ANDREE A. MICHAUD : BONDREE. PROMENONS-NOUS DANS LES BOIS.
Bien souvent, c’est par l’entremise de traductions que l’on faisait la connaissance d’auteurs surprenants tels James Ellroy ou David Peace pour ne citer que ceux parmi les plus connus du catalogue Rivages. Néanmoins c’est avec un texte original aussi bien dans sa forme que dans sa langue, au propre comme au figuré, que l’on va découvrir Bondrée de la romancière québécoise Andrée A. Michaud qui nous entraîne dans l’épaisseur d’une forêt envoûtante située entre le Maine et le Québec où les jeunes filles trouvent la mort d’une manière aussi inquiétante que mystérieuse.
A l’été 1967 l’exposition universelle bat son plein à Montréal tandis que quelques familles séjournent dans une poignée de chalets bâtis sur les rives de Boundary Pond. Bondrée, c’est dans cet endroit encore sauvage que vivait autrefois un trappeur solitaire retrouvé mort, pendu dans sa cabane. Il n’en reste plus qu’une légende lointaine effacée par les rires enjoués de Zaza Mulligan et Sissy Morgan, deux jeunes filles aussi belles qu’insolentes qui entonnent le dernier tube à la mode des Beatles, Lucy in the sky with diamonds. Mais les rires et les chants cessent brutalement. Zaza Mulligan est retrouvée morte, la jambe arrachée par un antique piège à ours. On pourrait croire à un accident lorsque quelques jours plus tard, c’est au tour de Sissy Morgan de trouver la mort dans des circonstances similaires. Un tueur sévit dans les bois de Bondrée et ravive les craintes des familles désemparées. La légende du trappeur maudit, Peter Landry, n’est pas prête de s’estomper.
Loin d’être une néophyte, Andrée A. Michaud est l’auteure de dix romans, expliquant, du moins en partie, les singulières qualités d’un ouvrage comme Bondrée, qui dépasse les clivages des codes et des genres littéraires. Et au terme d’un tel récit, on pourrait être en droit de s’interroger sur les raisons qui ont fait que son œuvre ait mis tant d’années pour franchir cette vaste étendue de l’océan avant de parvenir enfin dans nos contrées francophones. Un mystère supplémentaire du monde de l’édition que l’on ne comprend pas plus que le faible engouement médiatique qu’a suscité la parution de ce roman que l’on peut qualifier d’exceptionnel.
Malgré un résumé pouvant le présenter comme tel, Bondrée se situe au-delà des canons d’un thriller aux phrases lapidaires, ponctués de ressorts narratifs dédiés au suspense. Andrée A. Michaud restitue avant tout les souvenirs d’un lieu d’enfance qu’elle a fréquenté et au travers duquel elle introduit le crime au sein d’une petite communauté sans histoire. Avec quelques références musicales dont un extrait de l’album des Beatles, Sgt. Peppers Lonely Hearts Club Band, quelques allusions aux actualités de l’époque, c’est surtout par le biais de la structure familiale et notamment de la place qui est faite aux femmes et aux jeunes filles que l’on se retrouve propulsé durant cette période estivale de l’année 1967 où se noue le drame qui bouleversera l’ensemble des protagonistes. Jeunes écervelées, complètement désinhibées, Zaza Mulligan et Sissy Morgan incarnent avant tout le basculement d’une société en pleine mutation en projetant l’insolence et l’insouciance de la jeunesse au regard concupiscent des hommes et à la désapprobation latente des femmes. Les deux jeunes filles suscitent ainsi envies, jalousies, commérages et convoitises avant de réintégrer le giron communautaire en endossant le dramatique statut de victime. C’est sur ce basculement de l’époque et cette tragédie de l’instant que se décline toute l’intrigue de Bondrée sur fond d’une légende où la résurgence des pièges du trappeur Peter Landry amplifie l’atmosphère étrange et inquiétante de cette forêt crépusculaire où rôde un mystérieux tueur.
Si le récit est emprunt d’un certain classicisme, c’est avec une écriture déroutante qu’Andrée A. Michaud envoûte le lecteur pour l’entraîner dans un texte dense où la langue oscille entre les expressions anglaises et québécoises pour incarner la voix des différents protagonistes d’un roman, paradoxalement dépourvu de la moindre ligne de dialogue. C’est probablement tout le talent de l’auteur capable de se distinguer avec une écriture extrêmement élaborée qui subjugue autant dans les phases descriptives que dans les passages introspectifs où la beauté des phrases conjuguée à la puissance des mots achèvera de nous étourdir dans ce contexte d’étrangeté et de d’angoisse saupoudré d’une douce mélancolie.
Il y a donc cette voix envoûtante qui survole l’ensemble des protagonistes pour s’immiscer dans l’intimité des familles et explorer les multiples événements se déroulant dans les bois. Mais Bondrée se construit également autour des points de vue d’Andrée Duchamp, une jeune fille de douze ans et du détective Michaud à qui échoit une enquête difficile. Une alternance entre la vision d’une jeune fille qui observe son entourage avec cette innocence de l’enfance qui est sur le point de se désagréger tandis que le policier désabusé tente de surmonter l’échec d’une investigation présentant quelques similitudes avec la mort des deux jeunes filles. Néanmoins l’auteure se garde bien de s’aventurer sur les archétypes de la rédemption ou d’une convergence de hasards « salutaires » pour évoquer la douleur de la perte et la fin d’une certaine innocence liée aussi bien au terme d’une jeunesse heureuse que d’une époque désormais révolue. Car comme la malheureuse légende du trappeur éconduit, Peter Landry, l’ensemble de la communauté se désagrège dans le silence de la forêt en ne laissant plus qu’une poignée de souvenirs amers car le drame est passé par là, gravant en lettres de sang ses impitoyables stigmates.
Retenez bien le nom d’Andrée A. Michaud qui va figurer parmi les voix qui comptent, bien au-delà du genre littéraire noir car Bondrée s’installe définitivement dans la catégorie des livres marquants.
Andrée A. Michaud : Bondrée. Editions Rivages/Noir 2016.
A lire en écoutant : I Burn For You de Sting. Album : Bring on the Night. A&M Records 1986.