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MON ROMAN ? NOIR ET BIEN SERRE ! - Page 25

  • Valerio Varesi : Ce N'Est Qu'Un Début Commissaire Soneri. Ramasser les morceaux.

    ce n’est qu’un début commissaire soneri,valerio varesi,éditions agulloCela fait maintenant huit ans que l’on parcourt chaque printemps les enquêtes du commissaire Soneri avec un décalage de treize ans entre les publications originales en italien et les traductions brillantes de Florence Rigollet permettant au monde francophone de découvrir ainsi l’œuvre de Valerio Varesi profondément attaché à la ville de Parme  dans laquelle officie cet enquêteur atypique que l’on rencontrait pour la première fois sur les berges du Pô dans un roman intitulé Le Fleuve Des Brumes (Agullo 2016) résumant à lui seul cette atmosphère particulière de la région d’Emilie-Romagne. Si on le compare souvent à son homologue français, le commissaire Maigret, Soneri possède davantage de similitudes avec Duca Lamberti, personnage emblématique de l’œuvre de Georgio Scerbanenco pour lequel Valerio Varesi voue une grande estime, avec deux enquêteurs dotés d’un grand sens de la réflexion, voire même de l’introspection, jouant d’ailleurs un très grand rôle dans l’avancée de leurs investigations respectives. C’est souvent en parcourant les rues embrumées de Parme, que le commissaire Soneri distille ses pensées qu’il confie à sa compagne Angela ou à son collègue Nanetti en partageant quelques repas savoureux au Milord’s tenu par son ami Alceste. On le voit, la série comporte quelques éléments récurrents dont l’auteur se garde bien d’abuser, afin d’éviter tout cliché en faisant en sorte de se renouveler constamment au gré de récits tout en nuance qui abordent fréquemment, sur un registre nostalgique, les événements qui ont marqué l’Italie contemporaine que ce soit la lutte des partisans contre le régime fasciste de l’époque avec Le Fleuve Des Brumes (Agullo 2016), Les Ombres De Montelupo (Agullo 2018) et La Maison Du Commandant (Agullo 2021) ou l’emprise de la mafia dont on découvre certains rouages économiques dans Les Mains Vides (Agullo 2019) ainsi que cette corruption endémique des instances dirigeantes que l’on perçoit dans La Pension De La Via Saffi (Agullo 2017). Mais quels que soient les thèmes abordés, ceux-ci s’inscrivent toujours dans un registre imprégné d’humanité avec toutes les failles que cela comporte en menant parfois aux crimes que le commissaire Soneri doit résoudre avec cette approche philosophique nous rappelant que son auteur, avant d’entamer son activité de journaliste à la Repubblica et de romancier, a également étudié la philosophie à l’université de Bologne dont on retrouve d’ailleurs quelques éléments savoureux aux connotations parfois mystiques que ce soit dans La Main De Dieu (Agullo 2022) ou Or, Encens Et Poussière (Agullo 2020). Si la série comporte actuellement 16 volumes avec un dernier ouvrage publié en Italie en 2021, Ce N’Est Qu’un Début, Commissaire Soneri fait figure de neuvième opus en prenant en compte le fait que les trois premières enquêtes du policier parmesan n’ont pas été traduites en français. Avec la photo du village de Manarola ornant la couverture de ce nouveau roman, on ne laisse planer aucun doute quant au fait qu’une partie de l’intrigue se déroulera du côté de la fameuse région de Cinque Terre.


    Par une triste journée hivernale, le commissaire Soneri contemple la pluie qui s’abat sur la ville de Parme. Mais bien vite les affaires reprennent avec la découverte d’un homme qui s’est pendu dans un vieil hôtel abandonné. Dépourvu de pièce d’identité et d’argent, sa tenue élégante et la valise luxueuse que l’on retrouve non loin de lui ont de quoi interpeller le commissaire Soneri qui n’est pas bien certain qu’il s’agisse d’un suicide en dépit des constatations effectuées sur place. Mais ses réflexions tournent court avec l’annonce d’un meurtre à l’arme blanche. On identifie rapidement la victime qui était l’un des dirigeants du mouvement estudiantin qui avait agité Parme à la fin des années soixante. Démarre une enquête imprégnée de nostalgie qui va conduire le commissaire Soneri dans les environs des Apennins émiliens puis du côté de la mer, sur les berges de la Ligurie, non loin des célèbres villages des Cinque Terre.

     

    Même si elle est anecdotique, l'apparition d'une Vespa Primera 125, découverte dans un camp de Roms, nous donne une idée de l'atmosphère de cette intrigue imprégnée d'une certaine mélancolie, ceci plus particulièrement avec les souvenirs de jeunesse d'un commissaire Soneri se remémorant ses virées en scooter du côté de la région de Cinque Terre. Une réminiscence prenant davantage d'essor avec cette enquête qui va le conduire sur les côtes de la Ligurie, durant la période hivernale, en s'éloignant du fameux circuit touristique des cinq villages que l'auteur se garde d'ailleurs bien de citer. Néanmoins, sans jouer sur ce registre touristique, on appréciera les pérégrinations du commissaire Soneri nous permettant d'avoir un autre regard sur cette contrée au charme chargé de spleen. Mais c'est bien évidement autour de la victime, Elmo Boseli, leader charismatique du mouvement étudiant et du 68 parmesan ainsi que de son entourage que l'on prend la pleine mesure d'une Italie qui n'a jamais soldé ses comptes. Il y a bien évidemment les récriminations de ses anciens camarades se désolant de la tournure politique d'un gouvernement Berlusconi faisant alliance avec les partis d'extrême-droite tout en regrettant une jeunesse qui a tourné le dos aux convictions de leurs parents tandis que les jeunes immigrés trouvent davantage de réconfort en intégrant les mouvances fascistes des supporters ultras. Au fil de ses investigations, le commissaire Soneri met donc en évidence cette amertume qui ronge les protagonistes et qui semble même rejaillir sur lui en prenant conscience que le drame se joue dans ce passage de témoin manqué entre deux générations qui ne se comprennent plus. Comme à l'accoutumée, on apprécie ce sens de la nuance qui caractérise l'écriture de Valerio Varesi qui, autour de ces thèmes sensibles, parvient à saisir parfaitement le climat politique, dans le sens large du terme, d'une Italie divisée ne parvenant pas à trouver le chemin de la réconciliation, bien au contraire, ce qui contraint le commissaire Soneri à "ramasser les morceaux" comme il l'évoque au terme d'une enquête pleine de désillusions.

     


    Valerio Varesi : Ce N'Est Qu'Un Début Commissaire Soneri (E Solo L'Inizio, Commissario Soneri) Editions Agullo 2023. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

    A lire en écoutant : Una Gionrnata Al Mare de Paolo Conte. Album : Concerti (Live). Under exclusive license to Warner Italy. 1985 NAR International Srl.

  • ANDREE A. MICHAUD : PROIES. SUR LES BORDS DE LA BRULEE.

    proies, andrée a michaudOn ne saurait renoncer au thriller et se priver ainsi de quelques ouvrages remarquables en dépit du tombereau d'inepties qui affectent le genre avec sa légion de sérial-killers grotesques, sa cohorte d'enquêteurs et autres profilers pathétiques systématiquement imprégnés de secrets pesants tout en luttant contre "Le Mal" à l'état pur sur une déclinaison d'intrigues plus ou moins bancales, censées vous procurer quelques frissons. Le drame avec cette production médiocre mais foisonnante, c’est que les bons thrillers peinent à émerger, occultés qu’ils sont par les têtes d’affiche et leur conglomérat d'imitateurs qui nous assènent leurs sempiternelles schémas narratifs mettant en scène quelques enquêtes parallèles sanguinolentes pour traquer un tueur maléfique trimbalant un semi-remorque de matériel afin de perpétrer ses crimes s’inscrivant dans une surenchère ridicule où l’abjection et le voyeurisme deviennent les règles inhérentes au genre. Dans ce contexte, on regrettera qu'un ouvrage comme Proies, dernier roman de la québécoise Andrée A. Michaud, n'ait pas suscité davantage d'écho dans les médias, ce d'autant plus qu'il s'inscrit dans un registre similaire à Rivière Tremblante (Rivages/Noir 2018) et surtout à Bondrée (Rivages/Noir 2016), roman culte, qui avait contribué à la renommée de la romancière, tant le récit sortait des sentiers battus avec cette particularité dans une écriture à la fois délicate et foisonnante, savamment travaillée, imprégnée d'idiomes québécois allant bien au-delà de l'exercice folklorique pour servir l'intrigue et habiller ses personnages aux caractères nuancés.

     

    En plein été, du côté du village de Rivière-Brûlée, portant le nom du cours d'eau qui le jouxte, Abigail, Judith et Alexandre décident de camper trois jours dans la forêt pour profiter de la fraîcheur, du grand air et des baignades dans la Brûlée. Au coeur de cet environnement idyllique et isolé, les trois adolescents passent une première journée de rêve, même s'ils éprouvent ce sentiment diffus d'être observés. Le soir, s'ensuit la traditionnelle veillée avec ses histoire de fantômes destinées à se faire peur. Mais la sensation d'être surveillés devient plus prégnante le lendemain, lorsqu'en revenant des bords de la rivière, ils découvrent que leurs affaires ont été déplacées. Et puis, il y a ces dessins inquiétants gravés dans le tronc des arbres alentours. Les adolescents ont désormais la certitude qu'un individu rôde dans les environs en jouant avec leurs nerfs tandis que la nature se referme sur eux comme un piège. Survient le drame qui va toucher l'ensemble des habitants de Rivière-Brûlée.

     

    Il émane de l’œuvre d’Andrée A. Michaud cette indicible fascination pour la forêt, réminiscence de sa jeunesse, qui rejaillit dans le cours de ses intrigues où l’on perçoit cette atmosphère envoûtante, parfois même ensorcelante et basculant peu à peu dans un registre inquiétant cédant le pas à une indéniable terreur que restitue une écriture savamment travaillée. Proies n’échappe pas à cette ambiance forestière fascinante en prenant la forme d’une traque à laquelle trois adolescents sont confrontés en nous rappelant certains aspects du film Délivrance auquel la romancière fait d’ailleurs référence. Mais au-delà de la confrontation entre un tueur sadique et les trois jeunes campeurs qu’il a pris pour cible, l’intrigue prend l’allure d’une fresque sociale mettant en scène l’ensemble de la communauté de Rivière-Brûlée avec une déclinaison de portraits richement illustrés qui s’inscrivent dans une interaction narrative d’une rare intensité. Outre cette écriture dense, chargée d'un force évocatrice peu commune, on apprécie dans Proies toute la tension et l'émotion que l'on ressent en permanence au gré d'une intrigue qui se focalise également autour des conséquences découlant de ce fait divers tragique qui touche bien évidemment les victimes mais également leur entourage proche ainsi que la plupart des habitants du village dont on apprécie la justesse de ton quant aux sentiments qu'ils éprouvent face à un tel drame. Mais c'est également autour du profil du tueur qu'Andrée A. Michaud parvient à s'éloigner des registres habituels du thriller, ce d'autant plus que l'on connaît très rapidement son identité pour davantage s'intéresser à son comportement erratique frisant parfois la stupidité qui ne fait qu'amplifier le chaos bouleversant le destin de tout son entourage. C'est ainsi que l'on apprécie cet équilibre subtil entre tension narrative permanente, environnement fascinant et fresque sociale poignante qui font de Proies un thriller à nul autre pareil qu'il faut découvrir impérativement. 

     

    Andrée A. Michaud : Proies. Editions Rivages/Noir 2023

    A lire en écoutant : Someone Somewhere (In Summertime) de Simple Minds. Album : New Gold Dream (81/82/83/84) 2016 Virgin Records Limited.

  • Clément Milian : Un Conte Parisien Violent. Crevards.

    Capture d’écran 2023-06-23 à 14.40.14.pngService de presse.


    Exit les châteaux et les forêts, le conte prend possession du milieu urbain ou le bitume est roi. Exit les robes de princesse et autres pantoufles de vair, les jeunes filles portent des Converse, des shorts en jeans et font du skate en slalomant entre les passants. Les ogres consomment du crack et déambulent dans les méandres des passages souterrains de cette place Stalingrad cerclée par la redoutable infrastructure métallique du métro aérien. Nouvelle voix de la collection Fusion aux éditions de l'Atalante, Clément Milian évoque avec Un Conte Parisien Violent cette éternelle histoire de transition entre l'adolescence et le monde des adultes en suivant le parcours de Salomé, figure farouche de la place Stalingrad dont elle a pris possession en évoluant au milieu des sdf et des toxicos. Au sein de cette cour des miracles ponctuée d'éclats d'une violence soudaine, d'amitiés fragiles et incertaines et de cette tension palpable animant les occupants des lieux, on perçoit la solitude et le désarroi d'une gamine livrée à elle-même, cherchant à s'extraire de sa posture d'adolescente avec une quête du sens qu'elle pense trouver en côtoyant ces cabossés de la vie.

     

    A Paris, la canicule estivale n'épargne pas le parvis de la place Stalingrad, refuge des clochards, dealers et autres crackeurs qui ont notamment investi les passages souterrains, spots préférés de Salomé qui slalome avec son skate entre les épaves. A quatorze ans, la jeune fille, que tout le monde surnomme chewing-gum à force de chuter sans jamais se faire mal, préfère trimbaler sa carcasse sur la place plutôt que de rester seul dans l'appartement familial désert. Il faut dire que son père flic fait quelques passages éclairs, entre deux affaires, afin de déposer de l'argent pour les courses, tandis que sa grande sœur vit une intense histoire d'amour. Hôtesse de l'air, la mère de Salomé est aux abonnés absents depuis qu'elle a embarqué pour New-York où sévit un serial-killer qui s'en prend aux femmes. Adolescente au caractère farouche, Salomé se moque bien de cette famille bancale. Ce qui lui importe, c'est qu'elle s'est imposée parmi cette faune locale qu'elle côtoie en se forgeant quelques amitiés improbables avec certains zonards des lieux comme Mamadou, un sdf au caractère versatile. Mais au sein de cet environnement instable, il faut tout de même se méfier de ces monstres mutiques qui zonent dans le secteur. Salomé va l'apprendre à ses dépens.

     

    Bien qu'il ait vécu durant de nombreuses années dans le quartier de Stalingrad, en côtoyant ainsi les toxicomanes et dealers fréquentant les lieux, Clément Milian s'est bien éloigné du récit naturaliste pour s'orienter sur le registre du conte, comme le titre du roman le mentionne d'ailleurs, en s'interdisant ainsi tout type de jugement pour se focaliser sur cette atmosphère fantasmagorique qui imprègne l'ensemble du roman avec des personnages secondaires comme Mama ou le Bouledogue dont les surnoms nous indiquent le rôle qu'ils endossent au sein de la communauté disparate stagnant sur cette place Stalingrad. Un Conte Parisien Violent se concentre donc autour du parcours de Salomé et du désarroi que ressent cette jeune adolescente avec une mère absente et la découverte de la sexualité dont elle perçoit quelques contours avec la relation qu'entretient sa sœur aînée fréquentant un jeune garçon vivant dans un squat voisin. Loin de s'apitoyer sur son sort, Salomé virevolte sur son skate en faisant preuve d'une certaine défiance vis-à-vis des dealers qui souhaiteraient l'employer plus activement afin d'effectuer quelques livraisons à leur clientèle. Si elle n'a rien contre quelques livraisons occasionnelles, Salomé n'entend pas se mettre à la disposition de ces dealers qu'elle n'hésite d'ailleurs pas à invectiver du haut de ses quatorze ans. Et puis il y a cette relation houleuse avec Mama ce sdf qui n'a pas toute sa raison en oubliant parfois les rapports qu'il entretient avec Salomé qui s'inquiète du comportement parfois agressif de celui qu'elle considère comme son unique ami. Afin d'accumuler davantage de tension, le récit se décline autour de brefs chapitres d'une ou deux pages, quand ce ne sont pas une poignée de mots qui servent de liant pour les pages suivantes en se demandant quelle tournure va prendre le drame à venir dont on devine certains aspects que ce soit avec les silhouettes inquiétantes qui squattent les souterrains de la place, la mère de Salomé peut-être promise à un avenir funeste avec ce serial-killer hantant les rues de New-York où elle séjourne sans donner de nouvelle ou bien avec le comportement inquiétant de Mama qui bascule peu à peu dans la folie. On apprécie donc cet univers inquiétant au sein duquel la jeune Salomé évolue ainsi que l'inquiétude qui nous étreint peu à peu dans l'éclat d'un récit brutal et percutant nous coupant le souffle au terme d'une scène finale tourmentée.

     

    Clément Milian : Un Conte Parisien Violent. Editions de l'Atalante/Collection Fusion 2023.

    A lire en écoutant : De L'Autre Côté de L'uzine. Album : La Goutte d'Encre. 2017 L'uzine.

  • DENNIS LEHANE : LE SILENCE. DESEGREGATION.

    dennis lehane, le silence, éditions gallmeisterAprès William Boyle et François Guérif, c'est un auteur emblématique de la collection Rivages/Noir qui annonce son départ pour intégrer la maison d'éditions Gallmeister. Sans nouvelle depuis près de six ans, c'est peu dire que ce transfert de Dennis Lehane a fait l'effet d'une bombe, ce d'autant plus qu'il semble vouloir mettre un terme à sa carrière d'écrivain avec son dernier roman Le Silence, préférant se consacrer désormais à son travail de scénariste et de producteur. La nouvelle a de quoi nous attrister puisque l'on sait tous que Dennis Lehane est un monument de la littérature noire et qu'il nous a enchanté avec la série Kenzie & Gennaro dont Un Dernier Verre Avant La Guerre (Rivages/Noir 1999), Ténèbres, Prenez-Moi La Main (Rivages/Noir 2000) et Gone, Baby, Gone (Rivages/Noir 2003) ainsi qu'avec des romans d'une ampleur incroyable tels que Mystic River (Rivages/Noir 2002), Shutter Island (Rivages/Noir 2003) et Un Pays A L'Aube (Rivages/Noir 2008), fresque monumentale des USA qui n'a d'ailleurs jamais pu être adapté au cinéma contrairement aux deux ouvrages précédents. Mais il faut également admettre que l'on avait été fortement déçu à la lecture des derniers romans de Dennis Lehane à l'instar de Moonlight Mile (Rivages/Noir 2010), d'Ils Vivent la Nuit (Rivages/Noir 2012) ou de Quand Vient La Nuit (Rivages/Noir 2014) avec cette impression que l'auteur abandonnait son rôle de romancier pour endosser celui de scénariste en nous proposant ainsi des textes manquant cruellement d’envergure. Pourtant, il faut bien avouer qu'en succédant à Isabelle Maillet, ancienne traductrice attitrée de l'auteur, François Happe nous offre une superbe traduction d'un texte d'une grande tenue qui, sans atteindre les sommets des ouvrages évoqués, oscille entre le registre historique et l'intrigue d'une noirceur implacable en renouant avec la ville de Boston, terrain de prédilection d'un auteur qui signe ainsi un retour fracassant.

     

    A South Boston en 1974, c'est l'effervescence depuis qu'un juge a décrété une mixité des élèves au sein des établissements scolaires de ce quartier populaire irlandais, afin de lutter contre la discrimination. Dans la chaleur de l'été, les habitants se préparent à faire valoir leurs droits dans un contexte de tensions raciales exacerbées. Mais Mary Pat Fenessy a d'autres préoccupation depuis que Jules, sa fille de dix-sept ans, disparait sans laisser de trace après avoir passé une soirée avec son copain et sa meilleure amie. Y aurait-il un lien avec ce jeune noir trouvant la mort dans des circonstances suspectes après avoir percuté une rame de métro au cours de la même soirée ? Au fil de ses recherches, Mary Pat met à jour quelques vérités dérangeantes et voit les membres de sa communauté lui tourner le dos. Pourtant loin de renoncer, cette femme pleine de désespoir et de colère va faire face au gang du quartier et plus particulièrement à son leader Marty Butler bien décidé à passer sous silence la disparition d'une jeune fille dont il n'a que faire. 

     

    En toile de fond historique, il y a ces banlieues populaires de Boston secouées, en juin 1974, par l'annonce du busing consistant à imposer la fin de la ségrégation dans les établissements scolaires en transportant des élèves des quartiers blancs pour les intégrer dans des écoles des quartiers noirs et inversement. C'est autour du personnage de Mary Pat Fenessy et de son engagement dans l'organisation des manifestations à venir que l'on prend la mesure des implications d'une telle décision au sein d'une communauté irlandaise qui apparaît comme soudée tout en étant sous l'influence d'une organisation criminelle dirigée par Marty Butler. Il se dégage ainsi cette atmosphère de rejet des décisions d'une autorité décriée, ce d'autant plus que le processus ne semble pas concerner les quartiers riches de la ville. Ainsi, outre le racisme ambiant, voire même institutionnalisé qui prévaut, c'est également une lutte des classes que l'on perçoit dans les différents événements qui vont secouer le quartier. Et il faut bien avouer que Dennis Lehane excelle à mettre en perspective les remous de l'histoire avec le destin de Mary Pat Fenessy qui va se retrouver de plus en plus isolée à mesure qu'elle prend conscience que personne ne fera rien pour l'aider à retrouver sa fille disparue. Mais avec un parcours chaotique comme le sien, cette mère de famille, ayant déjà vécu des relations difficiles avec les hommes qui ont partagé sa vie et composé avec la perte de son fils aîné, n'entend pas se résigner. On assiste donc à la révolte d'une femme qui va se battre, au propre comme au figuré, pour faire éclater la vérité entourant la disparition de sa fille et qui n'est pas sans lien avec le drame qui a frappé un jeune noir trouvant la mort sous une rame de métro et dont elle connaît la mère pour travailler comme elle, en tant qu'aide-soignante dans un home pour personnes âgées. Il en résulte une intrigue prenant de plus en plus d'essor dans une logique de violence exacerbée qui va tourner au règlement de compte en savourant le parcours de cette femme hors-norme qu'il convient de saluer. Avec un tel profil, on regrettera le fait que la plupart des autres personnages apparaissent un peu en retrait à l'instar du lieutenant Michael Coyne qui semble présent uniquement pour compter les points ou de Marty Butler, ce caïd du quartier dont on aurait souhaité qu'il soit pourvu d'une envergure un peu plus imposante. Quoiqu'il en soit, on appréciera tout de même ce récit au souffle épique abordant bien évidement le thème du racisme tout en mettant en perspective le sujet du féminisme au sein de ce quartier populaire de Boston où la loi des hommes va se heurter à la volonté farouche d'une mère de famille refusant de s'incliner devant leur volonté. Avec un roman comme Le Silence, Dennis Lehane signe ainsi son retour dans la cour des grands auteurs de la littérature noire avec qui il faut compter, en espérant que la mise à l'arrêt de sa carrière de romancier ne soit juste qu'un effet d'annonce.

     

    Dennis Lehane : Le Silence (Small Mercies). Editions Gallmeister 2023. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Happe.

    A lire en écoutant : It Must Change de Anohni. Album : My Back Was a Bridge For You To Cross. 2023 Rebis Music under exclusive licence to Rough Trade Records Ltd.

  • Joachim Beat Schmidt : Kalmann. Diversité et nature.

    Joachim beat Schmidt, kalmann, éditions gallimard, collection la noireOn regrette avant tout cette barrière des langues entravant l'essor de la littérature noire helvétique restant figée dans un développement régional soulignant l'absence d'audace et de curiosité à l'exception de la regrettée édition des Sauvages qui avait publié quelques romans de Sunil Mann et de Plaisir de Lire nous proposant, il y a de cela plusieurs années, les textes d'un auteur tessinois et d'une romancière grisonnaise. Des initiatives isolées qui restent malheureusement sans lendemain. Pourtant, depuis peu, on observe en France un frémissement de l'intérêt pour l'ensemble des régions linguistiques de la Suisse avec la publication chez Finitude du premier roman du tessinois Lucas Brunoni intitulé Les Silences tandis que chez Gallimard, pour la collection La Noire, on publie Kalmann, un roman noir se déroulant en Islande, terre d'adoption du grisonnais Joachim Beat Schmidt récipiendaire du Crime Cologne Award et du troisième Prix  Polar Suisse à Granges, unique festival de littérature noire accueillant l'ensemble des auteurs du pays, quelle que soit leur langue ou leur canton d'origine.

     

    Kalmann Oòinsson c'est le shérif de Raufarhöfn, petit port de pêche islandais se situant non loin du cercle polaire arctique. On le reconnaît tout de suite avec son chapeau de cow-boy, son étoile et son mauser qu'il porte à la ceinture et qui lui a été légué par un père américain qu'il n'a jamais rencontré. Il déambule ainsi dans les rues de cette localité déclinante depuis que les quotas de pêche ont été imposés. Plus rien n'est comme avant, mais Kalmann s'en moque un peu puisqu'il continue à pêcher le requin comme le faisait son grand père vivant désormais dans un home pour personnes âgées et à qui il rend visite régulièrement. Esprit simple que rien ne déroute jamais, il chasse également le renard. Et c'est lors de l'un de ses périples qu'il découvre une grande tâche d'hémoglobine que les flocons recouvrent déjà. Se pourrait-il qu'il s'agisse du sang de Robert McKenzie, l'homme fort de la bourgade qui a disparu depuis quelques jours ? En témoin principal de ce qui pourrait apparaître comme une scène de crime, Kalmann va devoir répondre aux questions de la police. Pas certain que ses réponses déroutantes puissent satisfaire les enquêteurs qui ne sont pas là pour rigoler, ceci dautant plus que tout laisse à penser qu'il en sait davantage qu'il ne veut bien le dire.

     

    Suisse allemand d'origine ayant choisi d'émigrer en Islande en se faisant naturaliser, il fallait sans doute un parcours tel que celui de Joachim Beat Schmidt pour évoquer cette contrée d'adoption mythique en sortant des registres du polar nordique. A certains égards, Kalmann nous rappelle les ouvrages de la fameuse série Martin Beck de Maj Sjöwall et Per Wahlöö publiés bien avant cette saturation de littérature noire venue du nord, en délaissant le récit d'atmosphère pour se concentrer sur le thème social. Au-delà de l'intrigue policière, Joachim Beat Schmidt distille son amour de cette terre d'Islande en abordant, en toile de fond, le sujet de l'écologie et de cette faune à la fois sauvage et fragile qu'il faut sauvegarder avec toutes les conséquences qui en découlent telles que les quotas de pêche mettant en péril l'économie de ces petits ports qui périclitent à l'instar de Raufarhöfn abritant l'Artic Henge, impressionnant monument de pierre destiné à attirer les touristes et qui devient l'une des scènes de crime du roman. Il n'y a rien de grandiloquent ou de pompeux dans le sujet abordé car Joaquim Beat Schmidt a eu le coup de génie d'articuler son récit autour du point de vue de Kalmann qui apparait comme l'idiot du village mais dont la sagesse brut et le regard pragmatique imprégné de naïveté ne cesse de nous interpeller tout en nous amusant parfois au gré d'échanges d'une absurdité hilarante. Autour de ce personnage lumineux, gravite toute une galerie d'individus charismatiques animant ce village nordique au charme indéniable mais qui nous extrait pourtant de tous les clichés nordiques émanant d'un tel environnement. Et puis il faut souligner les qualités narratives de cette enquête policière sortant des sentiers battus en nous permettant d'appréhender le cadre social de cette localité à bout de souffle souffrant notamment de la déshérence des institutions étatiques, ersatz des affres de la crise économique qui a balayé le pays. Au gré d'investigation quelque peu maladroites, Kalmann croise donc les membres de cette petite communauté portant sur lui un regard amusé, parfois narquois à l'exception de sa mère bien évidemment, mais également de son grand-père où l'on décèle l'émotion se dégageant d'une relation très forte qui unis les deux hommes en dépit de la mémoire défaillante du vieil homme appréciant toujours autant le requin fermenté que lui prépare son petit fils. D'une originalité réjouissante, qu'une scène finale époustouflante ne démentira pas, Kalmann nous permet d'appréhender, avec un bel équilibre entre l'intrigue policière décalée, le marasme du contexte économique dans lequel évolue les personnages ainsi que le cadre sublime où la faune sauvage y joue un rôle prépondérant, toute la fragilité d'une région reculée de l'Islande oscillant entre les intérêts de l'entrepreneuriat et la préservation des espèces sur le déclin que Joachim Beat Schmidt met sur le devant de la scène au gré d'un plaidoyer sensible et nuancé. Au final, Kalmann se révèle être un roman exceptionnel qui ne manquera pas de réconcilier certains lecteurs avec le polar nordique dont ils n'attendaient plus grand chose.

     


    Joachim Beat Schmidt : Kalmann (Kalmann). Editions Gallimard/Collection La Noire 2023. Traduit de l'allemand (Suisse) par Barbara Fontaine. 

    A lire en écoutant : The Anchor Song de Björk. Album : Debut. 1993 Bapsi Ltd. /One Little Independent Records.