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03. Roman policier - Page 13

  • Chris Offutt : Les Gens Des Collines. La loi du Talion.

    chris offutt, les gens des collines, gallmeisterChacun s'est approprié un territoire qu'il représente au gré de ses écrits avec ce que l'on appelle communément le "Country Noir" désignant ces romans noirs ou ces polars ayant pour cadre des régions reculées de l'Amérique profonde et que Daniel Woodrell a initié avec son roman Faites-Nous La Bise (Rivages/Noir 1998) où figure ladite mention sur la couverture, dans sa version originale. Pour ce qui concerne le Kentucky et plus particulièrement la région minière des Appalaches, c'est sans conteste Chris Offutt qui s'est approprié cet Etat d'où il est originaire, en ayant vécu non loin des fameuses collines où il situe la majeure partie de ses intrigues à l'instar des recueils de nouvelles Kentucky Straight (Gallmeister 2018) et Sortis Du Bois (Gallmeister 2021) ou des romans comme Le Bon Frère (Gallmeister 2018) et Nuits Appalaches (Gallmeister 2020), un ouvrage qui a contribué à sa renommée dans nos régions francophones et dont le titre original, Country Dark, reprend donc l'expression utilisée par Daniel Woodrell. Dernier roman en date, Les Gens Des Collines bénéficie d'un beau concept graphique original où les cercles concentriques illustrent les cercles familiaux composant la communauté de la petite bourgade de Morehead et de ses collines avoisinantes se situant non loin de Haldeman, localité où a grandi Chris Offutt.

     

    Mike Hardin est de retour dans son Kentucky natal à l'occasion d'une permission accordée par l'armée qui lui donne l'occasion de constater que son mariage est moribond. Se réfugiant dans la cabane de son grand-père, nichée au coeur des collines qu'il affectionne, Mike noie son chagrin dans le bourbon qu'il a stocké en grande quantité. C'est sa soeur Linda, femme de caractère devenue première shérif du comté, qui va le tirer de sa léthargie afin quil puisse apporter son aide dans une sordide affaire de meurtre. On a découvert dans les bois, le cadavre d'une jeune veuve, ce qui suscite l'émoi au sein d'une région où la population est prompte à régler ses comptes elle-même. Linda voit en Mike, un vétéran respecté qui possède de solides compétences en tant qu'enquêteur au CID tout en connaissant parfaitement chaque membre de la communauté qui sera plus à même de se confier auprès de lui. Mais parviendront-ils à découvrir rapidement la vérité afin d'apaiser la colère aveugle qui gronde dans les collines ?

     

    S'orientant autour d'une enquête policière, on retrouve avec Les Gens Des Collines le style à la fois âpre et sobre de Chris Offutt qui nous offre, une fois encore, la possibilité de nous immerger au sein de cette communauté du Kentucky et plus particulièrement de ces individus qui vivent dans les collines environnantes avec ce sentiment d'appartenance omniprésent que l'on perçoit dans le contexte des investigations que mênent Mike Hardin et sa soeur Linda, deux personnages emblématiques, aux caractères forts et auxquels on s'attache rapidement.  C'est l'autre caractéristique de Chris Offutt que de nous proposer, ce type de protagonistes dont on découvre une épaisseur qui dépasse le cadre de l'intrigue avec les rapports qu'entretient Mike Hardin avec sa soeur, mais également avec son épouse et dont le mariage déclinant nourrit le récit dans le contexte des rapports familiaux entre les différents membres de cette communauté que l'auteur dépeint avec un belle justesse. Comme un guide nous permettant de percevoir cette mentalité chargée d'une certaine violence sous-jacente qui prévaut dans le comté de Rowan avec une population soudée et solidaire, on suit les pérégrinations de Mike Hardin menant une enquête sur un mode assez classique où son statut de vétéran fait de lui une personnalité respectée au sein d'une communauté qui se montre défiante vis à vis de l'autorité. C'est l'occasion de découvrir ainsi toute une galerie de personnages secondaires hauts en couleur et parfois attachants à l'instar du shérif adjoint Johnny Boy Tolliver, du vieux Tucker, cueilleur de ginseng octogénaire, ou du directeur de funérarium Marquis Sledge III officiant également comme coroner. Autour du crime de Veronica Johnson, le suspense ne réside pas tant dans l'identité du coupable mais de ce désir de vengeance qui émane de la famille et que Mike et Laura doivent tenter de contenir. Et puis il y a cette atmosphère électrique émanant de cette petite ville caractéristique du Kentucky et de sa nature environnante que Chris Offutt décline par petites touches subtiles pour nous livrer un tableau flamboyant dans lequel on apprécie de déambuler en compagnie de cette collectivité aux contours rugueux mais qui se montre plus avenante qu'il n'y paraît.

     

     

    Chris Offutt : Les Gens Des Collines (The Killing Hills). Editions Gallmeister 2022. Traduit de l'américain par Anatole Pons-Reumaux.

    A lire en écoutant : In Hell I'll Be In Good Compagny de The Dead South. Album : Good Compagny. 2014 Devil Duck Records.

  • LAURENT ELTSCHINGER : SUR LE PLANCHER DES VACHES. AMOUR VACHE.

    Capture d’écran 2022-04-20 à 11.14.55.pngDepuis quelques années, on assiste, en Suisse romande, à un déferlement d'ouvrages dans le domaine de la littérature noire se concentrant plus particulièrement sur l'aspect du folklore ou du terroir avec une propension aux publications régionales qui semblent séduire la population locale appréciant de se retrouver au coeur des lieux qu'elle fréquente dans son quotidien. Au delà de cette caractéristique du terroir, on peine parfois à discerner l'intérêt de ces textes négligeant trop souvent une intrigue demeurant très limitée, voire même quasiment inexistante. Il faudra donc faire le tri dans toutes ces publications pour dénicher quelques romans policiers dignes d’intérêt, présentant cet équilibre délicat entre terroir et dimension sociale qui tend vers l'universalité comme c'est le cas avec la maison d'éditions Montsalvens et sa collection Vanil Noir (polar des terroirs) dirigée par Francis Antoine Niquille, un passionné du genre policier et dont les couvertures caractéristiques de silhouettes noires sur fond rouge, légèrement rugueuses, deviennent gage de qualité, ceci plus particulièrement avec Laurent Eltschinger dont le roman Sur Le Plancher Des Vaches connait un certain succès qui mériterait de dépasser les frontières helvétiques.

     

    A Treyvaux, dans le canton de Fribourg, Conrad, un vieux paysan irascible qui n'a d'attachement que pour ses vaches, vient de perdre trois bêtes coup sur coup et ne se remet pas du malheur qui le frappe ainsi. Maltraitance ou malveillance, les rumeurs vont bon train dans le village, jusqu'à ce que le vétérinaire cantonal confisque le troupeau au grand désarroi de cet éleveur colérique et désespéré qui ne sait vers qui se tourner. Du côté du Jura neuchâtelois, au village des Verrières ce sont trois enterrements que l'on célèbre en moins de dix jours. Mais peut-il y a avoir un lien entre ces deux événements ? L'implantation d'un parc éolien aux Verrières et le projet d'une gravière à Treyvaux peuvent-ils entrer en ligne de compte dans le cadre d'une enquête complexe que le lieutenant Jean-Bernard Brun, surnommé JiBé, va devoir mener en évitant de mettre les pieds dans la beuse.

     

    Second opus d'une série débutant avec Le Combat Des Vierges (Vanil Noir 2021), on retrouve donc le fameux JiBé, inspecteur de police à la Sûreté fribourgeoise, désormais promu lieutenant et qui officie sur un territoire à la fois rural et citadin que l'on découvre par le prisme de l'écriture solide de Laurent Eltschinger qui assaisonne son texte de quelques traits d'un humour saillant conférant ainsi une certaine légèreté à une intrigue abordant des thèmes graves tels que l'adoption forcée ou le suicide au sein du monde paysan. Deux sujets qui ont marqué l'actualité du pays et que l'auteur restitue avec justesse en adoptant le point de vue de Conrad Gaillard, ce vieux paysan fribourgeois renfrogné qui subsiste tant bien que mal avec une exploitation modeste composée essentiellement d'un troupeau de vaches laitières qu'il affectionne particulièrement. C'est autour de ce personnage haut en couleur et particulièrement réussi que gravite une intrigue parfois complexe se déroulant sur le canton de Fribourg mais également dans la région de l'arc jurassien neuchâtelois où l'on perçoit la défiance d'une population face à l'implantation d'un parc éolien qui demeure également l'un des sujets d'actualité de la Suisse romande. Afin de démêler cet écheveau d'intrigues, on va donc suivre les investigations de JiBé, ce policier intuitif et empathique, dont le parcours de vie ordinaire nous permet de découvrir la mentalité fribourgeoise où toutes les couches sociales se côtoient que ce soit du côté d'une boulangerie artisanale du quartier du Bourg ou du côté de la patinoire où se déroule les championnats du monde de hockey sur glace. Loin d'être anecdotiques ou folkloriques, ces aspects du quotidien servent la cause d'un récit intriguant qui part dans plusieurs directions au risque parfois de perdre le lecteur mais que Laurent Eltschinger ramène à bon port au terme d'un épilogue recelant bien des surprises. Au final on apprécie le réalisme d'une enquête inter cantonale bien campée où l'on côtoie les inspecteurs de plusieurs brigades tels ceux de la brigade financière ainsi que les procureurs auxquels JiBé doit rendre des comptes, tout comme son homologue neuchâtelois, dans le cadre d'une atmosphère helvétique habilement restituée. 

     


    Laurent Eltschinger : Sur Le Plancher Des Vaches. Editions  Montsalvens/Vanil Noir 2022.

    A lire en écoutant : Solitude de Herbie Hancock. Album : River - The Joni Letters. 2007 The Verve Music Group.

  • MIGUEL SZYMANSKI : CHÂTEAU DE CARTES. MIROIR AUX ALOUETTES.

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    Service de presse.

     

    
Un nom aux consonances des pays de l'Est pour un prénom aux accents lusitaniens, les éditions Agullo nous invite une nouvelle fois à une rencontre particulière avec Miguel Szymanski, un romancier au profil singulier exerçant également la profession de journaliste que ce soit en Allemagne comme correspondant pour plusieurs grands titres de la presse économique ou dans son pays d'origine, le Portugal, où il a notamment dénoncé les affres d'une politique d'austérité qui a conduit la nation au bord de la faillite. Et pour appuyer ses propos sur un monde de la finance corrompu quoi de mieux qu’une série de polars se déroulant à Lisbonne et mettant en scène Marcelo Silva, un personnage présentant quelques similitudes avec son auteur. Ainsi avec Le Château De Cartes, premier opus de la série, nous faisons la connaissance de cet ancien journaliste en Allemagne se reconvertissant en chef d'une brigade financière chargée de dénoncer les incartades d'hommes politiques acoquinés à quelques banquiers véreux tout en découvrant les charmes de la capitale méconnue du Portugal que l'on surnomme "la ville aux moeurs douces". 

     

    Marcelo Silva a démissionné de son poste de journaliste en Allemagne pour retourner à Lisbonne afin d'endosser la fonction de chef d'une brigade chargée de lutter contre la corruption gangrenant toutes les strates des institutions bancaires et politiques en choisissant "le glaive à la lame affutée plutôt que la plume rouillée" qu'il a remisé dans un tiroir de son bureau. Bénéficiant de l'appui d'une justice désireuse d'en finir avec tout un conglomérat d'hommes puissants et dévoyés, Marcelo Silva va s'intéresser à la disparition d'un millionnaire à la tête d'une grande banque privée du pays en pressentant quelques parfums de scandale autour de cet établissement bancaire à la réputation plutôt sulfureuse. Evoluant comme un poisson dans l'eau dans le milieu de la bourgeoisie lisboète, Marcelo Silva va rencontrer quelques hommes d'affaires et politiciens corrompus, ainsi que des hommes de main chargé de l'éliminer tandis qu'il fraie avec une mystérieuse fille de bonne famille qui en sait peut-être plus qu'elle ne veut bien le dire sur les accointances entre les différents acteurs d'un monde économique dévoyé.

     

    Ne connaissant pas la période dans laquelle se situe l'histoire, on ne sait pas vraiment si l'intrigue du Château De Cartes est basée sur des faits réels. Mais il émerge du récit de nombreuses allusions à la crise économique à laquelle le Portugal a dû faire face durant les années 2010 avec cette sensation que de nombreux édiles ont dû faire du profit en dépit de cette période d'austérité où il se sont enrichis sur le dos de la population et des instances étatiques. C'est en tout cas ce sentiment d'injustice qui anime Marcelo Ernesto Silva Consalinsky, personnage central du roman, bien décidé à lutter contre la corruption et à mettre à jour les systèmes opaques qui régulent un monde financier fragilisé par l'aveuglement de magnats et politiciens persistant à maintenir certains établissements bancaires, ceci en dépit d'une situation catastrophique qui risque d'entrainer tout le pays dans un désastre économique sans précédent à l'instar de cette Banco de Valor Global dont le dirigeant, António Carmona, a soudainement disparu. En suivant les investigations de cet ancien journaliste, devenu enquêteur pour le compte de la police, on découvre donc ces collusions entre banquiers et politiciens qui s'emploient à dissimuler les pertes en les compensant avec les deniers publics ceci afin de privilégier notamment quelques businessmen angolais frayant avec leurs anciens colonisateurs. L'intérêt du récit réside autour de l'écriture dynamique de Miguel Szymanski qui bâtit une véritable intrigue policière pleine de suspense sans se perdre dans les méandres d'explications financières arides et fastidieuses afin de se concentrer sur les éléments essentiels d'une intrigue habilement construite. C'est aussi l'occasion pour l'auteur de nous dépeindre Lisbonne et ses environs en vantant les charmes de la capitale, sans pour autant jouer au guide touristique, en arpentant les rues d'une ville semblant également être victime de la gentrification. Dans un tel contexte, on apprécie Marcelo Silva, ce personnage singulier qui nous sert de guide en fréquentant quelques restaurants sélectes de la capitale où il côtoie toute une galerie de protagonistes au profil singulier à l'image de Margarida, une quarantenaire au charme indéniable possédant un impressionnant carnet d'adresse  dans le monde de la bourgeoisie lisboète. Homme de goût, distribuant les billets de 50 euros comme des bonbons, Marcelo Silva, fait sans nul doute partie de cette bourgeoisie dont il connaît bien les contours lui permettant d'évoluer aisément dans cet univers où l'arrogance semble être une règle de bienséance et à laquelle il fait face avec une désinvolture rafraichissante.

     

    Roman policier nous projetant dans le monde de la finance, Miguel Szymanski distille avec Château De Cartes une intrigue au charme indéniable qui nous entraine dans ce pays méconnu du Portugal et plus particulièrement de Lisbonne où l'on découvre par l'entremise de Marcelo Silva quelques contours peu glorieux d'un gouvernement à la solde des financiers ce qui n'a rien d'un particularisme.

     


    Miguel Szymanski : Château De Cartes (Ouro Prata E Silva). Editions Agullo/Noir 2022. Traduit du portugais par Daniel Matias.


    A lire en écoutant : Mona Ki Ngi Xica de Bonga. Album : Angola 72-74. 2011 Lusafrica.

  • Abir Mukherjee : Avec La Permission De Gandhi. Désobéissance civile.

    Capture d’écran 2022-02-25 à 17.53.05.pngSi l'on consulte le site d'Abir Mukherjee, on constatera avec plaisir que les enquêtes du capitaine Sam Wyndham et du sergent Satyendra Banerjee comportent cinq volumes dont trois sont actuellement traduits en français ce qui présage une réelle évolution de deux personnages qui font désormais partie intégrante du paysage de la littérature policière anglaise. Une série au succès grandissant débutant avec L'Attaque Du Calcutta-Darjeling (Liana Levi 2019) où l'on rencontrait ces deux enquêteurs évoluant à Calcutta en 1919 au sein de la police impériale du Bengale alors que l'empire britannique doit faire face aux mouvements indépendantistes qui secouent l'Inde, nous permettant ainsi d'observer, sur fond d'enquêtes policières, les grands événements qui ont marqué cette période trouble. Comme pour nous proposer une vue d'ensemble des provinces et royaumes composant l'Inde actuelle, Abir Mukherjee nous entrainait, avec Les Princes De Sambalpur (Liana Levi 2020), dans les méandres exotiques de l'entourage d'un maharadjah assassiné à Calcutta et dont la succession met en exergue tous les conflits internes du royaume que le vice-roi des Indes ne manque pas d'exploiter afin d'affirmer son autorité. Outre son aspect à la fois historique et exotique, on apprécie la forme d'ironie qui imprègne ces récits où fiction et faits réels se côtoient dans les entrelacs d'intrigues policières habilement mises en scène autour de deux protagonistes aux caractères ambivalents que ce soit Sam Wyndham et son problème d'addiction à l'opium qui le rend à la fois irascible et vulnérable ou Satyendra Banerjee tiraillé entre son engagement pour l'institution dont il dépend et cette prépondérance à l'indépendance qui anime l'ensemble des membres de sa famille et dont on découvre toute l'ampleur Avec La Permission De Gandhi, dernier opus de la série traduit en français.

     

    A quelques jours de Noël 1921, rien ne va plus pour le capitaine Sam Wyndham qui crapahute sur les toits de la ville de Calcutta pour fuir ses collègues policiers qui ont eu la malencontreuse idée de faire une descente dans la fumerie d'opium où il a ses habitudes. Pour couronner le tout, lors de sa fuite, le voici confronté à la découverte d'un cadavre dont les stigmates sont particulièrement déplaisants avec le manche d'un poignard émergeant au niveau du sternum et les yeux arrachés. Parvenant à échapper à ses poursuivants le capitaine Wyndham se voit confier une enquête avec une victime portant les mêmes blessures. S'ensuit une série de crime qui n'entame pas l'inquiétude des autorités bien plus préoccupées par l'arrivée du prince de Galles, en visite officielle au coeur d'une cité où un certain Gandhi et ses comparses prônent la désobéissance civile. Dans un tel contexte où sa famille soutient cette révolte qui gronde, comment va se comporter le sergent Satyendra Banerjee dont l'appartenance à l'institution des colonisateurs devient inconciliable ? Dans l'ébullition d'une atmosphère chargée d'émotions, les deux enquêteurs vont devoir faire preuve de toute leur persévérance pour résoudre une enquête prenant racine dans les affres de la première guerre mondiale qui fait ressurgir des ressentiments que le temps n'a pas apaisé. 

     

    Smoke And Ashes, on aurait préféré la version littérale en français du titre original mais finalement Avec La Permission de Gandhi traduit sans nul doute l'une des attentes du lecteur qui se demande si le capitaine Sam Wyndham et le sergent Satyendra Banerjee, les deux personnages centraux de la série, vont finalement croiser la route de la figure emblématique de l'Inde incarnant, aujourd'hui encore, le mouvement de la désobéissance civile permettant au peuple indien d'accéder à son indépendance. Si la figure emblématique de l'Inde semble se faire désirer, les deux policiers vont rencontrer l'un de ses partenaires, l'avocat Chitta Ranjan Das, figure de proue du mouvement indépendantiste à Calcutta qui défie les autorités coloniales occupées à organiser les préparatifs pour la venue du prince de Galles en visite officielle dans un contexte plutôt tendu. Dans cette atmosphère historique si particulière, les deux policiers vont évoluer au sein d'une ville en ébullition tout en luttant contre leurs problèmes personnels respectifs que ce soit son addiction à l'opium pour Sam Wyndham ou que ce soit les tiraillements entre son engagement professionnel et l'opprobre de sa famille que suscite un tel engagement pour Satyendra Banerjee. Des personnages tourmentés qui gagnent en épaisseur en nous projetant sur les traces d'un tueur issu des Gurkhas, ces fameuses unités népalaises au service de l'occupant colonial et dont certains membres servirent de cobayes pour des essais de gaz moutarde qui nous renvoie à l'horreur des combats de la première guerre mondiale dont Sam Wyndham est un vétéran. Il en résulte ainsi une intrigue habilement construite oscillant entre fiction et faits historiques qu'Abir Mukherjee distille avec une belle intelligence et une dose de tension savamment travaillée. 

     

    Probablement le plus sombre des trois romans, Avec La Permission De Gandhi nous entraîne de manière plus drastique dans les méandres de la quête de l'indépendance de l'Inde et de ses enjeux qui régissent les intérêts des belligérants autour desquels gravitent deux enquêteurs dont ont apprécie de plus en plus le caractère ambivalent reflet des aléas de l'époque en leur conférant ainsi un supplément d'humanité. 

     

     

    Abir Mukherjee : Avec La Permission De Gandhi (Smoke and Ashes). Editions Liana Levi 2022. Traduit de l'anglais par Fanchita Gonzalez Batlle.

     

    A lire en écoutant : Lead A Normal Life de Peter Gabriel. Album : Melt. 2015 Peter Gabriel Ltd.

  • Benjamin Dierstein : La Sirène Qui Fume. Impair et manque.

    Capture.PNGJe dois bien avouer que n'appréciant que très modérément le contenu de la revue Sang-froid, je suis passé complètement à côté de l'œuvre de Benjamin Dierstein, dont les débuts coïncident avec la survenue en 2018 du prix Sang-froid, récompensant un romancier jamais encore publié, avec un jury qui porta son choix sur La Sirène Qui Fume, premier récit de l'auteur. Il faut donc rendre un hommage appuyé à la rédaction ainsi qu'à l'ensemble du jury qui ont mis ainsi en lumière l'une des grandes voix dissonantes de la littérature noire francophone avec un roman policier qui s'inscrit désormais dans une trilogie comprenant La Défaite Des Idoles (Points policier 2019) et La Cour Des Mirages (Les Arènes/Equinox 2022), dernier opus qui fait l'actualité et que j'aurais tout d'abord pu évoquer pour être en phase avec cette sacro-sainte temporalité, ce d'autant plus que les éditeurs et chroniqueurs vous expliqueront qu'il est tout à fait possible de lire ces trois ouvrages de manière individuelle, voire même de les aborder dans un ordre aléatoire. Effectuer une telle démarche, serait une grave erreur qui vous priverait d'une certaine dimension dramatique habitant les personnages qui traversent les trois récits. En entamant La Sirène Qui Fume, le lecteur doit tout d'abord se préparer au choc d'une écriture énergique et déjantée qui rappelle celles de James Ellroy ou de David Peace, même si Benjamin Dierstein s'affranchit avec succès de ces modèles qu'il évoque d'ailleurs lorsqu'il fait référence à ses sources d'inspiration.

     

    Le capitaine Gabriel Prigent est un flic qui traine une sacrée réputation après avoir dénoncé à Rennes un de ses partenaires corrompus. Fraichement muté au 36 quai des Orfèvres, il intègre un groupe de la Brigade criminelle avec des collègues qui l'observent avec une certaine méfiance. Mais pour le lieutenant Christian Kertesz de la BRP, c'est avec défiance qu'il considère ce nouveau venu lui qui est compromis dans un business juteux avec la mafia corse. Entre les tourments de l'un et les obsessions de l'autre, les deux hommes vont pourtant se retrouver à la croisée des chemins autour d'une enquêtes se focalisant sur une série de meurtres de prostituées mineures dont les corps sauvagement mutilés ont la particularité de porter un tatouage représentant une sirène qui fume. Mais mettre à jour un réseau de prostitution pédocriminel comporte certains risques, ceci d'autant plus lorsqu'il implique des fonctionnaires et des politiciens de haut rang. 

     

    La Sirène Qui Fume s'articule autour de l'alternance de deux enquêtes que mènent en parallèle le capitaine Gabriel Prigent dont l'intrigue se décline à la première personne tandis que celle du lieutenant Christian Kerstesz emprunte la voix narrative de la deuxième personne ce qui apporte un certain dynamisme à l'ensemble d'un récit tonitruant ponctué de coups d'éclat spectaculaires qui vous empêchent de reprendre votre souffle. Benjamin Dierstein ne ménage pas le lecteur, bien au contraire, on assiste ainsi aux excès de deux flics que tout oppose, hormis cette folie sous-jacente, émanant de leur passé respectif, qui va les submerger. Mais au-delà le l'outrance qui anime les deux personnages centraux du récit, Benjamin Dierstein corsète son roman dans une rigueur à toute épreuve que l'on retrouve tout d'abord dans le réalisme de l'appareil policier prenant parfois quelques tournures politiques notamment lors de la confrontation entre Gabriel Prigent, représentant syndical de gauche et sa collègue Laurence Verhaegen qui se situe sur la droite de l'échiquier. Cette rigueur, on la retrouve également dans le contexte social de cette année 2011 que Benjamin Dierstein décline par le biais de ces courtes dépêches qui ponctuent l'ensemble du roman en nous permettant de nous remémorer l'ascension et la chute de DSK, l'affaire du Carlton de Lille, la chute du président Gbagbo en Côte d'Ivoire ou l'achat du PSG par une filiale du fond souverain du Qatar pour n'en citer que quelques unes. Loin d'être anodines, ces dépêches, outre le fait de contextualiser l'époque, donnent une tout autre dimension à l'enquête que mêne les deux policiers autour d'un réseau criminel de prostitution de filles mineures, ainsi que tout ce qui a trait à la pègre corse et à son implantation au coeur la capitale et plus particulièrement au célèbre cercle de jeu Wagram faisant l'objet d'une descente des forces de police qui va entrainer sa fermeture définitive en bousculant tous les protagonistes d'une intrigue brutale. 

     

    Avec La Sirène Qui Fume, on oscille donc entre une réalité trouble et une fiction tourmentée que Benjamin Dierstein assemble avec une habilité et une intensité peu communes au cours d'un roman dense dont le final, imprégné d'une violence dantesque, vous achèvera aussi sèchement que l'impact d'une cartouche de 44 magnum.

     

    Benjamin Dierstein : La Sirène Qui Fume. Editions Nouveau Monde 2018. Editions Points Policier 2019.

    A lire en écoutant : Faze Wave de The Cave Singers. Album : No Witch. 2011 Jagjaguwar.