Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

LES AUTEURS PAR PAYS

  • Maria Fagyas : La Cinquième Femme. Meurtre et insurrection.

    Capture d’écran 2025-08-07 à 16.44.16.pngA l’occasion des sorties du mois de juin 2025, ce ne sont pas moins de trois femmes qui sont mises à l'honneur dans la collection Classique de la Série Noire comptant un cruel déficit dans le domaine qui n'est d'ailleurs pas l'apanage exclusif de cette maison d'éditions à une époque où la littérature noire demeure le pré carré des romanciers. Fondée en 1945, il faut attendre cinq ans pour que Gertrude Walker intègre la mythique collection avec Contre-Voie (Série Noire n° 67, 1950) tandis que Graig Rice apparaît dans le catalogue en 1959 avec Et Pourtant Elle Tourne ! (Série Noire n° 533) faisant partie des quatre femme publiées au sein de la Série Noire. C’est en 1964 qu'une nouvelle romancière aura l'honneur d'être admise dans le fleuron du roman policier et il s’agira de Maria Fagyas qui fait une unique incursion dans le mauvais genre avec La Cinquième Femme (Série Noire n° 893, 1964) qui se distancie radicalement du modèle hard-boiled avec une intrigue se déroulant durant l'insurrection de Budapest en 1956. Femme de lettre américaine aux origines austro-hongroise, Maria Fagyas étudie à Budapest avant de quitter le pays pour s'installer à Berlin où elle rencontre son mari, un auteur de théâtre et scénariste avec qui elle écrit des pièces sous le nom de Mary Helen la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardFay ou Mary-Bush Fay. C'est après avoir émigré tous deux aux Etats-Unis où ils sont naturalisés, que Maria Fagyas écrit donc son premier roman The Fifth Woman où elle met en scène l'inspecteur Nemetz évoluant dans la capitale hongroise où la population se révolte contre le la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardrégime soviétique et les troupes russes qui déferlent dans la ville ravagée par ce conflit qui dura un peu plus d'un mois. Une intrigue policière plutôt atypique qui fut sélectionnée pour le prestigieux prix Edgar Allan-Poe du premier roman de  la Mystery Writers of America tandis que sept ans plus tard, son livre Le Lieutenant Du Diable (Poche 1977), qui assoira sa notoriété en s'inspirant d'un fait divers historique, fit l'objet d'une adaptation au cinéma, milieu dans lequel elle travailla en tant que scénariste. 

     

    la cinquième femme,maria fagyas,série noire,éditions gallimardA Budapest au 27ème jour du mois d'octobre 1954, en pleine insurrection contre le joug soviétique, ce n'est pas si étonnant que de voir quatre corps de femme alignés devant une boulangerie du quartier lorsque l'on se rend à son travail comme le fait l'inspecteur Nemetz dont le bureau se situe à l'hôtel de police de la ville. Mais le soir, en retournant à son domicile, le policier constate que l'on a ajouté un cinquième corps dont il connaît l'identité puisqu'il s'agit d'une femme qui s'est présentée à lui, la veille, afin d'accuser son mari, un jeune chirurgien renommé de l'hôpital, de vouloir la tuer. N'ayant pas cru ce qui apparaissait pour lui comme des élucubrations d'une femme hystérique et peu commode, l'inspecteur Nemetz se lance dans une enquête chaotique afin de faire la lumière sur les circonstances de cette mort suspecte dans un environnement où les cadavres s'accumulent au rythme de combats sanglants. Sur fond de règlements de compte entre ceux qui résistent et ceux qui collaborent, dans un environnement où fleurissent les combinent du marché noir, débute la confrontation entre l'enquêteur opiniâtre et le médecin zélé, dans un jeu subtil de mensonge et de vérité qui va bien finir par voir le jour, s'ils réchappent pour autant aux affres de cette insurrection destructrice. 

     

    Sans doute en partie due à la qualité du texte d'origine, on notera son incroyable modernité que l'on attribuera également à l'excellente traduction révisée de Marie-Caroline Aubert nous expliquant dans sa préface qu'elle a restitué l'intégralité de la version originale qui a été tronquée lors de la publication de la première version française comme cela se faisait souvent, afin de correspondre au format exigé de la collection. Il faut ajouter que l'intrigue, prenant pour cadre cette insurrection méconnue de la Hongrie en 1956, devient le reflet de l'actualité en Europe de l'Est et des combats qui font rage en Ukraine, quand bien même les circonstances ne sont pas tout à fait similaires. Ne résidant plus en Hongrie depuis des décennies, il faut avant tout saluer la capacité de Maria Fagyas à restituer l'atmosphère de l'époque qu'elle décline avec un certaine assurance en nous livrant les différents aspects de cette insurrection et des enjeux du quotidien, que ce soit le marché noir, les dénonciations, ainsi que le jeu trouble de la résistance et de la collaboration des uns et des autres qui donnent prétexte à des règlements de compte virant parfois dans un registre assez sordide comme en témoigne certains personnages de l'intrigue. Et c'est dans cet environnement délétère qu'évolue l'inspecteur Nemetz, individu assez ordinaire, bien éloigné des archétypes de l'enquêteur dur à cuir ou doté d'une intuition phénoménale. Avec ce policier, on tablera plutôt sur le doute et l'incertitude avec pour seul atout une certaine opiniâtreté qui lui permet d'avancer en dépit des obstacles qui se présentent devant lui dans le cadre de ce qui apparaît comme une enquête sur un féminicide comme on savait les traiter à l'époque. Et il faut bien avouer que Maria Fagyas parvient à instiller un certain malaise puisque l'on ne peut s'empêcher d'éprouver une réelle antipathie pour la victime et que l'on reste tout au long de l'intrigue dans l'expectative de savoir si ce mari est bien l'auteur du crime dont il est soupçonné alors qu'il apparaît comme un chirurgien dévoué à l'égard de ses patients qui s'entassent dans les couloirs de l'hôpital tandis que la plupart des autres médecins ont déserté les lieux. Mais le schéma narratif s'inscrit davantage dans l'attitude des différents protagonistes, de leurs intérêts respectifs et bien évidemment de leurs rivalités sur lesquelles l'occupant russe va pouvoir jouer pour arriver à ses fin tandis que l'inspecteur Nemetz se débat pour faire la lumière sur cette affaire trouble dont tout le monde se moque. Tout cela s'articule dans une ambiance dévoyée que ce soit dans les rues de Budapest ou dans ce bar obscur, au climat formidablement dépeint, où l'on peut négocier quelques passe-droits tandis que les chars déferlent dans la capitale et que les convois pour la déportation se mettent en place. Ainsi, avec La Cinquième Femme, Maria Fagyas sort résolument des schémas propre au roman policier de l'époque pour s'inscrire dans une tonalité singulière qui résonne aujourd'hui encore comme une oeuvre magistrale qu'il faut découvrir toutes affaire cessantes.


    Maria Fagyas : La Cinquième Femme (Fifth Woman). Editions Série Noire 2025/Collection Classique. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jane Fillion et révisée par Marie-Caroline Aubert.

    A lire en écoutant : Sour Times de Portishead. Album : Roseland, NYC Live. 1998 Go Beat Ltd. 

  • JAMES MCBRIDE : L'EPICERIE DU PARADIS SUR TERRE. LA REPARATION DU MONDE.

    james mcbride,l’épicerie du paradis sur terre,éditions gallmeisterOn pourra bien parler de la polarisation et des clivages entre les communautés, de la colère et de la haine qui en découlent et de cette violence qui imprègne le pays comme s'il s'agissait d'une espèce d'ADN immuable se nourrissant d'un passé historique où il n'est question que de fureur et de conquêtes sanglantes. Mais pour éclairer cette part sombre des Etats-Unis, il projette cette lumière d'espoir et d'amour alimentant l'ensemble d'une oeuvre où il est question de tolérance sans pour autant édulcorer les rancœurs de ces populations de la marge confinées dans ces ghettos où la solidarité est de mise. Romancier et scénariste, mais également compositeur de jazz et saxophoniste, James McBride intègre donc dans ses récits l’essence même d’une existence au croisement des cultures dont il évoque le contexte dans La Couleur De L’Eau (Gallmeister 2020), récit autobiographique au succès fracassant d’où émerge les racines juives et polonaises de sa mère ainsi que les origines chrétiennes et afro-américaines de son père et qui ont élevé une famille de douze enfants à Brooklyn dans le quartier défavorisé de Red Hook. Outre son autobiographie, c’est dans un roman comme Deacon King Kong (Gallmeister 2021) que l’on retrouve cette atmosphère âpre, en clair obscur d’une poignée d’immeubles décatis d’un secteur excentré de Brooklyn gangrené par l’émergence dévastatrices de la drogue où l’on croise une multitude d’individus aux parcours bancals et aux âmes lacérées par les aléas d’une existence chaotique. Et de ce foisonnement d'hommes et de femmes de peu émerge cette luminosité qui éclaire la misère d'un univers précaire et souvent violent, imprégnée de milles éclats d'une humanité repoussant les préjugés pour tendre vers une solidarité tangible et indispensable. S'ils revêtent bien souvent une connotation spirituelle, les textes de James McBride n'ont pourtant rien de lénifiant et s'inscrivent dans un swing tonique propre au jazz dont on retrouve quelques tonalités dans L'Epicerie Du Paradis Sur Terre où l'on part à la rencontre de la communauté de Chicken Hill, composée de juifs et d'afro-américain qui ont élu domicile dans ce quartier pauvre de la ville de Pottstown en Pennsylvanie, située non loin de Philadelphie.


    james mcbride,l’épicerie du paradis sur terre,éditions gallmeisterEn 1972, à la veille de l'ouragan Agnès qui va balayer la côte Est des Etat-Unis,, des ouvriers découvrent les restes d'un corps au fond d'un puit de la ville de Pottstown, plus précisément à Chicken Hill où réside le vieux Malachi, l'un des derniers résidents de la communauté juive qui est devenu, par la force des choses, la mémoire et l'âme de ce quartier défavorisé. C'est donc vers lui que la police se tourne pour en savoir plus sur la découverte de ce cadavre auprès duquel on a retrouvé une mezouzah en argent. Pour le vieil homme, c'est l'occasion de se remémorer cette époque d'autrefois où juifs et noirs se côtoient dans une effervescence migratoire qui rassemblent les plus précarisés. de se souvenir de Moshe propriétaire d'une salle de spectacle, et de son épouse Chona qui tient la petite épicerie du Paradis Sur Terre. De cette position privilégiée, le couple observe tous les mouvements de cette vie foisonnante tout en étant à l'écoute de cette population bigarrée. Alors quand Chona apprend que Dodo, une jeune garçon sourd et muet, va être placé en institution, elle se met en tête de le soustraire aux autorités afin de le protéger. Dans sa tâche, elle pourra compter sur Nate le concierge de la salle de spectacle, qui officie également comme leader informel de la communauté afro-américaine et qui va l'appuyer dans cette démarche salvatrice. Mais peut-on véritablement lutter contre cette Amérique blanche et chrétienne qui dicte ses règles sur l'ensemble du pays ?  

     

    Avec la découverte d’un corps à l’état de squelette, on devine que l’enjeu du récit sera de découvrir l’identité de la victime et les circonstances de sa mort, ceci quand bien même le roman se distancie des codes du roman policier pour s’orienter vers un portrait foisonnant de ce quartier multiculturel de Chicken Hill durant la période des années vingt ou juifs et noirs se côtoient dans un joyeux charivari aux accents tonitruants de ces grands orchestres de jazz dirigés par Chick Webb, batteur phénoménal, ou Mickey Katz, clarinettiste virevoltant sur des tonalités yiddish. On arpente donc les rues de ce quartier populaire dans un bouillonnement de rencontres fracassantes et de scènes de vie quotidienne qui vont s’imbriquer les unes aux autres dans ce qui apparaît tout d’abord comme un joyeux désordre pour nous livrer, au final, la mécanique de cette réparation du monde qui va bien au delà d’une simple revanche de la vie et que l’on pourrait définir comme le retour d’un destin parsemé de ces injustices qui jalonnent l’existence des protagonistes de l’intrigue. C’est donc de cela dont il est question dans L’Epicerie Du Paradis Sur Terre où James McBride met en lumière cette espèce de balance universelle entre les bonnes actions des uns et les mauvaises actions des autres et dont le schéma narratif complexe s’articule essentiellement autour des parcours de vie de Chona et de Moshe deux figures importantes de la communauté juive mais également de Nate et de Dodo issus tous deux de la diaspora afro-américaine et qui tous se côtoient sans véritablement se connaître jusqu’à cette tragédie qui va bouleverser l’existence de chacun. Et il émerge ainsi du texte un jaillissement d’humanité sans pour autant verser dans une espèce d’émotion sirupeuse ou de complaisance factice en nous permettant également d’appréhender tous les aspects sombres de ce quartier âpre de Chicken Hill où l’on ne se fait pas de cadeau. Mais de cette part sombre incarnée par des individus comme l’aide-soignant inquiétant Son of Man ou l’odieux docteur Earl Roberts, James McBride en extrait une étincelle de commisération s’inscrivant dans la densité de leur personnalité qu’il prend d’ailleurs le temps de décliner pour chacun des personnages de l’intrigue qui prend parfois quelques tournures désopilantes. Une mention spéciale pour Chona, jeune juive boiteuse qui tient L’Epicerie Du Paradis Perdu et dépourvue du moindre préjugé,  rappelant à certains égards la figure tutélaire de la mère de l’auteur, ainsi que pour Monkey Pants, ce jeune garçon confiné dans son lit de l'effroyable institution de Pennhurst, incarnation de cette autre discrimination que subissent les personnes handicapées que l'on relègue dans des établissements insalubres où la violence est de mise. L'ensemble se décline au fil d'une écriture généreuse et exubérante qui nourrit une succession de chapitres denses nécessitant une certaine attention pour saisir l'intégralité d'un récit qui se se mérite sans pour autant malmener le lecteur qui succombera au charme indéniable de L'Epicerie Du Paradis Sur Terre.
     


    James McBride : L'Epicerie Du Paradis Sur Terre (The Heaven & Hearth Grocery Store). Editions Gallmeister 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Happe.


    A lire en écoutant : Children's World de Maceo Parker. Album : Roots Revisited. 2000 Minor Music. 

     

  • Ron Rash : Plus Bas Dans La Vallée. Le chantre des Appalaches.

    ron rash,plus bas dans la vallée,collection la noire,éditions gallimardImmanquablement rattaché aux états du sud des Etats-Unis, William Faulkner apparaît sur le seuil dès que l'on évoque un roman prenant pour cadre cette contrée marquante, ceci même lorsqu'il s'agit d'un texte récent, tandis que l'on se tourne désormais vers Ron Rash comme figure de référence lorsqu'il s'agit de parler de ces écrivains des Appalaches, cette chaîne de montagne de l'Est américain dont il est originaire et qui traverse l'ensemble de son œuvre. Incarnation viscérale de ce territoire sauvage dont il dépeint la beauté brutale avec une sobriété poétique imprégnée d'une pointe de noirceur, Ron Rash, autant romancier que poète, a littéralement disséqué cette région montagneuse qu'il affectionne tant, au gré de récits s'apparentant, pour certains d'entre eux, à des romans noirs ce qui importe finalement assez peu tant l'on est emporté par la magnificence de ces textes se rapportant à différentes époques qu'il restitue avec le naturalisme impressionnant qui le caractérise. Avec cet attachement à son territoire, on ne s'étonnera pas que Ron Rash cite volontiers Ramuz et Giono comme ses auteurs préférés lui qui sillonne, avec une inlassable passion, la région que ce soit lors de randonnées où à l'occasion de parties de pêche, source inépuisable de son inspiration qui rejaillit dans tous ses romans, mais également dans les deux recueils de nouvelles que sont Incandescences (Seuil 2015) et Plus Bas Dans La Vallée qui nous permet de retrouver certains protagonistes de Serena (Le Masque 2011), immense roman sur l'Amérique de la Grande Dépression dans les Great Smoky Mountains qui a contribué à assoir sa notoriété. Et pour certains réfractaire aux nouvelles, c'est pourtant en refoulant leur aversion à ce format qu'ils prendront la mesure de toute l'étendue du talent de Ron Rash au fil de récits qui  jalonnent l'histoire des Etats-Unis que ce soit donc les stigmates de la Grande Dépression avec cette suite de Serena, mais également la guerre de Sécession pour finalement parcourir une période plus contemporaine où l'on décèle parfois une pointe d'humour que les frères Coen ne renieraient pas.  

     

    ron rash,plus bas dans la vallée,collection la noire,éditions gallimard

    Alors qu'elle séjourne depuis un an au Brésil, Serena Pemberton est de retour dans les Great Smoky Mountains pour finaliser le contrat qui la lie à la compagnie de Brandonkamp et qui exige que les arbres de la dernière parcelle qu'elle possède dans la région soient abattus avant la fin du mois de juillet. Si le délai n'est pas respecté, les pénalités seront exorbitantes. En tout état de cause, il ne reste que trois jours pour y parvenir et le délai semble impossible avec les pluies diluviennes qui ont fait de ce flanc de montagne un véritable bourbier dans lequel évoluent des bûcherons épuisés, bien souvent victime de morsures de serpents qui déciment leurs rangs. Mais celle que l'on surnomme désormais la "Lady Macbeth des Appalaches à plus d'un tour dans son sac pour accélérer les cadences de son personnel en sous-effectif et elle peut s'appuyer sur son homme de main mutique et sans pitié qui compte également traquer l'enfant de son ancien patron, fruit d'une liaison adultère que Serena n'a jamais pardonné à son mari défunt.   

     

    On dira de Plus Bas Dans La Vallée, premier texte qui donne son titre au recueil, qu'il s'agit davantage d'un roman court que d'une nouvelle nous permettant donc de nous confronter une nouvelle fois à la dureté de cette femme d'affaire redoutable qui ne s'en laisse pas compter par ses adversaires en utilisant tous les moyens à sa disposition pour arriver à ses fins, y compris les plus expéditifs. Accompagné de sa mère dotée de certains pouvoirs divinatoires, on retrouve également la personnalité inquiétante de Galloway toujours déterminé à retrouver la trace de Rachel et de son fils dont on va également avoir des nouvelles. Autant dire qu'il importe auparavant d'avoir lu Serena, afin de saisir l'entièreté des enjeux qui se jouent au gré d'un récit extrêmement sombre, véritable plaidoyer pour la préservation d'une nature malmenée par cette exploitation forestière outrancière. Si elle est l'incarnation permanente de la menace pesant sur les protagonistes, Serana Pemberton apparaît comme plus en retrait, à l'image de son aigle qu'elle a dressé et qui plane sur cette parcelle de forêt devenu un véritable enfer pour les bûcherons qui y travaillent au péril de leur vie. Et c'est davantage dans ce quotidien terrible de travailleurs surexploités que Rod Rash se penche en nous immergeant littéralement au coeur de ce bourbier où la silhouette massive des arbres se dressent à flanc de montagne tel un péril insurmontable. Et comme à l'accoutumée, il y a cette part obscure qui imprègne un texte où il est également question de cette faune qui déserte ces lieux désormais dévastés à l'image de l'âme sombre de Serena. Du début des années trente, on passe à la période de la fin de la Guerre de Sécession avec Les Voisins où l'on part à la rencontre de Rebecca et de ses enfants confrontés à l'une de ces bandes de pillards sévissant dans la région tandis qu'émerge un secret inavouable. Avec Baptème c'est autour de la confrontation entre un révérend et un individu dévoyé en quête d'un mariage arrangé odieux et qui s'inscrit dans le registre d'une foi qui va arranger bien des choses, sur un note aux accents ironiques. L'Envol, se déroule de nos jours dans le cadre d'un parc naturel où une garde-faune se confronte à l'hostilité d'un repris de justice qui veut pêcher dans la rivière sans les autorisations requises et va s'achever sur un épilogue abrupte et poétique.  Sur une tonalité country, Le Dernier Pont Brûlé laisse place à une lueur d'espoir pour cette vagabonde dans la dèche trouvant l'aide auprès d'un ancien alcoolique qu'elle va croiser et qui saura s'en souvenir à tout jamais dans ce qui apparaît comme la nouvelle la plus subtile et la plus nuancée du recueil avec cette notion de regret qui émerge du récit. Plus drôles, plus mordantes seront Une sorte De Miracle et Leurs Yeux Anciens Et Brillants le deux dernières nouvelles d'un recueil où l'on perçoit l'aisance de Ron Rash dans des registres bien différents qui rendent hommage à cette région des Appalaches qu'il sait mettre en valeur sans jamais rien édulcorer des tourments qui affectent les communautés dont il saisit les comportements avec cette acuité saisissante. 

     

     

    Ron Rash : Plus Bas Dans La Vallée. Editions Gallimard / Collection La Noire 2022. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Isabelle Reinharez.

    A lire en écoutant : Mansion In Heaven de John Cougar Mellencamp. Album : Big Daddy. 1989 John Mellencamp. 

  • DIMITRI KANTCHELOFF : TOUT LE MONDE GARDE SON CALME. TIR GROUPE.

    Capture.PNGLe ton est donné avec une couverture aux teintes seventies jaunes et orangées sur fond bleu où les deux mains d'un homme et d'une femme brandissent des Colts Python assez trapus, dignes de cette belle époque où les braqueurs dévalisaient les banques pour "la bonne cause" tandis que les flics remisaient ces ustensiles dans leur futal comme pour mieux appuyer leur virilité qui se voyait mise à mal lorsqu'ils avaient la mauvaise idée de s'assoir sans l'enlever préalablement. Après Supernova publié aux éditions Les Avrils en 2020, Vie et Mort De Vernon Sullivan (Finitude 2023), second roman de Dimitri Kantcheloff oscillant entre fiction et réalité, se penchait sur la mise en place de ce subterfuge génial de Boris Vian lui permettant de publier des ouvrages aux titres évocateurs comme le fameux J'Irai Cracher Sur Vos Tombes qui lui vaudront quelques poursuites pénales et autres agréments du même acabit. Mais voici que pour ce troisième roman, l'auteur choisi de rendre un hommage appuyé à cette époque explosive de la fin des années 70 avec Tout Le Monde Garde Son Calme où l'on retrouve quelques émanations des films de Lautner et de Boisset ainsi que quelques références à Manchette et à Echenoz qui savaient façonner du roman noir pur et dur dans un style minimaliste que l'on retrouve dans cette cavale improbable d'un couple faisant du braquage un art de vivre s'inscrivant dans un acte révolutionnaire et militant. On se retrouve donc avec un récit tonique, imprégné d'une bande-son assez ravageuse, même s'il a l'outrecuidance de dézinguer Genesis et Supertramp par l'entremise de ses personnages, chose que l'on ne saurait lui pardonner. Il y a quand des limites à ne pas dépasser dans le subversif, même pour un guitariste rock'n roll que la musique n'a pas su détourner de l'écriture et c'est tant mieux pour nous.

     

    IMG_1790.jpegLyon, hiver 1979, Victor Bromier traîne sur le quai Saint-Antoine à Lyon avant de s'engouffrer dans un bar-tabac afin de s'enfiler un demi pour lui donner du courage. Commercial au sein d'une entreprise de parapluie, il vient de se faire lourder et ne sait pas trop comment annoncer la nouvelle à sa femme Monique, ce d'autant plus qu'à l'annonce de son licenciement il n'a rien trouvé de mieux que de casser la gueule à son patron. Préférant se taire, Victor trimballe désormais sa carcasse dans les rues lyonnaises, en faisant croire à son épouse ainsi qu'à sa fille, qu'il se rend au travail. Mais alors qu'il écluse quelques verres sur le comptoir du rade dans lequel il a désormais ses habitudes, voilà qu'il tombe sur Corinne, une jeune femme aussi belle que fougueuse. Une rencontre détonante suivie d'un coup de foudre réciproque entre ce représentant de commerce bien rangé et celle qui se révèle être une véritable révolutionnaire qui va l'initier à la lutte des classes à sa manière bien tranchée. Abandonnant tout derrière lui, pour vivre cette passion tumultueuse, Victor Bromier découvre qu'il n'y a rien de mieux que de braquer des banques avec celle qu'il aime et qui s'y connaît bien dans le domaine. S'ensuit un parcours fait de braquages, de cavales et de rencontres déroutantes. Faudrait être cinglé que de vivre autrement sous le gouvernement de ce brave Giscard !

     

    Sans que l'on ne glisse vers une espèce de nostalgie outrancière et du fameux "c'était mieux avant", Dimitri Kantcheloff reconstitue, avec une certaine vigueur, l'atmosphère explosive de cette époque des seventies au gré d'une narration tonitruante d'où émerge quelques éléments des films noirs qui ont marqué cette période à l'instar des réalisations de Jean-Pierre Melville pour l'aspect sobre du texte, celles d'Yves Boisset et d'Alain Corneau pour cette noirceur âpre et ces brèves explosions de violence qui ponctuent l'intrigue et des films de Georges Lautner pour cette pointe d'humour imprégnant l'ensemble d'un récit haut en couleur. Homme bien rangé mais ayant tout perdu, Victor Bromier va donc découvrir un tout autre univers que celui de la France giscardienne qu'il incarne à certains égards pour s'engouffrer dans cette trajectoire tumultueuse que lui propose Corinne, cette jeune femme punk l'initiant à ses convictions révolutionnaires auxquelles il va très rapidement adhérer. Ainsi, Tout Le Monde Garde Son Calme se décline donc sur le registre d'une histoire d'amour endiablée, ponctuée de braquages ingénieux, se transformant irrémédiablement en une fuite en avant tumultueuse permettant d'aller à la rencontre de toute une galerie d'individus aux profils singuliers qui vont apporter leur aide à ce couple aux allures de Bonnie & Clyde, version francophone. De Lyon jusqu'à la côte basque en passant par l'Ardèche, on sillonne donc cette France d'autrefois que l'auteur dépeint avec une dose de mélancolie parfois, tout en se plaisant à y insérer une multitude de références qu'elles soient musicales, littéraires et bien évidemment cinématographiques qui s'agrègent parfaitement avec le cours d'une intrigue solide d'où émerge, avec une certaine malice, quelques prédictions du monde à venir qui font de cette année 1979, une espèce de point de bascule sociale où le tenancier d'un routier évoque l'émergence du marché chinois et de ces ordinateurs-téléphones reliés en réseau. Tout cela s'inscrit dans une logique implacable que Dimitri Kantcheloff met en place avec une virtuosité certaine, au gré d'une succession de chapitre très concis, aux titres à la fois simple et évocateurs s'enchainant à un rythme soutenu qui coïncident avec celui de ce couple aux abois auquel on ne peut manquer de s'attacher avec cet esprit libertaire et ce jusqu'au-boutiste qui imprègne l'ensemble d'un texte aussi bref que plaisant. Un véritable hold up littéraire tout ce qu'il y a de plus enthousiasmant.

     

    Dimitri Kantcheloff : Tout Le Monde Garde Son Calme. Editions Finitude 2025.


    A lire en écoutant : Disorder de Joy Division. Album : Unknow Pleasures. 1979 Factory Records.

  • Chris Whitaker : Toutes Les Nuances De La Nuit. Les disparues.

    Capture d’écran 2025-07-12 à 16.16.54.pngPour figurer parmi les gros "banger" de la littérature, pour que l'on dise que ce livre est "hype" et s'inscrire ainsi dans les bons petits papiers de ces influenceurs rémunérés, on notera tout de même qu'il faut répondre désormais à certains standards de plus en plus répandus qui correspondront ainsi aux attentes des lecteurs. C'est un peu comme le marché du vin au début des années 2000 où l'on se retrouvait avec une multitude de breuvages aux notes boisées et vanillées qui envahissaient tous les domaines du monde entier. Dans un registre similaire en matière de standard littéraire, on fait désormais face à une kyrielle de romans débordant d'émotions pour que les créatrices et créateurs de contenu (on ne dit plus influenceur, trop connoté négativement) se mettent en scène en train de sangloter sur les pages de leur livre, qui n'en demandait pas tant, et qu'ils seront truffés de *plot twist" (eh oui, j'intègre le vocabulaire Insta et TikTok) se déclinant au rythme de chapitres extrêmement courts. Il s’agit là d’un format que l’on trouve très fréquemment dans des genres tels que la romance, la littérature feel-good et le thriller en faisant en sorte de se plonger dans un texte sans prise de tête comme cela est de plus en plus exigé de la part de lecteurs qui ne veulent plus s’emmerder avec des récits trop alambiqués. Au demeurant, il émerge quelques bon romans répondant à ces attentes à l’instar de Duchess (Sonatine 2022), chris whitaker,toutes les nuances de la nuit,éditions sonatinepremier ouvrage traduit en français de Chris Whitaker, romancier britannique qui s’est mis à l'écriture pour expurger les traumas d’une violente agression dont il a été victime à l’âge de 19 ans avant de se lancer dans la rédaction de deux romans se déroulant, tout comme Duchess, aux Etats-Unis où il n’a jamais vécu. Et il faut bien admettre que l’on avait été séduit par la personnalité de cette jeune adolescente, haute en couleur, au caractère bien trempé et à la langue bien pendue, affrontant les affres d’un drame familial en sillonnant les routes d’une Amérique du Nord telle que l’on se l’imagine, au gré d’un texte chargé de tension et d’émotion qui a rencontré un  succès notable. On notera d'ailleurs que les livres de Chris Whitaker sont entourés d'une certaine aura du côté des contrées anglo-saxonne où l'on parle de best-seller traduit dans une trentaine de langues et d'une adaptation au cinéma sous l'égide de Disney, ce qui fait que sous ce verni markéting plein de promesses on attendait avec une certaine impatience Toutes Les Nuances De La Nuit dont on dit qu'il s'est vendu plus d'un million d'exemplaires comme cela est mentionné sur le site Penguin Random House. Mais voilà qu'à force de trop en faire, de surenchérir dans ces registres de l'émotion et du rebondissement permanent, on se retrouve à lire un pavé qui se révèle plutôt indigeste en suscitant bien des déceptions tant au niveau de la cohérence que des clichés qui émergent d'une narration à la fois confuse et répétitive qui finit par vous agacer. 

     

    chris whitaker,toutes les nuances de la nuit,éditions sonatineEn ce jour de 1975, les forces de l'ordre ont bouclé les routes du comté de Monta Clare dans le Missouri et sont à la recherche de Patch Macauley qui vient de sauver Misty Meyer des griffes de son ravisseur qui s'en est finalement pris à lui. Dans la forêt on n'a retrouvé que le tee-shirt maculé de sang du jeune garçon à peine âgé de 13 ans. Et malgré l'investissement de la police, les recherches restent vaines. Mais Saint Brown, sa camarade de classe au caractère bien trempé, ne baisse pas les bras et est bien déterminée à retrouver son ami dont on reste sans nouvelle. Et en dépit du temps qui passe, elle échafaude des hypothèses, mêne ses propres investigations et harcèle le shérif afin de faire la lumière sur cette tragédie qui bouleverse l'ensemble de la communauté. Et si Saint s'obstine dans ses démarches un peu vaines, il faut bien admettre, qu'au fil des mois qui défilent, l'affaire ne fait plus la une des journaux et semble tomber dans l'oubli. Mais voilà que Patch Mccauley réapparaît au grand soulagement des habitants et des autorités qui ont tôt fait de classer l'enquête. Mais pour Patch et Saint, il faudra des décennies pour résoudre de tous les mystères qui entourent cette disparition d'autant plus que d'autres événements similaires frappent la région.


    chris whitaker,toutes les nuances de la nuit,éditions sonatineAvec plus de 800 pages au compteur se déclinant au rythme de 261 chapitres, autant vous prévenir que les accros aux rebondissements en auront pour leur argent et que les lecteurs en quête d'émotions seront comblés et qu'à partir de là, on peut parfaitement comprendre que bon nombre de critiques tant dans les médias traditionnels que sur les réseaux, de libraires et de lecteurs y aient trouvé leur compte avec parfois quelques retours dithyrambiques, même si l'on a pu lire des avis plus nuancés. On se retrouve donc à manipuler un pavé assez pesant qui semble d'ailleurs imprégner son contenu d'où rejaillit une certaine lourdeur, ceci plus particulièrement dans le schéma narratif des 261 chapitres qui ne change pas d'un iota du début jusqu'au terme de cette fresque s'étalant sur plus d'une trentaine d'années. Ce qui fait qu'au bout d'une cinquantaine de chapitres on commence à lever les yeux au ciel, lorsque le texte s'achève immanquablement sur une réplique saillante ou sur un retournement de situation. Et cela ne s'arrête jamais avec cette sensation d'écoeurement qui s'empare de vous comme si l'on s'enfilait un fondant au chocolat au terme de chacun de ces chapitres aussi brefs que répétitifs. Et de cette manière, à vouloir trop en faire, Chris Whitaker se perd dans un texte truffé d'incohérences et de hasards circonstanciés plus que douteux à l'image de ce tableau de Patch se retrouvant dans le bureau du directeur d'une prison qui va lui permettre de localiser l'homme qu'il traque depuis des années au détour d'une somme de conjonctures improbables qui équivaut à gagner trois fois de suite le gros lot de l'EuroMillions. Et sans trop vouloir révéler les enjeux de l'intrigue, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur les rapports qu'entretient Grace avec son père qu'elle honnit et dont elle semble pourtant avoir l'occasion de se détacher comme en témoigne ses retrouvailles avec Patch où elle converse tranquillement avec lui dans une grange avec cette sensation de pouvoir évoluer à sa guise au sein du domaine. Et ce sont toutes ces incongruités qui émanent de Toutes Les Nuances De La Nuit, dès l'instant où vous relevez la tête du guidon et que vous vous détachez de ce rythme trépident pour vous interroger sur les entournures de l'intrigue qui apparaissent de plus en plus bancales, voire même chris whitaker,toutes les nuances de la nuit,éditions sonatineartificielles. On en est même à se demander pourquoi l'auteur a voulu que les événements se déroulent dans la région des Orzaks si ce n'est pour répondre à une tendance de plus en plus prégnante autour de ces auteurs issus de ces régions montagneuses à l'instar de Daniel Woodrell digne représentant de cette contrée qui a également inspiré les auteurs de la série à succès Orzak. Quoiqu'il en soit, avec la ville de Monta Clare, il est bien certain que l'on ne retrouvera pas cette force rugueuse d'un environnement qui fait figure de décor de carton-pâte parsemé d'une flore dont les noms semblent sortir de quelques fiches Wikipédia pour donner le change à une succession de clichés bien trop convenus. On pourrait en dire de même pour ce qui concerne l'actualité et même à la musique qui ne sont là que pour signaler la décennie dans laquelle on se situe mais qui ne s'agrègent aucunement au cours d'une intrigue à la fois confuse et décousue d'où émerge tout de même quelques scènes saisissantes chargées de tension. Alors bien sûr que l'on sera marqué par Patch le pirate et Saint l'apicultrice, deux personnages un peu trop propre sur eux, dont on découvre les trajectoires au rythme frénétique d'un roman débordant d'une émotion qui, à force de dégouliner, devient quelque peu encombrante comme si l'on ne savait plus trop quoi faire de ces vagues continuelles de rebondissements et de sentiments qui finissent par vous submerger jusqu'à la noyade. Un véritable naufrage. Dommage.

     

    Chris Whitaker : Toutes Les Nuances De La Nuit (All the Colours Of The Dark). Sonatine 2025. Traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Cindy Colin-Kapen. 


    A lire en écoutant : Polly (Live Acoustic) de Nirvana. Album : MTV Unplugged In New York. 1994 UMG Recording, Inc.