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03. Roman policier - Page 11

  • SEBASTIEN BARRY : AU BON VIEUX TEMPS DE DIEU. CRIMEN PESSIMUM.

    Capture d’écran 2023-10-15 à 17.58.25.pngAux éditions Joëlle Losfeld, on aborde parfois le genre policier avec un certain bonheur comme à la lecture des romans de Richard Morgiève nous entraînant du côté de l'Utah avec Le Cherokee (Joëlle Losfeld 2019) ou du Texas avec Cimetière D'Etoiles (Joëlle Losfeld 2021) au gré de récits d'une intensité peu commune qui pourront déconcerter certains lecteurs de polars qui n'apprécieraient pas d'être un peu bousculé. Cette intensité on la retrouve sans nul doute chez Sebastian Barry, romancier irlandais, mais également dramaturge et poète qui aborde dans son dernier roman Au Bon Vieux Temps De Dieu, le thème de la pédophilie des prêtes en Irlande avec un récit aux allures de roman policier se concentrant autour des souvenirs défaillants d'un policier retraité qui se voit contraint de se remémorer son passé à son corps défendant. Récipiendaire à deux reprises du Costa Book Award, prix prestigieux distinguant les grands auteurs du Royaume Uni comme Salman Rushdie ou Philipp Pullman, Sebastian Barry se distingue dans son écriture de haute volée avec un texte au lyrisme envoûtant, nécessitant une attention particulière pour appréhender la densité de la personnalité de Tom Kettle qui nous entraîne dans les méandres échevelés de ses pensées.

     

    C’est du côté de Dalkey, petit village côtier situé à la périphérie de Dublin, que Tom Kettle a choisi de passer sa retraite en emménageant dans la modeste annexe de Queenstown Castel que le propriétaire, Mr Tomelty, a divisé en plusieurs  logements. Ayant perdu sa femme June ainsi que ses deux enfants Winnie et Joseph et hormis ses voisins qu'il croise de temps à autre, cet ancien policier décline sa solitude en contemplant la mer et la faune depuis son fauteuil en rotin délavé. Engoncé dans ses souvenirs, Tom Kettle ne s'attendait pas à la visite de deux policiers venus lui demander son avis sur un ancien dossier d'abus sexuel au sein de l'Eglise en faisant ressurgir ainsi un passé douloureux qu'il tente d'occulter ce d’autant plus que l’affaire a été enterrée. Mais difficile d'effacer les années de maltraitance des prêtre de l'orphelinat et surtout les viols successifs dont June a été victime lorsqu'elle n'était qu'une enfant. Et ce nom du bourreau qui revient sans cesse : Le père Matthews dont on a retrouvé le corps dans les landes. Et tandis qu’un témoin affirme qu’il était présent aux abords des lieux du crime, Tom Kettle passe soudainement du statut de consultant au rôle de suspect.

     

    Avec Au Bon Vieux Temps De Dieu il n'y aura pas à proprement parler d'enquête policière mais une plongée assez immersive dans les pensées de Tom Kettle se remémorant, d'une manière quelque peu chaotique, le courant de sa vie déclinante au seuil de la vieillesse, en convoquant quelques fantômes qui semblent l'accompagner en permanence. Situé à la période des années 90, au moment où une commission d'enquête faisait la lumière sur la situation endémique des abus sexuels au sein des institution catholiques du pays, Sebastian Barry aborde donc ce sujet sensible avec une délicatesse saisissante, en évoquant plus particulièrement cette loi du silence qui protégea les diocèses durant tant d'années ainsi que les meurtrissures des victimes mais également des proches qui ne se sont jamais remis de ces événements tragiques. Il faudra donc tout d'abord dompter ce flot de souvenirs submergeant un Tom Kettle désarçonné dont la raison oscille entre sa projection de la réalité et les faits qu'on lui rapporte tandis qu'il se remémore les circonstances terribles de la disparition de ses proches dont il distingue portant la présence dans ce cadre magnifique de Dalkey que Sebastian Barry dépeint avec la pointe de nostalgie émanant d'un lieu qu'il a fréquenté durant son enfance. Une fois que l'on a dompté le mode de pensée de Tom Kettle, on se laisse littéralement emporter dans le courant de cette écriture au lyrisme envoûtant pour s'insinuer au coeur de la trajectoire de ce policier vieillissant qui remet à jour les fragments d'une mémoire défaillante. C'est ainsi que l'on prend la pleine mesure de ce scandale dont Sebastian Barry se garde bien de nous en faire l'étalage sordide pour se concentrer sur la douleur des victimes et de leur entourage en faisant également ressurgir cette colère sourde qui imprègne l'ensemble du texte avec cette certitude foudroyante que rien ne pourra jamais être réparé et dont il ne reste qu'à en faire le compte-rendu pour mettre à jour des décennies de souffrance. Et malgré cette douleur sous-jacente, il émane de ce roman une beauté indicible qui nous saisira tout au long de cette lecture éprouvante s’achevant de manière magistrale sur une scène aux contours surréalistes à l’image d’un récit à la fois flamboyant et mélancolique. Sebastian Barry incarne sans nul doute cette magie de l’écriture. 

     


    Sebastien Barry : Au bon Vieux Temps De Dieu ( Old God's Time). Joëlle Losfeld  Editions 2023. Traduit de l'anglais (Irlande) par Laetitia Devaux.

    A lire en écoutant : Kol Nidrei, Op. 47 de Max Bruch - Steven Isserlis, Olivia Jaggeurs et Connie Shih. Album : A Golden Cello Decade, 1878-1888: Dvorák, R. Strauss, Bruch, Le Beau. Steven Isserlis, Connie Shih. 2022 Hyperion Records Limited.

  • Valerio Varesi : Ce N'Est Qu'Un Début Commissaire Soneri. Ramasser les morceaux.

    ce n’est qu’un début commissaire soneri,valerio varesi,éditions agulloCela fait maintenant huit ans que l’on parcourt chaque printemps les enquêtes du commissaire Soneri avec un décalage de treize ans entre les publications originales en italien et les traductions brillantes de Florence Rigollet permettant au monde francophone de découvrir ainsi l’œuvre de Valerio Varesi profondément attaché à la ville de Parme  dans laquelle officie cet enquêteur atypique que l’on rencontrait pour la première fois sur les berges du Pô dans un roman intitulé Le Fleuve Des Brumes (Agullo 2016) résumant à lui seul cette atmosphère particulière de la région d’Emilie-Romagne. Si on le compare souvent à son homologue français, le commissaire Maigret, Soneri possède davantage de similitudes avec Duca Lamberti, personnage emblématique de l’œuvre de Georgio Scerbanenco pour lequel Valerio Varesi voue une grande estime, avec deux enquêteurs dotés d’un grand sens de la réflexion, voire même de l’introspection, jouant d’ailleurs un très grand rôle dans l’avancée de leurs investigations respectives. C’est souvent en parcourant les rues embrumées de Parme, que le commissaire Soneri distille ses pensées qu’il confie à sa compagne Angela ou à son collègue Nanetti en partageant quelques repas savoureux au Milord’s tenu par son ami Alceste. On le voit, la série comporte quelques éléments récurrents dont l’auteur se garde bien d’abuser, afin d’éviter tout cliché en faisant en sorte de se renouveler constamment au gré de récits tout en nuance qui abordent fréquemment, sur un registre nostalgique, les événements qui ont marqué l’Italie contemporaine que ce soit la lutte des partisans contre le régime fasciste de l’époque avec Le Fleuve Des Brumes (Agullo 2016), Les Ombres De Montelupo (Agullo 2018) et La Maison Du Commandant (Agullo 2021) ou l’emprise de la mafia dont on découvre certains rouages économiques dans Les Mains Vides (Agullo 2019) ainsi que cette corruption endémique des instances dirigeantes que l’on perçoit dans La Pension De La Via Saffi (Agullo 2017). Mais quels que soient les thèmes abordés, ceux-ci s’inscrivent toujours dans un registre imprégné d’humanité avec toutes les failles que cela comporte en menant parfois aux crimes que le commissaire Soneri doit résoudre avec cette approche philosophique nous rappelant que son auteur, avant d’entamer son activité de journaliste à la Repubblica et de romancier, a également étudié la philosophie à l’université de Bologne dont on retrouve d’ailleurs quelques éléments savoureux aux connotations parfois mystiques que ce soit dans La Main De Dieu (Agullo 2022) ou Or, Encens Et Poussière (Agullo 2020). Si la série comporte actuellement 16 volumes avec un dernier ouvrage publié en Italie en 2021, Ce N’Est Qu’un Début, Commissaire Soneri fait figure de neuvième opus en prenant en compte le fait que les trois premières enquêtes du policier parmesan n’ont pas été traduites en français. Avec la photo du village de Manarola ornant la couverture de ce nouveau roman, on ne laisse planer aucun doute quant au fait qu’une partie de l’intrigue se déroulera du côté de la fameuse région de Cinque Terre.


    Par une triste journée hivernale, le commissaire Soneri contemple la pluie qui s’abat sur la ville de Parme. Mais bien vite les affaires reprennent avec la découverte d’un homme qui s’est pendu dans un vieil hôtel abandonné. Dépourvu de pièce d’identité et d’argent, sa tenue élégante et la valise luxueuse que l’on retrouve non loin de lui ont de quoi interpeller le commissaire Soneri qui n’est pas bien certain qu’il s’agisse d’un suicide en dépit des constatations effectuées sur place. Mais ses réflexions tournent court avec l’annonce d’un meurtre à l’arme blanche. On identifie rapidement la victime qui était l’un des dirigeants du mouvement estudiantin qui avait agité Parme à la fin des années soixante. Démarre une enquête imprégnée de nostalgie qui va conduire le commissaire Soneri dans les environs des Apennins émiliens puis du côté de la mer, sur les berges de la Ligurie, non loin des célèbres villages des Cinque Terre.

     

    Même si elle est anecdotique, l'apparition d'une Vespa Primera 125, découverte dans un camp de Roms, nous donne une idée de l'atmosphère de cette intrigue imprégnée d'une certaine mélancolie, ceci plus particulièrement avec les souvenirs de jeunesse d'un commissaire Soneri se remémorant ses virées en scooter du côté de la région de Cinque Terre. Une réminiscence prenant davantage d'essor avec cette enquête qui va le conduire sur les côtes de la Ligurie, durant la période hivernale, en s'éloignant du fameux circuit touristique des cinq villages que l'auteur se garde d'ailleurs bien de citer. Néanmoins, sans jouer sur ce registre touristique, on appréciera les pérégrinations du commissaire Soneri nous permettant d'avoir un autre regard sur cette contrée au charme chargé de spleen. Mais c'est bien évidement autour de la victime, Elmo Boseli, leader charismatique du mouvement étudiant et du 68 parmesan ainsi que de son entourage que l'on prend la pleine mesure d'une Italie qui n'a jamais soldé ses comptes. Il y a bien évidemment les récriminations de ses anciens camarades se désolant de la tournure politique d'un gouvernement Berlusconi faisant alliance avec les partis d'extrême-droite tout en regrettant une jeunesse qui a tourné le dos aux convictions de leurs parents tandis que les jeunes immigrés trouvent davantage de réconfort en intégrant les mouvances fascistes des supporters ultras. Au fil de ses investigations, le commissaire Soneri met donc en évidence cette amertume qui ronge les protagonistes et qui semble même rejaillir sur lui en prenant conscience que le drame se joue dans ce passage de témoin manqué entre deux générations qui ne se comprennent plus. Comme à l'accoutumée, on apprécie ce sens de la nuance qui caractérise l'écriture de Valerio Varesi qui, autour de ces thèmes sensibles, parvient à saisir parfaitement le climat politique, dans le sens large du terme, d'une Italie divisée ne parvenant pas à trouver le chemin de la réconciliation, bien au contraire, ce qui contraint le commissaire Soneri à "ramasser les morceaux" comme il l'évoque au terme d'une enquête pleine de désillusions.

     


    Valerio Varesi : Ce N'Est Qu'Un Début Commissaire Soneri (E Solo L'Inizio, Commissario Soneri) Editions Agullo 2023. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

    A lire en écoutant : Una Gionrnata Al Mare de Paolo Conte. Album : Concerti (Live). Under exclusive license to Warner Italy. 1985 NAR International Srl.

  • Joachim Beat Schmidt : Kalmann. Diversité et nature.

    Joachim beat Schmidt, kalmann, éditions gallimard, collection la noireOn regrette avant tout cette barrière des langues entravant l'essor de la littérature noire helvétique restant figée dans un développement régional soulignant l'absence d'audace et de curiosité à l'exception de la regrettée édition des Sauvages qui avait publié quelques romans de Sunil Mann et de Plaisir de Lire nous proposant, il y a de cela plusieurs années, les textes d'un auteur tessinois et d'une romancière grisonnaise. Des initiatives isolées qui restent malheureusement sans lendemain. Pourtant, depuis peu, on observe en France un frémissement de l'intérêt pour l'ensemble des régions linguistiques de la Suisse avec la publication chez Finitude du premier roman du tessinois Lucas Brunoni intitulé Les Silences tandis que chez Gallimard, pour la collection La Noire, on publie Kalmann, un roman noir se déroulant en Islande, terre d'adoption du grisonnais Joachim Beat Schmidt récipiendaire du Crime Cologne Award et du troisième Prix  Polar Suisse à Granges, unique festival de littérature noire accueillant l'ensemble des auteurs du pays, quelle que soit leur langue ou leur canton d'origine.

     

    Kalmann Oòinsson c'est le shérif de Raufarhöfn, petit port de pêche islandais se situant non loin du cercle polaire arctique. On le reconnaît tout de suite avec son chapeau de cow-boy, son étoile et son mauser qu'il porte à la ceinture et qui lui a été légué par un père américain qu'il n'a jamais rencontré. Il déambule ainsi dans les rues de cette localité déclinante depuis que les quotas de pêche ont été imposés. Plus rien n'est comme avant, mais Kalmann s'en moque un peu puisqu'il continue à pêcher le requin comme le faisait son grand père vivant désormais dans un home pour personnes âgées et à qui il rend visite régulièrement. Esprit simple que rien ne déroute jamais, il chasse également le renard. Et c'est lors de l'un de ses périples qu'il découvre une grande tâche d'hémoglobine que les flocons recouvrent déjà. Se pourrait-il qu'il s'agisse du sang de Robert McKenzie, l'homme fort de la bourgade qui a disparu depuis quelques jours ? En témoin principal de ce qui pourrait apparaître comme une scène de crime, Kalmann va devoir répondre aux questions de la police. Pas certain que ses réponses déroutantes puissent satisfaire les enquêteurs qui ne sont pas là pour rigoler, ceci dautant plus que tout laisse à penser qu'il en sait davantage qu'il ne veut bien le dire.

     

    Suisse allemand d'origine ayant choisi d'émigrer en Islande en se faisant naturaliser, il fallait sans doute un parcours tel que celui de Joachim Beat Schmidt pour évoquer cette contrée d'adoption mythique en sortant des registres du polar nordique. A certains égards, Kalmann nous rappelle les ouvrages de la fameuse série Martin Beck de Maj Sjöwall et Per Wahlöö publiés bien avant cette saturation de littérature noire venue du nord, en délaissant le récit d'atmosphère pour se concentrer sur le thème social. Au-delà de l'intrigue policière, Joachim Beat Schmidt distille son amour de cette terre d'Islande en abordant, en toile de fond, le sujet de l'écologie et de cette faune à la fois sauvage et fragile qu'il faut sauvegarder avec toutes les conséquences qui en découlent telles que les quotas de pêche mettant en péril l'économie de ces petits ports qui périclitent à l'instar de Raufarhöfn abritant l'Artic Henge, impressionnant monument de pierre destiné à attirer les touristes et qui devient l'une des scènes de crime du roman. Il n'y a rien de grandiloquent ou de pompeux dans le sujet abordé car Joaquim Beat Schmidt a eu le coup de génie d'articuler son récit autour du point de vue de Kalmann qui apparait comme l'idiot du village mais dont la sagesse brut et le regard pragmatique imprégné de naïveté ne cesse de nous interpeller tout en nous amusant parfois au gré d'échanges d'une absurdité hilarante. Autour de ce personnage lumineux, gravite toute une galerie d'individus charismatiques animant ce village nordique au charme indéniable mais qui nous extrait pourtant de tous les clichés nordiques émanant d'un tel environnement. Et puis il faut souligner les qualités narratives de cette enquête policière sortant des sentiers battus en nous permettant d'appréhender le cadre social de cette localité à bout de souffle souffrant notamment de la déshérence des institutions étatiques, ersatz des affres de la crise économique qui a balayé le pays. Au gré d'investigation quelque peu maladroites, Kalmann croise donc les membres de cette petite communauté portant sur lui un regard amusé, parfois narquois à l'exception de sa mère bien évidemment, mais également de son grand-père où l'on décèle l'émotion se dégageant d'une relation très forte qui unis les deux hommes en dépit de la mémoire défaillante du vieil homme appréciant toujours autant le requin fermenté que lui prépare son petit fils. D'une originalité réjouissante, qu'une scène finale époustouflante ne démentira pas, Kalmann nous permet d'appréhender, avec un bel équilibre entre l'intrigue policière décalée, le marasme du contexte économique dans lequel évolue les personnages ainsi que le cadre sublime où la faune sauvage y joue un rôle prépondérant, toute la fragilité d'une région reculée de l'Islande oscillant entre les intérêts de l'entrepreneuriat et la préservation des espèces sur le déclin que Joachim Beat Schmidt met sur le devant de la scène au gré d'un plaidoyer sensible et nuancé. Au final, Kalmann se révèle être un roman exceptionnel qui ne manquera pas de réconcilier certains lecteurs avec le polar nordique dont ils n'attendaient plus grand chose.

     


    Joachim Beat Schmidt : Kalmann (Kalmann). Editions Gallimard/Collection La Noire 2023. Traduit de l'allemand (Suisse) par Barbara Fontaine. 

    A lire en écoutant : The Anchor Song de Björk. Album : Debut. 1993 Bapsi Ltd. /One Little Independent Records.

  • JOSEPH INCARDONA & THOMAS OTT : LONELY BETTY. INSPIRATION.

    Capture d’écran 2023-05-29 à 20.49.17.pngDans l'univers du noir émerge la lumière et c'est cette particularité qui définit l'oeuvre sombre de ces deux artistes suisses que sont Joseph Incardona, auteur lausannois de romans se situant à la périphérie des genres et Thomas Ott, illustrateur zurichois se distinguant avec la technique de la carte à gratter où l'incision avec un cutter japonais laisse apparaître un dessin en noir sur blanc aux tonalités à la fois poétiques et inquiétantes. Evoluant sur des registres semblables de la littérature noire et de l'univers underground, il était donc logique que ces deux artistes helvétiques se rencontrent en travaillant autour d'un projet commun avec la réédition aux éditions Finitude de Lonely Betty, roman emblématique de Joseph Incardona désormais enrichi de sept illustrations de Thomas Ott soulignant l'atmosphère angoissante d'un texte aux contours fantastique rendant hommage à un grand romancier du genre.

     

    joseph incardona,thomas ott,lonely betty,éditions finitudeA la veille de Noël, il neige sur Durham, cette petite ville du Maine où vit Betty Holmes et dont la communauté s'apprête à fêter ses 100 ans. Séjournant dans un home pour personnes âgées, cette ancienne institutrice s'est murée dans le silence depuis 54 ans, suite à la disparition tragique de trois de ses élèves. Un événement dont elle ne s'est jamais remise. Mais alors que l'on célèbre son anniversaire, la vieille femme surprend tout son entourage en vomissant sur son gâteau avant de faire entendre le son de sa voix en exigeant de voir immédiatement le lieutenant à la retraite John Markham. Elle a des révélations à faire au sujet de l'un de ses anciens élèves devenu célèbre. Mais après s'être confiée auprès du policier, Betty ne célèbrera pas Noël. Que peut-elle bien avoir raconté au vieil enquêteur chevronné ?

     

    On se réjouit de la mise au goût du jour de ce bref ouvrage d'une centaine de pages empruntant tous les codes du genre avec une convergence entre le roman policier et le roman fantastique s'articulant autour du caractère marqué d'une galerie de personnages sublimant un récit aux entournures malicieuses et au final fracassant, véritable déclaration d'amour à l'une des grandes figures de la littérature populaire. Sur la base de ce pastiche nuancé à l'ambiance inquiétante, joseph incardona,thomas ott,lonely betty,éditions finitudeThomas Ott nous offre sept illustrations dont les cadrages élaborés soulignent la tension de l'intrigue en marquant les temps forts de chacune des parties du roman. On y distingue ainsi, l'infirmière pulpeuse, le vieux flic revenu de tout, la silhouette des trois élèves disparus s'enfonçant dans la forêt, Betty bien évidemment ainsi que son célèbre élève lui causant tant de tourments. Comme un fait exprès, Thomas Ott s'emploie à dissimuler une partie des traits des protagonistes que ce soit par le biais du cadrage ou de la lumière en jouant avec le contre-jour, afin d'accentuer la part de mystère et de singularité émanant d'une histoire aux allures de conte obscur sublimé d'illustrations aux détails envoûtants, lui conférant une envergure phénoménale et détonante. Symbiose de l'image et du texte, Lonely Betty incarne ainsi le choc d'une rencontre artistique d'envergure qu'il convient de saluer.

     

    Joseph Incardona & Thomas Ott : Lonely Betty. Editions Finitude 2023.


    A lire en écoutant : Lonely Betty de The Pollies. Album : Not Here. 2015 Single Lock Records.

  • MIGUEL SZYMANSKI : LA GRANDE PAGODE. PAYS A VENDRE.

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    Service de presse.

     

    Ce qu'il y a de réjouissant avec une maison d'éditions comme Agullo, c'est cette propension à explorer des territoires méconnus de l'Europe en nous permettant de faire connaissance avec des auteurs qui ont pris une place prépondérante dans le paysage de la littérature noire et blanche à l'instar des polonais Wojciech Chmilarz, Magdalena Parys et tout dernièrement Maryla Szymiczkowa, nom de plume d'un duo de romanciers mariés à la ville que sont Jacek Dehnel et Piotr Tarczynski. On pense également au croate Jurica Pavičić dont le succès ne se dément pas avec des romans d'une grande envergure tout comme les récits dantesques d'Arpad Soltesz se déroulant en Slovaquie. Même s'il porte, lui aussi, un nom aux consonances slaves, on s'éloigne pourtant radicalement des contrées de l'est avec Miguel Szymanski, pour se rendre du côté du Portugal, terre d'origine de ce romancier travaillant également comme journaliste spécialisé dans le domaine de l'économie. C'est surtout l'occasion d'explorer cette culture lusitanienne méconnue en arpentant notamment les rues de Lisbonne en compagnie du journaliste Marcelo Silva dont on découvrait la première enquête avec Château De Cartes (Agullo évoquant les scandales financiers qui ont conduit le pays au bord de la faillite. Avec La Grande Pagode, second opus de la série, on reste sur le même registre économique pour retrouver Marcelo Silva au prise avec des individus s'opposant à l'accord que le Portugal s'apprête à signer avec La Chine.

     

    Une ministre, se retrouvant dans un situation compromettante, démissionne pour des raisons de "santé". Son chauffeur git sans vie sur la plage da Ursa, la plus occidentale d'Europe continentale. Et puis il y ce yacht luxueux, propriété d'un milliardaire chinois, qui mouille dans les eaux du Tage. Pas de doute, cela bruisse dans les arcanes du pouvoir avec l'imminence de cet accord conclu entre le Portugal et la Chine. Pour les opposants, il s'agit d'une menace sans équivoque planant sur l'autonomie du pays ainsi que sur son environnement, avec la perspective d'une exploitation outrancières des sous-sols. Ces opposants on les trouve aussi bien dans les milieux des hautes instances politiques que dans des quartiers clandestins comme Terroso, situé à la périphérie de Lisbonne. Mais il ne fait pas bon faire barrage aux velléités des dirigeants de l'Empire du Milieu qui n'hésitent pas à employer tous les moyens pour parvenir à leur fin avec l'appui des services secrets du pays. C'est ainsi que l'on peut retirer de la circulation un livre dénonçant l'accord tandis que la journaliste qui l'a rédigé trouve la mort lors d'un contrôle de police. Dans cet atmosphère délétère, Marcelo Silva, de retour au Portugal après s'être exilé quelques mois à Berlin, est bien décidé à rendre justice à son amie, ceci au péril de sa vie.

     

    Même si cela n'est pas indispensable, il est préférable de lire tout d'abord Château De Cartes pour mieux comprendre la trajectoire de Marcelo Silva, et plus particulièrement la raison de son exil à Berlin, et percevoir plus distinctement les rapports qu'il entretient avec Margarida, personnage central du récit précédent, qui plane désormais comme une ombre sur l'intrigue de La Grande Pagode et dont on découvrira le destin au terme d'un épilogue aux tonalités mélancoliques. Sur l'espace de cinq jours, le récit s'articule donc autour de l'imminence de cet accord entre la Chine et le Portugal, permettant à Miguel Szymanski de décrypter tous les enjeux sous-jacents avec l'Empire du Milieu bien évidement, mais également avec l'Europe et les USA qui comptent asseoir leurs influences respectives à l'égard d'un pays dont l'économie fragile le place dans une situation de vulnérabilité. On prend conscience de la situation avec Lúcia Salvador, cette ministre de l'économie démissionnaire qui entretient une relation assez singulière avec son fils Tiago Salvador totalement opposé à l'idée d'un tel accord. Autour de ces deux protagonistes, Miguel Szymanski déroule une enquête policière échevelée, manquant parfois un peu de tenue, mais qui va se révéler beaucoup plus surprenante que ce que ne laisse présager les éléments préliminaires du meurtre déroutant du chauffeur de cette ministre de l'économie déchue. Afin de donner plus d'écho aux enjeux économiques qui se jouent entre les deux nations, Marcelo Silva va retrouver Adriana Zuzarte, ancienne collègue journaliste et ex-compagne, qui vient d'écrire un essai, intitulé La Grande Pagode, dénonçant ce rapprochement sulfureux entre la Chine et le Portugal. Une femme audacieuse qui fait désormais l'objet d'un campagne de dénigrement qui va s'achever de manière dramatique. Mais au-delà des aspects économiques habilement mis en perspective au gré d'une intrigue policière prenant l'allure d'un complot aux contours incertains, on apprécie, une nouvelle fois, cette découverte de Lisbonne en compagnie d'un Marcelo Silva, esthète bon vivant, arpentant les rues de la capitale en mettant en valeur notamment tous les aspects savoureux d’une gastronomie régionale qui ne manquera pas de nous faire saliver. Si Lisbonne est mise ainsi en valeur, Miguel Szymanski va également nous entraîner dans sa périphérie et plus particulièrement du côté du Terroso, un bidonville abritant des clandestins en provenance de l'Angola et du Brésil et où l'on rencontre quelques individus pittoresques à l'image du capitaine Ali ou de Mãe Gorde, un femme aux origines africaines et dont l'influence sur la communauté est aussi respectable que son âge. Il émane ainsi de cette galerie de portraits, un récit au charme indéniable autour duquel se décline une intrigue policière chaotique, mettant en lumière les contours d'un ordre économique mondial qui bouleverse tout sur son passage avec les conséquences tragiques qui en découlent et dont Marcelo Silva est le témoin impuissant.

     

    Miguel Szymański : La Grandę Pagode (O Grande Pagode). Editions Agullo/Noir 2023. Traduit du portugais par Daniel Matias.

    A lire en écoutant : Ó Gente da Minha Terra (piano version) de Mariza. Album : Fado Em Mim. 2011 Warner Music Portugal, Lda under exclusive license to Taberna da Musica, Lsa.