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  • Ed Lacy : Traquenoir. Glamour's blues.

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    Beaucoup d'entre nous voient en Chester Himes et ses deux détectives noirs Ed Cercueil et Fossoyeur Jones, l'apparition en 1958 des premiers policiers afro-américains officiant du côté de Harlem alors que Léonard S. Zinberg publiait en 1957, sous le pseudonyme d'Ed Lacy, la première enquête du détective privé Toussaint Marcus Moore, intitulée Room to Swing dont l'action se déroule à New-York et dans un patelin paumé de l'état de l'Ohio, miné par la ségrégation. Auteur prolifique, notamment dans le domaine du genre policier, méconnu en France où Room To Swing parut sous le titre ridicule d'A Corps Et A Crimes, Léonard S. Zinberg, juif athée vivant à Harlem, subit les foudres du maccarthysme l'obligeant à travailler comme facteur afin de subvenir aux besoins de sa femme afro-américaine et de la petite fille qu'ils adoptèrent. Outre son métier de facteur, on retrouve d'ailleurs dans Traquenoir, nouvelle traduction du titre de ce roman, et plus particulièrement dans le profil de son personnage central, cet esprit libertaire, presque contestataire du romancier dénonçant les affres d'une Amérique fracturée. Une belle idée donc de mettre au goût du jour cet ouvrage dans une traduction retravaillée par Roger Martin qui signe d'ailleurs la préface de ce roman emblématique d'une époque dont les stigmates se répercutent de nos jours au sein d'un pays divisé.

     

    Créances impayées, service d'ordre pour des établissements publics, le métier de détective privé n'a rien de glamour et Toussaint Marcus Moore en sait quelque chose alors que sa petite amie le pousse à accepter l'emploi plus rémunérateur de facteur qu'on lui propose au sein de la Poste américaine. Mais lorsque Kay Robbens travaillant pour le compte d'une émission de téléréalité intitulée "C'est Vous le détective !" lui propose deux mille dollars pour suivre un criminel qui a fini par se ranger, celui que l'on surnomme Touie, n'hésite pas une seconde. Néanmoins on passe vite du rêve au cauchemar, lorsque l'on se retrouve dans la chambre de l'homme que l'on suit en découvrant son corps sans vie, au moment même où un policier débarque dans la pièce. Touie comprend rapidement qu'il est tombé dans un piège dont il doit s'extraire à tout prix afin d'échapper à l'accusation arbitraire du meurtre dont il sait qu'il fera l'objet rien que pour sa couleur de peau noir qui en fait un suspect tout désigné. En fuite, traqué, Toussaint Marcus Moore va devoir employer toutes ses ressources et fouiller dans le passé de la victime afin de retrouver l'auteur du meurtre.

     

    Ce n'est probablement pas pour la seule qualité de son intrigue policière que Traquenoir obtint, une année après sa parution, le prix Edgard Alan Poe pour le meilleur roman, mais également pour son regard d'une rare acuité sociale dénonçant la discrimination institutionnelle dont fait l'objet la communauté afro-américaine dans son quotidien que ce soit du côté de New-York ou de la bourgade de Bringstone dans l'Ohio qui prend l'allure d'une prison, tant les restrictions y sont sévères. A New-York, on observe la condescendance de la communauté blanche "éclairée" qui prend Touie à témoin lors d'une conversation, désigné à son corps défendant comme expert de la question raciale de par sa couleur de peau, tandis que l'on distingue à Bringstone la violence journalière de cette ségrégation perdurant comme une tradition à laquelle on ne saurait renoncer. C'est ce regard acéré de la société américaine qui fait de Traquenoir, un roman policier particulièrement brillant où l'ostracisme d'une communauté fait écho à cette chasse au sorcière du maccarthysme dont Ed Lacy fut l'une des cibles privilégiées de par son engagement en tant que militant communiste conjugué à une vison progressiste et pacifiste du monde. Pour autant, l'ouvrage n'a rien d'un brulot acrimonieux, bien au contraire, on apprécie l'écriture sèche et subtile de l'auteur parsemant l'intrigue de ses dialogues ou réflexions teintés d'une douce ironie lancinante qui nous renvoie au quotidien d'un homme au profil original puisque celui-ci n'a rien à voir avec l'image du détective privé que l'on s'est projeté avec Philippe Marlowe ou Sam Spade. Toussaint Marcus Moore doit tout d'abord lutter pour se faire sa place au sein de la société en tant que détective privé noir, ce d'autant plus qu'il est pourchassé par la police qui en fait un coupable tout désigné de par son appartenance à la communauté afro-américaine. Même sa petite amie ne croit pas en son avenir en tant que détective privé, elle qui le pousse à accepter cet emploi de facteur qu'on lui propose. Mais ce vétéran de la seconde guerre mondiale doté d'un physique impressionnant et qui accéda au grade de capitaine, n'est pas dénué d'une certaine présence d'esprit lui permettant de mener à bien ses investigations qui vont le conduire sur la piste d'une victime dont le passé recèle quelques éléments qu'il va mettre à jour en prenant l'initiative plutôt que de subir les contrecoups d'une traque dont il fait l'objet. Mais malgré toute sa bonne volonté, on observera avec Touie une fin en demi-teinte qui reflète, une fois encore, les aléas d'une époque qui n'a rien à voir avec le rêve américain que les médias n'ont eu de cesse de nous projeter en pleine figure et dont Ed Lacy profite d'écorner l'image par le biais de cette émission de téléréalité odieuse consistant à interpeller un criminel pour en faire le clou du spectacle et s'offrir par la même occasion quelques bénéfices publicitaires. Sur tous les tableaux, Traquenoir nous propose donc une vision sans concession de la société américaine au détour d'une bande sonore chargée de jazz et de blues qui ne fait que renforcer cette atmosphère sombre qui plane sur l'ensemble d'un récit séduisant.

     

    Ed Lacy : Traquenoir (Room To Swing). Editions Le Canoë 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Roger Martin.

    A lire en écoutant : Wild Is The Wind interprété par Nina Simone. Album : Wild Is The Wind. 2013 The Verve Music Group.