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  • COLIN NIEL : WALLACE. FORET CHIMERIQUE.

    Wallace, Colin Niel, éditions du rouergueC'est en s'aventurant sur le terrain de la forêt amazonienne et plus particulièrement celle de la Guyane française, que cet ancien ingénieur des eaux et forêts s'est fait connaître en lançant une série de romans policiers mettant en scène le capitaine André Anato, un gendarme noir-marron en quête de ses origines guyanaises et dont on suit les enquêtes débutant avec Les Hamacs De Carton (Rouergue/Noir 2012)  où il est justement question d'identité, puis se poursuivant au cœur de la jungle avec Ce Qui Reste En Forêt (Rouergue noir 2013) tandis que Obia (Rouergue noir 2015) prenait une allure un peu plus mystique alors que Sur Le Ciel Effondré (Rouergue noir 2015) nous permettait de nous immerger au sein du peuple Wayana, une communauté autochtone vivant sur les rives du fleuve Maroni.  Si le genre policier convient parfaitement à Colin Niel, il n'est pas en reste lorsqu'il se lance dans le roman noir où l'on découvre l'aspect rural de la région des Grandes Causse avec Seules les Bêtes (Rouergue noir 2017), dont l'adaptation au cinéma par le réalisateur Dominik Moll a connu un succès retentissant. Adoptant une nouvelle fois les codes du roman noir, avec une alternance entre le massif pyrénéen et les contrées sauvages de la Namibie, les thèmes de la faune et de la nature demeurent omniprésents avec Entre Fauves (Rouergue noir 2020) où l'intrigue s'articule également autour du délicat sujet de la chasse. Et puis il y a Darwyne (Rouergue noir 2022) roman aux connotations à la fois sociales et fantastiques avec lequel Colin Niel nous entraîne une nouvelle fois en Guyane au gré du parcours singulier d'un petit garçon partagé entre l'amour de sa mère qui le rejette et sa fascination pour la forêt amazonienne. C'est peu dire que l'on avait été marqué par cette intrigue à la fois sombre et poignante où le rapport à la magie nous offrait une toute autre vision de l'environnement forestier, en allant à la rencontre de créatures issues des contes et légendes de la région. Cet aspect chimérique de la faune et de la flore de la Guyane, on va le retrouver avec Wallace qui prend l'allure d'une suite, sans en être vraiment une, puisque l'on retrouve bon nombre des protagonistes principaux de Darwyne, dix ans après les péripéties de ce précédent récit. A l'occasion de la sortie de ce nouveau roman, il ne faudra pas manquer d'aller à la rencontre de Colin Niel qui sera présent lors du festival Le Livre Sur Les Quais se déroulant sur les bords du lac Léman à Morges.

     

    Au service social de la protection de l'enfance d’une ville de Guyanne, on peut toujours compter sur les compétences de Mathurine qui s'investit corps et âme dans son travail d’assistante sociale tout en élevant seule son fils Wallace, âgé de neuf ans. Passionné de jeux vidéo, le jeune garçon ne comprend pas l'intérêt que sa mère porte à tout ce qui a trait à cette forêt si dense qu'elle fait presque peur, tant et si bien que les relations deviennent de plus en plus tendues, ce d'autant plus que Mathurine est encore bouleversée par la mort d'une jeune fille placée en famille d'accueil et que l'on a retrouvé noyée dans le lit d’une rivière. Et lorsque le père de l'enfant décédée confie à l'assistante sociale avoir vu une étrange apparition à la lisière de cette jungle qu'il connaît bien, il y a les souvenirs qui remontent à la surface. Ceux de ce petit garçon qu'elle a croisé il y a de cela bien des années et dont elle est persuadée qu'il n'a pas pu disparaître au cœur de cette forêt qu'il affectionnait tant et dans laquelle il évoluait comme s'il était chez lui.

     

    On appréciera tout d'abord cette superbe couverture colorée de Wallace illustrant parfaitement le thème de cette nature luxuriante à laquelle se mêlent quelques créatures légendaires de la forêt amazonienne que l'on avait déjà croisées lors de la lecture de Darwyne, tout en notant que ce récit n'intègre plus la collection noire des éditions du Rouergue, ce qui n'enlève rien à ses qualités, bien au contraire puisque l'on retrouve cette construction narrative chargée en tension, caractéristique intrinsèque de l'auteur qui sait également jouer avec les émotions. Avec Wallace, Colin Niel se concentre principalement autour du personnage de Mathurine qui a bien évidemment évolué avec le temps, ce d'autant plus qu'elle a donné naissance à l'enfant qu'elle désirait tant et qu'elle élève seule du mieux qu'elle le peut. On observera les rapports complexes qu'elle entretient avec son fils dont on adopte également le point de vue au rythme de l'alternance des chapitres qui se concentrent également sur le personnage de Tiburce, ce père meurtri par la perte de sa fille et qui veut en faire porter la responsabilité sur quelqu'un d'autre que lui car il ne peut supporter un tel poids sur ses épaules. Ainsi, Colin Niel dépeint habilement la difficulté des rapports entres parents et enfants, du manque qui peut en découler parfois, de l'incompréhension générant colère et frustration et surtout de cet amour qui déborde mais que l'on ne sait pas toujours formuler de manière correcte. Et puis en arrière-plan, à la lisière du parcours chaotique de ces trois protagonistes, il y a la personnalité de Darwyne qui plane sur l'ensemble de l'intrigue où l'enjeu consiste à déterminer si cet enfant d'autrefois a vraiment existé en endossant les aspects du Maskilili, ce petit être issu du folklore guyanais dont les pieds retournés lui permettent d'égarer dans la forêt ceux qui se seraient mis en tête de le suivre. A partir de là, le récit bascule dans une dimension fantastique tout en maîtrise car elle oscille sur un certain réalisme en nous permettant de découvrir d'autres créatures étranges, issues de cette forêt primaire dont on dit qu'une partie de la faune et de la flore n'a pas encore été répertoriée et qui recèle donc quelques secrets dont l'homme n'a pas encore eu accès et qu'il convient sans doute de préserver. Mais au-delà de l'égarement dont il est question, le passage dans la forêt prend l'allure d'un voyage initiatique permettant à Mathurine, Wallace et Tiburce de retrouver un certain sens dans leur vie et peut être de dégager ce qui parait essentiel, à savoir cet amour qu'ils gardaient en eux, par crainte de faiblesse ou de maladresse. Mais plutôt que d'apparaître comme une évidence, Colin Niel joue avec l'incertitude et la peur générant cette fameuse tension émanant d'un texte prenant et tout en émotion, ceci jusqu'au terme d'un récit séduisant qui sort de l'ordinaire tout en appréciant ces petits clins d'oeil, pour les connaisseurs, à Obia, troisième opus des enquêtes du capitaine Anato, dont on découvre le devenir de l'entourage de certains de ses protagonistes. Ainsi, c’est tout l’univers de la Guyane que l’on découvre encore une fois, sans d’ailleurs que la région soit explicitement évoquée, ce qui confère à Wallace un caractère universel, tant dans les domaines sociaux qu’environnementaux tout en s’agrégeant dans le substrat foisonnant des légendes au gré d’une intrigue habile qui ne manquera pas de bouleverser les lecteurs qui vont s’aventurer dans monde à nul autre pareil.

     

    Colin Niel : Wallace. Editions du Rouergue 2024.

    A lire en écoutant : Ti Péyi-a de Saïna Manotte. Album : Poupée Kréyol.2018 Saïna Manotte.

  • Frédéric Paulin : Nul Ennemi Comme Un Frère. La guerre du Liban.

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    Service presse.

     

    Alors bien sûr, on annonce plus de 450 romans pour cette rentrée littéraire 2024, tandis que journalistes, chroniqueurs, blogueurs et autres influenceurs littéraires affutent leurs arguments éclairés pour vous livrer l’ouvrage indispensable qu’il vous faut acquérir en énumérant notamment quelques mastodontes de la littérature trustant cette faste période livresque. Alors bien sûr, il y a les classiques d’autrefois dans lesquels on trouve refuge et les romances d’aujourd’hui qui vous lavent la tête dans une logique toujours plus expansive de divertissement comme en témoigne les rayonnages toujours plus imposants de littérature « young adult » et de récits « feelgood ». Alors bien sûr, on aura l’air malin de dénigrer ces genres littéraires alors que le roman noir et le polar font l'objet d'un dédain, voire d'un mépris qui reste d'actualité. Tout juste nous accorderons-nous sur le fait que la plupart de ces ouvrages s’inscrivent dans une logique d’échappatoire du quotidien tandis que la littérature noire se décline autour d’une démarche totalement opposée dans laquelle figure, parmi tant d’autres, le romancier rennais Frédéric Paulin s’interrogeant en permanence sur le monde qui nous entoure. Diplômé de science politique, ayant exercé les professions de journaliste indépendant et de professeur d’histoire et géographie, il est désormais l’auteur de près d’une trentaine de romans et de nouvelles dont la fameuse trilogie Tedj Benlazar qui fait référence, au gré d’une fiction nous permettant d’appréhender, de manière saisissante, l’histoire du terrorisme djihadistes lors de son émergence en Algérie avec La Guerre Est Une Ruse (Agullo 2018), de son évolution nous entraînant vers les tragédies du 11 septembre 2001 aux USA avec Prémices De La Chute, pour nous conduire finalement, avec La Fabrique De La Terreur (Agullo 2020), jusqu’aux attentats du 15 novembre 2015 qui ont frappé Paris. Toujours animé de cette volonté de mettre en lumière, par le biais de la fiction, la part sombre de l’histoire contemporaine, Frédéric Paulin se penchait, avec La Nuit Tombée Sur Nos Âmes (Agullo 2021), sur les événements du G8 à Gênes et de l’escalade de violences débouchant sur des émeutes et des exactions policières sans précédent ainsi que sur la mort d’un manifestant abattu par un carabinieri. Difficile d’énumérer la liste des prix prestigieux qui ont encensé ces différents ouvrages en récompensant notamment cette surprenante assimilation d’une documentation impressionnante permettant de mettre en scène d’habiles fictions se conjuguant avec les méandres des faits historiques qu’il dépeint avec autant de rigueur que de recul. C’est dans ce même registre, mais en affichant une dimension encore plus ambitieuse, que l’on va découvrir une nouvelle trilogie époustouflante que Frédéric Paulin consacre à la guerre du Liban et dont on appréhende les premières années avec Nul Ennemi Comme Un Frère, titre évocateur d’une lutte aussi sanglante que fratricide. Alors bien sûr, à l’aune de cette période éditoriale surchargée où l’emploi des superlatifs en tout genre devient monnaie courante en suscitant tout juste un vague haussement d’épaule blasé, il conviendra simplement de mentionner que Nul Ennemi Comme Un Frère fait figure de roman incontournable, bien au-delà de cette simple rentrée littéraire, nous donnant l'occasion de mieux saisir notre époque et plus particulièrement certains aspects des événements actuels frappant cruellement le Proche-Orient qui s’embrase.

     

    Cela fait déjà quelques temps que les milices chrétiennes du Liban voient d'un mauvais œil l'implantation de camps de réfugiés palestiniens, source de toutes les tensions prenant soudainement une tournure dramatique le 13 avril 1975 lorsque leur leader Pierre Gemayel, qui inaugurait une église dans la banlieue est de Beyrouth, est blessé lors d'une fusillade où l'un de ses gardes du corps perd la vie. En guise de représailles, les miliciens mitraillent un bus transitant dans leur périmètre en abattant plus d'une vingtaine de militants palestiniens et chiites. Ainsi débute la guerre civile libanaise dont le diplomate Philippe Kellerman, attaché à l'ambassade de France, va être le témoin en observant l'embrasement d'un pays qui s'enfonce dans une violence aveugle et sans limite. Agent des services de renseignement français, attaché également auprès de l'ambassade, le capitaine Dixneuf se demande si le gouvernement de Giscard et celui de Mitterand qui lui succède sont en mesure d'endiguer cette spirale infernale de luttes fratricides où les alliances se font et défont en fonction des circonstances et des intérêts de chacun. C'est pour y répondre, en tentant de sensibiliser la droite française à la cause chrétienne que le jeune avocat Michel Nada s'installe à Paris tandis que ses frères poursuivent le combat dans les quartiers de Beyrouth. Dans un tel contexte délétère, le chiite Abdul Rassol al-Amine se doute bien que la situation va encore dégénérer tout en préparant déjà ses combattants à une lutte à mort où tous les coups sont permis jusqu'au sacrifice ultime.

     

    Pour certains d'entre nous, il y a encore ces faits d'actualités d'autrefois qui résonnent à l'instar de ce décompte quotidien des jours de détentions des otages du Liban dont les portraits s'affichaient sur nos écrans en préambule du journal télévisé de 20 heures d'Antenne 2 ou de ces attentats et massacres qui ont marqué notre mémoire. On revoit encore ces carcasses des immeubles de Beyrouth ravagés par les explosions. Et puis on se souvient vaguement du nom de ces factions qui s'affrontent avec l'émergence du Hezbollah et des phalanges chrétiennes sans que l'on ne comprenne réellement les enjeux de cette guerre civile d'une cruauté sans limite faisant plus de 200'000 morts sur une période de 15 ans. Sans pour autant devenir un expert en géopolitique spécialisé dans les questions du Proche-Orient et dont les prérequis ne s'avèrent d'ailleurs pas nécessaire pour aborder Nul Ennemi Comme Un Frère, vous allez découvrir dans cette première partie d'une trilogie annoncée, l'enchainement des événements tragiques qui ont émaillé ce conflit armé ainsi que ses répercussions en France au gré d'un récit au rythme soutenu, dépourvu du moindre chapitre et que l'on absorbera d'un traite au bout d'une petite journée de 72 heures tant l'intrigue se révèle passionnante du début jusqu'à une fin provisoire qui nous fera trépigner d'impatience dans l'attente d'une suite qui s'annonce d'ores et déjà prodigieuse. Pariant sur l'intelligence du lecteur ainsi que sur sa concentration, aidé en cela par l'absence d'une cartographie inutile et d'un glossaire bien trop souvent abscons, Frédéric Paulin décline un texte d'une redoutable efficacité et d'une solide précision nous permettant de digérer aisément la multitude de personnages fictifs ainsi que l'ampleur d'une intrigue complexe où la fiction s'agrège habilement à l'actualité de l'époque que ce soit en France et au Liban tout en côtoyant les personnalités de l'Histoire qui ont joué un rôle dans le déroulement de ces événements. Outre les belligérants du Liban et des pays avoisinants, les diplomates désabusés et alcooliques, les dirigeants et responsables politiques aux positions ambivalentes, les agents secrets aux allures de barbouze frayant avec des policiers traquant des groupes terroristes comme Action Directe, on appréciera la personnalité trouble de Zia al-Faqîh, épousant la cause chiite au Liban jusqu'aux extrémités les plus abjectes ainsi que la force de caractère de la juge Sandra Gagliago qui s'investi peu à peu dans les affaires judiciaires en lien avec le terrorisme qui frappe la France. C'est donc autour de l'ensemble du parcours de ces protagonistes que l'on observe cet enchainement d'éclats de violence qui en entrainent d'autres en générant tout un flot de conséquences s'inscrivant dans une logique aussi factuelle qu'infernale que n'aurait pas renié un romancier comme Jean-Patrick Manchette, tandis que l'intensité du texte nous rappelle les récits de James Ellroy tout en étant parsemé de quelques instants lyriques que David Peace aurait sans doute écrit. Mais bien plus que ces références, on dira du style de Frédéric Paulin qu'il est à nul autre pareil avec cette volonté d'aller à l'essentiel au détour d'une écriture cinglante, dépourvue de la moindre fioriture nous permettant d'aborder sans difficulté la chronologie des événements qui ont marqué la guerre du Liban tout en découvrant quelques aspects méconnus de ce conflit à l'instar de ce trafic de stupéfiants de grande ampleur permettant de financer les milices chiites et les phalanges chrétiennes au gré d'une alliance de circonstance plus que surprenante ou de ce contentieux financier conséquent entre la France et l'Iran entrainant des répercussions d'une incroyable violence. Dès lors, on comprendra que Nul Ennemi Comme Un Frère apparaît comme un roman d'une envergure peu commune qui va vous foudroyer de la première à la dernière page et dont on attend les deux autres volumes avec une certaine fébrilité.  

     

    Frédéric Paulin : Nul Ennemi Comme Un Frère. Agullo noir 2024.

    À lire en écoutant : The Rythm Of The Heat de Peter Gabriel. Album : Peter Gabriel (4). 1982 Peter Gabriel Ltd.

  • KIMBERLY GARZA : LES DERNIERES KARANKAWAS. LES RACINES.

    IMG_2471.jpegIl y a une certaine force de caractère qui émane des textes de la maison d’éditions Asphalte nous embarquant principalement vers des contrée méconnues comme les pays d’Amérique du Sud où l’on a rencontré l’auteur chilien Boris Quercia qui nous a entraîné dans le sillage du déjanté inspecteur Quinones Santiago ainsi que le brésilien Edyr Augusto nous permettant de découvrir la part sombre de la ville de Belem et de la région environnante. On y a croisé également l’Argentin Ricardo Romero et sa verve à la fois sombre et poétique que l’on découvrait avec l’envoûtant et insolite roman Je Suis L’Hiver (Asphalte 2020).  Mais l’Espagne avec Carlos Zanon et son iconique J’ai Été Johnny Thunder (Asphalte 2016) et la France avec Timothée Demeillers et son époustouflant Jusqu’à La Bête (Asphalte 2017) ne sont pas en reste au gré de récits oscillant sur les limites du genre noir pour explorer d’autres registres que ce soit les quartiers populaires de Barcelone pour l’un et les entrailles d’un abattoir pour l’autre. La noirceur chez Asphalte se décline également avec des recueils de nouvelles d’auteurs emblématiques du genre qui se rassemblent autour de leurs villes respectives pour narrer les revers de la médaille et qui comptent désormais une vingtaine d’agglomérations dont Paris bien sûr, mais également Marseille, Bruxelles, Londres, New Delhi et tout dernièrement Toulouse pour n’en citer que quelques unes. Les incursions aux Etats-Unis sont moins fréquentes, aussi se réjouit-on de la découverte de Kimberly Garza une primo-romancière native de Galveston au Texas qui en dépeint, avec Les Dernières Karankawas, l’histoire tragique en lien avec les ouragans qui ont ravagé le Golfe du Mexique, tout en se focalisant sur le quartier des travailleurs du Fish Village rassemblant les communautés originaires du Mexique, des Philippines et du Vietnam qui font vivre cette localité touristique.

     

    A Galveston les touristes se rendent sur le Pleasure Pier ou dans le quartier historique de Strand sans jamais s'aventurer du côté du Fish Village abritant une main-d'oeuvre de condition modeste officiant dans le domaine de la pêche, de la santé, de la restauration et des transports. Carly Castillo y a toujours vécu, élevée par sa grand-mère affirmant qu'elles descendent des Karankawas, peuple autochtone de l'île qui a désormais disparu, victime des génocides de la conquête des colons. Mais Carly sait très bien que son père était originaire du Mexique et que sa mère venait des Philippines. Ce qu'elle ignore, c'est la raison qui a poussé ses parents à l'abandonner lorsqu'elle était enfant. C'est peut-être cette absence de racine qui la pousse parfois à vouloir quitter l'île en dépit de son poste d'infirmière et surtout contre l'avis de son petit ami Jess, excellent joueur de baseball promis à un carrière professionnel qui s'intéresse depuis toujours à l'histoire tumultueuse de la région et qui ne se verrait pas vivre ailleurs qu'à cet endroit qu'il affectionne. Partir ou rester, c’est la question qui taraude l’entourage de Carly avec ce sentiment de déracinement qui plane sur leur existence. 

    Pour un premier roman aux tonalités clair-obscurs, Les Dernières Karankawas se distingue avec une narration se déclinant au gré des différents portraits de l’entourage de Carly Castillo mais également de ceux de sa grand-mère Magdalena Castillo et de son fiancé Jess Rivera permettant d’aborder les sujets de la migration, du mal du pays et bien évidemment de la quête de ses origines tout en évoquant également l’histoire de Galveston, ville pour laquelle on ressent l’attachement viscéral de la romancière et plus particulièrement à l’égard de ce quartier de Fish Village où elle a vécu. À partir de là, Carly apparaît comme le fil conducteur de ce récit où l’on croise toute une communauté d’individus ordinaires aux origines variées dont les Philippines et le Mexique ainsi que le Vietnam et qui se sont acclimatés tant bien que mal à leur environnement. Mais bien évidemment les questions restent nombreuses quant à leurs racines, ceci qu’elle que soit les générations en effectuant les démarches les plus variées à l’instar de Jess compulsant les ouvrages d’histoire pour connaître le passé de Galveston ou de Magdalena Castillo se lançant dans des invocations pour contrer l’ouragan qui va s’abattre sur la ville, en étant persuadée d’être la descendante d’un peuple amérindien disparu. Tout cela se met en place sur une variation très subtile entre le passé et le présent tout en croisant également quelques individus de passage comme Schafer, ce vétéran de la guerre d’Irak qui ne trouve de l’apaisement qu’en s’éloignant de sa famille et de sa fiancée qui ne comprennent pas la démarche. Et puis en arrière plan, il y a cet ouragan Ike qui va s’abattre sur la région où, comme pour les origines de ses protagonistes, Kimberly Garza va relater les événements à hauteur d’homme, sans grandiloquence quant à la fureur des éléments pour s’intéresser davantage à la résilience de celles et ceux qui y vivent en dépit des difficultés qu’il faut surmonter. On soulignera également l’originalité de l’épilogue qui s’inscrit dans un glossaire où l’on découvre, sur une tonalité moins académique, les spécificités de la ville de Galveston qui se conjuguent avec le devenir de certains protagonistes à l’exemple de Carly contemplant le mémorial dédié aux 8000 victimes de l’ouragan qui a ravagé la région en 1900 et qui conclut le récit avec une sensibilité poignante qui caractérise d’ailleurs l’ensemble d’un roman d’une envergure peu commune reflétant, sans emphase, le portrait d’une Amérique métissée et finalement beaucoup plus méconnue qu’il n’y paraît.

     

    Kimberly Garza : Les Dernières Karankawas (The Last Karankawas). Editions Asphalte 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Marthe Picard.

     

    A lire en écoutant : Fast Car de Tracy Chapman. Album : Tracy Chapman. Music. 1988 WEA International.

  • Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule. La malédiction du sicario.

    IMG_2406.jpegUn mur n'y changerait rien et les histoires parfois violentes émergeant de la frontière entre le Mexique et les Etats-unis continueront d'alimenter la richesse de deux cultures qui s'entremêlent et que l'on découvrait déjà dans de nombreux romans de Cormac McCarthy au gré de tragédies puissantes. C'est probablement dans cette continuité que s'inscrit Gabino Iglesias natif de Puerto Rico et résidant désormais à Austin au Texas où il exerce notamment les professions de journaliste et d'enseignant tout en pratiquant le culturisme et en entretenant la culture populaire de sa communauté qui rejaillit dans l'ensemble de ses textes oscillant entre roman noir et fantastique et que l'on regroupe désormais sous l'appellation barrio noir illustrant parfaitement cette fusion détonante et violente rappelant, à certains égards, un film tel que Une Nuit En Enfer de Roberto Rodriguez. On découvrait ce mélange au détour de Santa Muerte (Sonatine 2020), premier roman de l'auteur, combinant une intrigue sombre, sur fond de guerre des gangs, avec les rites magiques de la Santerìa en conférant à l'ensemble du récit une dimension tant sociale que surnaturelle illustrant cette culture populaire du barrio. On retrouve cette singularité dans Les Lamentations Du Coyote (Sonatine 2021) où la frontière prend une allure mystique autour des individus qui en arpentent les confins, ainsi que dans Le Diable Sur Mon Epaule, dernier roman en date de Gabino Iglesias nous entrainant vers l'univers inquiétant des tunnels creusés par les narcotrafiquants mexicains afin d'acheminer migrants et cargaisons de stupéfiants vers les Etats-Unis. 

     

    Les ennuis s'accumulent pour Mario qui doit faire face à la leucémie dont sa fille Anita est victime. Il sait bien que s'il lui arrive malheur son mariage n'y survivra pas. Avec sa femme Melisa, il fait régulièrement les trajets entre Austin et Houston où leur enfant est hospitalisée. Pour couronner le tout, son employeur le licencie tandis que les factures médicales, que l'assurance ne couvre pas, s'accumulent à son grand désespoir. Il ne lui reste pas d'autre choix que de contacter Brian, un ancien collègue qui s'est reconverti dans le trafic de stupéfiant et qui lui propose six mille dollars pour exécuter un concurrent. Sans l'ombre d'une hésitation, Mario s'acquitte du contrat avec une facilité déconcertante. Mais le sort semble s'acharner sur lui, ce qui le contraint à se montrer plus audacieux pour empocher davantage d'argent. Avec Brian, il va donc se ranger sous la coupe de Juanca, un narcotrafiquant leur promettant pas moins de deux cents mille dollars chacun pour s'attaquer à un gang rival, responsable de la mort de son frère. D'Austin à Juarez, les trois compères vont donc entamer un périple dantesque et périlleux, à la lisière d'une frontière où la mort et les créatures les plus étranges semblent s’être donnés rendez-vous. 

     

    Il faut bien avouer que l’on est totalement envoûté par cette intensité baroque, parfois déjantée, qui émane d’un récit où l’horreur prend une dimension à la fois fantastique et angoissante tout en se conjuguant avec la noirceur d’un parcours ponctué d’éclats d’une violence âpre. On côtoie ainsi des créatures inquiétantes arpentant l’obscurité de ces fameux tunnels clandestins et l’on découvre quelques rituels macabres permettant aux morts de revenir à la vie dans d’atroces conditions en invoquant des entités maléfiques. C’est autour de ces croyances et de ces maléfices que l’on va accompagner Mario, Brian et Juanca dans un périple hallucinant entre Austin et Juarez en rencontrant une cohorte d’individus tous plus sinistres les uns que les autres dans ce qui apparaît comme une mission à haut risque et dont l’enjeu narratif consiste à savoir qui va bien pouvoir s’extirper de ce bourbier sanglant. Mais s’il est question de sorcellerie et d’invocations païennes, Gabino Iglesias n’édulcore en rien la réalité du milieu des narcotrafiquants et de la guerre qui se joue entre les différents cartels avec ses stratégies faites d’alliances et de trahisons qui vont ponctuer un parcours se révélant d’une cruauté sans limite. Dans ce contexte tragique, l’auteur distille quelques scènes intenses à l’instar de cette traversée souterraine de la frontière ou de cette exécution atroce d’un comparse qui n’a pas répondu aux attentes du chef du cartel. Et puis de manière sous-jacente émerge les conditions de vie précaires des migrants latino-américains en quête d’une vie meilleure mais qui se heurtent notamment à cette discrimination latente comme en témoigne cette confrontation dans un diners où Juanca et Mario vont encaisser les affronts racistes dont ils font l’objet jusqu’à une certaine limite. Mélange glaçant d’une horreur surnaturelle s’intégrant parfaitement dans le réalisme de ce contexte explosif de guerre de cartels mexicains, Le Diable Sur Mon Épaule est un roman d’une redoutable sauvagerie nous entraînant dans un périple sans retour où la noirceur et le désespoir se déclinent  jusqu’à l’ultime ligne d’un texte saisissant et passionnant.

     

    Gabino Iglesias : Le Diable Sur Mon Epaule (The Devil Take Your Home). Editions Sonatine 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Pierre Szczeciner.

    A lire en écoutant : Nueva Vida de Peso Pluma. Album : GENESIS. 2023 Double P Records.

  • ED LACY : LA MORT DU TORERO. SERPENTS & CORRIDAS.


    ed lacy,la mort du toréro,éditions du canoëSi la démarche n’est pas nouvelle, on observe une résurgence de plus en plus importante des classiques de la littérature noire bénéficiant, pour bon nombre d’entre eux, d’une nouvelle traduction plus que salutaire, à l’image de La Dame Dans Le Lac (Série Noire 2023) dont le texte en français  de Nicolas Richard nous permet d’apprécier toute la quintessence de l’écriture de Raymond Chandler agrémentant la nouvelle collection Classique de la Série Noire. Dans un registre similaire, on avait été littéralement emballé par le travail de Roger Martin qui mettait en valeur, pour les éditions du Canoë, une enquête de Toussaint Marcus Moore, premier détective privé afro-américain que l’on rencontrait dans, Traquenoir (Canoë 2023), ou
    A Room To Swing pour la version originale, que Léonard "Len" S. Zinberg publiait en 1958 sous le pseudonyme d’Ed Lacy. Mais outre son activité de traducteur, Roger Martin s’est également  penché sur la parcours singulier de ce romancier américain aux origines juives, militant communiste affichant ses convictions pacifistes et qui fonde une famille avec une femme afro-américaine avec laquelle ils adopteront une petite fille noire. Autant dire que dans un environnement ségrégationniste propre aux Etat-Unis où sévit également la commission McCarthy dont il est victime, cet auteur, comptant plus de trente romans policiers à son actif, doit poursuivre son activité de facteur afin de subvenir à ses besoins. Roger Martin évoque d'ailleurs certains aspects de cette trajectoire peu commune, dans la préface de Traquenoir ainsi que dans une biographie qu'il lui a consacré, intitulée Dans La Peau d'Ed Lacy, Un Inconnu nommé Zinberg (Editions A plus d'un titre 2022). Si Traquenoir avait déjà été publié en France sous un autre titre à la fin des années cinquante, La Mort Du Toréro, mettant en scène une seconde et dernière fois le détective Toussaint Marcus Moore et qui était paru aux Etats-Unis en 1964, n'avait jamais été traduit en français jusqu'à ce jour. C’est une nouvelle fois Roger Martin qui est aux commandes de la traduction en nous offrant également une préface dans laquelle il évoque le travail d’écriture d’Ed Lacy et qu’il conviendra de lire au terme du roman car elle dévoile quelques éléments clés de l’intrigue. On y apprend notamment que comme ses illustres confrères Dashiel Hammet et Raymond Chandler, Ed Lacy recyclait également les nouvelles qu’il publiait dans les magazines pour mettre en place un texte avec davantage d’envergure lui permettant de développer tant l’intrigue que ses personnages comme c’est le cas pour La Mort Du Toréro nous donnant l'occasion de nous rendre au Mexique au gré d’un roman d’une impressionnante sagacité, ceci plus particulièrement pour tout ce qui a trait à l’univers de la tauromachie.

     

    A contrecoeur, Toussaint Marcus Moore, que tout le monde surnomme Touie, doit reprendre ses activités de détective privé car son salaire en tant que facteur ne suffit plus à subvenir aux besoins de la famille qu'il est en train de fonder avec sa compagne qui lui annonce être enceinte. Touie s'adresse donc à l'ancienne agence qui l'employait pour se voir confier une mission d'une quinzaine de jours à Mexico paraissant extrêmement simple et grassement payée. Mais en débarquant sur place, il comprend que sa jeune cliente Grace Lupe-Varon, lui demande de tirer au clair les circonstances de la mort de son mari journaliste en prouvant notamment que c'est bien El Indio, un matador célèbre, qui l'a assassiné à la suite d'articles peu élogieux à son sujet. Mais entre un lieutenant de police irascible qui lui intime de rentrer chez lui, un compatriote au comportement étrange ainsi qu’un ex petite amie du toréro abusant de l’alcool plus que de raison, Touie va devoir composer avec ce petit monde interlope en parcourant le pays de Mexico à Acapulco tout en déjouant les attaques d’un mystérieux tueur à la sarbacane. Est-ce d’ailleurs bien raisonnable de vouloir s’en prendre au matador le plus adulé du Mexique ?

     

    Comme pour l'ouvrage précédent, Ed Lacy écorne sérieusement l'image du détective privé à la fois dur à cuir et désinvolte avec un personnage afro-américain s'interrogeant sérieusement sur le devenir d'une société inquiétante qui l'entoure et qui va même jusqu'à éprouver une certaine anxiété pour l'avenir de son futur enfant en se demandant même s'il est judicieux d'en avoir un dans un monde où la discrimination est la règle. Malgré son physique imposant, on découvre donc un Toussaint Marcus Moore assez vulnérable qui aspire à davantage de tranquillité en effectuant son travail de facteur plutôt que de se lancer dans des enquêtes pouvant se révéler aussi sordides que périlleuses. En nous entraînant du côté du Mexique, l’auteur s'éloigne  résolument des clichés touristiques pour s’intéresser plus particulièrement à la discrimination « plus nuancée » qui s’opère au sein d’un pays où l’on catégorise les individus en fonction du degré de noirceur de la peau avec tout de même un rejet plus marqué vis à vis la communauté indienne dont on découvre les conditions de vie misérables non loin d’Acapulco. On constate même que que les autochtones considèrent avant tout Marcus Toussaint Moore comme un  « gringo » arrogant  tout comme ses compatriotes américains. L’autre aspect avant-gardiste du récit réside dans le regard qu’Ed Lacy porte sur la condition des femmes que ce soit aux Etat-Unis ou au Mexique. Oubliez donc la femme fatale ou autres déplorables figures féminines écervelées propre au genre de l’époque. Dans La Mort du Toréro on constate que la compagne de Toussaint Marcus Moore gagne davantage en tant que secrétaire dynamique et que Grace Lupe-Varon, loin d’être une veuve éplorée, s’emploie fermement à ce que justice soit rendue pour son mari tout en poursuivant ses travaux d’herpétologie pour le compte de l’université de Mexico où elle donne des cours. Mais La Mort Du Toréro, c’est également une intrigue policière habilement troussée nous permettant de découvrir l’univers de la tauromachie avec, encore une fois, cette vision toute en finesse où le romancier s’interroge sur le bien-être de l’animal à une époque où la question ne posait absolument pas. On notera d’ailleurs qu’Ed Lacy ne se lance jamais dans un pamphlet sur tous les sujets qu’il aborde avec beaucoup de finesse et de justesse et qu’il dépeint la violence, quelle qu’elle soit, avec une certaine mesure sans pour autant en édulcorer l’intensité. Il émane ainsi de l’ensemble d’une intrigue sans aucun temps mort, une sensation de modernité que la traduction impeccable de Roger Martin restitue avec un certain panache ce qui fait de La Mort Du Toréro un redoutable roman policier aux connotations sociales fortement marquées dont les constats d'autrefois nous renvoient à notre époque actuelle en nous permettant de mieux saisir les thèmes qui restent toujours d’actualité. 

     

    Ed Lacy : La Mort Du Toréro (Moment Of Untruth). Editions du Canoë 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) et préfacé par Roger Martin.

    A lire en écoutant : Los Mariachis de Charles Mingus. Album : Tijuana Moods. 2007 BMG Music. 

  • Jean-Jacques Busino : Le Village. Clair-obscur.

    IMG_2398.jpegAussi talentueux que modeste, bien trop discret dans un univers où l’égocentrisme des écrivains devient une échelle de valeur, Jean-Jacques Busino, pionnier de la littérature noire helvétique, cultive cette discrétion comme un trésor pour se consacrer à l’écriture en se pliant bon gré mal gré à la corvée de la promotion. Ainsi, alors qu’il est paru au mois de juin, période plutôt propice aux pavés littéraires estivaux tandis que l’on fourbit déjà les stylos pour évoquer la déferlante de publications de la rentrée littéraire, il ne faudrait pas passer à côté de son dernier roman, Le Village, où il décline une nouvelle fois sa colère, ou plutôt son désarroi, en abordant cette fois-ci le thème de la migration et des exclusions qui en découlent au gré d’un récit vibrant, prenant pour cadre un petit village agonisant dans la chaleur implacable du soleil de la Sicile. Alors que son premier roman iconique, Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1994) se déroulait du côté de Naples, Jean-Jacques Busino opère donc un retour au source pour évoquer avec Le Village, l’Italie de Meloni et de Salvini ainsi que la manière dont on peut entrer en résistance face à ces politiques de rejet absurdes. Ainsi, pour celui qui cite régulièrement Jim Thompson parmi ses références littéraires, Jean-Jacques Busino surfe à la lisière des genres dont il se moque bien d'ailleurs, pour nous livrer un texte au connotations politiques, au sens large du terme, en nous interpellant, sous la forme d’une allégorie puissante, sur le devenir d’une Europe vieillissante prônant, pour de nombreuses formations politiques émergeantes, le repli sur soi, sans autre forme d’alternative. 

     

    À la suite d’un scandale touchant l’un de ses subordonnés entretenant une liaison avec une fille mineure, Eduardo Morinaro, chef du service social de Palerme, est muté à Orlitone, un petit village accroché au flanc d’une colline du centre de la Sicile. Avec une population de soixante habitants, dont la plus jeune est âgée de 73 ans, les journées s’étirent dans la langueur d’un lieu qui s'étiole peu à peu sous le feu d’un soleil impavide qui assèche tout, même les âmes. C’est dans ce contexte qu’intervient Gianmaria Salentino, bouillonnant syndic d’obédience communiste, en charge des affaires administratives du village qui, dans un élan aussi généreux qu’altruiste, décide d’attribuer les maisons vides à tout un groupe de réfugiés syriens. La décision fait grand bruit au sein de la localité s'agitant soudainement dans un climat de méfiance et d’appréhension où les anciens observent avec inquiétude l’arrivée de ces nouveaux habitants. Entre peur et racisme, comment ces deux communautés vont-elles parvenir à s’entendre  ?

     

    On s’attardera quelques instants sur la sublime illustration ornant la couverture provenant d’une toile du peintre genevois André Kasper dont une œuvre figurait déjà sur Le Ciel Se Couvre (BSN Press/OKAMA 2022), précédent ouvrage de Jean-Jacques Busino, en appréciant cet agencement des couleurs baignant dans un clair-obscur traduisant parfaitement l’atmosphère inquiétante des deux textes au point de se demander si elles n’ont pas été créées spécialement pour l’occasion, ce qui est peut-être le cas.  On notera également la dédicace de l’auteur s’adressant à Domenico Lucano, sympathisant communiste italien, ancien maire de la commune de Riace en Calabre qui s’est fait connaître en accueillant plusieurs centaines de réfugiés permettant de faire revivre cette région moribonde.  À partir de cette dédicace, on comprendra que Le Village n’a rien du conte utopiste issu de l’imaginaire fertile d’un écrivain bien-pensant mais s’inspire bien de faits réels autour d’une démarche aussi généreuse que bienveillante qui ne se déroule pas sans difficultés et oppositions émanant notamment d’un pouvoir institutionnel xénophobe. Autour de personnalités hautes en couleur, Jean-Jacques Busino met donc en scène les tumultes de ce village de vieillards qui voient tout d'abord d'un mauvais oeil l'arrivée de ces réfugiés syriens débarquant dans leur univers moribond. Témoin quelque peu dépassé par les événements Eduardo Morinaro qui aspirait à une certaine discrétion en vue de réintégrer son poste, doit, à son corps défendant, collaborer avec ce maire au caractère irascible qui n'hésite pas à balancer ses chaussures au visage des interlocuteurs qui auraient l'outrecuidance de le contrarier. Puis, peu à peu, on observe  cette union qui s'opère entre deux communautés qui s'apprivoisent, en dépit d'une certaine méfiance, au gré des différents projets qui redonnent un peu de vie à cette localité qui en avait bien besoin. Travaux de ferronnerie, installation d'une fromagerie, travaux de maçonnerie pour restaurer l’église, les réfugiés syriens vont faire leurs preuves sous l'impulsion de femmes aux caractères aussi forts que celles du village qui scellent définitivement une amitié naissante. En dépit de ces bonnes intentions, on perçoit les mouvements d'opposition que ce soit avec les protestations des groupuscules d'extrême-droite ou des tracas administratifs pour mettre à mal cette initiative politique clandestine qui prend pourtant de plus en plus d'ampleur jusqu'au débarquement des carabiniers dont les manoeuvres maladroites virent à la farce grotesque, à l'image de ces mouvements protestataires abjects. Tout cela, Jean-Jacques Busino le décline au rythme d'un humour assez corrosif et au gré de dialogues ciselés à la perfection pour nous offrir une narration aussi efficace qu'habile avec cette pointe de noirceur imprégnant en filigrane un récit dynamique et sans concession, s'achevant sur une note finale ambiguë nous laissant dans l'incertitude quant au devenir de personnages inoubliables. 
     

     

    Jean-Jacques Busino : Le Village. Éditions BSN Press/OKAMA. Collection Tenebris 2024.

    A lire en écoutant : Alle Prese Con Una Verde Milonga de Paolo Conte. Album : 50 years of Azzuro (Live in Caracalla). 2018 Platinum Srl.

  • CLAIRE VESIN : BLANCHES. QUOI QU'IL EN COUTE.

    23F228E8-9E4C-491A-84B2-E255CA1A9E50.JPGElle écrit depuis des années de courtes chroniques évoquant le quotidien de son métier en étant davantage centrée sur les portraits assez émouvants de ses patients que sur la pratique thérapeutique en tant que telle, pour les publier sur un réseau social où elle endosse le pseudonyme de Madame le docteur Vagin. Exerçant comme cardiologue, Claire Vesin expose donc les mille et une péripéties de sa profession au gré de textes lumineux d'où émergent bien souvent des moments chargés d'une émotion forte, de quelques instants de rire et parfois de colère, tout en soulignant l'amour qu'elle voue pour un travail se focalisant essentiellement sur les rapports humains et la confiance qui en découle et sans lesquels tout cela n'aurait plus aucun sens. L'environnement prend également une grande importance puisque Claire Vesin a repris un cabinet de cardiologie à Argenteuil, une banlieue parisienne souffrant de la déshérence des pouvoirs publics et qui se traduit notamment par une désertification médicale aiguë aux portes même de Paris. Pourtant, à la lecture de l'ensemble des récits, on perçoit un attachement certain pour cette ville faite de diversités tant sociales que culturelles qui se répercutent dans la salle d'attente de son cabinet où l'on distingue quelques fragments du quotidien de ces femmes et de ces hommes dont on devine la condition modeste et la forte résilience. C'est de tout cela dont il est question dans Blanches, premier roman de Claire Vesin qui s'est donc lancée dans l'écriture au long cours pour nous livrer un récit aux connotations plus sociales que noires et fortement imprégné de la voix de celles et ceux qui s'emploient à maintenir à flot un système hospitalier qui s'effondre. 

     

    En 2013, Aimée Larrieux, débarque à l'hôpital de Villedeuil, non loin de Paris, où elle va effectuer son premier stage en tant qu'interne affectée aux urgences de l'établissement. Un choix délibéré car la jeune femme sait qu'il est probable qu'elle croise Jean-Claude Pouillat qui y travaille depuis toujours au sein du service de chirurgie en trainant sa mélancolie et sa solitude depuis la disparition de son fils Arnaud dont elle était la compagne. Native de Villedeuil, Laetitia travaille également à l'hôpital en tant qu'infirmière préposée à l'accueil des urgences, où elle doit faire face à la détresse des patients qui s'entassent dans la salle d'attente alors que Fabrice, médecin au SAMU, enchaîne les interventions comme pour mieux fuir son rôle de père à venir. Quatre parcours qui s'entrecroisent tant dans les couloir de l'établissement hospitalier qui périclite que dans les quartiers de cette ville qui s'étiole au gré des moments de joie et des instants de peine et de doute jusqu'à cette nuit aux urgences où tout bascule en remettant en cause la destinée de chacun. 

     

    Publié en février 2024, Blanches poursuit encore son parcours éditorial avec l’obtention au mois de juin de deux prix littéraires couronnant un texte d'une intense humanité dépeignant sans fard la décomposition des milieux de la santé et de son impact tant sur les patients que sur les soignants. Comme pour souligner son propos, Claire Vesin choisi le nom de Villedeuil désignant  l'agglomération où se situe l'ensemble d'une intrigue où évolue des protagonistes profondément attachés à leur ville qu'ils voient s'effriter peu à peu sous leurs yeux avec ce sentiment diffus de déclin. Et ce déclin c'est sans doute Jean-Claude qui l'incarne alors qu'il ne lui reste plus que la passion de son métier de chirurgien tandis que sa vie privée s'étiole dans la boisson et les recherches vaines de son fils toxicomane dont il est sans nouvelle depuis plus d’une année. Pour autant, il n'y a rien de larmoyant ou de lénifiant dans le contexte que dépeint Claire Vesin en déclinant le quotidien d'Aimée qui débarque dans cet environnement hospitalier dégradé avec le sentiment diffus d'être redevable tout en se lançant dans ce premier stage d'interne où les consultations s'enchainent à un rythme infernal avec ses instants de joies et ses moments de peine que l'on perçoit également par le prisme de Laetitia, cette infirmière au caractère fragile qui doit affronter quotidiennement les défaillances d'un service continuellement débordé par le flot des patients qu’il faut pourtant accueillir du mieux que l’on peut. Si l'on perçoit la passion du métier émanant de ces deux femmes, Claire Vesin n'édulcore en rien les revers de la médaille en abordant des thèmes tels que le harcèlement, voire même le viol, le burn-out  ainsi que le manque cruel de moyens et surtout d'encadrement qui vont conduire à l’épuisement professionnel et au drame qu'elle met en scène avec beaucoup d'habilité en évoquant également le corporatisme plus ou moins bien intentionné pour couvrir les carences d'un système à bout de souffle. Et puis il y a ce portrait plus ambivalent de Fabrice, ce médecin du SAMU pour qui le métier comble un manque d'assurance qui se traduit par une certaine morgue tout en l'éloignant de sa famille qui le renvoie à ses désillusions et à sa déception d'un vie privée apparaissant  sans avenir et sans intérêt en dépit d'un enfant à venir. Et c'est cet ensemble de trajectoires imprégnées d'une profonde humanité que la romancière met en scène avec une redoutable acuité au gré d'un récit naturaliste rigoureux qui déborde parfois du cadre de l'hôpital en accompagnant notamment la quête d'emploi frénétique de Kamel et de ses déceptions malgré un parcours scolaire sans faille mais qui se heurte aux réticences d'employeurs dont les motifs de refus lui apparaissent fallacieux en générant ainsi colère et frustration. Cette âpreté d’un quotidien morne, on la distingue également avec le très beau portrait de Flora, cette concierge originaire de Pologne vivant avec son mari handicapé dans une loge exiguë et qui doit surmonter l’angoisse de douleurs dorsales qui l’empêchent de dormir. Là également, on retrouve cette ambivalence du caractère avec ce côté revêche masquant la vulnérabilité d’une patiente qui ne sait plus vers qui se tourner pour soulager le mal dont elle souffre. Ainsi, révélateur de dysfonctionnements qui vont bien au-delà du milieu de la santé, pour nous livrer un radioscopie sociale du mal-être d'une ville de banlieue, Blanches est un roman extrêmement poignant qui, en dépit des difficultés, des désillusions et de la douleur qui se succèdent, distille ces rapports humains de tous les jours d'où émane ces instants fugaces de chaleur et cette lueur d'espoir prégnante que l'on ressent plus particulièrement au terme d'un récit aussi intense que lumineux. 

     


    Claire Vesin : Blanches. Editions La Manufacture de livres 2024.

    A lire en écoutant : Larme Fatale de Julien Doré et Eddy de Pretto. Album : Aimée. 2021 Sony Music Entertainment France SAS.