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04. Roman noir - Page 14

  • TIFFANY MCDANIEL : DU COTE SAUVAGE. HEROINES.

    tiffany mcdaniel,editions gallmeister,du côté sauvageDans le style que l'on apprécie, il est souvent question d'équilibre pour faire en sorte que le texte sorte de l'ordinaire et chacun se déterminera sur l'imbrication des différents éléments qui le composent et de l'audace parfois qui en découle, en impressionnant ou rebutant le lecteur selon ses prorpres critères. Tiffany McDaniel fait assurément partie de ces romancières qui ne laissent pas indifférent et l'on avait été particulièrement marqué par Betty (Gallmeister 2020) où la noirceur de cette chronique familiale laissant entrevoir les fêlures et les violences faites aux femmes se conjugue dans la luminosité d'un texte imprégné de poésie. A la suite de ce succès notable, les éditions Gallmeister propose la traduction du premier roman de Tiffany McDaniel, L'Eté Où Tout A Fondu (Gallmeister 2021) traitant des affres de la discrimination au gré d'une allégorie manquant singulièrement de subtilité autour de la lutte du bien contre le mal prenant l'allure d'un conte social tragique. Une question d'équilibre et de perception qui interpellera chaque lecteur découvrant les prémisses d'un style éblouissant que l'on retrouvera à la lecture Du Côté Sauvage, son troisième roman se révélant encore plus âpre que les précédents et s'inspirant des Disparues de Chillicothe dans l'Ohio, un fait divers qui a défrayé la chronique avec l’assassinat de six femmes et dont certains corps ont été retrouvés flottant sur la rivière. S'intéressant plus particulièrement au profil des victimes que du tueur, l'intrigue de Tiffany McDaniel nous rappelle Sambre (Jean-Claude Lattès 2023), ce fameux récit de la journaliste Alice Géraud ainsi que Ces Femmes-là (Globe 2023), singulier roman d'Ivy Pochada. 

     

    Les jumelles Arc et Daffy tout le monde les connait du côté de Chillicothe dans l'Ohio, avec leur chevelure rousse et les yeux vairons. Dotées d'une imagination sans limite, les deux soeurs inséparables échappent à leur vie sordide en s'abreuvant des histoires de Mamie Milkweed qui les a recueillies pour les élever tant bien que mal tout en les tenant éloignées d'un père et d'une mère qui s'enfoncent dans leur dépendance à l'héroïne faisant des ravages dans une région sans avenir. Mais le monde imaginaire qu'elles ont bâti s'étiole au détour d'un drame les ramenant dans le quotidien de la réalité implacable d'une famille destructrice. Une fois adulte, Darc se rend compte qu'il n'est pas aisé de se soustraire au mal et à la douleur qui imprègnent ses souvenirs tout en se répercutant dans les méandres d'une existence qui s'effondre dans les cloaques du milieu de la drogue et de la prostitution. Et puis, il y a ce corps d'une femme de son entourage que l'on retrouve dérivant dans le courant de la rivière sans que cela ne suscite la moindre intérêt au sein de la communauté. Et même si ses amies disparaissent et que les cadavres s'accumulent dans l'indifférence générale, Arc comprend rapidement qu'il lui faudra faire preuve d'une abnégation sans limite pour protéger sa soeur de ceux qui veulent les entraîner toutes les deux du côté sauvage.

     

    Même si le résumé ne laisse que peu de place à la confusion, Du Côté Sauvage n'a rien du récit romancé où l'on se concentre sur le déroulement de l'enquête, ni du thriller glaçant nous entraînant sur les traces d'un tueur en série aussi grotesque qu'impitoyable. Au gré des 700 pages, il faudra également faire son deuil d'une intrigue au rythme frénétique et effréné à une époque où tout va beaucoup trop vite, même en littérature où l'on engloutit les ouvrages plutôt qu'on ne les lit. D'entrée de jeu, on comprend que Tiffany McDaniel se lance dans un hommage aux six victimes de Chillicothes auxquelles elle dédie ce roman en transposant son histoire à une autre époque, dans les années 80 et 90, comme pour renoncer totalement à restituer le déroulement de cette succession de faits divers sordides qui n'ont jamais été résolus. A partir de là, la romancière construit son récit autour des parcours d'Arc et de Daffy, ces jumelles que la vie n'épargne à aucun instant et qui s'agrègent autour de leur mère et de leur tante qui se prostituent à domicile afin de subvenir à leur consommation d'héroïne, véritable fléau au sein d'une région dévastée économiquement où la puanteur d'une monstrueuse usine de papier devient l'unique voie de sortie pour l'ensemble de la communauté. D'une époque à l'autre, sur une alternance d'analepse introduisant le déroulement de leur vie d'adulte, l'intrigue s'articule sur cette succession de meurtres de jeunes femmes faisant partie de l'entourage de Darc et Daffy qui s'adonnent elles aussi à la prostitution leur permettant de se fournir en came pour échapper à un quotidien peu reluisant. Et rien ne nous sera épargné pour illustrer la noirceur d'un milieu que l'aspect poétique, parfois même onirique, n'édulcore à aucun instant à l'instar de ces rapports d'autopsie où la froide description des lésions s'imbrique dans la chaleur d'une poésie servant à définir la personnalité d'une victime qui ne laisse plus indifférent. Et c'est bien de cela qu'il s'agit avec Du Côté Sauvage où l'on s'attache donc au profil de ces femmes évoluant dans un milieu sans pitié et extrêmement violent comme en témoigne des scènes d'une dureté parfois extrême sans jamais pour autant verser dans la complaisance. C'est l'occasion pour Tiffany McDaniel de dresser une galerie de portrait d'hommes dont certains sont pourvus d'une personnalité terrifiante à l'exemple du tatoueur Highway Man ou plus ambivalente comme celle de West l'employé du motel où Arc et Daffy se prostituent et celle de ce violoniste, alcoolique repenti, travaillant désormais au centre de désintoxication où les deux jeunes femmes tentent de se sevrer. Ceci sans parler de cet officier de police dévoyé, incarnation de l'indifférence des autorités estimant, de manière sous-jacente, que ces femmes n'ont finalement obtenu que ce qu'elles méritaient. Ainsi, dans la somme de cet entourage inquiétant s'esquisse donc la personnalité mystérieuse d'un meurtrier insaisissable au détour d’une intrigue chargée de tensions qui va nous emporter vers une révélation surprenante en toute fin d’un récit d’une puissance et d’une intensité peu commune . Et puis dans toute cette laideur, il y a la beauté de cette écriture lyrique qui vient contrebalancer, avec un bel équilibre, la laideur d'un environnement social sans fard, un portrait brutal de cette autre Amérique basculant dans le rêve sans avenir des opiacés, plus précisément Du Côté Sauvage

     


    Tiffany McDaniel : Du Côté Sauvage. Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais par François Happe.

    A lire en écoutant : Little Girl Blue interprété par Janis Joplin. Album : I Goa Del Ol' Kozmic Blues Again Mama ! 1969 Sony Music Entertainment.

  • Eugenia Almeida : La Casse. Le cercle vertueux.

    C22F21A6-C81D-4F0C-91F8-144B05CA550F.jpegLes auteurs emblématiques de la littérature noire argentine, sont sans nul doute Carlos Salem dont les romans traduits en français sont publiés chez Actes Sud tandis qu'Ernesto Mallo intègre la collection Rivage/Noir. Dans une moindre mesure, on pourrait également citer Jorge Luis Borges qui inséra de nombreux codes du genre policier tout au long de son oeuvre prolifique. Mais pour en revenir au genre spécifique du roman noir argentin, on a été particulièrement secoué par le caractère âpre et brutal de récits tels qu'Entre Hommes (La Dernière Goutte 2016) de German Maggiori ou que Notre Part Du Ciel (Rivages/Noir 2023) de Nicolás Ferraro, prenant l'allure d'un western explosif. Dans un registre plus mélancolique, on peut évoquer la singularité de Ricardo Romero publiant Je Suis L'Hiver (Asphalte 2020), un polar décalé aux intonations poétiques, ainsi que Gustavo Malajovich qui avait marqué les esprits avec Le Jardin De Bronze (Actes Noir 2014) et dont on est malheureusement sans nouvelle. Tout aussi marquant, on appréciera également Puerto Apache (Asphalte 2015) de Juan Martini nous entrainant dans les ruelles sombres et étroites d'un bidonville de Buenos Aires. Si la liste des romanciers de cette littérature noire en provenance d'Argentine, n'a rien d'exhaustive, elle n'en demeure pas moins très peu étoffée, ce qui est regrettable tant les trop rares publications se révèlent généralement enthousiasmantes. Ainsi, on se réjouit d'ajouter à cette énumération un peu trop masculine, le nom d'Eugenia Almeida qui débarque dans la collection noire des éditions Métailié avec La Casse, un surprenant récit aussi tonitruant que fracassant se déroulant dans une ville de province du nord de l'Argentine, dont on ignore le nom. Si La Casse apparaît, sans aucune contestation possible, comme l'un des belles découvertes de l'année 2024, il faut prendre en considération le fait qu'Eugenia Almeida n'a rien d'une novice dans le domaine de l'écriture puisque cette enseignante et journaliste s'essayant également à la poésie, a publié de nombreux romans dont L'Autobus (Métailié 2007) et L'Echange (Métalilié 2016) traduits en français et s'inscrivant à la lisière du genre noir.  

     

    Le monde est bien rangé dans cette province du nord de l'Argentine. Durruti verse pots de vin  et commissions au chef de la police Lanbro qui les redistribue aux instances supérieures, ministres compris. C'est comme ça que cela fonctionne afin de poursuivre ses activités illicites qui rapportent à tout le monde, sans jamais faire de vague. Aussi n'apprécie-t-il que modérément l'initiative d'un de ses hommes qui a exécuté deux gamins qui venaient de voler une voiture en butant leurs occupants. Il va falloir faire profil bas sans être certain qu'il puisse s'en tirer comme ça.  Les flic sont plutôt nerveux dans les environs. Il s'agit donc pour son petit frère Nene, à qui il a confié les rênes de la casse, d'y aller mollo avec le trafic de pièces volées. Mais le moindre petit grain de sable dans les rouages de la machine peut tout faire voler en éclat, comme cette Fiat 1600, coupé sport de collection que l'on a volé à Saravia, un enseignant sans histoire mais dont le couple bat de l'aile depuis qu'il reçoit des messages anonymes l'informant qu'il est cocu. A partir de là, tout se disloque et la ville devient le théâtre d'une succession d'exécutions et de règlements de compte brutaux et sanglants. Et pour que tout rentre dans l'ordre, il y aura des dommages collatéraux jusqu'au plus haut niveau du pays. 

     

    Avec à peine 200 pages, autant dire que La Casse ne s'embarrasse pas de fioriture au détour d'un texte dépouillé à l'extrême qui, d'entrée de jeu, nécessite l'attention et l'intelligence du lecteur pour capter sur près de cinq chapitres aussi courts que denses les premières interactions brutales entre des truands qui tentent de rattraper la bavure de l'un d'entre eux. Mais rien n'y fait et Eugenia Almeida décline ce qui s'apparente à une chute infernale de dominos à mesure que les ennuis se succèdent dans un déchainement d'une violence âpre et très épurée ce qui confère à l'ensemble de l'intrigue un aspect rythmé et saisissant. Au gré de ces enchainements cruels où chacun tente de tirer son épingle du jeu dans ce qui apparait comme une débandade désorganisée, Eugenia Almeida passe en revue les accointances fragiles entre la pègre, la police et les instances politiques qui s'étiolent dans une logique de confrontations plus sanglantes les unes que les autres, ce d'autant plus que des individus de la classe moyenne interfèrent dans cet équilibre occulte qui s'écroule, à l'instar de la maîtresse de cette personnalité politique déchue qui va retrouver la misère de sa vie d'autrefois, ou de Saravia ce professeur désemparé, victime d'un corbeau lui annonçant que sa femme le trompe. On y croise également cette diseuse de bonne aventure qui va se trouver partie prenante dans ce gigantesque capharnaüm habilement mis en scène. Autant dire que l'atmosphère d'une noirceur absolue se révèle pesante à mesure que l'on prend en compte les victimes collatérales de cette débâcle institutionnelle sans pitié. On en prend la pleine mesure avec le parcours de Durruti, de son rapport assez émouvant avec son petit frère Nene en découvrant les éléments du drame sordide dont il a été témoin en le propulsant, presque contre son gré, à la tête de cette organisation de malfaiteurs désormais placée sous l'égide d'arcanes étatiques aussi dévoyées qu'inquiétantes. Tout cela est mis en scène d'une manière efficace, presque diabolique, avec une conjonction de hasards qui tient parfaitement la route en faisant de La Casse un roman au style nerveux, voire délicieusement frénétique, qui vous secoue jusqu'à la dernière ligne en ayant la certitude que rien ne va jamais vraiment changer dans un système où les individus sont interchangeables. On en redemande.

     

    Eugenia Almeida : La Casse (Desarmadero). Editions Métailié/Noir 2024. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Lise Belperron.

    A lire en écoutant : Sola de Gotan Project. Album : Gitan Project Live. 2008 Ya Basta records.

  • Benjamin Whitmer : Dead Stars. Le cercle de gravité.

    benjamin whitmer,dead stars,editions gallmeisterPour chacun des récits de Benjamin Whitmer, émerge cette image de William Munny, ce tueur repenti qu'interprète Clint Eastwood dans Impitoyable. Et dès la lecture de Pike (Gallmeister 2012), premier roman de l'auteur qui a marqué tous les esprits, on retrouve les contours de la personnalité de cette figure emblématique de ce western crépusculaire et plus particulièrement cette douleur et cette colère sourde qui s'épanchent finalement dans un déferlement de fureur. Et puis il y a ce combat intérieur, ces démons qui vous rongent en permanence, caractéristiques des individus qui hantent ce récit à la fois âpre et puissant prenant pour cadre cette Amérique de la marge aux allures déliquescentes que Benjamin Whitmer dépeint avec un style épuré qui lui est propre, bien éloigné de l'écriture débridée d'un James Ellroy. Il émane ainsi du texte une tension permanente qui se conjugue à la noirceur persistante d'une intrigue aussi sobre que maîtrisée. En découvrant ce premier ouvrage, on se doutait bien qu'il ne s'agissait pas d'un accident et que Benjamin Whitmer aurait encore des choses à dire sur ces contrées délaissées d'un pays déchu comme il l'a démontré avec Cry Father (Gallmeister 2015) où il est à nouveau question de filiation qui devient d'ailleurs un thème récurrent de son œuvre et qui importe pour ce père célibataire élevant ses deux enfants avec cette crainte permanente de ne pas être à la hauteur. A certains égards, Benjamin Whitmer endosse peut-être quelques traits de la personnalité de William Munny au détour d'un parcours de vie chaotique où la drogue, l'alcool et les bagarres ont marqué sa jeunesse tandis qu'il enchaîne les boulots les plus variés au cœur de ces vallées industrielles de l'Ohio, non loin des Appalaches. Donc pas de parcours académique pour cet auteur, amateur d’armes à feu comme pour mieux flinguer ce mythe du rêve américain, qui ne s'inscrit absolument pas dans un courant mainstream ce qui explique peut-être le fait que ses derniers ouvrages ne trouvent pas preneur dans son propre pays. S'il s'est quelque peu assagi, Benjamin Whitmer n'en conserve pas moins cette rage qu'il évacue au gré de ses intrigues mettant en avant les parias, les réprouvés et les travailleurs du bas de l'échelle qu'il a côtoyés dans ces endroits désolés des Etats-Unis dont nul n'entend parler. Avec Evasion (Gallmeister 2018), le romancier conserve cette noirceur intense qui vous colle à la peau en prenant tout de même beaucoup plus d'envergure au détour d'une intrigue se déroulant en 1968 et se focalisant sur l'univers de la prison d'Old Lonesome faisant vivre l'ensemble de la communauté de cette petite ville du Colorado, théâtre de l'évasion de douze détenus que l'on va traquer sans pitié. Le roman s'inscrit dans ce qui apparaît désormais comme une trilogie prenant pour cadre ces compagny towns du Colorado et se poursuivant avec Les Dynamiteurs (Gallmeister 2020) pour parcourir les rues boueuses la ville de Denver en 1895, où règne le chaos tandis que des orphelins comme Sam et Cora trouvent refuge dans l'Usine, une ancienne fabrique désaffectée, en cohabitant avec clochards et marginaux de tout bord qui n'ont de cesse de vouloir s'en prendre à eux. Autre époque : celle des années 80 de Reagan et de sa course à l'armement, autre entreprise : celle de Stonewall et de son traitement du plutonium pour alimenter les ogives nucléaires, Benjamin Whitmer conclut cette trilogie d'une manière magistrale avec Dead Stars vision cauchemardesque de l'American way of life s'articulant autour du parcours de ce père de famille à la recherche de son jeune garçon disparu.

     
    En 1986 à Plainview dans le Colorado, l'ensemble de la population travaille exclusivement pour l'entreprise Stonewall, spécialisée dans le traitement du plutonium. Hack Turner fait partie des contremaîtres du bâtiment 771 où l'on manipule ces matériaux hautement radioactifs dans des conditions plus que dégradées, ce qui lui permet de subvenir aux besoins de sa fille Nat, âgée de 17 ans et de son fils Randy qui a soufflé ses quatorze bougies, et qu'il élève seul tant bien que mal. Mais un soir, alors que Hack participe à une réception chez l’un de ses collègues, Nat lui téléphone pour l'avertir que Randy n'est pas rentré à la maison. Ainsi, durant trois jours, la famille Turner va entamer des recherches sans qu'aucun des habitants de la ville ne leur viennent en aide, hormis les forces de l'ordre qui font ce qu'elles peuvent, c’est-à-dire pas grand-chose. Il faut dire que toutes les vérités concernant les failles de sécurité nucléaire ne sont pas bonnes à dévoiler, surtout aux journalistes. Et Hack Turner en fait l'amère expérience tandis que l'ombre malveillante de son père plane sur la région, ce qui n'arrange pas la situation. 

     

    Sous le regard souriant de Ronald Reagan, dont le portrait est affiché dans la cuisine de Hack Turner, personnage central du récit, on perçoit le prix à payer d'une course à l'armement qui a fait des Etats-Unis une superpuissance. Ce prix, il se traduit sans doute dans les quintes de toux violentes et persistantes de Hack qui ne doivent pas être étrangères aux locaux vétustes et aux multiples manquements en terme d'exposition aux radiations que l'on distingue au sein de cette usine Stonewall faisant référence au site de production d'ogives nucléaires de Rocky Flats Plant, situé non loin de Denver dans le Colorado et théâtre de nombreux incidents qui ont poussé à sa fermeture en 1989. C'est également Connie, la collègue de Hack, qui en paie le prix fort à la suite de l'explosion d'une boîte à gants permettant de manipuler le plutonium et dont on minimise la portée alors que l'employée se consume de l'intérieur dans une lente agonie. Et pour finir, dans une moindre mesure, c'est le souvenir du grand-père de Benjamin Whitmer mort à l'âge de 36 ans des suites d'expositions aux radiations alors qu'il travaillait en tant que physicien sur l'élaboration de la bombe nucléaire dans l'Ohio. C'est tout ce cauchemar américain que l'auteur décline de manière habile, par petites touches qui apparaissent en filigrane au gré des souvenirs de Hack mais également de ceux du patriarche de la famille Turner qui voit apparaître cette ville prenant naissance avec l'implantation de cette filière nucléaire, véritable poumon économique de la région. Et on peut dire que Dead Stars puise sa force narrative dans cette évocation latente imprégnant un texte âpre qui vous saisit d'effroi sans jamais virer vers un registre larmoyant ou un pamphlet pesant. Il en résulte une atmosphère oppressante rendue encore plus prégnante avec la disparition du fils de Hack et dont les recherches vont rythmer le récit d'une manière encore plus intense en découvrant ce lot de désillusion, de colère et voire même de violence qui anime l'ensemble des membres de la famille Turner. Il y est question de douleur et de non-dits tant pour Hack évidemment, que pour sa fille Nat qui souhaite quitter ce cercle familiale accablant dont elle n'attend plus rien. Ce sont des sentiments similaires qui anime Whitey, le frère de Hack, qui a repris le trafic de stupéfiants que leur père Robin, ancienne figure de la pègre, a mis en place pour renflouer l'exploitation du ranch dont il a la charge. Et c'est en suivant la progression de leurs recherches respectives parfois vaines, souvent maladroites, que l'on entre dans un véritable enfer à mesure que les vérités émergent dans une succession d'éclats soudains de fureur brutale bouleversant l'ensemble de ces protagonistes en remettant en question leur existence respective. Ainsi Dead Stars prend une dimension foisonnante au détour d'un impressionnant enchaînement d'événements que Benjamin Whitmer met en place avec cette sobriété et cette rigueur qui le caractérise, au gré d'une intrigue aussi sombre que captivante ce d'autant plus que l'on distingue quelques fragments des ouvrages précédents comme cette stèle où figure le nom de Cora, protagoniste principale que l'on découvrait dans Les Dynamiteurs alors que L'Usine servant de refuge pour sa bande d'orphelins devient La Factory, un squat où l'on organise des concerts sauvages. On sait même ce qu'il advient du directeur et du gardien-chef de la prison d'Old Lonesome, deux individus abjects du roman Evasion, qui croisent la route du patriarche de la famille Turner. Et si Benjamin Whitmer évoque des romanciers tels que Harry Crews, Larry Brown James Crumley et Edward Abbey dans son cercle d'influence, Dead Stars vous donne l'assurance, s'il y avait le moindre doute, qu'il n'a rien à envier à ces auteurs exceptionnels.
     

    Benjamin Whitmer : Dead Stars (Dead Star). Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.


    A lire en écoutant : In The Air Tonight de Phil Collins. Album : Face Value. 1981 Virgin, Atlantic.

  • GWENAËL BULTEAU : MALHEUR AUX VAINCUS. AU TEMPS BENI DES COLONIES.

    gwenaël bulteau,malheur aux vaincus,la manufacture de livresService de presse.


    Il en est déjà à son troisième roman qui tous s'inscrivent dans un registre historique en adoptant les codes du roman policier pour nous livrer des intrigues sombres se déroulant durant la période du début du XXème siècle tout en mettant en exergue le contexte social de l'époque. Professeur des écoles où il enseigne dans une classe de CP en Vendée, Gwenaël Bulteau débute sa carrière de romancier en rédigeant des nouvelles avant de se lancer dans l'écriture d'un premier roman, La Républiques Des Faibles (La Manufacture de livres 2021) qui obtient le prix Landerneau Polar en 2021 récompensant ce récit prenant pour cadre la ville de Lyon en 1898 tandis que sur fond d'élections, les nationalistes donnent de la voix en affichant un antisémitisme décomplexé alors que l'affaire Dreyfus explose au même moment avec le fameux article "J'accuse" rédigé par Emile Zola et qui paraît dans L'Aurore. Le Grand Soir (La Manufacture de livres 2023), second roman de l'auteur, fait référence à cette grande manifestation historique du 1er mai 1906 à Paris, sur fond de révoltes ouvrières, tandis que les femmes aspirent à faire valoir leurs droits et que Lucie Desroselles arpente les rues de la capitale, à la recherche de sa cousine disparue. Si les deux premiers ouvrages se penchaient sur la lutte des classes de l'époque et dont les thèmes rejaillissent dans notre actualité récente, il en est encore question avec Malheur Aux Vaincus, nouveau roman de Gwenaël Bulteau qui s'intéresse plus particulièrement aux atrocités de la colonisation en Algérie.

     

    En 1900, l'émotion secoue la communauté d'Alger lorsque l'on découvre un massacre dans l’enceinte de la somptueuse propriété de la famille Wandell. On soupçonne immédiatement deux forçats, détachés du bagne pour effectuer des travaux dans le jardin, d'avoir perpétré ces six meurtres, dont les maîtres de maison, avant de prendre la fuite. Malgré le fait qu'il soit un officier de l'armée, c'est pourtant le lieutenant Julien Koestler qui est en charge de l'affaire en traquant les criminels dans les rues grouillantes d'Alger, tandis que les citoyens expriment avec de plus en plus de véhémence leurs positions antisémites qu'ils affichent ostensiblement, encouragés par quelques notables importants de la cité. La ville est d'autant plus sous pression, qu'une série d'employés de banque se font agresser violemment avant que l'on ne s'empare de la collecte des dettes impayées qu'ils transportent dans leur sacoche. Dans cet environnement sans pitié, au gré de ses investigations, le lieutenant Koestler va prendre connaissance de cette effroyable expédition en Afrique noire à laquelle la famille Wandell a pris part et qui pourrait bien avoir un lien avec ces meurtres sanglants sur lesquels il enquête. 

     

    Où il est question de vengeance trouvant ses fondements dans un passé que le lecteur va découvrir peu à peu, c'est sur une trame narrative extrêmement classique que s'articule cette intrigue policière solide nous permettant de prendre la mesure de l'horreur institutionnalisée, et le terme n'est pas galvaudé, régnant au sein du système d'exploitation colonial français que Gwenaël Bulteau entend dénoncer en se focalisant plus particulièrement sur la terrifiante et véridique expédition Voulet-Chanoine, dirigée par ces deux capitaines de l'armée française partant à la conquête du Tchad en semant le chaos au gré de tueries qui s'enchaînent à mesure qu'ils progressent dans le pays. S'affranchissant de toute autorité, le capitaine Voutet en vient même à tuer le lieutenant-colonel Klobb chargé de mettre fin aux exactions de cette cohorte infernale. Et l'on doit bien avouer que l'on est complètement tétanisé à la lecture captivante de cette mission cauchemardesque que l'auteur restitue au gré d'une écriture sobre ne faisant que renforcer ce sentiment d'horreur et d'abjection qui imprègne le texte, ce d'autant plus qu'au-delà de cette barbarie, on découvre l'amour qui unit l'un des sous-officiers de l'expédition avec une princesse autochtone que son père a cédée en signe d'allégeance à cette armée fantoche. Dans ce contexte de barbarie et de déshumanisation que l'auteur restitue avec une impressionnante intensité, on pensera au fameux roman de Joseph Conrad, Au Cœur Des Ténèbres  (Flammarion 1993) et dans une moindre mesure à Apocalypse Now, son adaptation cinématographique dantesque. Cette densité, on la retrouve également dès les premières pages du texte en suivant la trajectoire du jeune René Josse incorporé de force aux bataillons d'Afrique, suite à un délit mineur, avant d'être incarcérer dans les colonies pénitentiaires d'Afrique du Nord. Plus que le parcours criminel de ces bagnards, c'est l'exploitation de cette main-d'œuvre bon marché au profit de riches entrepreneurs que l'on découvre tout au long de l'intrigue en nous offrant une vision peu reluisante d'un système colonial qui broie les plus faibles qu'ils soient autochtones bien évidemment ou en provenance, parfois sous la contrainte, de la Métropole. On en prend d'ailleurs pleine conscience avec toute la partie du récit se déroulant à Alger où l'on suit les investigations du lieutenant Koestler tombant sous le charme de Catherine Hoffmann, cette commerçante dont le nom aux consonances juives vont lui valoir quelques ennuis au sein d'une communauté affichant ostensiblement son antisémitisme allant de pair avec l'affaire Dreyfus qui défraie l'actualité judiciaire du pays. Une hostilité d'autant plus prégnante que la jeune femme s'emploie à protéger quelques orphelins qui mendient dans le périmètre du port ce qui lui vaut quelques inimitiés de sa clientèle et de ses collègues. Tout cela, Gwenaël Bulteau le met en scène avec beaucoup de soin et d'habileté au rythme d'une intrigue chargée de tension tout en restituant cette ensorcelante atmosphère méditerranéenne si caractéristique que l'on découvre en côtoyant ce couple en devenir sans que leur relation ne sombre dans la romance mièvre. On arpentera ainsi en leur compagnie, les rues de cette fameuse ville blanche dont on perçoit les aspects sombres et pesants touchant plus particulièrement la population indigène sous le joug brutal d'une communauté de colons s'arrogeant tous les droits avec l'appui des autorités de la Métropole qui entend bien exploiter les richesses des territoires conquis. Et si l'on ne manquera pas d'apprécier la force de ce polar historique d'exception, Malheur Aux Vaincus nous révèle également cette mécanique insidieuse qui ronge l'homme peu à peu lorsqu'il se défait de toute règle et de toute norme pour atteindre le seuil de la barbarie qu'il finit par franchir sans jamais se retourner. Un ouvrage qui vous permettra de vous distancer à tout jamais de ces propos ineptes sur les "bienfaits" des colonies. Indispensable.

     

    Gwenaël Bulteau : Malheur Aux Vaincus. Editions La Manufacture de livres 2024.


    A lire en écoutant : Doubt de Ibrahim Maalouf. Album : Wind. 2012 Mi'ster.

  • Nicolas Verdan : Cruel. Sang pitié.

    cruel,nicolas verdan,éditions okama,éditions bsn pressLa littérature noire helvétique s'exporte en France parfois pour le pire, et on a quelques noms, mais également pour le meilleurs comme en témoigne Jean-Jacques Busino qui fut le premier et unique auteur romand à intégrer l'emblématique maison d'éditions Rivages/Noir qui publie en 1994 le légendaire Un Café, Une Cigarette. La voie est désormais ouverte et c'est Joseph Incardona qui s'y engouffre quelques années plus tard en faisant désormais figure de romancier se situant à la lisière des genres au gré d'ouvrages aux tonalités surprenantes tels que La Soustraction Des Possibles ou que Stella Et L’Amérique et que l'on retrouve dans le catalogue des éditions Finitude dont le siège social se situe à Bordeaux et qui défend également Les Silences, premier roman noir de l'auteur tessinois Luca Brunoni. Plus audacieux, on franchit même le fameux Röstigraben, en publiant Kalmann du grisonnais Joachim B. Schmidt qui intègre la mythique collection La Noire chez Gallimard et qu'il faut découvrir toutes affaires cessantes. Mais pour en revenir aux auteurs romands, on apprécie également le fait que le vaudois Nicolas Verdan rencontre à Nantes Caroline De Benedetti et Emeric Cloche dirigeant la collection Fusion pour les éditions de l'Atalante qui met désormais en valeur Le Mur Grec ainsi que La Récolte Des Enfants s'inscrivant autour d'une série policière abordant principalement les thèmes de la migration au gré des enquêtes d'Evangelos Moutzouris, un enquêteur en fin de carrière vivant à Athènes tandis qu'une partie de sa famille a choisi de s'installer en Suisse.  On ne s'étonnera pas de cet intérêt pour le travail de ce journaliste, féru de romans noirs, qui a déjà connu une certaine reconnaissance en Romandie avec l'obtention de plusieurs prix littéraires notamment pour Le Patient Du Docteur Hirschfeld (Bernard Campiche Editions 2011) et La Coach (BSN Press 2020) et qui revient sur la scène littéraire romande avec Cruel s'inspirant de l'affaire Graziella Ortiz qui avait défrayé la chronique judiciaire genevoise dans les années 70 en suscitant une vague d'émotion autour de l'enlèvement de cette fille de cinq ans retrouvant la liberté contre la remise d'une rançon à ses ravisseurs.

     

    Qui pouvait bien en vouloir à une veille femme sans histoire que l'on retrouve morte dans son pavillon miteux bordant la ligne TGV entre Lausanne et Vallorbe ? C'est la question que se pose l'inspecteur Flynn Gardiol qui ne peut s'empêcher d'éclater de rire sur la scène de crime. Un comportement étrange qu'il ne peut expliquer. Non loin de là, la journaliste Pham Thi Yên croit tenir son scoop avec l'entretien de Vesna Meyer, une politicienne en vue, favorite pour l'obtention d'un siège au Conseil Fédéral mais également directrice d'un hôpital qui connaît de gros déboires financiers qu'elle cherche à dissimuler. Pourtant l'interview tourne court avec ce téléphone fatidique où Vesna Meyer apprend que son fils Stefan a disparu lors de sa leçon d'équitation. Puis c'est à Aigle que l'on signale un second féminicide tandis qu'à Genève, on retrouve le cadavre d'un collectionneur d'art aztèque à qui l'on a fracassé le crâne avec l'une des armes anciennes qu'il détenait. Chacun de leur côté, la journaliste et le policier vont tenter de démêler cet écheveau de faits divers plus cruels les uns que les autres. Encore faut-il pouvoir définir la signification du mot cruel.

     

    Basculant parfois sur le registre du roman noir, Cruel prend l'allure d'un roman policier empruntant de temps à autre les codes du thriller dans un subtil mélange des genres se déclinant sur près de 500 pages pour se concentrer autour d'une affaire d'enlèvement et d'une série de meurtres se déroulant pour la plupart du temps dans le pays de Vaud, même si l'on fait quelques incursions sur les cantons de Fribourg et de Genève. Afin de faire la lumière sur l'ensemble de ces événements dramatiques, Nicolas Verdan se concentre principalement sur le point de vue de la journaliste Pham Thi Yên, du policier Flynn Gardiol et de Vesna Meyer cette politicienne en vue, également mère de famille qui doit faire face à l'enlèvement de son fils. Autour de ces protagonistes principaux, gravitent toute une kyrielle de personnages secondaires animant l'ensemble d'une intrigue qui se déroule tambour battant, sans aucun temps mort. Et même si l'on peut aisément deviner la perspective de l'ensemble de ces crimes et qui en est l'auteur, on appréciera la tournure réaliste d'une enquête où chacun reste dans son rôle et plus particulièrement cette journaliste aux origines vietnamienne qui n'outrepasse jamais le cadre de ses fonctions comme on a pu le voir dans de trop nombreux récit. Et puis il y a cette petite touche d'humanité supplémentaire lorsque cette femme s'interroge sur son parcours de boat people qui l'a tout de même fortement marquée en retrouvant là le thème de la migration cher à l'auteur. Pour ce qui concerne l'inspecteur Flynn Gardiol on perçoit sa vulnérabilité au travers de ses problèmes de santé interférant sur son enquête qu'il tient à conserver à tout prix. Et puis derrière le profil de femme dynamique qu'incarne Vesna Meyer conjuguant son rôle de mère avec celui de politicienne et d'administratrice, on devine l'inquiétude permanente de l'échec qui se profile à chaque instant ainsi que l'angoisse qui l'étreint avec la disparition de son enfant. Mais en s'inspirant du fait divers qui a touché la famille de la petite Graziella Ortiz, Nicolas Verdan s'est intéressé plus particulièrement au sens que prend le mot cruel évoqué dans le code pénal en lien avec la séquestration et l'enlèvement qui fait l'objet de circonstances aggravantes. Au gré de l'intrigue, le terme donnant son titre au roman, revient donc avec une constance redoutable que ce soit pour le ravisseur sadique qui devient victime ou la victime endossant le rôle de bourreau, que ce soit pour le fiancé éconduit ou pour les amis d'une jeune fille prétendant que sa mère l'a abandonnée pour toucher finalement l'ensemble des protagonistes qui à un moment ou à un autre livrent leur propre souffrance aux autres afin de faire en sorte qu'ils se l'approprient, ceci parfois dans la douleur. Ainsi d'un roman aux dimensions locales mettant également en exergue les carences en lien avec le système hospitalier ainsi que les rivalités politiques notamment sur le volet du changement climatique, Nicolas Verdan décline une histoire aux connotations universelles se déclinant notamment sous la forme d'une démarche vengeresse qui ne verse pourtant jamais, en dépit des crimes qui se succèdent, vers une violence complaisante. 


    Nicolas Verdan : Cruel. Editions BSN Press/OKAMA collection Tenebris 2024.


    A lire en écoutant : Track A- Solo Dancer de Charles Mingus. Album : The Black Saint and the Sinner Lady. 2011 The Verve Music Groupe.