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Suisse - Page 2

  • Gabriella Zalapi : Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance. Le centre de gravité.

    Gabriella Zalapi, Ilaria ou la conquête de la désobéissance, édtiions ZoéElle va célébrer ses cinquante ans d'existence l'année prochaine en prenant de plus en plus d'essors dans les contrées francophones avoisinantes et plus particulièrement en France où ses ouvrages rencontrent une notoriété grandissante en mettant en avant la littérature helvétique, même si les auteurs de la maison d'éditions Zoé dépassent le simple cadre de la région Romande à l'instar de Richard Wagamese, amérindien de la nation Ojibwé en endossant la nationalité canadienne. On pourrait en citer d'autres, parmi l'immensité du catalogue proposé d'où émerge des romancières et des écrivains comme Nicolas Bouvier, Friedrich Glauser et Ella Maillart avec cette notion de voyages qui imprègnent la collection fondée et dirigée par Marlyse Pietri avant d'être reprise depuis plus de dix ans par Caroline Couteau. On dira de la maison d'éditions Zoé qu'elle favorise des textes contemporains aux styles à la fois subtils et affirmés, sans ostentation, comme ceux d'Elisa Shua Dusapin ou de Blaise Hoffmann qui ont rencontré leur public comme en témoigne Hiver à Sokcho (Zoé 2016) pour l'une et Faire Paysan (Zoé 2023) pour l’autre. Vers 2015, à une époque où bon nombre d'éditeurs de la Suisse romande s'intéressaient à la littérature noire, on trouve, au sein du catalogue de Zoé, la trilogie de Sébastien Meier qui prend ouvertement l'allure de polars avec une maquette dédiée au genre noire qui ne perdurera malheureusement pas. Mais de manière peut-être plus nuancée, on pourra s'intéresser aux ouvrages d'Yves Patrick Delachaux se penchant sur le quotidien de la pratique du métier de policier. Dans un registre bien différent, mais endossant un style que bon nombre d’amateur de romans noirs ne renieraient pas, il faut absolument découvrir Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance troisième roman de la plasticienne et romancière Gabriella Zalapi aux origines suisse, italienne et anglaise vivant à Paris et qui dépeint dans ce nouveau récit, le point de vue d'une petite fille de huit ans enlevée par son père l'entrainant sur les routes de l'Italie des années 80.

     

    A Genève, en mais 1980, la petite Ilaria sort de l'école et attend sagement que sa grande soeur Ana vienne la chercher pour rentrer ensemble à la maison. Pourtant c'est son père Fulvio qui débarque en lui expliquant que le programme a changé et qu'il l'emmène au restaurant à Yvoire où ils se retrouveront tous. Mais les chose prennent une autre tournure lorsque son père lui indique que le repas est annulé et qu'ils passeront un long week-end tous les deux ensemble à Turin. Mais les jours passent, puis les semaines et puis les mois où d'hôtels douteux en aires d'autoroute elle parcourt le nord de l'Italie au gré des errances de son père. Redoutant ses colère, elle prend sur elle en évitant de pleurer en réclamant sa mère dont elle est sans nouvelle. Ilaria apprend à conduire et à mentir en s'appropriant, sous la férule de son père, des valises trouvées dans les gares qui ne leur appartiennent pas et dont ils revendront le contenu afin de financer leur périple chaotique. Ainsi la petite fille va séjourner au bord de la mer Adriatique à San Benedetto, puis c'est l'internat à Rome avant d'adopter un mode de vie rural en Sicile. Et tout au long de ce parcours, il y a les tubes du moment à la radio que l'on chante à tue-tête, les jeux qui permettent de faire passer le temps ainsi que les rencontre avec Claudia, Isabella et Vito qui atténuent les affres de cet enlèvement qui apparaît presque comme un moment d'une enfance normale. Mais Ilaria voit tout et comprend énormément de chose en percevant notamment la tension émanant de son père qui boit trop et dont les colères imprévisibles peuvent se révéler effrayantes.

     

    Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance se révèle être un brève histoire d'à peine 175 pages aux marges généreuses lui conférant l'allure d'une nouvelle ou d'une novella comme on désigne désormais les romans courts. Et c'est bien cette brièveté qui suscite indéniablement un certain engouement dans l'effervescence foisonnante de cette rentrée littéraire parce qu'en dépit du thème abordé, dont on devine certains aspects émanant de sa propre enfance, Gabriella Zalapi s'est employée à rester sur un registre extrêmement dépouillé où la pudeur se conjugue en permanence avec l'émotion, au gré d'un texte qui se concentre sur l'essentiel sans jamais surjouer sur les ressentis de cette petite fille au regard affuté. Il en résulte un récit d'une saisissante justesse en adoptant le point de vue d'Ilaria qui doit composer avec le caractère fantasque d'un père dont on perçoit bien évidemment le désarroi mais également les aspects plus sombres de la colère et de la manipulation le conduisant aux mensonges à l'égard d'une enfant qui n'est pas totalement dupe de tout ce qui se passe autour d’elle, résultant d’une perception à la fois naïve et acérée sur le monde qui l'entoure. Et ce monde, Gabriella Zalapì le restitue par petite touche très fugaces nous permettant de saisir l'atmosphère de cette Italie des années 80 où l'on distingue, par le biais de la radio dans la voiture, les affres des années de plombs, à l'instar de l'attentat de la gare de Bologne, contrebalancés par l'insouciance des tubes de l'époque dont certains délivrent pourtant quelques messages engagés. Cette ambivalence, on la retrouve bien évidemment dans ce parcours de vie, entre parenthèse, d'Ilaria et des rapports complexes qu'elle entretient avec son père où l'on saisit de nombreux instants de bonheur, mais également cette  tension faite de non-dits ainsi que cette douleur enfouie notamment liée à l'absence d'une mère dont on ne lui donne pratiquement aucune nouvelle, hormis quelques mensonges cruels qui entrent dans ce conflit sous-jacent que l'on perçoit, par l'entremise de cette petite fille, entre un homme et une femme dont le couple s'est complètement disloqué. Mais au cours de cet enlèvement Ilaria va acquérir une certaine autonomie ou plutôt une espèce de défiance vis-vis de la figure paternelle cabossée que Fulvio projette sur elle et qui va se traduire par une désobéissance  faisant office d'apprentissage de vie laborieux qui n'est pas exempt de certains traumas dont on distingue quelques reflets en toute fin d'un récit d'une intensité incroyable.

     

    Gabriella Zalapi : Ilaria, Ou La Conquête De La Désobéissance. Editions Zoé 2024.

    A lire en écoutant : L'Appuntamento d'Ornella Vanoni. Album : Appuntamento Con Ornella Vanoni. 1999 SONY BMG Music Entertainment (Italy) S.p.A.

  • Jean-Jacques Busino : Le Village. Clair-obscur.

    IMG_2398.jpegAussi talentueux que modeste, bien trop discret dans un univers où l’égocentrisme des écrivains devient une échelle de valeur, Jean-Jacques Busino, pionnier de la littérature noire helvétique, cultive cette discrétion comme un trésor pour se consacrer à l’écriture en se pliant bon gré mal gré à la corvée de la promotion. Ainsi, alors qu’il est paru au mois de juin, période plutôt propice aux pavés littéraires estivaux tandis que l’on fourbit déjà les stylos pour évoquer la déferlante de publications de la rentrée littéraire, il ne faudrait pas passer à côté de son dernier roman, Le Village, où il décline une nouvelle fois sa colère, ou plutôt son désarroi, en abordant cette fois-ci le thème de la migration et des exclusions qui en découlent au gré d’un récit vibrant, prenant pour cadre un petit village agonisant dans la chaleur implacable du soleil de la Sicile. Alors que son premier roman iconique, Un Café, Une Cigarette (Rivages/Noir 1994) se déroulait du côté de Naples, Jean-Jacques Busino opère donc un retour au source pour évoquer avec Le Village, l’Italie de Meloni et de Salvini ainsi que la manière dont on peut entrer en résistance face à ces politiques de rejet absurdes. Ainsi, pour celui qui cite régulièrement Jim Thompson parmi ses références littéraires, Jean-Jacques Busino surfe à la lisière des genres dont il se moque bien d'ailleurs, pour nous livrer un texte au connotations politiques, au sens large du terme, en nous interpellant, sous la forme d’une allégorie puissante, sur le devenir d’une Europe vieillissante prônant, pour de nombreuses formations politiques émergeantes, le repli sur soi, sans autre forme d’alternative. 

     

    À la suite d’un scandale touchant l’un de ses subordonnés entretenant une liaison avec une fille mineure, Eduardo Morinaro, chef du service social de Palerme, est muté à Orlitone, un petit village accroché au flanc d’une colline du centre de la Sicile. Avec une population de soixante habitants, dont la plus jeune est âgée de 73 ans, les journées s’étirent dans la langueur d’un lieu qui s'étiole peu à peu sous le feu d’un soleil impavide qui assèche tout, même les âmes. C’est dans ce contexte qu’intervient Gianmaria Salentino, bouillonnant syndic d’obédience communiste, en charge des affaires administratives du village qui, dans un élan aussi généreux qu’altruiste, décide d’attribuer les maisons vides à tout un groupe de réfugiés syriens. La décision fait grand bruit au sein de la localité s'agitant soudainement dans un climat de méfiance et d’appréhension où les anciens observent avec inquiétude l’arrivée de ces nouveaux habitants. Entre peur et racisme, comment ces deux communautés vont-elles parvenir à s’entendre  ?

     

    On s’attardera quelques instants sur la sublime illustration ornant la couverture provenant d’une toile du peintre genevois André Kasper dont une œuvre figurait déjà sur Le Ciel Se Couvre (BSN Press/OKAMA 2022), précédent ouvrage de Jean-Jacques Busino, en appréciant cet agencement des couleurs baignant dans un clair-obscur traduisant parfaitement l’atmosphère inquiétante des deux textes au point de se demander si elles n’ont pas été créées spécialement pour l’occasion, ce qui est peut-être le cas.  On notera également la dédicace de l’auteur s’adressant à Domenico Lucano, sympathisant communiste italien, ancien maire de la commune de Riace en Calabre qui s’est fait connaître en accueillant plusieurs centaines de réfugiés permettant de faire revivre cette région moribonde.  À partir de cette dédicace, on comprendra que Le Village n’a rien du conte utopiste issu de l’imaginaire fertile d’un écrivain bien-pensant mais s’inspire bien de faits réels autour d’une démarche aussi généreuse que bienveillante qui ne se déroule pas sans difficultés et oppositions émanant notamment d’un pouvoir institutionnel xénophobe. Autour de personnalités hautes en couleur, Jean-Jacques Busino met donc en scène les tumultes de ce village de vieillards qui voient tout d'abord d'un mauvais oeil l'arrivée de ces réfugiés syriens débarquant dans leur univers moribond. Témoin quelque peu dépassé par les événements Eduardo Morinaro qui aspirait à une certaine discrétion en vue de réintégrer son poste, doit, à son corps défendant, collaborer avec ce maire au caractère irascible qui n'hésite pas à balancer ses chaussures au visage des interlocuteurs qui auraient l'outrecuidance de le contrarier. Puis, peu à peu, on observe  cette union qui s'opère entre deux communautés qui s'apprivoisent, en dépit d'une certaine méfiance, au gré des différents projets qui redonnent un peu de vie à cette localité qui en avait bien besoin. Travaux de ferronnerie, installation d'une fromagerie, travaux de maçonnerie pour restaurer l’église, les réfugiés syriens vont faire leurs preuves sous l'impulsion de femmes aux caractères aussi forts que celles du village qui scellent définitivement une amitié naissante. En dépit de ces bonnes intentions, on perçoit les mouvements d'opposition que ce soit avec les protestations des groupuscules d'extrême-droite ou des tracas administratifs pour mettre à mal cette initiative politique clandestine qui prend pourtant de plus en plus d'ampleur jusqu'au débarquement des carabiniers dont les manoeuvres maladroites virent à la farce grotesque, à l'image de ces mouvements protestataires abjects. Tout cela, Jean-Jacques Busino le décline au rythme d'un humour assez corrosif et au gré de dialogues ciselés à la perfection pour nous offrir une narration aussi efficace qu'habile avec cette pointe de noirceur imprégnant en filigrane un récit dynamique et sans concession, s'achevant sur une note finale ambiguë nous laissant dans l'incertitude quant au devenir de personnages inoubliables. 
     

     

    Jean-Jacques Busino : Le Village. Éditions BSN Press/OKAMA. Collection Tenebris 2024.

    A lire en écoutant : Alle Prese Con Una Verde Milonga de Paolo Conte. Album : 50 years of Azzuro (Live in Caracalla). 2018 Platinum Srl.

  • OLIVIER BEETSCHEN : LA NUIT MONTRE LE CHEMIN. AU BOUT DE LA LEGENDE.

    olivier beetschen,bernard campiche éditeur,la nuit montre le cheminService de presse.

     

    Avec La Dame Rousse (Editions l'Age d'Homme 2016), il entamait une trilogie prenant l'allure définitive d'un polar à la lecture du second opus, L'Oracle des Loups (Editions l'Age d'Homme 2019), où les légendes d'autrefois s'agrègent à l'intrigue policière de notre époque en prenant pour cadre la ville médiévale de Fribourg où Olivier Beetschen a étudié la littérature française et allemande sur les bancs de l'université. C'est peu dire que ce grand voyageur, amateur d'alpinisme a baigné dans l'écriture puisqu'il débuta sa carrière de romancier et de poète dans les années 1990 tout en enseignant la littérature française au collège à Genève où il vit désormais. On retrouve tous ces éléments dans La Nuit Montre Le Chemin, désormais publié par Bernard Campiche, éditeur emblématique de la scène littéraire romande qui a mis en avant, l'air de rien, toute une multitude de romans policiers à l'instar des récits de Daniel Abimi ou d'Anne Cunéo qui n'ont malheureusement pas franchi nos frontières helvétiques. Si le fait d'étudier et d'enseigner dans le domaine littéraire, ne fait pas de vous un romancier accompli, cela se saurait, on perçoit chez Olivier Beetschen cet amour de la langue et des beaux textes que l'on retrouve dans son écriture avec cette propension à intégrer, peut-être parfois avec excès, de nombreux aspects de son parcours de vie. La présence des loups dans nos contrées, une enquête inter cantonale sur la traitre des êtres humains, une quête de paternité dont l'ensemble s'articule autour de la légende de Guillaume Tell revisitée sur un mode nordique, La Nuit Montre Le Chemin aborde donc une multitude de thèmes que l'auteur décline avec une certaine maitrise autour d'une intrigue policière oscillant vers le fantastique tout en s'émancipant des codes du polar local pour tendre vers l'universalité.

     

    Dans la région montagneuse du Jaunpass, non loin de Fribourg, la population est en émoi lorsque l'on découvre le corps d'un homme mutilé qui semble avoir subi l'attaque d'une meute de loups. Mais la victime se révèle être un étudiant moldave qui a eu maille à partir avec la justice à la suite d'une affaire de détournement de mineurs. Que venait-il donc faire, en pleine nuit, dans cette contrée reculée du canton de Fribourg ? Peut-il s'agir d'un règlement de compte dont on a dissimulé l'apparence ? C'est à ces interrogations que va devoir répondre l'inspecteur René Sulić en charge de l'affaire qui va l'entraîner dans les méandres obscurs d'une organisation criminelle sanguinaire camouflant ses activités dans les tréfonds du darknet. Confronté à la cruauté de malfrats sans pitié, René Sulić va apprendre à ses dépends, au détour d'une légende lointaine, qu'il faut se montrer aussi féroce que ses adversaires. Une leçon qui risque de le marquer à tout jamais.

     

    Corps sauvagement mutilés, trafics abjects, on pourra dire qu'Olivier Beetschen ne lésine pas sur l'aspect sordide de l'affaire dans laquelle il va entraîner René Sulić, cet inspecteur massif à l'âme quelque peu tourmentée qui va s'appuyer sur d'autres membres de la police de Fribourg mais également sur deux inspecteurs de la police genevoise endossant l'identité de véritables enquêteurs qui ont fait partie de l'institution et à qui l'auteur rend rend un hommage appuyé. Autant dire que sans entrer dans le registre du manuel de police, on appréciera l'aspect très réaliste de cette intrigue policière se déroulant donc dans l'arrière pays montagneux du canton de Fribourg ainsi que sur les bords du Léman en faisant même une petite incursion en France. Et puis il y a la découverte de cette superbe région du val de Jaun sur laquelle pèse cette menace incertaine au sein d'un environnement sauvage à l'image de René Sulić qui y a trouvé refuge auprès de sa compagne qui exploite une ferme isolée de tout. Il émane ainsi une atmosphère saisissante, toute en tension, parfois agrémentée d'une dimension spirituelle, ceci plus particulièrement à la lecture de cette légende s'insérant dans le cours de l'intrigue, comme pour dicter le destin de René Sulić qui va en apprendre davantage sur ses origines. On retrouve ainsi dans un texte aux intonations parfois poétiques, cette quête de l'identité d'un individu partagé , voire même parfois un peu perdu, entre ses origines balkaniques et son attachement au pays qui transparait au gré d'un récit où apparaissent également tous les codes d'un excellent polar qu'Olivier Beestchen exploite sans jamais abuser des artifices pour nous livrer, une fois de plus, un roman singulier qui tient toutes ses promesses. 


    Olivier Beetschen : La Nuit Montre Le Chemin. Bernard Campiche Editeur 2024.


    A lire en écoutant :  Becuz de Sonic Youth. Album : Washing Machine. 2015 Geffen Records.

  • Nicolas Verdan : Cruel. Sang pitié.

    cruel,nicolas verdan,éditions okama,éditions bsn pressLa littérature noire helvétique s'exporte en France parfois pour le pire, et on a quelques noms, mais également pour le meilleurs comme en témoigne Jean-Jacques Busino qui fut le premier et unique auteur romand à intégrer l'emblématique maison d'éditions Rivages/Noir qui publie en 1994 le légendaire Un Café, Une Cigarette. La voie est désormais ouverte et c'est Joseph Incardona qui s'y engouffre quelques années plus tard en faisant désormais figure de romancier se situant à la lisière des genres au gré d'ouvrages aux tonalités surprenantes tels que La Soustraction Des Possibles ou que Stella Et L’Amérique et que l'on retrouve dans le catalogue des éditions Finitude dont le siège social se situe à Bordeaux et qui défend également Les Silences, premier roman noir de l'auteur tessinois Luca Brunoni. Plus audacieux, on franchit même le fameux Röstigraben, en publiant Kalmann du grisonnais Joachim B. Schmidt qui intègre la mythique collection La Noire chez Gallimard et qu'il faut découvrir toutes affaires cessantes. Mais pour en revenir aux auteurs romands, on apprécie également le fait que le vaudois Nicolas Verdan rencontre à Nantes Caroline De Benedetti et Emeric Cloche dirigeant la collection Fusion pour les éditions de l'Atalante qui met désormais en valeur Le Mur Grec ainsi que La Récolte Des Enfants s'inscrivant autour d'une série policière abordant principalement les thèmes de la migration au gré des enquêtes d'Evangelos Moutzouris, un enquêteur en fin de carrière vivant à Athènes tandis qu'une partie de sa famille a choisi de s'installer en Suisse.  On ne s'étonnera pas de cet intérêt pour le travail de ce journaliste, féru de romans noirs, qui a déjà connu une certaine reconnaissance en Romandie avec l'obtention de plusieurs prix littéraires notamment pour Le Patient Du Docteur Hirschfeld (Bernard Campiche Editions 2011) et La Coach (BSN Press 2020) et qui revient sur la scène littéraire romande avec Cruel s'inspirant de l'affaire Graziella Ortiz qui avait défrayé la chronique judiciaire genevoise dans les années 70 en suscitant une vague d'émotion autour de l'enlèvement de cette fille de cinq ans retrouvant la liberté contre la remise d'une rançon à ses ravisseurs.

     

    Qui pouvait bien en vouloir à une veille femme sans histoire que l'on retrouve morte dans son pavillon miteux bordant la ligne TGV entre Lausanne et Vallorbe ? C'est la question que se pose l'inspecteur Flynn Gardiol qui ne peut s'empêcher d'éclater de rire sur la scène de crime. Un comportement étrange qu'il ne peut expliquer. Non loin de là, la journaliste Pham Thi Yên croit tenir son scoop avec l'entretien de Vesna Meyer, une politicienne en vue, favorite pour l'obtention d'un siège au Conseil Fédéral mais également directrice d'un hôpital qui connaît de gros déboires financiers qu'elle cherche à dissimuler. Pourtant l'interview tourne court avec ce téléphone fatidique où Vesna Meyer apprend que son fils Stefan a disparu lors de sa leçon d'équitation. Puis c'est à Aigle que l'on signale un second féminicide tandis qu'à Genève, on retrouve le cadavre d'un collectionneur d'art aztèque à qui l'on a fracassé le crâne avec l'une des armes anciennes qu'il détenait. Chacun de leur côté, la journaliste et le policier vont tenter de démêler cet écheveau de faits divers plus cruels les uns que les autres. Encore faut-il pouvoir définir la signification du mot cruel.

     

    Basculant parfois sur le registre du roman noir, Cruel prend l'allure d'un roman policier empruntant de temps à autre les codes du thriller dans un subtil mélange des genres se déclinant sur près de 500 pages pour se concentrer autour d'une affaire d'enlèvement et d'une série de meurtres se déroulant pour la plupart du temps dans le pays de Vaud, même si l'on fait quelques incursions sur les cantons de Fribourg et de Genève. Afin de faire la lumière sur l'ensemble de ces événements dramatiques, Nicolas Verdan se concentre principalement sur le point de vue de la journaliste Pham Thi Yên, du policier Flynn Gardiol et de Vesna Meyer cette politicienne en vue, également mère de famille qui doit faire face à l'enlèvement de son fils. Autour de ces protagonistes principaux, gravitent toute une kyrielle de personnages secondaires animant l'ensemble d'une intrigue qui se déroule tambour battant, sans aucun temps mort. Et même si l'on peut aisément deviner la perspective de l'ensemble de ces crimes et qui en est l'auteur, on appréciera la tournure réaliste d'une enquête où chacun reste dans son rôle et plus particulièrement cette journaliste aux origines vietnamienne qui n'outrepasse jamais le cadre de ses fonctions comme on a pu le voir dans de trop nombreux récit. Et puis il y a cette petite touche d'humanité supplémentaire lorsque cette femme s'interroge sur son parcours de boat people qui l'a tout de même fortement marquée en retrouvant là le thème de la migration cher à l'auteur. Pour ce qui concerne l'inspecteur Flynn Gardiol on perçoit sa vulnérabilité au travers de ses problèmes de santé interférant sur son enquête qu'il tient à conserver à tout prix. Et puis derrière le profil de femme dynamique qu'incarne Vesna Meyer conjuguant son rôle de mère avec celui de politicienne et d'administratrice, on devine l'inquiétude permanente de l'échec qui se profile à chaque instant ainsi que l'angoisse qui l'étreint avec la disparition de son enfant. Mais en s'inspirant du fait divers qui a touché la famille de la petite Graziella Ortiz, Nicolas Verdan s'est intéressé plus particulièrement au sens que prend le mot cruel évoqué dans le code pénal en lien avec la séquestration et l'enlèvement qui fait l'objet de circonstances aggravantes. Au gré de l'intrigue, le terme donnant son titre au roman, revient donc avec une constance redoutable que ce soit pour le ravisseur sadique qui devient victime ou la victime endossant le rôle de bourreau, que ce soit pour le fiancé éconduit ou pour les amis d'une jeune fille prétendant que sa mère l'a abandonnée pour toucher finalement l'ensemble des protagonistes qui à un moment ou à un autre livrent leur propre souffrance aux autres afin de faire en sorte qu'ils se l'approprient, ceci parfois dans la douleur. Ainsi d'un roman aux dimensions locales mettant également en exergue les carences en lien avec le système hospitalier ainsi que les rivalités politiques notamment sur le volet du changement climatique, Nicolas Verdan décline une histoire aux connotations universelles se déclinant notamment sous la forme d'une démarche vengeresse qui ne verse pourtant jamais, en dépit des crimes qui se succèdent, vers une violence complaisante. 


    Nicolas Verdan : Cruel. Editions BSN Press/OKAMA collection Tenebris 2024.


    A lire en écoutant : Track A- Solo Dancer de Charles Mingus. Album : The Black Saint and the Sinner Lady. 2011 The Verve Music Groupe.

  • EMMANUELLE ROBERT : DORMEZ EN PEILZ. NARCOSE LEMANIQUE.

    SeIMG_2072.jpeg déroulant non loin de Sète, plus précisément à Frontignan belle localité occitane en bord de mer, le Festival International du Roman Noir, plus communément désigné sous l'appellation FIRN, a pour particularité, outre sa programmation impeccable, de convoquer régulièrement des romancières et auteurs suisses à l'instar de Joseph Incardona, bien sûr, mais également de Marie-Christine Horn ou de Stéphanie Glassey deux icônes de la littérature noire helvétique dont on a pu dire le plus grand bien au détour des pages de ce blog. Pour l'édition 2024, c'est Emmanuelle Robert qui a représenté la Suisse avec ses deux romans aux allures de polar que sont Malatraix (Slatkine  2020) et Dormez En Peilz (Slatkine 2023) qui ont connu un succès certain dans nos contrées romandes, en nous permettant de côtoyer le monde du trail pour le premier récit tandis que le second se déroule dans le cadre somptueux de la Riviera vaudoise, autour de l'univers des sports nautiques tels que la plongée en eau douce et le paddle. Journaliste qui s'est tournée vers la communication, cette passionnée de littérature policière connaît très bien cette région lémanique puisqu'elle a grandi à Montreux, non loin de cet îlot légendaire de Peilz qui a inspiré tant Byron qu'Andersen et qui donne son titre à ce nouveau polar. Avec un tel cadre lacustre, il n'est pas étonnant de retrouver Emmanuelle Robert à l'occasion du Festival du Lac 2024 prenant ses quartiers au sein de la ferme de Saint-Maurice à Collonge-Bellerive dans le canton de Genève où elle côtoiera plus d'une centaine d'auteurs renommés comme Laurent Petitmangin, Marie-Christine Horn, Joseph Incardona, Corinne Jaquet et Nicolas Verdan pour ne citer que quelques uns des représentants du roman noir et du polar présents à cet événement.

     

    En mai 2021, c'est l'effervescence sur les rives du Léman que l'on s'approprie à nouveau après cette longue période de restriction en lien avec la pandémie. A cette occasion, Fabienne Corboz, plongeuse chevronnée que l'on surnomme Ab Fab, a pour projet de battre le record de profondeur dans le lac. Mais l'événement est relégué au second plan, lorsque son compagnon, l'avocat et ancien chanteur de variété Patrick Zwerg, disparaît au large de l'île de Peilz alors que l'on ne repère que son paddle à la dérive. S'agit-il d'un accident ou d'un crime ? C'est ce que doit déterminer Stéphanie Rusca, cheffe de la brigade du lac qui se met au service du commissaire Chalabagne, secondé de l'inspectrice Abimi en charge de l'enquête. Mais à mesure que les investigations progressent, les secrets remontent à la surface tandis que les tragédies se succèdent en bouleversant le petit microcosme des sports aquatiques lacustres.

     

    En préambule, il est préférable de lire tout d'abord Malatraix, premier roman d'Emmanuelle Robert, afin d'assimiler avec plus d'acuité le contour de la personnalité des protagonistes que l'on retrouve dans Dormez En Peilz à l'instar de la journaliste Aline Moser et du capitaine de la police municipale Riviera-Chablais, Max Kender dont on ne saisit pas si aisément que cela les affres dont ils ont été victimes précédemment. Il en va de même pour les rapports qu'entretient Fabienne Corboz, personnage central de ce second opus, avec son ex-mari, un homme d'affaire en fuite suite à des malversations qui semblent trouver leur origine dans le premier ouvrage. Hormis ce léger écueil qui n'aura pas d'interférence dans la compréhension de l'intrigue, on apprécie la maîtrise de la romancière déclinant avec une certaine aisance l'interaction de plus d'une trentaine d'individus au gré d'un récit aux ramifications multiples sans jamais que l'on ne s'y perde, si l'on fait un léger effort de concentration rendu d'ailleurs plus aisé avec la présence d'un répertoire des différents personnages présents dans le roman. S'articulant autour de trois parties portant les noms de lieux emblématiques des profondeurs du lac Léman que fréquentent plongeurs et apnéistes, Emmanuelle Robert s'empare de cet univers si particulier de ces sports de l'extrême en se focalisant sur la plongée en profondeur tandis que les crimes s'enchaînent sur le plan d'eau majestueux en décimant l'entourage de Fabienne Corboz, cette sexagénaire dynamique et sportive qui s'est libérée d'un mariage sans issue. On apprécie particulièrement le caractère affirmé de cette femme pleine d'énergie en découvrant quelques aspects plus sombres de sa personnalité à mesure que l'enquête progresse. Ainsi, la romancière décline une intrigue policière extrêmement solide en nous permettant de côtoyer les différents acteurs des instituions policières et judiciaires du canton de Vaud au détour d'investigations au réalisme surprenant, tout en prenant plaisir à découvrir les parcours des enquêteurs qui vont se pencher les crimes frappant la région. Tout cela se déroule dans le cadre sublime de cette Riviera vaudoise qui a vu passer tant de personnalités que ce soit Ernest Hemingway, Charlie Chaplin ou Freddy Mercury pour ne citer que certains de ces artistes qui ont succombé aux charmes des lieux qu’Emmanuelle Robert restitue avec ferveur au gré d’un texte imprégné de mystère et de tension sans jamais abuser des artifices propre au genre hormis peut-être cette propension au "name-dropping" helvétique qui semble affecter bon nombre d'auteurs de la littérature noire romande avec cette sensation de déjà lu qui pourra agacer certains lecteurs tandis que d’autres apprécieront ces clins d’oeil dispensables. Immergé, c’est peu de le dire, au sein de cette atmosphère si singulière qui émane de cet environnement lacustre méconnu, il faut bien avouer que Dormez En Peilz nous maintiendra dans un état d'éveil fébrile afin de découvrir les tenants et aboutissants d’une intrigue aussi captivante que surprenante. 


    Emmanuelle Robert : Dormez En Peilz. Editions Slatkine 2023.

    Festival du Lac. 8 & 9 juin 2024. Ferme de Saint-Maurice à Collonge-Bellerive. Canton de Genève.

    A lire en écoutant : Noyés Dans La Masse de Phanee de Pool. Album : Algorithme. 2023 Escales Productions.