le meurtre de Viktorija, une jeune fille de 17 ans dont on a retrouvé le corps dans le hangar d'une usine désaffectée. L'affaire fait grand bruit, ce d'autant plus que la victime est la fille d'un éminent notable de la ville et que les circonstances de sa mort vont secouer toute la communauté et plus particulièrement Ines et sa famille. 

     

    Ce qui est vraiment impressionnant avec Mater Dolorosa, c'est ce naturalisme qui imprègne l'ensemble d'un texte oscillant entre le roman noir et le roman policier en prenant même parfois l'allure d'un thriller tant l'intrigue est chargée en tension. Et si l'on a une idée de l'identité du meurtrier, Jurica Pavičić instille le doute en permanence tout en se concentrant essentiellement sur les rapports complexes entre les membres d'une famille au travers des non-dits, des rancœurs et bien évidemment de cette affection, voire même de cet amour atavique qui unit chacun d'entre eux. C'est dans ce registre que s'inscrit cette tension entre Ines, sa mère Katja et son frère Mario tandis que les deux femmes découvrent dans les médias les circonstances d'un crime sordide qui vont les marquer durablement. Et il faut dire que l'auteur croate s'y entend pour mettre en place un récit d'un redoutable habilité où chaque détail compte que ce soit la grande réunion familiale en campagne dans le domaine du grand-père, admirablement décrite, le poids de la religion et de la culpabilité pesant sur les épaules de Katja, les rapports qu'Ines entretient avec son amant marié, ou l'indifférence crasse de Mario face aux événement qui secouent la ville de Split. Ainsi, on prend la mesure des démarches entreprises pour protéger ses proches et de la lente dissolution des bonnes résolutions de principe cédant le pas à cette volonté farouche de se soustraire aux investigations de la police pouvant impliquer l'un des siens. Mais dans un contrepoint subtil, Jurica Pavičić nous donne à voir également, sous une forme extrêmement réaliste, les démarches de l'enquête policière conduite par l'officier de police Zvone et le regard qu'il porte sur ses partenaires dérogeant au cadre légal pour impliquer le suspect dans cette affaire de viol et de meurtre d'une jeune victime dont ils souhaitent venir à bout quel qu'en soit le prix. A partir de là, l'ambivalence de la famille fait écho à l'ambivalence policière dans un concert narratif admirable qui résonne avec une magistrale justesse. Tout cela se décline dans l'atmosphère mélancolique d'une ville de Split s'étiolant dans la torpeur d'une saison automnale vidant ses rues du centre-ville dépourvue de touriste tandis que les grands ensembles des quartiers avoisinants  rassemblent une communauté croate encore marquée par son passé tumultueux dont certain peine à se remettre à l'instar du père de Zvone, un invalide de guerre qui n'a plus que ses sorties en mer à bord de son petit canot pour le raccrocher à une morne existence. Et comme à l'accoutumée, on découvre avec Mater Dolorosa toute la richesse d'une intrigue d'une rare maîtrise se conjuguant avec l'intensité de personnages inoubliables nous permettant d'appréhender les moindres aspects d'une société croate tout en complexité que Jurica Pavičić restitue avec une effarante justesse, marque de fabrique d'un auteur au talent incontestable. 


    Jurica Pavičić : Mater Dolorosa (Mater Dolorosa). Editions Augullo/Noir 2024. Traduit du croate par Olivier Lannuzel.

    A lire en écoutant : Stabat Mater de Giovanni Battista Pergolesi. Album : Stabat Mater. Claudio Abbado, London Symphony Orchestra. 1985 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.