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MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE ! - Page 41

  • AMY JO BURNS : LES FEMMES N'ONT PAS D'HISTOIRE. MOONSHINE.

    Capture d’écran 2021-07-11 à 21.57.12.pngMême si l'ensemble du pays n'est pas en reste, c'est dans la région des Appalaches que l'on trouvera cette Amérique de la marge que dépeint de nombreux auteurs issus de la dizaine d'Etats qu'englobe cette immense chaîne montagneuse. La plupart de ces romanciers ont la particularité d'emprunter les codes du roman noir afin d'évoquer les ravages de la drogue et de l'alcool qui pèsent sur ces étendues sauvages où la population subit les affres d'une déshérence économique  sans fin tandis que les quelques industries lourdes restantes achèvent de polluer les sols et cours d'eau de la région. Du côté de la Georgie, on découvrira avec Bull Mountain (Actes Sud 2016) de Brian Panowich, la confrontation entre deux frères, l'un shérif et l'autre trafiquant de drogue, que tout oppose. En Caroline du Sud, c'est Ron Rash qui dresse un portrait social sans fard évoluant dans un environnement somptueux qu'il dépeint à la perfection tout comme David Joy qui nous entraîne dans sa région de la Caroline du Nord avec des récits conjuguant noirceur et verve poétique dans un époustouflant mélange des genres. Il en va de même pour Chris Offutt qui nous invite à découvrir le Kentucky au détour de romans où la tragédie s'inscrit dans le cadre d'une nature indomptée à couper le souffle. Des récits âpres, imprégnés d'une violence sourde qui éclate soudainement en vous empoignant le coeur et les tripes avec, à la clé, ces terribles confrontations entre des hommes rudes que la vie n'a pas épargné. Toujours dans les Appalaches, native de Pennsylvanie, c'est pourtant dans l'état voisin de la Virginie-Occidentale qu'Amy Jo Burns choisit de planter le décor de son premier roman traduit en français, Les Femmes N'ont Pas D'histoire, titre que le récit va démentir, en mettant en scène, sur fond d'alcool de contrebande et de religion, des femmes admirables évoluant dans un environnement brutal où les hommes déchus règnent en maitre au sein de cette région désolée de la Rust Belt.

     

    Du côté de Trap, en Virginie-Occidentale, Wren a entendu beaucoup d'histoires au sujet de son père, Briar Bird, un manipulateur de serpents prêchant la parole de Dieu dans une station-service désaffectée. Elle en sait beaucoup moins sur sa mère Ruby dont l'histoire s'est effacée derrière celle de son mari charismatique. Mais à la suite d'un drame qui touche Ivy, la meilleure amie de Ruby, la jeune fille va découvrir ce qui se cache derrière les légendes de la région et entendre la voix de ces femmes qui se sont tues depuis trop longtemps. En quête d'émancipation, Wren va mettre ainsi à jour les secrets qui lient Ruby à Ivy et découvrir les dissensions qui opposent Briar Bird à Flynn Sherrod le fabriquant de moonshine, ce whisky de contrebande qu'il distille dans la montagne. Dans cette région reculée des Appalaches, il est difficile de tracer son propre destin, surtout lorsque l'on est une femme qui veut s'affirmer au sein de cette communauté d'hommes déchus. 

     

    Les Femmes N'ont Pas D'histoire nous donne  l'occasion de découvrir la voix des femmes au sein de ces régions désolées des Appalaches. Ravages de la drogue et de l'alcool, chômage endémique, mines de charbon désaffectées dont les rejets imprègnent les terres et les rivières, Amy Jo Burn dépeint avec une grande justesse les difficultés auxquelles Ruby et Ivy doivent faire face en tentant d'élever leurs enfants tant bien que mal. Au cours de la lecture de ce texte, on saluera l'équilibre qui rejaillit de l'ensemble d'un récit ne cédant jamais à la caricature ou au pamphlet pour laisser place à une intrigue où la beauté sauvage de la région se conjugue avec les aléas de la vie de personnages simples mais extrêmement attachants à l'instar de Flynn Sherrod, ce moonshiner taiseux dont Wren va découvrir l'histoire en lien avec sa famille. Débutant avec le témoignage de cette jeune fille en quête d'émancipation, qui dépeint les contours de sa famille vivant dans une cabane vétuste soigneusement éloignée de la ville, comme si son père voulait entretenir dans cet éloignement l'aura de sa légende qui fascine encore ses fidèles. Pour compléter le tableau, on adoptera le point de vue de Ruby et d'Ivy, de leur serment de jeunesse qui n'aboutira pas et de leurs mariages respectifs qui sonnent le glas du renoncement. Il faudra adopter également le point de vue de Flynn Sherrod qui va achever de lever les contours de la légende de Briar Bird s'estompant peu à peu pour laisser place à un homme profondément attaché à sa femme Ruby qui devient, avec ses serpents, son unique possession que nul autre que lui ne devrait approcher pas même sa fille Wren.

     

    Derrière cette somme de secrets et de non-dits, au-delà de cette volonté d'émancipation pour échapper à cet environnement brutal, Amy Jo Burns décline la rudesse d'une vie simple oscillant entre attachement des lieux et crainte de cette absence d'avenir au gré d'un texte abouti et sensible qui nous permet d'entrevoir la dure réalité de la condition des femmes à l'exemple de ce droit de cuissage qu'avait les cadres des entreprises minières sur les épouses ou les filles des mineurs lorsque ceux-ci ne pouvaient pas travailler suite à un accident, en échange de provisions pour nourrir la famille. Le paradoxe réside dans la forte personnalité qu'incarne Ruby qui, malgré les aléas d'une vie ne faisant pas de cadeaux, s'attache à faire en sorte que sa fille Wren devienne autre chose que "la fille du prêcheur et manipulateur de serpents". 

     

    Entre trafic d'alcool et profession de foi aux contours inquiétants, on navigue avec Les Femmes N'ont Pas D'histoire dans un monde obscur qu'Ami Jo Burns éclaire avec un texte éclatant de sincérité et de sobriété qui nous entraine dans les méandres d'une belle histoire de femmes. 

     


    Amy Jo Burns : Les Femmes N'ont Pas D'histoire (Shiner). Editions Sonatine 2021. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié.

    A lire en écoutant : Tennessee Whisky de Chris Stapleton. Album : Traveller. 2015 Mercury Records.

  • Laurence Voïta : Au Point 1230. Ticket perdant.

    laurence voïta,au point 1230,éditions  romannSi l'on fait un état de lieu de la littérature noire en Suisse romande on ne pourra pas s'empêcher de penser à une espèce de ruée vers l'or chaotique avec ce déferlement de polars qui atterrissent sur les étals des librairies en découvrant des romanciers débutants et des auteurs plus confirmés dans le domaine de la littérature blanche qui s'essaient au mauvais genre. Les maisons d'éditions romandes ne sont d'ailleurs pas en reste en créant des collections noires demeurant parfois sans suite avec un roman au compteur. Parmi ces auteurs, on trouve même quelques policiers qui se lancent dans l'exercice pour des résultats mitigés avec cette désagréable sensation de lire un rapport de police ou un manuel des procédures de l'ISP (Institut Suisse de Police). La chasse au bon filon, au succès à la Feuz ou à la Voltenaueur où la notoriété se construit au détriment de l'écriture, c'est ainsi que se définit la littérature noire helvétique en éprouvant la sensation d'une foire d'empoigne autour de l'ambition affichée du plus grand nombre d'exemplaires vendus qui trouverait sa raison d'être dans le sillon fertile du polar. Un triste tableau qui laisse présager le pire, même si l'on trouvera quelques réconforts à lire les références du polar helvétique que ce soit Jean-Jacques Busino, Corinne Jaquet ou Michel Bory dont les 13 enquêtes du commissaire Perrin viennent d'être rééditées chez BSN Press. On espère également retrouver très prochainement les récits de Joseph Incardona, de Louise-Anne Bouchard, de Marie-Christine Horn ou de Frédéric Jaccaud pour ne citer que quelques-uns des auteurs suisses nous gratifiant de romans noirs ou de polars de qualité. Nouvelle venue dans le paysage de la littérature noire helvétique, on accueille désormais Laurence Voïta nous proposant Au Point 1230, titre d'un polar détonant autour d'un ticket gagnant de la loterie. Une romancière comblée, puisqu'elle décroche, avec ce premier roman policier, le prix du polar romand 2021, vitrine du festival Lausan'noir qui n'a finalement pas eu lieu cette années pour les raisons que l'on connaît.

     

    On découvre sur une petite plage du Lac Léman le corps sans vie d'une joggeuse chaussée de baskets roses. Les premiers constats ne laissent planer aucun doute, il s'agit bien d'un meurtre et c'est l'inspecteur Bruno Schneider et son équipe qui se voient attribuer une enquête difficile où il faut définir les mobiles du crime. Mais qui pouvait bien en vouloir à Nathalie Galic, une prof sans histoire qui enseignait la biologie au gymnase ? Les fausses pistes s'enchaînent et les soupçons se portent rapidement sur Grégory Manz, conjoint de Nathalie, dont l'attitude défiante trouble les enquêteurs. Trouveront-ils la réponse sur ce sentier de montagne, au point 1230, l'endroit où Jacques Banier a abandonné volontairement son billet de loterie gagnant ? Que ne ferait-on pas pour encaisser un gros lot de plus de 3 millions de francs ? L'inspecteur Schneider devra compter sur la perspicacité de tous ses collaborateurs pour dompter ce fameux hasard ou ce destin qui ont poussé un individu à devenir un meurtrier.

     

    Que ferait-on de l'argent d'un gros lot de la loterie ? C'est autour de cette question que Laurence Voïta construit son intrigue policière aux entournures originales en dressant une série de portraits à la fois saisissants et réalistes qui nous interpelle par la finesse de leurs réflexions. La romancière, également dramaturge, sait distiller l'introspection des différents personnages en nous conduisant aux conclusions d'une enquête qui va nous livrer son lot de révélations surprenantes. Avec Au Point 1230, on se penchera tout d'abord sur l'étrange triangulation que forme Jacques Banier, l'homme qui renonce à son gain du loto et Nathalie Galic qui retrouve le ticket abandonné et tente d'identifier son propriétaire pour partager les gains alors que son compagnon Grégory Manz tente de la dissuader d'effectuer une telle démarche. Autour de cette joute entre les trois protagonistes, Laurence Voïta nous convie dans l'intimité de la classe moyenne helvétique aux détours de leurs hésitations, contradictions et autres attitudes déconcertantes face à l'attrait du gain bouleversant la quiétude d'un quotidien bien ordonné. L'autre intérêt du roman réside dans l'alternance que constitue l'enquête que mène l'inspecteur Schneider accompagné d'une équipe d'enquêteurs intéressants à l'instar de Sophie Costa sa jeune et impétueuse collaboratrice qui doit faire face à Gérald, son imposant collègue, flic aigri aux opinions régressives tandis que le jeune Jean-Loup Blanchard tente de s'imposer dans l'équipe avec des idées sortant de l'ordinaire. Subtilement, au gré d'échanges parfois vifs et de réflexions originales, on suit ainsi la progression d'investigations aboutissant à quelques retournements de situations qui ne manqueront pas de surprendre le lecteur jusqu'au terme d'un dénouement tout en nuance, teinté de regrets que Julie, la petite fille de l'inspecteur Schneider, mettra en exergue du haut de la naïveté de son jeune âge.

     

    Sans révolutionner le genre, Au Point 1230 est un roman policier plaisant, équilibré et brillamment construit se lisant d'une traite tant Laurence Voïta parvient à susciter de l'intérêt jusqu'à la dernière page ce qui n'est pas une mince affaire pour un récit dépourvu de la moindre goutte de sang.

     

    Laurence Voïta : Au Point 1230. Editions Romann/collection MystER 2020.

    A lire en écoutant : La mer n'existe pas de Art Mengo. Album : Live au Mandala 1997 Sony Music.

  • VALERIO VARESI : LA MAISON DU COMMANDANT. REVOLUTION PERDUE.

    Capture.PNGL'air de rien on s'achemine déjà vers le sixième volume des enquêtes du commissaire Soneri débutant avec Le Fleuve Des Brumes, un roman à l'atmosphère envoûtante se déroulant sur les bords du Pô. Ce roman signait, il y a de cela cinq ans, les débuts de la maison d'éditions Agullo en devenant ainsi le fer de lance de cette collection noire avec une série policière emblématique rivalisant avec Andrea Camilleri et son commissaire Montalbano appréciant tout comme Soneri la bonne chère ou Maurizio De Giovanni et son commissaire Ricciardi partageant la même aversion pour le fascisme ordinaire qui sévit aussi bien à Naples que du côté de Parme, ceci en dépit des années qui séparent les deux séries. Mais du point de vue social et philosophique, c'est du côté de Giorgio Scerbanenco que l'on s'achemine en repensant à sa formidable série de quatre titres mettant en scène Duca Lamberti, médecin déchu qui se reconvertit en détective privé en ne cessant pas de s'interroger sur les motivations qui poussent certains individus à commettre l'irréparable. Mais pour en revenir au commissaire Soneri, on retrouvera avec La Maison Du Commandant cette ambiance embrumée de la région de la bassa, la basse plaine d'un Pô en crue qui va révéler quelques secrets remontant à la Seconde Guerre Mondiale pour nous rappeler, par certains aspects, les paysages qui nous charmaient dans Le Fleuve Des Brumes.

     

    Le commissaire Soneri est l'un des rares policiers à connaitre la bassa, cette plaine gorgée de brume et d'eau en subissant régulièrement les débordements du Pô en crue. Outre des braquages de banque qui deviennent de plus en plus fréquents dans la région, le commissaire Soneri à fort à faire ceci d'autant plus que l'on découvre, partiellement immergé au bord du fleuve, le corps sans vie d'un pêcheur d'origine hongrois, tué d'une balle dans la tête. Et puis non loin de là c'est également le cadavre décomposé d'un ancien partisan que l'on retrouve dans sa maison où il vivait reclus. Des affaires en apparence sans lien qui trouveront peut-être leur origine autour d'une sombre histoire de trésor de guerre ou dans l'affrontement entre les autochtones et les pêcheurs venus de l'est. Sur fond de surexploitation des richesses que peut offrir le fleuve qui subit les rejets d'industriels sans scrupule, Soneri mesure le désarroi d'une population qui a perdu toutes ses illusions.

     

    Ancien journaliste, mais également professeur en philosophie, on perçoit tout au long de l'oeuvre de Valerio Varesi ces échanges philosophiques qui émaillent les rencontres du commissaire Soneri avec les protagonistes qui croisent son chemin. On le distingue tout particulièrement avec La Maison Du Commandant qui permet au policier de débattre sur la légitimité d'actions délictueuses dans un environnement étatique particulièrement corrompu. Ainsi au gré de ses discussion avec Nocio figure locale de cette région de la bassa ou de Carega, professeur à la retraite, le policier perçoit la détresse des habitants face à une situation environnementale dégradée qui va de pair avec un tissu économique sur le déclin. C'est donc autour de ce constat social désastreux que va s'articuler une enquête aux entournures troubles et marécageuses à l'image de cette région embrumée où le Pô s'épanche au gré des crues et décrues qui livrent quelques indices venant à point nommé pour Soneri qui dirige la grande partie de ses investigations par le biais de conversations téléphoniques avec ses adjoints qu'il dirige ainsi à distance tout en se déambulant sur les digues du fleuve en compagnie de la belle Angela avec qui il partage quelques repas savoureux au Stendhal, suivis d'étreintes à la fois passionnées et furtives. L'autre thème du roman aborde cette montée du fascisme incarné par de jeunes individus qui ont perdu leurs illusions en se tournant vers le repli sur soi et l'exclusion pour s'en prendre, entre autre, à ces pêcheurs venus de l'est qui ne respectent pas les normes imposées. Une injustice qui suscite incompréhension et fureur quand ce n'est pas le désarroi qui prend le pas sur ces sentiments contrastés. C'est également l'occasion pour Valerio Varesi d'évoquer une certaine désillusion dans les rangs des partisans, à l'image du commandant Manotti que l'on retrouve mort depuis plusieurs jours alors qu'il vivait reclus, abandonné de tous, dans une vieille demeure qui va livrer quelques secrets. 

     

    Nouvelle enquête mélancolique du commissaire Soneri, La Maison Du Commandant ne fait que confirmer le talent d'un auteur qui nous fascine à grand coup d'atmosphère embrumée et d'enquêtes tortueuses, révélant le malaise social qui mine cette attachante région de l'Emilie-Romagne tandis que le Pô draine le désespoir d'habitants désemparés.

     

     

    Valerio Varesi : La Maison Du Commandant (La Casa Del Commandante). Editions Agullo/Noir 2021. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

    A lire en écoutant : The Man Who Owns The Place de Balthazar. Album : Rats. 2012 Play it Again Sam PIARS.

  • Marin Ledun : Leur Ame Au Diable. Fumer tue.

    Capture d’écran 2021-05-23 à 18.38.46.pngDurant cette période de pandémie on a pu lire quelques articles de presse faisant état d'une étude scientifique soutenant le fait que les fumeurs étaient moins affectés par le SARS Cov2 sans en expliquer d'ailleurs les raisons. Désormais, ce n'est pas tant le contenu de cette étude qui est sujet à caution mais le fait que les chercheurs qui l'ont rédigée aient des lien étroits avec l'industrie du tabac et qu'ils se sont bien gardés de signaler, raison pour laquelle ces publications ont été retirées alors même que les résultats étaient remis en cause. On mesure ainsi toute l'ampleur de la sphère d'influence des cigarettiers afin d'écouler sans vergogne leurs produits, un sujet que Marin Ledun aborde avec son dernier ouvrage, Leur Ame Au Diable, qui évoque, sur l'espace de deux décennies, les dérives de l'industrie du tabac en abordant également les thèmes de la contrebande et du trafic d'influence au détour d'une époustouflante fresque noire.

     

    28 juillet 1986, région du Havre. Le braquage spectaculaire de deux camions-citernes tourne au massacre avec la mort de sept hommes et la disparition de 24'000 litres d'ammoniac destinés à une usine de cigarettes. Si l'enquête échoit à la brigade criminelle, l'inspecteur Simon Nora, affecté à la brigade financière, va investiguer dans le milieu des cigarettiers et de leurs fournisseurs pour analyser les données comptables de ces entreprises. L'OPJ Patrick Brun, lui est chargé d'enquêter sur la disparition d'une jeune femme, Hélène Thomas, dont les parents n'ont plus de nouvelles depuis plusieurs semaines. Deux enquêtes en apparence sans lien convergeant vers l'inquiétant lobbyiste David Bartels qui assoit son influence sur les politiciens et hauts fonctionnaires de la République pour le compte d'European G. Tobacco. Sur fond de trafic d'influence, de proxénétisme et de contrebande entre les luxueux cabinets de consulting parisiens, la mafia italienne et les pays des Balkans, les deux policiers vont mettre à jour la corruption, la manipulation ainsi que la violence qui s'exerce au sein d'une inquiétante industrie du tabac dénuée de tout scrupule.

     

    D'entrée de jeu, il importe de souligner la scène de braquage magistrale qui fait office d'ouverture du roman en devenant le catalyseur d'un récit dantesque et foisonnant où l'auteur dézingue tout azimut les dérives du business de la nicotine. Précis, glaçant et extrêmement cruel, ce braquage n'est pas sans rappeler le prologue de l'attaque du fourgon blindé d'Underworld USA de James Ellroy. Cette référence n'a rien d'un hasard puisque l'on retrouve l'influence de l'oeuvre d'Ellroy aussi bien dans le style que dans la construction narrative et surtout dans l'intensité des personnages qui traversent l'intrigue. Digéré, assimilé, Marin Ledun transcende son modèle avec une rare maîtrise. Il nous livre ainsi une fresque noire à la fois  équilibrée et digeste que l'on lit d'une traite tant le roman tient toutes ses promesses en matière d'intrigues croisées qui nous bousculent au gré des événements réels qui ont marqué la lutte contre le tabac et que cette industrie dévoyée tente de contourner par tous les moyens que ce soit par le biais d'études scientifiques douteuses ou par un lobbyisme effréné que l'auteur décortique avec une rare minutie. L'intérêt du roman réside également dans l'incarnation des frasques d'entreprises peu scrupuleuses conjuguant leurs intérêts financiers sur le dos de la santé publique, ceci au travers d'une galerie de personnages se caractérisant tous par l'excès de leurs traits de caractère. L'histoire s'articule donc autour du lobbyiste mégalomane David Bartels et de son homme de main Anton Muller s'occupant de l'élimination physique des obstacles qui peuvent survenir. En matière d'excès, nous ne sommes pas en reste avec les enquêteurs Patrick Brun et Simon Nora sacrifiant leurs vies privées respectives sur l'autel des investigations qu'ils mènent pour confondre   leurs adversaires qui s'ingénient à mettre en place des marchés parallèles de la cigarette pour augmenter leurs profits ou des agences de "modèles" qui vont exercer leurs charmes aussi bien sur les circuits sportifs que dans les "salons cosys" où gravitent politiciens et fonctionnaires de haut rang prenant des décisions en matière de santé publique. C'est l'occasion pour Marin Ledun de dresser de très beaux portraits de femmes qui vont précipiter le destin funeste de certains protagonistes de l'intrigue. 

     

    Ainsi Leur Ame Au Diable devient le pavé dans la mare de l'industrie du tabac avec un récit génial, tout en nuance qui nous livre les arcanes d'entreprises bien implantées dans notre société restant peu regardantes en matière d'éthique pour maximiser des profits colossaux sur fond d'accoutumances et de maladies mortelles. Un massacre orchestré et douloureusement silencieux, malgré toutes les mises en garde, que Marin Ledun décline avec une rare justesse.

     

    Marin Ledun : Leur Ame Au Diable. Editions Série Noire 2021.

    A lire en écoutant : Whispering de Alex Clare. Album : The Lateness Of The Hour.  2011 Island Records.

  • WOJCIECH CHMIELARZ : LES OMBRES. ABUS DE POUVOIR.

    Capture d’écran 2021-04-30 à 22.47.18.png

    Service de presse.

    A l'évocation des cycles de romans policiers, j'ai beaucoup de peine à dire que les ouvrages peuvent se lire indépendamment les uns des autres même si cela peut être effectivement le cas à l'exemple des livres de Valério Varesi narrant les enquêtes du commissaire Soneri se déroulant dans la région de Parme et de la plaine du Pô. Néanmoins, en lisant les romans dans l'ordre, on découvre l'évolution d'un personnage complexe ainsi que ses rapports avec la cité où il vit qui s'impriment dans le passé et plus particulièrement dans son enfance avec les liens qu'il entretenait avec son père. Avec ces éléments, on prend ainsi la mesure de son positionnement dans le cours des investigations qu'il mène et parfois de la frustration qu'il éprouve lorsqu'il se heurte à un adversaire insaisissable tel que la mafia qui gangrène la ville. Lire dans le désordre une série policière devient d'ailleurs un exercice de plus en plus difficile puisque l'on constate que de nombreux romanciers élaborent parfois, sur l'ensemble des différents volumes, une arche narrative dont il sera difficile de saisir les contours si l'on ne respecte par l'ordre chronologique des parutions à l'exemple de la série emblématique de l'auteur polonais Wojciech Chmielarz mettant en scène l'inspecteur Jakub Morkta, surnommé Le Kub. Dans ce cycle, l'auteur prend la peine d'intégrer le cadre familial de son personnage central ainsi que celui de son acolyte l'inspecteur Darius Kochan en mettant en lumière l'inquiétant processus des violences domestiques qui semble frapper durement la société polonaise. L'autre aspect de l'arche narrative du cycle réside dans la confrontation récurrente entre le Kub et le truand Borzestowski qui trouve sa conclusion dans Les Ombres, dernier volet de la série.

     

    Rien ne va plus pour l'inspecteur Darius Kochan, un mari violent qui a été mis au placard en traitant de vieilles affaires criminelles qui sont restées irrésolues. Comme si cela ne suffisait pas, il est désormais soupçonné d'avoir abattu la femme d'un gangster disparu depuis des années ainsi que sa fille. Il faut dire que l'on a retrouvé son arme de service sur les lieux du crime et que sa fuite fait office d'aveux. Acculé, le fugitif va demander de l'aide à son ancien partenaire, Jakub Mortka dit Le Kub qui croit en son innocence et décide de faire la lumière sur cette étrange affaire. De son côté La Sèche, adjointe du Kub, a mis la main sur la vidéo d'un viol collectif mettant en cause des politiciens de haut rang. Persuadée que cette affaire va être étouffée par sa hiérarchie, elle décide de mener ses investigations seule. Mais les difficultés s'enchainent et la policière décide de se confier au Kub qui va rapidement constater que les deux affaires sont liées avec l'implication de Borzestowski, son ennemi de toujours, qui règne sans partage sur la pègre de Varsovie.

     

    Dans Les Ombres, le récit débute là où s'achevait l'intrigue du roman précédent, La Cité Des Rêves, en révélant notamment le contenu d'une mystérieuse clé USB où est stockée une vidéo compromettante qui implique d'importants dignitaires du gouvernement s'adonnant à un viol collectif sur un jeune prostitué. C'est l'occasion pour La Sèche d'enquêter sur les arcanes du monde politique et de découvrir l'ampleur du trafic d'influence incarné autour du personnage de Wiesek qui fraie avec les politiciens véreux, mais également avec les flics corrompus et bien évidemment avec les truands représentés par l'inquiétant Borzestowski. Un monde opaque que Wojciech Chmielarz dépeint à la perfection par le prisme des investigations d'une tempétueuse enquêtrice au caractère bien trempé qui détonne au milieu des portraits de femmes battues, phénomène social que l'auteur s'emploie à dénoncer, tant le problème semble être latent dans son pays. L'autre aspect de l'intrigue tourne autour de l'exécution de trois truands, une vieille affaire que Darius Kochan avait remis au goût du jour en découvrant leurs corps enterrés dans un coin reculé de la campagne polonaise. Reprenant l'enquête à son compte, Le Kub va rapidement découvrir que son vieil ennemi Borzestowski est impliqué dans cette triple exécution qui a fait de lui le caïd de la pègre de Varsovie. Deux enquêtes parallèles que Wojciech Chmielarz met en scène au gré d'une narration maîtrisée et qui vont trouver des liens surprenants pour s'achever au détour d'une scène finale dantesque se déroulant dans les entrailles d'un ancien bunker truffé de souterrains. On oscille donc entre l'intrigue sociale dénonçant les dérives d'une société polonaise en plein essor et le récit d'action captivant qui va nous amener son lot de révélations, ceci jusqu'aux dernières pages du roman en clôturant brillamment une série de polars passionnants qui font un état des lieux sans concession de la Pologne.

     

    Avec Les Ombres, Wojciech Chmielarz signe donc l'achèvement d'une série de romans policiers brillants dont l'arche narrative trouve une conclusion détonante qui ne manquera pas de saisir les lecteurs les plus blasés. A lire sans modération.

     

    Wojciech Chmielarz : Les Ombres (Cienie). Editions Agullo 2021. Traduit du polonais par Caroline Raszka-Dewez.

    A lire en écoutant : Fiolkowe Pole de Sobel, Piotrek Lewandowski. Single. 2021 DEF JAM Recordings Poland.