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03. Roman policier - Page 7

  • Abir Mukherjee : Les Ombres De Bombay. Infiltration.

    abir mukherjee,éditions liana levi,les ombres de bombayAu rythme d'une parution annuelle, on a fini par rattraper les lecteurs anglophones, ce d'autant plus qu'Abir Mukherjee marque une pause dans l'écriture de la série des enquêtes du capitaine Wyndham et du sergent Banerjee qui a fait sa renommée, en proposant, tout récemment, un thriller intitulé Hunter se déroulant à notre époque dans des contrées bien éloignées de l'Inde du Raj et de la période historique de la décolonisation devenant l'arche narrative à l'ensemble des récits déjà parus. Pour ce romancier britannique, natif de Londres qui a grandi en Ecosse, il importait d'évoquer ses origines indiennes et plus particulièrement la ville de Calcutta, en se lançant dans un projet ambitieux puisqu'il s'est mis en tête de décliner, pour chacune des années de cette époque mouvementée, une intrigue policière s'imbriquant dans les interstices de l'Histoire. Quand on sait que L'Attaque Du Calcutta-Darjeeling (Liana Levi 2019), premier opus de la série, débute en 1919 et que l'indépendance de l'Inde a été proclamée en 1947, on mesure l'ampleur de l'œuvre à venir en s'interrogeant sur la manière dont Abir Mukherjee va y parvenir en tenant compte du fait, comme il le souligne non sans humour, que l'espérance de vie du côté de Glascow où il vit désormais n'est guère élevée. Quoiqu’il en soit, le succès de la série réside dans le fait qu'Abir Mukherjee parvient à se renouveler continuellement en nous permettant de partir à la découverte d’une multitude de régions composant le pays à l'instar de ce royaume d'un maharadjah que l'on explore dans Les Princes De Sambalpur (Liana Levi 2020) au gré d'un whodunit intriguant, genre qu'il reprendra dans Le Soleil Rouge de l'Assam (Liana Levi 2023), alors qu'Avec La Permission De Gandhi (Liana Levi 2022) se décline sur un registre empruntant quelques codes du thriller nous permettant de parcourir les rues de Calcutta. À la lecture des quatre volumes qu’il est recommandé de lire dans l’ordre, on comprend que le capitaine Sam Wyndham et le sergent Satyenda Banerjee sont l’incarnation des deux facettes composant la culture d’Abir Mukherjee avec cette dualité entre l’Angleterre et l’Inde alors que l’on observe une évolution des rapports qu’entretiennent ces deux personnages centraux à mesure que le rejet du colonialisme britannique prend de l’ampleur. Ainsi, dans Les Ombres De Bombay on appréhende une nouvelle forme de narration avec une alternance des points de vue entre les deux enquêteurs ce qui donne encore davantage d’importance à la personnalité du sergent Satyenda Banerjee qui n’a plus rien du faire-valoir que pourrait lui conférer son rôle d’adjoint.

     

    A Calcutta, en 1923, les communautés religieuses sont à couteau tiré tandis que Gandhi croupi dans les cachots d'une prison. Et la tension est à son comble à l'annonce de la mort d'un célèbre homme de lettre hindou qui s'est fait assassiner lors d'une rencontre dans le quartier musulman. Pour la police, il faut tout faire pour dissimuler les circonstances de ce meurtre, ce d'autant plus que le sergent Banerjee, rapidement présent sur les lieux, devient le principal suspect. Mais la rumeur enfle et soudainement, la ville devient la proie de violentes et sanglantes émeutes tandis que le policier indien se lance à la poursuite du meurtrier qu'il a vu prendre la fuite. En voyant son adjoint en si mauvaise posture, le capitaine Wyndham va tout faire pour l'innocenter en entamant lui aussi une course-poursuite qui vont finalement conduire les deux enquêteurs du côté de  Bombay où va se tenir sur le parvis de la mosquée de la ville un grand meeting rassemblant les fidèles musulmans de tout bord alors que le climat politique prend l'allure une véritable poudrière.  

     

    Pour ce cinquième opus, on ne change pas de registre au gré d'une enquête policière prenant davantage l'allure d'un thriller avec son aspect trépident pour osciller parfois dans le domaine du récit d'aventure épique où nos deux héros empruntent tous les modes de transport imaginables de l'époque pour parcourir les rues de Calcutta en ébullition ou se rendre à Bombay en utilisant notamment l'avion, ce qui n'a rien d'une évidence dans les années 20, en faisant ainsi l'objet d'une scène mémorable imprégnée de cet humour "so british", si particulier qui caractérise le style d'Abir Mukherjee. Avec Les Ombres De Bombay, on notera la prépondérance du rôle du sergent Satyendra Banerjee tout au long d'une intrigue mouvementée tandis que son supérieur et ami, le capitaine Sam Wyndham figure presque en retrait, ce qui nous permet d'appréhender le tiraillement de ce natif de Calcutta dont allégeance à l'occupant britannique, dans le cadre de sa fonction de policier, lui vaut l'inimitié de sa famille et plus particulièrement de son père qui voit dans son engagement une forme de trahison vis-à-vis du peuple indien oppressé. Si le récit se décline sur un rythme assez effréné d'actions et de rebondissements tout en nous permettant d'apprécier l'atmosphère électrique de Calcutta et de Bombay que l'on découvre pour la première fois en fréquentant notamment le fameux Taj Mahal Palace, la mosquée de Haji Ali Dargah ou le monument de la Porte de l'Inde en cours de construction, il faudra se montrer particulièrement attentif aux enjeux de cette quête de l'indépendance qu'Abir Mukherjee insère en filigrane et de manière assez subtile, pour en faire le thème central du roman. De cette manière, on observe, au-delà de la figure fédératrice de Gandhi, les discordances parfois meurtrières entre les communautés musulmanes et indoues qu'alimentent les autorités britanniques soucieuses de conserver le contrôle du pays en divisant la population autochtone pour mieux régner. On distingue ainsi les accointances et les trahisons entre les différents mouvements et plus spécifiquement au sein des courants politiques hindous où les partisans d'actions plus radicales et plus musclées s'opposent à ceux qui prônent la voie de la non-violence. C'est donc autour de ses dissensions historiques qu'Abir Mukherjee bâtit un trame narrative passionnante, comme toujours, ce d'autant plus que les personnages évoluent constamment en fonction de la tournure des événements dont ils sont les témoins, dans le contexte de cette Inde coloniale en déclin, comme le démontre cet ultime chapitre où l'on devine que l'existence de l'un d'entre eux va être passablement bouleversée ce qui fait que l'on attend le prochaine ouvrage des aventures de Wyndham et Banerjee avec une certaine fébrilité. 


    Abir Mukherjee : Les Ombres De Bombay (The Shadow Of Men). Editions Liana Levi 2024. Traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson.

    A lire en écoutant : Chakkar de John Mayer's Indo - Jazz Fusions. Album : Asian Airs. Fusion 1996.

  • ADRIAN MCKINTY : DES PROMESSES SOUS LES BALLES. GUN STREET GIRL

    sean duffy,des promesses sous les balles,éditions fayardIl y a tout d'abord eu deux opus Une Terres Si Froide et Dehors J'entends Les Sirènes parus dans la collection Cosmopolite Noir chez Stock puis un silence de près de 7 ans avant que la maison d'éditions Actes Sud ne publie Ne Me Cherche Pas Demain, troisième roman de la série Sean Duffy qui est finalement reprise par Fayard Noir nous proposant Des Promesses Sous Les Balles pour retrouver cet inspecteur catholique évoluant dans la structure du RUC (Royal Ulster Constabulary) à majorité protestante ce qui n'a rien d'une évidence durant la période des Troubles dans les années 80 en Irlande du Nord. Avec quatre volumes pour autant de traducteurs, on peut dire que son auteur Adrian McKinty connaît un parcours plutôt chaotique dans nos contrées francophones avec une reconnaissance tardive par le biais de La Chaîne, un thriller qui a connu un certain retentissement. Mais pour en revenir à Sean Duffy, même si le succès escompté ne semble pas être au rendez-vous, il faut bien admettre que la série compte sa cohorte de fans assidus espérant que l'ensemble des sept volumes soient traduits en français. Qu'on se le dise essayer Sean Duffy c'est l'adopter avec cet équilibre qui émane de textes aux énigmes extrêmement bien ficelées s'inscrivant dans un registre historique aussi passionnant que surprenant, agrémentés d'une tonalité ironique aussi impertinente que rafraichissante. Et puis il y a cette atmosphère si particulière de l'Irlande du Nord des années 80 et plus spécifiquement de Carrickfergus, non loin de Belfast, où a grandi Adrian McKinty restituant certains de ses propres souvenirs en ajoutant ainsi une dimension pittoresque à l'ensemble d'une série d'envergure dont les titres, dans leur version originale, font référence à des chansons de Tom Waits. C’est pourquoi on regrettera la version peu inspirée du titre français de ce quatrième épisode des enquêtes de Sean Duffy, Des Promesses Sous Les Balles, alors que le titre original, Gun Street Girl, souligne  un instant clé du récit. On déplorera également cette couverture assez laide, il faut en convenir, ne rendant pas justice à ce polar d'excellente facture qui comblera les attentes des aficionados de Sean Duffy.

     

    En 1985, pour lutter contre un trafic d’armes alimentant des groupuscules de l’IRA, l’inspecteur Sean Duffy assiste à une collaboration entre ses services du RUC et ceux du MI5, du FBI et d'Interpol qui tourne au fiasco sur une plage d’Irlande du Nord. Et tandis que l’interpellation vire à la fusillade, Sean Duffy préfère rentrer chez lui à Carrickfergus en distillant son désappointement avec une pinte de Vodka gimlet tout en farfouillant dans sa collection de vinyls. Mais en cette période électrique des Troubles, l'accalmie sera de courte de durée, puisque son adjoint lui téléphone au milieu de la nuit afin de solliciter son appui sur un drame familial dont la juridiction reste incertaine. Après avoir envoyé paître les service de la police du comté voisin empiétant sur ses plates-bandes, Sean Duffy va tout de même s'intéresser à cette affaire en se demandant si c'est bien le jeune Michael Kelly qui a tué ses parents avant de se jeter du haut d'une falaise. Il faut dire que la scène de crime fait davantage penser au travail d'un professionnel qu'à l'oeuvre d'un jeune homme désemparé. Et puis en fouillant dans les activités du père défunt, Sean Duffy va mettre à jour des accointances avec une entreprise d'armement du pays annonçant avoir égaré du matériel sensible. L'enquête prend donc une tournure délicate qui pourrait bien le mener une nouvelle fois à sa perte.


    Comme à l'accoutumée, même si l'on peut parfaitement saisir les éléments de l'intrigue de ce dernier ouvrage sans avoir lu les précédents, il apparaît plus pertinent de découvrir, dans l'ordre, l'ensemble de la série Sean Duffy pour appréhender la personnalité complexe ainsi que la trajectoire chaotique de cet enquêteur opiniâtre, en perpétuelle opposition avec sa hiérarchie, ce qui lui vaut bien des déboires. L'autre intérêt de la série, réside dans la perception et l'évolution de cette guerre civile d'Irlande dont Adrian McKinty parvient à cerner de manière assez synthétique les principaux enjeux sans que le lecteur ne se perde dans des détails inutiles tout en distinguant certains événements historiques singuliers qui ont marqué cette période, à l'instar du scandale qui entacha la mythique entreprise DeLorean Motor Compagny installée à Belfast ainsi que l'attentat de Brighton visant la Première ministre Margaret Thatcher. Ainsi, Sous La Promesse Des Balles s'inscrit parfaitement dans ce registre du polar historique en mettant en avant un autre scandale industriel pouvant avoir un impact sur le déroulement de cette guerre civile alors que Sean Duffy, arrivant à une impasse au niveau de sa carrière, se voit proposer un échappatoire étonnant. S’il est toujours aussi solitaire, ce dernier roman nous permet de découvrir davantage d’éléments concernant son équipe dans laquelle figure son adjoint, le sergent McCrabe avec qui il entretient une certaine amitié ainsi que deux jeunes recrues qu’il tente de former tant bien que mal. Tout cela se décline au gré d'un texte intense où l'enquête policière solide révèle tout un lot de péripéties surprenantes tandis que l'on suit également l'enquêteur dans son quotidien mouvementé et plus particulièrement dans les lotissements de Coronation road où il doit composer avec quelques voisins étranges ainsi que des groupes paramilitaires protestants virulents tout en inspectant régulièrement le châssis de son véhicule afin détecter un éventuel engin explosif. A bien des égards, Sean Duffy, amateur éclairé de musique, nous rappelle certains aspects de la personnalité de John Rebus dont ce penchant pour l'alcool qui semble le seul échappatoire au sein de cet environnement chargé de tensions. Mais ce qui émerge de l’ensemble des enquêtes de Sean Duffy c’est cette tonalité piquante qui imprègne notamment des dialogues savoureux donnant du rythme à une intrigue qui n’est pas dénuée d’une certaine émotion se conjuguant avec les parcours de l’entourage de ce policier désinvolte se révélant bien plus sensible qu’il n’y paraît comme le démontre Des Promesses Sous Les Balles qui nous surprend une nouvelle fois dans les dernières lignes d’un roman bouleversant dont on attend impatiemment la suite. Drôle, percutante et passionnante découvrez sans tarder la série Sean Duffy. Vous ne le regretterez pas.

     


    Adrian McKinty : Des Promesses Sous Les Balles (Gun Street Girl). Editions Fayard Noir 2024. Traduit de l'anglais (Irlande du Nord) par Pierre Reignier.

    A lire en écoutant : Gun Street Girl de Tom Waits. Album : Rain Dogs. An Island Records release; 1985 UMG Recordings, Inc.

  • GWENAËL BULTEAU : MALHEUR AUX VAINCUS. AU TEMPS BENI DES COLONIES.

    gwenaël bulteau,malheur aux vaincus,la manufacture de livresService de presse.


    Il en est déjà à son troisième roman qui tous s'inscrivent dans un registre historique en adoptant les codes du roman policier pour nous livrer des intrigues sombres se déroulant durant la période du début du XXème siècle tout en mettant en exergue le contexte social de l'époque. Professeur des écoles où il enseigne dans une classe de CP en Vendée, Gwenaël Bulteau débute sa carrière de romancier en rédigeant des nouvelles avant de se lancer dans l'écriture d'un premier roman, La Républiques Des Faibles (La Manufacture de livres 2021) qui obtient le prix Landerneau Polar en 2021 récompensant ce récit prenant pour cadre la ville de Lyon en 1898 tandis que sur fond d'élections, les nationalistes donnent de la voix en affichant un antisémitisme décomplexé alors que l'affaire Dreyfus explose au même moment avec le fameux article "J'accuse" rédigé par Emile Zola et qui paraît dans L'Aurore. Le Grand Soir (La Manufacture de livres 2023), second roman de l'auteur, fait référence à cette grande manifestation historique du 1er mai 1906 à Paris, sur fond de révoltes ouvrières, tandis que les femmes aspirent à faire valoir leurs droits et que Lucie Desroselles arpente les rues de la capitale, à la recherche de sa cousine disparue. Si les deux premiers ouvrages se penchaient sur la lutte des classes de l'époque et dont les thèmes rejaillissent dans notre actualité récente, il en est encore question avec Malheur Aux Vaincus, nouveau roman de Gwenaël Bulteau qui s'intéresse plus particulièrement aux atrocités de la colonisation en Algérie.

     

    En 1900, l'émotion secoue la communauté d'Alger lorsque l'on découvre un massacre dans l’enceinte de la somptueuse propriété de la famille Wandell. On soupçonne immédiatement deux forçats, détachés du bagne pour effectuer des travaux dans le jardin, d'avoir perpétré ces six meurtres, dont les maîtres de maison, avant de prendre la fuite. Malgré le fait qu'il soit un officier de l'armée, c'est pourtant le lieutenant Julien Koestler qui est en charge de l'affaire en traquant les criminels dans les rues grouillantes d'Alger, tandis que les citoyens expriment avec de plus en plus de véhémence leurs positions antisémites qu'ils affichent ostensiblement, encouragés par quelques notables importants de la cité. La ville est d'autant plus sous pression, qu'une série d'employés de banque se font agresser violemment avant que l'on ne s'empare de la collecte des dettes impayées qu'ils transportent dans leur sacoche. Dans cet environnement sans pitié, au gré de ses investigations, le lieutenant Koestler va prendre connaissance de cette effroyable expédition en Afrique noire à laquelle la famille Wandell a pris part et qui pourrait bien avoir un lien avec ces meurtres sanglants sur lesquels il enquête. 

     

    Où il est question de vengeance trouvant ses fondements dans un passé que le lecteur va découvrir peu à peu, c'est sur une trame narrative extrêmement classique que s'articule cette intrigue policière solide nous permettant de prendre la mesure de l'horreur institutionnalisée, et le terme n'est pas galvaudé, régnant au sein du système d'exploitation colonial français que Gwenaël Bulteau entend dénoncer en se focalisant plus particulièrement sur la terrifiante et véridique expédition Voulet-Chanoine, dirigée par ces deux capitaines de l'armée française partant à la conquête du Tchad en semant le chaos au gré de tueries qui s'enchaînent à mesure qu'ils progressent dans le pays. S'affranchissant de toute autorité, le capitaine Voutet en vient même à tuer le lieutenant-colonel Klobb chargé de mettre fin aux exactions de cette cohorte infernale. Et l'on doit bien avouer que l'on est complètement tétanisé à la lecture captivante de cette mission cauchemardesque que l'auteur restitue au gré d'une écriture sobre ne faisant que renforcer ce sentiment d'horreur et d'abjection qui imprègne le texte, ce d'autant plus qu'au-delà de cette barbarie, on découvre l'amour qui unit l'un des sous-officiers de l'expédition avec une princesse autochtone que son père a cédée en signe d'allégeance à cette armée fantoche. Dans ce contexte de barbarie et de déshumanisation que l'auteur restitue avec une impressionnante intensité, on pensera au fameux roman de Joseph Conrad, Au Cœur Des Ténèbres  (Flammarion 1993) et dans une moindre mesure à Apocalypse Now, son adaptation cinématographique dantesque. Cette densité, on la retrouve également dès les premières pages du texte en suivant la trajectoire du jeune René Josse incorporé de force aux bataillons d'Afrique, suite à un délit mineur, avant d'être incarcérer dans les colonies pénitentiaires d'Afrique du Nord. Plus que le parcours criminel de ces bagnards, c'est l'exploitation de cette main-d'œuvre bon marché au profit de riches entrepreneurs que l'on découvre tout au long de l'intrigue en nous offrant une vision peu reluisante d'un système colonial qui broie les plus faibles qu'ils soient autochtones bien évidemment ou en provenance, parfois sous la contrainte, de la Métropole. On en prend d'ailleurs pleine conscience avec toute la partie du récit se déroulant à Alger où l'on suit les investigations du lieutenant Koestler tombant sous le charme de Catherine Hoffmann, cette commerçante dont le nom aux consonances juives vont lui valoir quelques ennuis au sein d'une communauté affichant ostensiblement son antisémitisme allant de pair avec l'affaire Dreyfus qui défraie l'actualité judiciaire du pays. Une hostilité d'autant plus prégnante que la jeune femme s'emploie à protéger quelques orphelins qui mendient dans le périmètre du port ce qui lui vaut quelques inimitiés de sa clientèle et de ses collègues. Tout cela, Gwenaël Bulteau le met en scène avec beaucoup de soin et d'habileté au rythme d'une intrigue chargée de tension tout en restituant cette ensorcelante atmosphère méditerranéenne si caractéristique que l'on découvre en côtoyant ce couple en devenir sans que leur relation ne sombre dans la romance mièvre. On arpentera ainsi en leur compagnie, les rues de cette fameuse ville blanche dont on perçoit les aspects sombres et pesants touchant plus particulièrement la population indigène sous le joug brutal d'une communauté de colons s'arrogeant tous les droits avec l'appui des autorités de la Métropole qui entend bien exploiter les richesses des territoires conquis. Et si l'on ne manquera pas d'apprécier la force de ce polar historique d'exception, Malheur Aux Vaincus nous révèle également cette mécanique insidieuse qui ronge l'homme peu à peu lorsqu'il se défait de toute règle et de toute norme pour atteindre le seuil de la barbarie qu'il finit par franchir sans jamais se retourner. Un ouvrage qui vous permettra de vous distancer à tout jamais de ces propos ineptes sur les "bienfaits" des colonies. Indispensable.

     

    Gwenaël Bulteau : Malheur Aux Vaincus. Editions La Manufacture de livres 2024.


    A lire en écoutant : Doubt de Ibrahim Maalouf. Album : Wind. 2012 Mi'ster.

  • EMMANUELLE ROBERT : DORMEZ EN PEILZ. NARCOSE LEMANIQUE.

    SeIMG_2072.jpeg déroulant non loin de Sète, plus précisément à Frontignan belle localité occitane en bord de mer, le Festival International du Roman Noir, plus communément désigné sous l'appellation FIRN, a pour particularité, outre sa programmation impeccable, de convoquer régulièrement des romancières et auteurs suisses à l'instar de Joseph Incardona, bien sûr, mais également de Marie-Christine Horn ou de Stéphanie Glassey deux icônes de la littérature noire helvétique dont on a pu dire le plus grand bien au détour des pages de ce blog. Pour l'édition 2024, c'est Emmanuelle Robert qui a représenté la Suisse avec ses deux romans aux allures de polar que sont Malatraix (Slatkine  2020) et Dormez En Peilz (Slatkine 2023) qui ont connu un succès certain dans nos contrées romandes, en nous permettant de côtoyer le monde du trail pour le premier récit tandis que le second se déroule dans le cadre somptueux de la Riviera vaudoise, autour de l'univers des sports nautiques tels que la plongée en eau douce et le paddle. Journaliste qui s'est tournée vers la communication, cette passionnée de littérature policière connaît très bien cette région lémanique puisqu'elle a grandi à Montreux, non loin de cet îlot légendaire de Peilz qui a inspiré tant Byron qu'Andersen et qui donne son titre à ce nouveau polar. Avec un tel cadre lacustre, il n'est pas étonnant de retrouver Emmanuelle Robert à l'occasion du Festival du Lac 2024 prenant ses quartiers au sein de la ferme de Saint-Maurice à Collonge-Bellerive dans le canton de Genève où elle côtoiera plus d'une centaine d'auteurs renommés comme Laurent Petitmangin, Marie-Christine Horn, Joseph Incardona, Corinne Jaquet et Nicolas Verdan pour ne citer que quelques uns des représentants du roman noir et du polar présents à cet événement.

     

    En mai 2021, c'est l'effervescence sur les rives du Léman que l'on s'approprie à nouveau après cette longue période de restriction en lien avec la pandémie. A cette occasion, Fabienne Corboz, plongeuse chevronnée que l'on surnomme Ab Fab, a pour projet de battre le record de profondeur dans le lac. Mais l'événement est relégué au second plan, lorsque son compagnon, l'avocat et ancien chanteur de variété Patrick Zwerg, disparaît au large de l'île de Peilz alors que l'on ne repère que son paddle à la dérive. S'agit-il d'un accident ou d'un crime ? C'est ce que doit déterminer Stéphanie Rusca, cheffe de la brigade du lac qui se met au service du commissaire Chalabagne, secondé de l'inspectrice Abimi en charge de l'enquête. Mais à mesure que les investigations progressent, les secrets remontent à la surface tandis que les tragédies se succèdent en bouleversant le petit microcosme des sports aquatiques lacustres.

     

    En préambule, il est préférable de lire tout d'abord Malatraix, premier roman d'Emmanuelle Robert, afin d'assimiler avec plus d'acuité le contour de la personnalité des protagonistes que l'on retrouve dans Dormez En Peilz à l'instar de la journaliste Aline Moser et du capitaine de la police municipale Riviera-Chablais, Max Kender dont on ne saisit pas si aisément que cela les affres dont ils ont été victimes précédemment. Il en va de même pour les rapports qu'entretient Fabienne Corboz, personnage central de ce second opus, avec son ex-mari, un homme d'affaire en fuite suite à des malversations qui semblent trouver leur origine dans le premier ouvrage. Hormis ce léger écueil qui n'aura pas d'interférence dans la compréhension de l'intrigue, on apprécie la maîtrise de la romancière déclinant avec une certaine aisance l'interaction de plus d'une trentaine d'individus au gré d'un récit aux ramifications multiples sans jamais que l'on ne s'y perde, si l'on fait un léger effort de concentration rendu d'ailleurs plus aisé avec la présence d'un répertoire des différents personnages présents dans le roman. S'articulant autour de trois parties portant les noms de lieux emblématiques des profondeurs du lac Léman que fréquentent plongeurs et apnéistes, Emmanuelle Robert s'empare de cet univers si particulier de ces sports de l'extrême en se focalisant sur la plongée en profondeur tandis que les crimes s'enchaînent sur le plan d'eau majestueux en décimant l'entourage de Fabienne Corboz, cette sexagénaire dynamique et sportive qui s'est libérée d'un mariage sans issue. On apprécie particulièrement le caractère affirmé de cette femme pleine d'énergie en découvrant quelques aspects plus sombres de sa personnalité à mesure que l'enquête progresse. Ainsi, la romancière décline une intrigue policière extrêmement solide en nous permettant de côtoyer les différents acteurs des instituions policières et judiciaires du canton de Vaud au détour d'investigations au réalisme surprenant, tout en prenant plaisir à découvrir les parcours des enquêteurs qui vont se pencher les crimes frappant la région. Tout cela se déroule dans le cadre sublime de cette Riviera vaudoise qui a vu passer tant de personnalités que ce soit Ernest Hemingway, Charlie Chaplin ou Freddy Mercury pour ne citer que certains de ces artistes qui ont succombé aux charmes des lieux qu’Emmanuelle Robert restitue avec ferveur au gré d’un texte imprégné de mystère et de tension sans jamais abuser des artifices propre au genre hormis peut-être cette propension au "name-dropping" helvétique qui semble affecter bon nombre d'auteurs de la littérature noire romande avec cette sensation de déjà lu qui pourra agacer certains lecteurs tandis que d’autres apprécieront ces clins d’oeil dispensables. Immergé, c’est peu de le dire, au sein de cette atmosphère si singulière qui émane de cet environnement lacustre méconnu, il faut bien avouer que Dormez En Peilz nous maintiendra dans un état d'éveil fébrile afin de découvrir les tenants et aboutissants d’une intrigue aussi captivante que surprenante. 


    Emmanuelle Robert : Dormez En Peilz. Editions Slatkine 2023.

    Festival du Lac. 8 & 9 juin 2024. Ferme de Saint-Maurice à Collonge-Bellerive. Canton de Genève.

    A lire en écoutant : Noyés Dans La Masse de Phanee de Pool. Album : Algorithme. 2023 Escales Productions.

  • SEBASTIEN VIDAL : DE NEIGE ET DE VENT. RECLUS.

    sébastien vidal,éditions le mot et le reste,de neige et de ventOn dira bien ce que l'on voudra des prix littéraires, dont certains d'entre eux font l'objet de polémiques avec des suspicions de collusions et de favoritisme, il n'en demeure pas moins qu'ils projettent, tous autant qu'ils sont, un éclairage bienvenu tant sur la sélection que sur le récipiendaire permettant ainsi de faire basculer le destin d'un livre et de son auteur. Avec l'émergence des centres culturels Leclerc, son dirigeant, grand opposant du prix unique du livre, créait en 2008 le prix Landerneau, du nom de sa commune d'origine, se concentrant tout d'abord sur la littérature blanche, jusqu'à ce que d'autre genres apparaissent quatre ans plus tard, à l'instar du prix Landerneau polar qui est l'un des premiers événements importants de l'année célébrant la littérature noire. Parmi les lauréats figurent quelques figures imposantes du roman policier ou du roman noir telles que Hervé Le Corre, Sandrine Collette, Colin Niel, Gwenaël Bulteau ainsi que l'ancien policier Hugues Pagan. Pour l'année 2024, c'est Sébastien Vidal, un autre membre des forces de l'ordre, au sein de la gendarmerie cette fois où il a officié durant 24 ans, qui obtient le prix Landerneau polar avec De Neige Et De Vent publié auprès de la maison d'éditions indépendante Le Mot et le Reste qui a déjà édité deux autres de ses romans Ca Restera Comme Une Lumière (Le Mot et le Reste 2021) et Où Reposent Nos Ombres (Le Mot et le Reste 2022). Il est également l'auteur d'une trilogie mettant en scène l'adjudant de gendarmerie Walter Brewski enquêtant dans la région de la Corrèze où le romancier a d'ailleurs élu domicile, ce qui explique sans doute cette prédominance aux ambiances rurales qui imprègnent l'ensemble de son œuvre et plus particulièrement De Neige Et De Vent dont la magnificence du cadre hivernal se situe à la frontière naturelle que forme les Alpes entre la France et l'Italie.

     

    Dans cette région reculée des Alpes, le village de Tordinona constitue la dernière localité avant le col conduisant vers l'Italie et qu'empruntent Victor Pasquinel, travailleur itinérant accompagné de son chien Oscar. Tant bien que mal, ils se frayent un chemin dans cette accumulation de neige tandis qu'une tempête s'abat sur la région les contraignant à trouver refuge dans l'unique café du village. Au même moment, le garde champêtre découvre le corps sans vie de la fille du maire ce qui suscite un regain d'émotion tandis que la bourgade se retrouve soudainement coupé du monde, suite à une avalanche qui emporte le pont, unique voie d'accès vers la vallée. Marcus et Nadia, composant la patrouille de gendarmerie également bloquée dans la localité, vont devoir s'interposer pour empêcher les habitants bien décidés à faire justice eux-mêmes en s'en prenant à ce voyageur égaré qu'ils considèrent comme le meurtrier tout désigné. Sous la conduite du maire, les hommes armés vont donc assiéger la mairie, où Nadia, Marcus et Victor ont trouvé refuge, en employant tous les moyens pour les déloger. S'ensuit un rapport de force de plus en plus tendu jusqu'à l'inévitable confrontation qui va faire parler la poudre. Sera-t-il possible alors possible de faire marche arrière et de revenir à la raison au sein de cet environnement à la fois hostile et isolé où la loi n'a plus cours ?

     

    Il faut se féliciter de cette mise en avant providentielle d'un roman tel que De Neige Et De Vent nous permettant ainsi d'apprécier l'écriture somptueuse de Sébastien Vidal, possédant l'indéniable talent, pas si évident que cela, de décliner une histoire d'une belle intensité en conjuguant l'introspection de ses personnages avec la description subtile de paysages rudes qui les entoure et dont l’ensemble est entrecoupé d'une succession de confrontations aussi vives que brutales s'inscrivant dans un registre extrêmement réaliste. D'entrée de jeu, le romancier pose le cadre de cette oppression hivernale au gré d'une tempête de neige s'abattant sur cette localité de Tordinona dont le nom fait certainement référence à cet ancien quartier de Rome abritant une prison avant que l'on y bâtisse le premier théâtre public de la cité. Et c'est bien ce qui apparaît au détour de cette dramaturgie aux allures de western contemporain se déroulant dans cet environnement à la fois majestueux et sans issue présentant ainsi l'aspect d'une prison à ciel ouvert. A partir de là, émerge du texte une force évocatrice troublante, imprégnée parfois d'une note poétique nous permettant de saisir immédiatement cette ambiance à la fois âpre et puissante qui plane sur l'ensemble du récit. Il y est donc bien évidemment question de nature, mais également de nature humaine avec tout ce qu'elle a de plus atavique autour de cette communauté repliée sur elle-même n'acceptant pas la différence et observant d'un très mauvais oeil celles et ceux qui n'appartiennent pas à leur monde à l’instar du maire Basile Gay, figure toute-puissante du village et incarnation des dérives et de la folie qui embrasent les habitants dès lors que la colère les submerge à la suite du drame qui le touche. Entre chagrin et fureur, on apprécie le caractère nuancé du personnage dont on découvre le désarroi lorsqu’on le retrouve dans l’intimité de la chambre de sa fille désormais disparue à se remémorer quelques souvenirs épars tout en distillant sa haine de l’étranger et également de l’autorité qui entend se mettre sur son chemin de justicier vengeur. Ainsi, Sebastien Vidal, bâtit une intrigue aussi classique que solide où les événements s’enchainent dans une escalade d'affrontement mettant en scène Victor, cet homme de passage, dont le profil présente quelques similitudes avec son auteur et plus particulièrement sur le sujet de l’écriture, tandis que les deux jeunes gendarmes que sont Nadia et Marcus évoquent sans nul doute quelques réminiscence de son ancien métier au sein des forces de l’ordre avec cet idéal et les valeurs qui en découlent. Mais au-delà, de ces nobles sentiments, il y a la violence et les doutes qui jaillissent et ceci plus particulièrement pour Marcus s’interrogeant sur le sens de la mission et sur sa capacité à l’accomplir en surmontant l’adversité. Il en va de même pour ce mystérieux vétéran qui voit dans cette flambée de violence, l’occasion de protéger les plus faibles ce qu’il n’a pas forcément eu à faire lorsqu’il était engagé sur les conflits. Tout cela, Sébastien Vidal l’intègre au gré d’un récit au lyrisme dynamique, qui nous questionne en permanence sur notre rapport à l’autre dans un contexte où les règles n’ont plus cours en libérant ainsi la part sauvage de l’homme, que ce soit pour le meilleur et pour le pire.

     

    Sébastien Vidal : De Neige Et De Vent. Editions Le Mot et le Reste 2024.

    A lire en écoutant : Neve (Versione Integrale) d'Ennio Morricone. Album : Quentin Tarantino's The Hateful Eight (Original Motion). 2015 Cine-Manic Productions Limited.