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04. Roman noir - Page 12

  • CLAIRE VESIN : BLANCHES. QUOI QU'IL EN COUTE.

    23F228E8-9E4C-491A-84B2-E255CA1A9E50.JPGElle écrit depuis des années de courtes chroniques évoquant le quotidien de son métier en étant davantage centrée sur les portraits assez émouvants de ses patients que sur la pratique thérapeutique en tant que telle, pour les publier sur un réseau social où elle endosse le pseudonyme de Madame le docteur Vagin. Exerçant comme cardiologue, Claire Vesin expose donc les mille et une péripéties de sa profession au gré de textes lumineux d'où émergent bien souvent des moments chargés d'une émotion forte, de quelques instants de rire et parfois de colère, tout en soulignant l'amour qu'elle voue pour un travail se focalisant essentiellement sur les rapports humains et la confiance qui en découle et sans lesquels tout cela n'aurait plus aucun sens. L'environnement prend également une grande importance puisque Claire Vesin a repris un cabinet de cardiologie à Argenteuil, une banlieue parisienne souffrant de la déshérence des pouvoirs publics et qui se traduit notamment par une désertification médicale aiguë aux portes même de Paris. Pourtant, à la lecture de l'ensemble des récits, on perçoit un attachement certain pour cette ville faite de diversités tant sociales que culturelles qui se répercutent dans la salle d'attente de son cabinet où l'on distingue quelques fragments du quotidien de ces femmes et de ces hommes dont on devine la condition modeste et la forte résilience. C'est de tout cela dont il est question dans Blanches, premier roman de Claire Vesin qui s'est donc lancée dans l'écriture au long cours pour nous livrer un récit aux connotations plus sociales que noires et fortement imprégné de la voix de celles et ceux qui s'emploient à maintenir à flot un système hospitalier qui s'effondre. 

     

    En 2013, Aimée Larrieux, débarque à l'hôpital de Villedeuil, non loin de Paris, où elle va effectuer son premier stage en tant qu'interne affectée aux urgences de l'établissement. Un choix délibéré car la jeune femme sait qu'il est probable qu'elle croise Jean-Claude Pouillat qui y travaille depuis toujours au sein du service de chirurgie en trainant sa mélancolie et sa solitude depuis la disparition de son fils Arnaud dont elle était la compagne. Native de Villedeuil, Laetitia travaille également à l'hôpital en tant qu'infirmière préposée à l'accueil des urgences, où elle doit faire face à la détresse des patients qui s'entassent dans la salle d'attente alors que Fabrice, médecin au SAMU, enchaîne les interventions comme pour mieux fuir son rôle de père à venir. Quatre parcours qui s'entrecroisent tant dans les couloir de l'établissement hospitalier qui périclite que dans les quartiers de cette ville qui s'étiole au gré des moments de joie et des instants de peine et de doute jusqu'à cette nuit aux urgences où tout bascule en remettant en cause la destinée de chacun. 

     

    Publié en février 2024, Blanches poursuit encore son parcours éditorial avec l’obtention au mois de juin de deux prix littéraires couronnant un texte d'une intense humanité dépeignant sans fard la décomposition des milieux de la santé et de son impact tant sur les patients que sur les soignants. Comme pour souligner son propos, Claire Vesin choisi le nom de Villedeuil désignant  l'agglomération où se situe l'ensemble d'une intrigue où évolue des protagonistes profondément attachés à leur ville qu'ils voient s'effriter peu à peu sous leurs yeux avec ce sentiment diffus de déclin. Et ce déclin c'est sans doute Jean-Claude qui l'incarne alors qu'il ne lui reste plus que la passion de son métier de chirurgien tandis que sa vie privée s'étiole dans la boisson et les recherches vaines de son fils toxicomane dont il est sans nouvelle depuis plus d’une année. Pour autant, il n'y a rien de larmoyant ou de lénifiant dans le contexte que dépeint Claire Vesin en déclinant le quotidien d'Aimée qui débarque dans cet environnement hospitalier dégradé avec le sentiment diffus d'être redevable tout en se lançant dans ce premier stage d'interne où les consultations s'enchainent à un rythme infernal avec ses instants de joies et ses moments de peine que l'on perçoit également par le prisme de Laetitia, cette infirmière au caractère fragile qui doit affronter quotidiennement les défaillances d'un service continuellement débordé par le flot des patients qu’il faut pourtant accueillir du mieux que l’on peut. Si l'on perçoit la passion du métier émanant de ces deux femmes, Claire Vesin n'édulcore en rien les revers de la médaille en abordant des thèmes tels que le harcèlement, voire même le viol, le burn-out  ainsi que le manque cruel de moyens et surtout d'encadrement qui vont conduire à l’épuisement professionnel et au drame qu'elle met en scène avec beaucoup d'habilité en évoquant également le corporatisme plus ou moins bien intentionné pour couvrir les carences d'un système à bout de souffle. Et puis il y a ce portrait plus ambivalent de Fabrice, ce médecin du SAMU pour qui le métier comble un manque d'assurance qui se traduit par une certaine morgue tout en l'éloignant de sa famille qui le renvoie à ses désillusions et à sa déception d'un vie privée apparaissant  sans avenir et sans intérêt en dépit d'un enfant à venir. Et c'est cet ensemble de trajectoires imprégnées d'une profonde humanité que la romancière met en scène avec une redoutable acuité au gré d'un récit naturaliste rigoureux qui déborde parfois du cadre de l'hôpital en accompagnant notamment la quête d'emploi frénétique de Kamel et de ses déceptions malgré un parcours scolaire sans faille mais qui se heurte aux réticences d'employeurs dont les motifs de refus lui apparaissent fallacieux en générant ainsi colère et frustration. Cette âpreté d’un quotidien morne, on la distingue également avec le très beau portrait de Flora, cette concierge originaire de Pologne vivant avec son mari handicapé dans une loge exiguë et qui doit surmonter l’angoisse de douleurs dorsales qui l’empêchent de dormir. Là également, on retrouve cette ambivalence du caractère avec ce côté revêche masquant la vulnérabilité d’une patiente qui ne sait plus vers qui se tourner pour soulager le mal dont elle souffre. Ainsi, révélateur de dysfonctionnements qui vont bien au-delà du milieu de la santé, pour nous livrer un radioscopie sociale du mal-être d'une ville de banlieue, Blanches est un roman extrêmement poignant qui, en dépit des difficultés, des désillusions et de la douleur qui se succèdent, distille ces rapports humains de tous les jours d'où émane ces instants fugaces de chaleur et cette lueur d'espoir prégnante que l'on ressent plus particulièrement au terme d'un récit aussi intense que lumineux. 

     


    Claire Vesin : Blanches. Editions La Manufacture de livres 2024.

    A lire en écoutant : Larme Fatale de Julien Doré et Eddy de Pretto. Album : Aimée. 2021 Sony Music Entertainment France SAS.

  • Jonathan Ames : Il S'Appelait Doll. Pièces détachées.

    jonathan ames,il s’appelait doll,joelle losfeld editionsDans la littérature noire, l'archétype du détective qu'il soit d'ailleurs privé ou policier est indissociable de la ville dans laquelle il évolue avec des lieux et des personnages qui sont devenus légendaires à l'instar de Philip Marlowe véritable icône de Los Angeles, ceci même si Raymond Chandler se plaisait à insérer des localités fictives dans la périphérie de cette mégalopole californienne. Plus ancré dans un réalisme aux connotations historiques, on a arpenté les rues de la cité avec James Ellroy en croisant notamment le déjanté sergent Lloyd Hopkins traquant une cohorte de tueurs plus dingues les uns que les autres. Dans un registre similaire, mais un peu plus récent, on découvrait certains quartiers méconnus de cette ville tentaculaire en suivant les péripéties du détective Hyeronimus Bosch qui connait les lieux comme sa poche. Même s'il vient de Ney-York qui n'est pas vraiment en reste d'enquêteurs emblématiques de tous types, Jonathan Ames a donc également choisi de planter son décor dans la Cité des Anges pour mettre en scène Happy Doll, un détective privé au profil décalé et que l'on découvre dans Il S'Appelait Doll, premier roman de ce qui apparaît déjà comme une série puisque que le second opus est déjà paru aux Etats-Unis. Egalement scénariste et producteur, Jonathan Ames a écrit une dizaine de romans dont certains sont imprégnés de noirceur à l'instar de Tu N'As Jamais Eté Là (Joëlle Losfeld 2013) qui a été adapté au cinéma sous le titre A Beautiful Day avec une interprétation assez époustouflante de Joaquin Phoenix et qui obtient le prix d'interprétation à Cannes tandis que sa réalisatrice Lynne Ramsey y remporte le prix du meilleurs scénario.

    En tant que détective privé à Los Angeles, on ne peut pas dire que Happy Doll qui préfère qu'on l'appelle Hank, soit débordé par le travail, raison pour laquelle ce vétéran de la Navy, ancien officier de la police au LAPD, officie également comme vigile au Miracle Thaï Spa, garantissant la protection des filles qui y travaillent. Mais tout part en vrille lorsqu'il doit abattre un client irascible qui tentait d'étrangler une des masseuses avant de foncer sur lui armé d'un couteau de chasse. Puis en rentrant chez lui, dans sa petite maison de Glen Adler, le répit en compagnie de son chien George est de courte durée, puisque son ami Lou Shelton débarque devant son domicile, blessé par balle, afin de lui confier un diamant d'une certaine valeur pour ensuite mourir dans ses bras. L'événement est d'autant plus éprouvant que son ami l'avait sollicité la veille afin d'obtenir un rein pouvant lui sauver la vie, avant de changer d'avis en lui confiant qu'il avait trouvé un autre moyen de dégoter l'organe convoité. Bien décidé à traquer ceux qui s'en sont pris à Lou, Hank va se retrouver embringué dans une succession de péripéties qui vont mettre à mal sa santé tant mentale que physique.

     

    L'une des particularités de Jonathan Ames c'est son côté perché nous rappelant, à certains égards, l'univers des frères Cohen  dans lequel on baignait notamment dans The Big Lebowski avec cet humour décalé et ces personnages à la marge évoluant dans une atmosphère surannée imprégnée de nostalgie. On trouve donc tout cela dans Il S'appelait Doll qui prend également l'allure d'un hommage aux grands maîtres du roman noir hard-boiled même si Happy "Hank" Doll fait preuve d'une plus grande fragilité ce qui le rend plus humain et plus vulnérable comme on le découvrira tout au long d'un récit azimuté nous entraînant dans un Los Angeles de carte postale que l'on prend plaisir à découvrir à l'instar du Dresden, un véritable bar emblématique de la ville ou du quartier de Glen Adler avec ses maisons hispaniques accrochées au flanc de la colline. La singularité d'un personnage tel que Hank Dol réside dans le fait que l'on connaît très rapidement les aléas de son parcours de vie par le biais de la thérapie qu'il a entamée depuis quatre suite à une tentative de suicide révélant ainsi ses failles et auquel on s'attache très rapidement. A partir de là, Jonathan Ames met en place une intrigue policière assez décapante où les morts s'enchainent à un rythme soutenu révélant les méandres d'une organisation criminelle s'adonnant à un trafic odieux qui laissera quelques stigmates à un détective privé se révélant parfois complètement dépassé voire vulnérable tout en s'opposant aux forces de l'ordre pour lesquelles il n'a guère confiance. Pour s'en sortir, Hank Doll trouvera de l'aide auprès de Monica, la barmaid du Dresden bar qui ne va pas être épargnée par les événements. On le dit très franchement, le récit prend parfois une allure burlesque, presque irréaliste, ce qui n'en diminue pas sa qualité, bien au contraire, puisque l'on apprécie cette tension permanente et cette atmosphère glauque, ponctuées de quelques traits de dérisions qui confèrent à l'ensemble d'un texte solide, un bel équilibre en terme de narration. Ainsi, au-delà de tous les codes du roman noir hard-boiled qu'il convoque au gré d'un roman captivant, Jonathan Ames déconstruit le profil si référencé du détective privé solitaire pour nous présenter, avec Il S'Appelait Doll, un individu bourré de charme et d’humanité, charriant les aléas de son existence du mieux qu'il le peut et que l'on se réjouit de retrouver prochainement, espérons-le. Un véritable plaisir de lecture.

     

    Jonathan Ames : Il S'Appelait Doll (A Man Named Doll). Joëlle Losfeld Editions 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis), par Lazare Bitoun. 

    A lire en écoutant : Sandy's Necklace de Jonny Greenwood. Album : You Were Never Really Here (Original Motion Picture Soundtrack). 2018 Invada Records UK.

  • TIFFANY MCDANIEL : DU COTE SAUVAGE. HEROINES.

    tiffany mcdaniel,editions gallmeister,du côté sauvageDans le style que l'on apprécie, il est souvent question d'équilibre pour faire en sorte que le texte sorte de l'ordinaire et chacun se déterminera sur l'imbrication des différents éléments qui le composent et de l'audace parfois qui en découle, en impressionnant ou rebutant le lecteur selon ses prorpres critères. Tiffany McDaniel fait assurément partie de ces romancières qui ne laissent pas indifférent et l'on avait été particulièrement marqué par Betty (Gallmeister 2020) où la noirceur de cette chronique familiale laissant entrevoir les fêlures et les violences faites aux femmes se conjugue dans la luminosité d'un texte imprégné de poésie. A la suite de ce succès notable, les éditions Gallmeister propose la traduction du premier roman de Tiffany McDaniel, L'Eté Où Tout A Fondu (Gallmeister 2021) traitant des affres de la discrimination au gré d'une allégorie manquant singulièrement de subtilité autour de la lutte du bien contre le mal prenant l'allure d'un conte social tragique. Une question d'équilibre et de perception qui interpellera chaque lecteur découvrant les prémisses d'un style éblouissant que l'on retrouvera à la lecture Du Côté Sauvage, son troisième roman se révélant encore plus âpre que les précédents et s'inspirant des Disparues de Chillicothe dans l'Ohio, un fait divers qui a défrayé la chronique avec l’assassinat de six femmes et dont certains corps ont été retrouvés flottant sur la rivière. S'intéressant plus particulièrement au profil des victimes que du tueur, l'intrigue de Tiffany McDaniel nous rappelle Sambre (Jean-Claude Lattès 2023), ce fameux récit de la journaliste Alice Géraud ainsi que Ces Femmes-là (Globe 2023), singulier roman d'Ivy Pochada. 

     

    Les jumelles Arc et Daffy tout le monde les connait du côté de Chillicothe dans l'Ohio, avec leur chevelure rousse et les yeux vairons. Dotées d'une imagination sans limite, les deux soeurs inséparables échappent à leur vie sordide en s'abreuvant des histoires de Mamie Milkweed qui les a recueillies pour les élever tant bien que mal tout en les tenant éloignées d'un père et d'une mère qui s'enfoncent dans leur dépendance à l'héroïne faisant des ravages dans une région sans avenir. Mais le monde imaginaire qu'elles ont bâti s'étiole au détour d'un drame les ramenant dans le quotidien de la réalité implacable d'une famille destructrice. Une fois adulte, Darc se rend compte qu'il n'est pas aisé de se soustraire au mal et à la douleur qui imprègnent ses souvenirs tout en se répercutant dans les méandres d'une existence qui s'effondre dans les cloaques du milieu de la drogue et de la prostitution. Et puis, il y a ce corps d'une femme de son entourage que l'on retrouve dérivant dans le courant de la rivière sans que cela ne suscite la moindre intérêt au sein de la communauté. Et même si ses amies disparaissent et que les cadavres s'accumulent dans l'indifférence générale, Arc comprend rapidement qu'il lui faudra faire preuve d'une abnégation sans limite pour protéger sa soeur de ceux qui veulent les entraîner toutes les deux du côté sauvage.

     

    Même si le résumé ne laisse que peu de place à la confusion, Du Côté Sauvage n'a rien du récit romancé où l'on se concentre sur le déroulement de l'enquête, ni du thriller glaçant nous entraînant sur les traces d'un tueur en série aussi grotesque qu'impitoyable. Au gré des 700 pages, il faudra également faire son deuil d'une intrigue au rythme frénétique et effréné à une époque où tout va beaucoup trop vite, même en littérature où l'on engloutit les ouvrages plutôt qu'on ne les lit. D'entrée de jeu, on comprend que Tiffany McDaniel se lance dans un hommage aux six victimes de Chillicothes auxquelles elle dédie ce roman en transposant son histoire à une autre époque, dans les années 80 et 90, comme pour renoncer totalement à restituer le déroulement de cette succession de faits divers sordides qui n'ont jamais été résolus. A partir de là, la romancière construit son récit autour des parcours d'Arc et de Daffy, ces jumelles que la vie n'épargne à aucun instant et qui s'agrègent autour de leur mère et de leur tante qui se prostituent à domicile afin de subvenir à leur consommation d'héroïne, véritable fléau au sein d'une région dévastée économiquement où la puanteur d'une monstrueuse usine de papier devient l'unique voie de sortie pour l'ensemble de la communauté. D'une époque à l'autre, sur une alternance d'analepse introduisant le déroulement de leur vie d'adulte, l'intrigue s'articule sur cette succession de meurtres de jeunes femmes faisant partie de l'entourage de Darc et Daffy qui s'adonnent elles aussi à la prostitution leur permettant de se fournir en came pour échapper à un quotidien peu reluisant. Et rien ne nous sera épargné pour illustrer la noirceur d'un milieu que l'aspect poétique, parfois même onirique, n'édulcore à aucun instant à l'instar de ces rapports d'autopsie où la froide description des lésions s'imbrique dans la chaleur d'une poésie servant à définir la personnalité d'une victime qui ne laisse plus indifférent. Et c'est bien de cela qu'il s'agit avec Du Côté Sauvage où l'on s'attache donc au profil de ces femmes évoluant dans un milieu sans pitié et extrêmement violent comme en témoigne des scènes d'une dureté parfois extrême sans jamais pour autant verser dans la complaisance. C'est l'occasion pour Tiffany McDaniel de dresser une galerie de portrait d'hommes dont certains sont pourvus d'une personnalité terrifiante à l'exemple du tatoueur Highway Man ou plus ambivalente comme celle de West l'employé du motel où Arc et Daffy se prostituent et celle de ce violoniste, alcoolique repenti, travaillant désormais au centre de désintoxication où les deux jeunes femmes tentent de se sevrer. Ceci sans parler de cet officier de police dévoyé, incarnation de l'indifférence des autorités estimant, de manière sous-jacente, que ces femmes n'ont finalement obtenu que ce qu'elles méritaient. Ainsi, dans la somme de cet entourage inquiétant s'esquisse donc la personnalité mystérieuse d'un meurtrier insaisissable au détour d’une intrigue chargée de tensions qui va nous emporter vers une révélation surprenante en toute fin d’un récit d’une puissance et d’une intensité peu commune . Et puis dans toute cette laideur, il y a la beauté de cette écriture lyrique qui vient contrebalancer, avec un bel équilibre, la laideur d'un environnement social sans fard, un portrait brutal de cette autre Amérique basculant dans le rêve sans avenir des opiacés, plus précisément Du Côté Sauvage

     


    Tiffany McDaniel : Du Côté Sauvage. Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais par François Happe.

    A lire en écoutant : Little Girl Blue interprété par Janis Joplin. Album : I Goa Del Ol' Kozmic Blues Again Mama ! 1969 Sony Music Entertainment.

  • Eugenia Almeida : La Casse. Le cercle vertueux.

    C22F21A6-C81D-4F0C-91F8-144B05CA550F.jpegLes auteurs emblématiques de la littérature noire argentine, sont sans nul doute Carlos Salem dont les romans traduits en français sont publiés chez Actes Sud tandis qu'Ernesto Mallo intègre la collection Rivage/Noir. Dans une moindre mesure, on pourrait également citer Jorge Luis Borges qui inséra de nombreux codes du genre policier tout au long de son oeuvre prolifique. Mais pour en revenir au genre spécifique du roman noir argentin, on a été particulièrement secoué par le caractère âpre et brutal de récits tels qu'Entre Hommes (La Dernière Goutte 2016) de German Maggiori ou que Notre Part Du Ciel (Rivages/Noir 2023) de Nicolás Ferraro, prenant l'allure d'un western explosif. Dans un registre plus mélancolique, on peut évoquer la singularité de Ricardo Romero publiant Je Suis L'Hiver (Asphalte 2020), un polar décalé aux intonations poétiques, ainsi que Gustavo Malajovich qui avait marqué les esprits avec Le Jardin De Bronze (Actes Noir 2014) et dont on est malheureusement sans nouvelle. Tout aussi marquant, on appréciera également Puerto Apache (Asphalte 2015) de Juan Martini nous entrainant dans les ruelles sombres et étroites d'un bidonville de Buenos Aires. Si la liste des romanciers de cette littérature noire en provenance d'Argentine, n'a rien d'exhaustive, elle n'en demeure pas moins très peu étoffée, ce qui est regrettable tant les trop rares publications se révèlent généralement enthousiasmantes. Ainsi, on se réjouit d'ajouter à cette énumération un peu trop masculine, le nom d'Eugenia Almeida qui débarque dans la collection noire des éditions Métailié avec La Casse, un surprenant récit aussi tonitruant que fracassant se déroulant dans une ville de province du nord de l'Argentine, dont on ignore le nom. Si La Casse apparaît, sans aucune contestation possible, comme l'un des belles découvertes de l'année 2024, il faut prendre en considération le fait qu'Eugenia Almeida n'a rien d'une novice dans le domaine de l'écriture puisque cette enseignante et journaliste s'essayant également à la poésie, a publié de nombreux romans dont L'Autobus (Métailié 2007) et L'Echange (Métalilié 2016) traduits en français et s'inscrivant à la lisière du genre noir.  

     

    Le monde est bien rangé dans cette province du nord de l'Argentine. Durruti verse pots de vin  et commissions au chef de la police Lanbro qui les redistribue aux instances supérieures, ministres compris. C'est comme ça que cela fonctionne afin de poursuivre ses activités illicites qui rapportent à tout le monde, sans jamais faire de vague. Aussi n'apprécie-t-il que modérément l'initiative d'un de ses hommes qui a exécuté deux gamins qui venaient de voler une voiture en butant leurs occupants. Il va falloir faire profil bas sans être certain qu'il puisse s'en tirer comme ça.  Les flic sont plutôt nerveux dans les environs. Il s'agit donc pour son petit frère Nene, à qui il a confié les rênes de la casse, d'y aller mollo avec le trafic de pièces volées. Mais le moindre petit grain de sable dans les rouages de la machine peut tout faire voler en éclat, comme cette Fiat 1600, coupé sport de collection que l'on a volé à Saravia, un enseignant sans histoire mais dont le couple bat de l'aile depuis qu'il reçoit des messages anonymes l'informant qu'il est cocu. A partir de là, tout se disloque et la ville devient le théâtre d'une succession d'exécutions et de règlements de compte brutaux et sanglants. Et pour que tout rentre dans l'ordre, il y aura des dommages collatéraux jusqu'au plus haut niveau du pays. 

     

    Avec à peine 200 pages, autant dire que La Casse ne s'embarrasse pas de fioriture au détour d'un texte dépouillé à l'extrême qui, d'entrée de jeu, nécessite l'attention et l'intelligence du lecteur pour capter sur près de cinq chapitres aussi courts que denses les premières interactions brutales entre des truands qui tentent de rattraper la bavure de l'un d'entre eux. Mais rien n'y fait et Eugenia Almeida décline ce qui s'apparente à une chute infernale de dominos à mesure que les ennuis se succèdent dans un déchainement d'une violence âpre et très épurée ce qui confère à l'ensemble de l'intrigue un aspect rythmé et saisissant. Au gré de ces enchainements cruels où chacun tente de tirer son épingle du jeu dans ce qui apparait comme une débandade désorganisée, Eugenia Almeida passe en revue les accointances fragiles entre la pègre, la police et les instances politiques qui s'étiolent dans une logique de confrontations plus sanglantes les unes que les autres, ce d'autant plus que des individus de la classe moyenne interfèrent dans cet équilibre occulte qui s'écroule, à l'instar de la maîtresse de cette personnalité politique déchue qui va retrouver la misère de sa vie d'autrefois, ou de Saravia ce professeur désemparé, victime d'un corbeau lui annonçant que sa femme le trompe. On y croise également cette diseuse de bonne aventure qui va se trouver partie prenante dans ce gigantesque capharnaüm habilement mis en scène. Autant dire que l'atmosphère d'une noirceur absolue se révèle pesante à mesure que l'on prend en compte les victimes collatérales de cette débâcle institutionnelle sans pitié. On en prend la pleine mesure avec le parcours de Durruti, de son rapport assez émouvant avec son petit frère Nene en découvrant les éléments du drame sordide dont il a été témoin en le propulsant, presque contre son gré, à la tête de cette organisation de malfaiteurs désormais placée sous l'égide d'arcanes étatiques aussi dévoyées qu'inquiétantes. Tout cela est mis en scène d'une manière efficace, presque diabolique, avec une conjonction de hasards qui tient parfaitement la route en faisant de La Casse un roman au style nerveux, voire délicieusement frénétique, qui vous secoue jusqu'à la dernière ligne en ayant la certitude que rien ne va jamais vraiment changer dans un système où les individus sont interchangeables. On en redemande.

     

    Eugenia Almeida : La Casse (Desarmadero). Editions Métailié/Noir 2024. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Lise Belperron.

    A lire en écoutant : Sola de Gotan Project. Album : Gitan Project Live. 2008 Ya Basta records.

  • Benjamin Whitmer : Dead Stars. Le cercle de gravité.

    benjamin whitmer,dead stars,editions gallmeisterPour chacun des récits de Benjamin Whitmer, émerge cette image de William Munny, ce tueur repenti qu'interprète Clint Eastwood dans Impitoyable. Et dès la lecture de Pike (Gallmeister 2012), premier roman de l'auteur qui a marqué tous les esprits, on retrouve les contours de la personnalité de cette figure emblématique de ce western crépusculaire et plus particulièrement cette douleur et cette colère sourde qui s'épanchent finalement dans un déferlement de fureur. Et puis il y a ce combat intérieur, ces démons qui vous rongent en permanence, caractéristiques des individus qui hantent ce récit à la fois âpre et puissant prenant pour cadre cette Amérique de la marge aux allures déliquescentes que Benjamin Whitmer dépeint avec un style épuré qui lui est propre, bien éloigné de l'écriture débridée d'un James Ellroy. Il émane ainsi du texte une tension permanente qui se conjugue à la noirceur persistante d'une intrigue aussi sobre que maîtrisée. En découvrant ce premier ouvrage, on se doutait bien qu'il ne s'agissait pas d'un accident et que Benjamin Whitmer aurait encore des choses à dire sur ces contrées délaissées d'un pays déchu comme il l'a démontré avec Cry Father (Gallmeister 2015) où il est à nouveau question de filiation qui devient d'ailleurs un thème récurrent de son œuvre et qui importe pour ce père célibataire élevant ses deux enfants avec cette crainte permanente de ne pas être à la hauteur. A certains égards, Benjamin Whitmer endosse peut-être quelques traits de la personnalité de William Munny au détour d'un parcours de vie chaotique où la drogue, l'alcool et les bagarres ont marqué sa jeunesse tandis qu'il enchaîne les boulots les plus variés au cœur de ces vallées industrielles de l'Ohio, non loin des Appalaches. Donc pas de parcours académique pour cet auteur, amateur d’armes à feu comme pour mieux flinguer ce mythe du rêve américain, qui ne s'inscrit absolument pas dans un courant mainstream ce qui explique peut-être le fait que ses derniers ouvrages ne trouvent pas preneur dans son propre pays. S'il s'est quelque peu assagi, Benjamin Whitmer n'en conserve pas moins cette rage qu'il évacue au gré de ses intrigues mettant en avant les parias, les réprouvés et les travailleurs du bas de l'échelle qu'il a côtoyés dans ces endroits désolés des Etats-Unis dont nul n'entend parler. Avec Evasion (Gallmeister 2018), le romancier conserve cette noirceur intense qui vous colle à la peau en prenant tout de même beaucoup plus d'envergure au détour d'une intrigue se déroulant en 1968 et se focalisant sur l'univers de la prison d'Old Lonesome faisant vivre l'ensemble de la communauté de cette petite ville du Colorado, théâtre de l'évasion de douze détenus que l'on va traquer sans pitié. Le roman s'inscrit dans ce qui apparaît désormais comme une trilogie prenant pour cadre ces compagny towns du Colorado et se poursuivant avec Les Dynamiteurs (Gallmeister 2020) pour parcourir les rues boueuses la ville de Denver en 1895, où règne le chaos tandis que des orphelins comme Sam et Cora trouvent refuge dans l'Usine, une ancienne fabrique désaffectée, en cohabitant avec clochards et marginaux de tout bord qui n'ont de cesse de vouloir s'en prendre à eux. Autre époque : celle des années 80 de Reagan et de sa course à l'armement, autre entreprise : celle de Stonewall et de son traitement du plutonium pour alimenter les ogives nucléaires, Benjamin Whitmer conclut cette trilogie d'une manière magistrale avec Dead Stars vision cauchemardesque de l'American way of life s'articulant autour du parcours de ce père de famille à la recherche de son jeune garçon disparu.

     
    En 1986 à Plainview dans le Colorado, l'ensemble de la population travaille exclusivement pour l'entreprise Stonewall, spécialisée dans le traitement du plutonium. Hack Turner fait partie des contremaîtres du bâtiment 771 où l'on manipule ces matériaux hautement radioactifs dans des conditions plus que dégradées, ce qui lui permet de subvenir aux besoins de sa fille Nat, âgée de 17 ans et de son fils Randy qui a soufflé ses quatorze bougies, et qu'il élève seul tant bien que mal. Mais un soir, alors que Hack participe à une réception chez l’un de ses collègues, Nat lui téléphone pour l'avertir que Randy n'est pas rentré à la maison. Ainsi, durant trois jours, la famille Turner va entamer des recherches sans qu'aucun des habitants de la ville ne leur viennent en aide, hormis les forces de l'ordre qui font ce qu'elles peuvent, c’est-à-dire pas grand-chose. Il faut dire que toutes les vérités concernant les failles de sécurité nucléaire ne sont pas bonnes à dévoiler, surtout aux journalistes. Et Hack Turner en fait l'amère expérience tandis que l'ombre malveillante de son père plane sur la région, ce qui n'arrange pas la situation. 

     

    Sous le regard souriant de Ronald Reagan, dont le portrait est affiché dans la cuisine de Hack Turner, personnage central du récit, on perçoit le prix à payer d'une course à l'armement qui a fait des Etats-Unis une superpuissance. Ce prix, il se traduit sans doute dans les quintes de toux violentes et persistantes de Hack qui ne doivent pas être étrangères aux locaux vétustes et aux multiples manquements en terme d'exposition aux radiations que l'on distingue au sein de cette usine Stonewall faisant référence au site de production d'ogives nucléaires de Rocky Flats Plant, situé non loin de Denver dans le Colorado et théâtre de nombreux incidents qui ont poussé à sa fermeture en 1989. C'est également Connie, la collègue de Hack, qui en paie le prix fort à la suite de l'explosion d'une boîte à gants permettant de manipuler le plutonium et dont on minimise la portée alors que l'employée se consume de l'intérieur dans une lente agonie. Et pour finir, dans une moindre mesure, c'est le souvenir du grand-père de Benjamin Whitmer mort à l'âge de 36 ans des suites d'expositions aux radiations alors qu'il travaillait en tant que physicien sur l'élaboration de la bombe nucléaire dans l'Ohio. C'est tout ce cauchemar américain que l'auteur décline de manière habile, par petites touches qui apparaissent en filigrane au gré des souvenirs de Hack mais également de ceux du patriarche de la famille Turner qui voit apparaître cette ville prenant naissance avec l'implantation de cette filière nucléaire, véritable poumon économique de la région. Et on peut dire que Dead Stars puise sa force narrative dans cette évocation latente imprégnant un texte âpre qui vous saisit d'effroi sans jamais virer vers un registre larmoyant ou un pamphlet pesant. Il en résulte une atmosphère oppressante rendue encore plus prégnante avec la disparition du fils de Hack et dont les recherches vont rythmer le récit d'une manière encore plus intense en découvrant ce lot de désillusion, de colère et voire même de violence qui anime l'ensemble des membres de la famille Turner. Il y est question de douleur et de non-dits tant pour Hack évidemment, que pour sa fille Nat qui souhaite quitter ce cercle familiale accablant dont elle n'attend plus rien. Ce sont des sentiments similaires qui anime Whitey, le frère de Hack, qui a repris le trafic de stupéfiants que leur père Robin, ancienne figure de la pègre, a mis en place pour renflouer l'exploitation du ranch dont il a la charge. Et c'est en suivant la progression de leurs recherches respectives parfois vaines, souvent maladroites, que l'on entre dans un véritable enfer à mesure que les vérités émergent dans une succession d'éclats soudains de fureur brutale bouleversant l'ensemble de ces protagonistes en remettant en question leur existence respective. Ainsi Dead Stars prend une dimension foisonnante au détour d'un impressionnant enchaînement d'événements que Benjamin Whitmer met en place avec cette sobriété et cette rigueur qui le caractérise, au gré d'une intrigue aussi sombre que captivante ce d'autant plus que l'on distingue quelques fragments des ouvrages précédents comme cette stèle où figure le nom de Cora, protagoniste principale que l'on découvrait dans Les Dynamiteurs alors que L'Usine servant de refuge pour sa bande d'orphelins devient La Factory, un squat où l'on organise des concerts sauvages. On sait même ce qu'il advient du directeur et du gardien-chef de la prison d'Old Lonesome, deux individus abjects du roman Evasion, qui croisent la route du patriarche de la famille Turner. Et si Benjamin Whitmer évoque des romanciers tels que Harry Crews, Larry Brown James Crumley et Edward Abbey dans son cercle d'influence, Dead Stars vous donne l'assurance, s'il y avait le moindre doute, qu'il n'a rien à envier à ces auteurs exceptionnels.
     

    Benjamin Whitmer : Dead Stars (Dead Star). Editions Gallmeister 2024. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos.


    A lire en écoutant : In The Air Tonight de Phil Collins. Album : Face Value. 1981 Virgin, Atlantic.