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Auteurs P - Page 6

  • David Peace : Tokyo Revisitée. Marche funèbre.

    david peace,tokyo revisitée,rivages noirMême s'il nous a fait patienter avec Rouge Ou Mort (Rivages/Noir 2014), une ode à la gloire de Bill Shankly, l'entraîneur mythique du Liverpool Football Club, il aura fallu attendre dix ans afin que s'achève la trilogie japonaise que David Peace avait entamée en 2008 avec Tokyo Année Zéro (Rivages/Noir 2008) suivie de Tokyo Ville Occupée (Rivages/Noir 2012) et qui se conclut donc avec Tokyo Revisitée représentant l'achèvement d'un cycle dantesque tournant autour de trois faits divers emblématiques reflétant les caractéristiques de la société japonaise contemporaine.  Que ce soit avec son Quatuor du Yorkshire (Rivages/Noir 2017), ou son anthologique GB 84 (Rivages/Noir 2004) David Peace nous livre des œuvres d'une rare intensité avec cette particularité d'une prose scandée qui soumet le lecteur à l'épreuve d'un texte à la fois hallucinant et déroutant, sublimant ainsi une intrigue bouleversante et une atmosphère cauchemardesque. De l'audace, parfois même de la folie, c'est ce qui caractérise l'œuvre de cet auteur mythique de la littérature noire qui revient donc sur le devant de la scène avec ce très attendu Tokyo Revisitée demeurant probablement le plus abordable parmi tous ses romans, ceci sans sacrifier à l'excellence d'un récit qui conclut de manière magistrale cette trilogie japonaise dont l'intrigue se focalise sur la mort de Sadanori Shimoyama, président des chemins de fer japonais, qui reste, aujourd'hui encore, l'un des faits divers les plus marquants du pays.

     

    5 juillet 1949 à Tokyo, les services de police sont sur les dents, depuis l'annonce de la disparition de Sadanori Shimoyama, le président des chemins de fers japonais, dont le corps démembré est finalement découvert le lendemain sur une voie ferrée à proximité d'un lieu-dit que les cheminots surnomment le Carrefour Maudit. Suicide, meurtre ou accident ? La question demeure pour cet éminent personnage sous pression qui devait licencier plusieurs milliers d'employés, ceci sur instance des forces alliées occupant le pays. Originaire du Montana, flic tourmenté, Harry Sweeney est chargé de l'enquête en collaborant avec les forces de police japonaise tandis que ses supérieurs affirment qu'il s'agit d'un meurtre fomenté par les syndicats communistes des chemins de fer. Au gré d'investigation hasardeuses, l'affaire se révèle peu concluante. Elle rebondit pourtant en 1964, lorsque le détective privé Murota Hideki est chargé de retrouver un auteur de roman policier détenant tous les tenants et aboutissants de l'affaire mais qui aurait subitement disparu. Puis l'on se retrouve en 1988 à suivre les pérégrinations de Donald Reichenbach, un individu étrange, travaillant comme traducteur, qui nous révélera peut-être le fin mot d'une affaire touchant de près les services secrets américains de l'époque.

     

    Comme tous les ouvrages de David Peace, il importe de saisir la dimension politique de l'époque et plus particulièrement celle concernant Tokyo Revisitée où en 1949, la Chine se tourne définitivement vers le communisme tandis que la Corée du Nord sous influence de l'URSS a des velléités d'annexer le Sud qui est sous influence américaine. A partir de ce contexte, on comprend l'inquiétude des Alliés occupant le Japon et qui voient d'un très mauvais œil la montée en puissance des syndicats communistes et plus particulièrement de celui des chemins de fer japonais qui s'oppose aux licenciements massifs orchestrés par le président Sadanori Shimoyama qui fait l'objet de nombreuses menaces de mort. C'est autour de cette situation géopolitique en lien avec le décès de cet homme et de l'émotion que cette tragédie a suscité au sein de la population, que David Peace orchestre ainsi son récit qui se déroule sur trois époques différentes nous permettant de saisir les dimensions sociales d'une ville de Tokyo prenant l'allure d'une entité labyrinthique cauchemardesque dans laquelle se perdent les trois personnages tourmentés que sont le policier Harry Sweeney, au comportement suicidaire, le détective privé Murota Hideki au caractère instable qui frise la folie et le traducteur Donald Reichenbach peinant à assumer son homosexualité tandis qu'il se remémore les événements de 1949 dans lesquels il a été impliqué. On observe ainsi l'évolution d'une ville qui se reconstruit sur un magma de ruines et de morts avec un aspect onirique où certains protagonistes doivent composer avec des fantômes omniprésents qui ne cessent de les hanter. C'est notamment sur cet aspect que l'écriture de David Peace prend tout son sens avec cette scansion caractéristique restituant l'atmosphère oppressante de l'époque et le désarroi d'individus perdant pied peu à peu, ceci à mesure de l'emprise obsédante que prend cette affaire et dont David Peace s'empare avec le talent habituel et la somme de documentation hallucinante qu'il restitue dans l'ensemble d'un texte d'une richesse sans commune mesure qui se mérite et se savoure en même temps au gré d'une lecture éprouvante marquant, comme toujours, le lecteur qui s'aventure dans un univers à nul autre pareil. Un grand moment de littérature.

     

     

    David Peace : Tokyo Revisitée (Tokyo Redux). Editions Rivages/Noir 2022. Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Jean-Paul Gratias.

    A lire en écoutant : Wesendonck Lieder, WWV 91, V. Träume de Richard Wagner. Album : Matthias Goerne & Seong-Jin Cho – Im Abendrot. 2021 Deutsche Grammophon GmbH, Berlin.

  • HUGUES PAGAN : LE CARRE DES INDIGENTS. LA MISERE DU MONDE.

    Capture d’écran 2022-01-16 à 14.48.50.pngAfin d'amorcer la rentrée littéraire sous les meilleurs auspices, les éditions Rivages/Noir ont pris pour habitude de convoquer en début d'année l'un des ténors de leur prestigieuse collection comme cela avait été le cas en 2021 avec Hervé Le Corre qui publiait Traverser La Nuit, un roman d'une noirceur latente dont chacune des pages est imprégnée d'une humanité saisissante émanant de personnages bouleversants. Pour cette année, c'est Hugues Pagan qui revient sur le devant de la scène, pour notre plus grand plaisir, avec Le Carré Des Indigents signant ainsi le retour de l'inspecteur Schneider. Il importe de souligner que l'on découvrait ce personnage dans La Mort Dans Une Voiture Solitaire (Rivages/Noir 1992), premier roman de l'auteur publié en 1982 dans la défunte collection Engrenage de Fleuve Noir. Avec un sort scellé au terme du récit, la série Schneider prend dès lors la forme d'une remontée dans le temps avec Vaines Recherches (Rivages/Noir 1999) dont l'action se déroule en 1982. Après un silence d'une vingtaine d'année où il travaille comme scénariste pour des séries télévisuelles comme Police District, Mafiosa ou Nicolas Le Floch, Hugues Pagan reprend son personnage de Schneider que l'on retrouve en 1979 dans Profil Perdu (Rivages/Noir 2018). Au cours d'un récit débutant en novembre 1973, Hugues Pagan poursuit donc sa remontée dans le temps avec Le Carré Des Indigents, dont l'intrigue est imprégnée d'une atmosphère de fin de règne de l'ère Pompidou qui colle parfaitement à l'ambiance d'un roman noir captant cette misère quotidienne des petites gens. 

     

    En novembre 1973, l'inspecteur principal Claude Schneider est de retour dans la ville de sa jeunesse en trimbalant les stigmates de la guerre d'Algérie dont il revient avec le grade de lieutenant assorti d'une légion d'honneur qu'il se refuse de porter. Un tournant dans sa carrière de policier qu'il aurait pu poursuivre à Paris au sein de brigades prestigieuses. Mais en intégrant le "Bunker", nom désignant l'hôtel de police de l'agglomération, il prend la tête du Groupe criminel et se retrouve confronté à la disparition de Betty, une jeune fille sans histoire dont son père, un modeste cheminot, est sans nouvelle depuis plusieurs jours ce qui n'a rien d'habituel. Les deux hommes, sans illusion, partagent le même pressentiment, pour eux il ne fait aucun doute que Betty est morte. Et les faits ne vont pas tarder à leur donner raison avec le signalement d'un cadavre découvert à l'extérieur de la ville. Schneider a beau être flic, il ne s'habitue pas à la mort ceci d'autant plus lorsqu'il s'agit d'une adolescente de 15 ans dont le visage de chaton orne désormais le tableau mural de son bureau. Mais au-delà de la résolution de l'affaire, il ne reste que les souvenirs et les regrets dont on ne se remet jamais vraiment et qui vous collent à la peau comme un vieil imperméable trop étriqué dont on ne peut plus se débarrasser.

     

    Quand on lit Le Carré Des Indigents on ne peut s'empêcher de se référer, sur le fond, à La Misère Du Monde de Bourdieu, tant Hugues Pagan parvient à saisir l'indigence de ces petites gens qu'il dépeint avec un réalisme saisissant que l'on retrouve également dans le quotidien de ces policiers dont il a fait partie durant de nombreuses années et qui ne l'ont pas empêché de jeter un regard critique sur le métier comme c'est d'ailleurs le cas avec ce roman dénonçant notamment les descentes de la police à l'encontre des indigents qui dérangent les notables et les édiles de la ville. On retrouve ce réalisme, cette humanité dans les rapports qu'entretient Schneider avec André Hoffmann, père de la victime, et tout son entourage au cours des repas avec la famille qui se réunit autour du souvenir de Betty. Ce sont ces instants qui donnent encore davantage de dimension au personnage central de Schneider, dont le caractère mutique révèle quelques failles que l'on décèle autour de ce fait divers tragique qui touche l'ensemble de l'équipe du Groupe criminelle. Ce réalisme, on en prend également la pleine mesure autour du profil des criminels et des marginaux qui vont intervenir tout au long d'un récit où les affaires, parfois sordides, s'enchainent au gré d'une intrigue habilement construite. Mais au-delà du réalisme qui s'incarne aussi dans le cliquetis des machines à écrire rythmant les interrogatoires, il y a toute cette déclinaison d'émotions que Hugues Pagan distille par le biais d'une écriture à la fois intense et pudique prenant la forme d'un long blues suintant d'une noirceur troublante qui imprègne l'ensemble des personnages. S'entrecroisent ainsi affaires de meurtres et de braquages que l'inspecteur Schneider va démêler avec l'aide d'une équipe soudée qui doit composer avec une hiérarchie autoritaire voyant d'un très mauvais oeil l'attitude charismatique de ce chef de groupe mutique refusant de composer avec ses supérieurs. Tous ces aspects se déclinent donc autour de cet individu emblématique à la séduction discrète et dont les rapports avec les femmes et plus particulièrement l'une d'entre elle va sceller son destin et donner une tout autre dimension à l'ensemble d'une série qu'il faut découvrir impérativement. 

     

    Ainsi, Le Carré Des Indigents nous donne à nouveau l'occasion de nous retrouver au coeur de cette ville du bord de mer qui ne porte pas de nom, pour croiser la route de Schneider, cet inspecteur à la fois emblématique et énigmatique, dont le parcours crépusculaire n'a pas fini de nous séduire. Envoûtant. 

     

    Hugues Pagan : Le Carré Des Indigents. Editions Rivages/Noir 2022.

    A lire en écoutant : Saint James Infirmary Blues interprété par Jon Batiste. Album : Hollywood Africans. 2018 Naht Jona, LLC.

  • Michèle Pedinielli : Après Les Chiens. Passer la frontière.

    michèle pedinielli, éditions de l'aube, collection aube noire, après les chiensMonument de la littérature noire, Patrick Raynal a notamment officié comme directeur de la Série Noire durant plusieurs années avant de créer la collection La Noire avec la publication d'auteurs emblématiques comme James Crumley, Harry Crews, Jérôme Charyn et Larry Brown pour n'en citer que quelques uns. Outre son activité d'éditeur, Patrick Raynal est un romancier engagé qui a situé quelques uns de ses récits du côté de Nice où il a vécu de nombreuses années. Des similarités que l'on retrouve chez Michèle Pedinielli qui fait désormais partie des figures du polar français avec trois ouvrages mettant en scène la désormais fameuse détective privée Ghjulia Boccanera que l'on surnomme Diou. Il n'est pas anodin de mentionner Patrick Raynal en évoquant l'oeuvre de Michèle Pedinielli avec ce sentiment de "passage du témoin" qui émane de la relation entre les deux écrivains qui s'estiment et se côtoient régulièrement. On notera d'ailleurs que dans son dernier roman, L'Age De La Guerre (Albin Michel 2021), Patrick Raynal met en scène la volcanique détective privée niçoise. Mais pour en revenir à Michèle Pedinielli, c'est avec Boccanera que la journaliste, devenue romancière, fit une entrée fracassante dans l'univers du polar avec un récit qui faisait la part belle au Vieux Nice et à son petit microcosme d'habitants tout en dénonçant les travers de la ville, ceci notamment dans le domaine de l'immobilier et des chantiers publics. Second roman de la série, Après Les Chiens évoque toute la problématique des migrants qui tentent de franchir la frontière franco-italienne, ceci parfois au péril de leur vie.

     

    En cette matinée de printemps 2017, c'est le moment idéal pour Ghjulia Boccanera d'entamer son footing sur les hauteurs de Nice, du côté de la colline du Château en compagnie de Scorsese, le chien dont elle à la garde et qui découvre par hasard le cadavre d'un jeune érythréen dissimulé dans les fourrés. L'homme a été battu à mort et si l'enquête échoit bien évidemment à la police qui ne fait pas preuve d'un grand zèle, Diou ne peut s'empêcher de d'investiguer sur le parcours de ce jeune migrant dont tout le monde se fout. 
    Automne 1943, dans la région des Alpes Maritimes, un jeune garçon fait office de guide afin d'aider les juifs traqués par les nazis à franchir la frontière et fait ainsi la connaissance de Rachel, une jeune femme qui va marquer sa vie.
    Bien des années séparent ces deux histoires qui vont se télescoper au coeur de cette région frontalière où la détresse de ces femmes et de ces hommes qui fuient pour sauver leur vie est toujours de mise.

     

    En préambule, il importe de mentionner le fait qu'il est recommandé de lire tout d'abord Boccanera, premier volume de la série, afin de mettre en perspective l'attitude de certains protagonistes intervenant dans les deux récits en nous permettant ainsi de mieux saisir l'ensemble de la force émotionnelle qui se dégage au terme de ce second opus, prenant pour cadre la thématique des migrants. Avec un tel sujet, on ressent toute l'implication d'une romancière engagée s'appliquant à dépeindre avec précision la situation dramatique qui se joue dans les hauteurs de cette région montagneuse plutôt hostile avec des migrants franchissant la frontière au péril de leur vie, tandis que les autorités s'emploient à dissuader les citoyens tentant de venir en aide à ces femmes et à ces hommes en détresse. Il émane du récit une forme d'indignation, voir même de colère transparaissant dans l'attitude de Diou qui tente de faire la lumière sur le meurtre de ce jeune garçon qui a fuit l'Érythrée où l'on voulait l'enrôler de force au sein de l'armée. C'est l'occasion pour notre détective privée de s'aventurer du côté de la vallée de la Roya à la rencontre de certains habitants attachants du village de Breil à l'instar de Nadia et de Jacques, alias Marguerite, qui apporte son soutien à toutes les personnes qui tentent de franchir la frontière. Mais Après Les Chiens, se focalise également sur l'aspect de l'intolérance  avec cette enquête sur la disparition d'une jeune fille qui entraîne notre détective privée dans les méandres inquiétants de l'extrémisme. Et puis il faut également mentionner cette histoire parallèle se déroulant durant la période trouble de la seconde guerre mondiale et qui prend la forme d'un journal intime nous permettant de découvrir la destinée d'un jeune garçon qui s'emploie à faire passer les juifs traqués par l'occupant nazi, lui donnant ainsi l'occasion de croiser la route de Rachel qui va bouleverser son existence. Un récit poignant nous incitant à mettre en perspective, bien au-delà des époques qui diffèrent, la sempiternelle détresse de celles et ceux qui fuient leur pays pour tenter de trouver un refuge dans d'autres contrées. Mais au-delà de la gravité des sujets évoqués, on retrouve dans Après Les Chiens cet humour mordant faisant le charme de la série et qui transparait notamment dans l'ensemble des échanges entre les différents protagonistes en soulignant ainsi l'énergie communicative d'une enquêtrice dynamique qui s'investit corps et âme dans ses enquêtes aux tonalités résolument sociales qui ne manqueront pas d'interpeller le lecteur. Un polar remarquable.

     

     

    Michèle Pedinielli : Après Les Chiens. Editions de L'Aube. Collection Aube Noire 2021.

    A lire en écoutant : Royal Morning Blue de Damon Albarn. Album : The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows. 2021 13 under license to Transgressive Records Ltd.

  • KATE REED PETTY : TRUE STORY. OBJET DU DESIR.


    Capture d’écran 2021-11-21 à 17.36.22.png"Faits alternatifs", c'est dès l'investiture du président Trump que l'on a commencé à entrevoir les étranges rapports que l'on pouvait avoir avec la vérité qui se sont concrétisés avec le fameux "fake news", injonctions tonitruantes pour imposer son propre point du vue imprégné d'une certaine forme de déni pathologique. C'est également sous cette législature qu'a émergé cette terrifiante culture du viol sévissant notamment sur les campus universitaires, ceci d'ailleurs bien avant l'avénement trumpien. Muri durant une décennie et rédigé sur l'espace de cinq ans, on ne s'étonnera donc pas, dans un tel contexte, que True Story, premier roman de Kate Reed Petty, empoigne de manière assez magistrale ces deux sujets délicats où la vérité se dilue dans les méandres tumultueux de la rumeur d'un viol lors d'une soirée de lycéens qui embrase finalement l'ensemble de la communauté d'une petite ville typique des Etats-Unis. Vivant à Baltimore dans le Maryland et diplômée de l'université de Saint Andrew en Ecosse, on ne sait pas grand chose de Kate Reed Petty qui livre sur son site l'intégralité de ses nouvelles ainsi que les références d'une bande dessinée dont elle est la scénariste. Mais on s'intéressera davantage aux trois vidéos qu'elle a réalisées où l'on découvre sur l'écran d'un ordinateur l'élaboration de mails et des échanges ou commentaires qui s'ensuivent en nous donnant ainsi quelques clés quant à la mise en oeuvre d'un roman tel que True Story avec son style protéiforme si particulier.

     

    Du côté de Barcelone, où Alice Lovett s'est retirée, l'histoire débute par ce rendez-vous manqué avec sa meilleure amie Haley Moreland qu'elle ne peut se résoudre à revoir. Il y a cette résurgence du passé qui la hante, cette soirée de l'été 1989 qui a dérapé avec deux adolescents ivres balançant cette terrible rumeur gangrenant toute la localité. Que s'est-il passé sur la banquette arrière de la voiture, alors qu'ils ramenaient Alice à la maison ? Elle n'en garde aucun souvenir. Pourtant, de la rumeur jaillissent accusations, dénis et faux-semblants s'enchaînant dans un tourbillon incontrôlable qui va marquer la jeune fille à tout jamais. Par le prisme de son point de vue, chacun façonne ses propres certitudes qui rejaillissent dans le présent. Mais qui détient la vérité et existe-t-il un moyen de réparer les erreurs du passé ? C'est autour du parcours des différents protagonistes que l'on pourra peut-être extraire de la rumeur l'indicible réalité qui se dilue dans le jugement des autres. De confrontations tendues en épreuves angoissantes, tous vont apporter leur pièce du puzzle que forme l'ensemble de cette histoire vraie. 

     

    True Story se présente sous la forme d'un impressionnant kaléidoscope narratif qui met en exergue la confusion émanant des rumeurs d'un viol dont la victime, Alice Lowett, ne conserve aucun souvenir, tandis que les auteurs, Richard Roth et Max Platt, nient toute implication dans une agression sexuelle à l'encontre de celle qu'ils prétendent avoir tout simplement ramené à la maison. Dénis, confusions, doutes, l'ensemble de l'intrigue se focalise donc sur les incertitudes d'un tel événement qui va bouleverser la destinée d'un quatuor de personnages impliqués de près ou de loin dans cette tragédie d'adolescents qui vont apporter chacun à leur manière un éclairage plus ou moins biaisé des événements. Ainsi, au gré des récits à la première, deuxième et troisième personne, des échanges de mails, des brouillons d'une lettre de motivation, des extraits des enregistrements d'un dictaphone et des scénarios ponctuant le roman, on saluera l'impressionnant travail de traduction de Jacques Mailhos qui parvient à restituer le cadre et l'atmosphère confusionnel se dégageant des différentes trajectoires des protagonistes du roman. Plus que des effets de style, ces formes de narrations multiples soulignent les points de vue des individus cantonnant dans leurs certitudes respectives à l'instar de Nick Brothers qui dépeint, l'air de rien, tout les mécanismes de la culture du viol et du déni qui en résulte par le prisme des soirées qu'il organise avec son équipe de champions, sur la base de thèmes graveleux qui ramènent les filles au rang d'objets, ceci sous le regard complaisant de leur coach qui n'a rien contre les bizutages dont les membres de l'équipe sont tous victimes. A l'opposé, on découvrira le militantisme de Haley Moreland, amie de la victime, qui aspire à dénoncer les faits à tout prix par le biais d'un documentaire, ceci afin de lutter contre cet état d'esprit dont elle est témoin et qui la révolte. Mais au delà du doute qui émane en permanence de l'intrigue, Kate Reed Petty souligne également le déni, ou plutôt la culture du silence du corps enseignant dont on prend la pleine mesure avec les différentes versions de la lettre de motivation d'Alice Lowett pour l'université, ponctuées des corrections de sa professeure l'invitant, de manière sous-jacente, à taire son expérience du viol dont elle a été victime, avec une version définitive expurgée qui ne fait qu'accentuer l'aspect poignant du récit.

     

    Sans jamais forcer la dose, les différents aspects narratifs originaux de True Story soulignent ainsi l'incertitude de la vérité au gré d'un récit abordant à la fois avec intelligence et subtilité les aspects troubles des rapports entre adolescents, du drame qui en découle et de l'impact sur le cours de leurs existences respectives que Kate Reed Petty décline avec force de maîtrise et de virtuosité.

     

    Kate Reed Petty : True Story (True Story). Editions Gallmeister 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.

    A lire en écoutant : This Mess, We're In de PJ Harvey (feat. Thom Yorke). Album : Stories from the City, Stories from the Sea. 2000 Universal Island Records Ltd.  

  • Michèle Pedinielli : Boccanera. Salade niçoise.

    Capture.PNGOn ne peut pas tout lire. Un fait indéniable qui prend parfois la forme d'une frustration avec cette sensation détestable de passer à côté d'ouvrages formidables à l'instar des romans policiers de Michèle Pedinielli qui met en scène, depuis trois ans, la détective privée Ghjulia (il faut prononcer Dioulia) Boccanera officiant dans la région de la Côte d'Azur et plus particulièrement à Nice que la romancière célèbre avec la poésie du mot juste comme Nougaro savait chanter Toulouse. Journaliste de formation, Michèle Pedinielli a exercé le métier durant une quinzaine d'années à Paris avant de retourner à Nice, sa ville natale, afin de se consacrer à l'écriture. Récipiendaire en 2015 du troisième prix du concours de nouvelles Thierry Jonquet, l'une des récompenses du festival Toulouse Polar du Sud, Michèle Pedinielli publie en 2018 Boccanera pour les éditions de l'Aube, collection Aube Noire, premier opus d'une série comptant désormais trois romans engagés qui mettent en exergue les turpitudes des puissants à l'égard des personnes défavorisées ou discriminées quand ce ne sont pas tout simplement les deux. Quinquagénaire à la forte personnalité, mélange savant d'origines corses et italiennes, toute vêtue de noire, Ghjulia Boccanera emprunte beaucoup de traits de caractère à la romancière en évoluant dans le dédale des ruelles du vieux Nice, recelant toute une mosaïque de personnages à la fois attachants et hauts en couleur et qu'elle dépeint avec une affection assaisonnée d'une pointe d'humour corsé comme le café noir que son héroïne ingurgite à longueur de journée afin d'entretenir ses insomnies.

     

    Ghjulia Boccanera tout le monde la surnomme Diou dans le vieux Nice où elle vit en travaillant comme détective privée. Un métier qui convient parfaitement à cette cinquantenaire insomniaque, indépendante et forte en gueule qui a décidé de ne pas avoir d'enfant par conviction. C'est Dan, son colocataire qui lui fournit parfois des clients, comme Dorian Lasalle qui veut que l'on fasse la lumière sur la mort de son compagnon Mauro Giannini, que l'on a retrouvé étranglé dans son appartement. Pour la police, il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'un jeu érotique qui a mal tourné. Affaire classée, circulez, il n'y a rien à voir. Mais Dorian est persuadé que son compagnon ne l'aurait jamais trompé et qu'il ne se serait jamais adonné à de telles pratiques. Désormais mandatée par le jeune homme, Diou va tenter d'éclaircir les circonstances de ce crime qui prend une toute autre tournure, lorsqu'elle apprend le décès de son commanditaire qui a également été étranglé après avoir été torturé. Sillonnant une ville en chantier, la détective privée, chaussée de ses Doc Martens, va donner un grand coup de pieds dans la fourmilière pour bousculer l'ordre établi afin de résoudre ces deux meurtres. Ce d'autant plus que le tueur a décidé de s'en prendre à elle.

     

    Sans jamais rien céder au cliché bon marché ou au folklore de pacotille, Michèle Pedinielli restitue l'atmosphère pittoresque de cette belle ville de Nice autour du microcosme composant l'entourage de Ghjiulia "Diou" Boccanera, cette détective mémorable et captivante qui balance son ironie saignante comme Philip Marlowe enquillait les verres de Four Roses. On retrouve d'ailleurs chez Diou cette indépendance et cette décontraction qui caractérisait la personnalité du célèbre détective de Raymond Chandler. Mais loin d'être solitaire, on apprécie la belle déclinaison de personnages qui gravitent autour de cette enquêtrice à l'instar de son colocataire Dan, qui semble tout connaître de l'activité nocturne de la cité, de son ex compagnon Joseph "Jo" Santucci, flic de son état, auquel elle est toujours attachée, de Monsieur Amédée Bertolino, son voisin gâteux qui va se révéler d'un grand secours ou de tout le staff qui compose le café Aux Travailleurs où Diou a ses habitudes. Au niveau de l'enquête on part sur un schéma à la fois classique et solide autour d'une succession de meurtres et autres tentatives qui conduisent notre détective à investiguer auprès des entreprises de construction qui s'attellent à la mise en oeuvre du tramway, du percement d'un tunnel et de l'effondrement d'un mur de soutènement un soir d'orage. Un prétexte efficace pour mettre à jour les dérives dans ce milieu et dont on prend la pleine mesure par l'entremise de Shérif, un syndicaliste bedonnant mais perspicace qui va servir de guide pour notre détective privée. Une partie tellement réaliste que l'on se demande si Michèle Pedinielli ne s'est pas inspirée de faits réels qui auraient défrayé la chronique. On trouve d'ailleurs un article évoquant un effondrement du tunnel qui s'est produit au mois de juillet 2017. Quoi qu'il en soit on ne peut qu'apprécier ce polar dynamique et efficace qui nous entraine dans les différents quartiers de la ville à la rencontre de tout un panel de protagonistes détonants qui mettent en valeur, au gré d'échanges tonitruants, cette détective privée atypique que l'on se réjouit de retrouver dans Après Les Chiens (Aube noire 2019) et La Patience de L'Immortelle (Aube noire 2021), qui font suite ce premier opus très réussi.  

     

     

    Michèle Pedinielli : Boccanera. Editions de l'Aube. Collection Aube Noire 2021.

    A lire en écoutant : Good Fortune de PJ Harvey. Album : Storie from the City, Stories from the Sea. 2000 Universal Island Records Ltd.