Marin Ledun : Henua. Vahiné abimée.
A chaque reprise, lorsqu'il est question de ses romans, il n'est pas possible d'omettre Mon Ennemi Intérieur (Editions du Petit Ecart 2018) ce bref essai où il évoque la trajectoire qui l'a conduit vers l'écriture ainsi que certains aspects du milieu littéraire et des influences qui l'ont mené vers les rivages de la littérature noire dans laquelle il excelle depuis de nombreuses années. Une introspection magistrale qui donne sens à l'ensemble de l'oeuvre de Marin Ledun qui acquiert une certaine notoriété avec Les Visages Ecrasés dont l'adaptation au cinéma peut s'enorgueillir de l'interprétation magistrale d'Isabelle Adjani interprétant Carole Mathieu, donnant son titre au film, une médecin du travail qui s'interroge sur la vague de suicide qui frappe la grande entreprise de téléphonie dans laquelle elle travaille. S'il y est toujours question de tension et d'un certain suspense, l'oeuvre de Marin Ledun, également adepte de l'ultra trail, se distingue par cette propension à s'interroger sur les failles du monde qui nous entoure en prenant davantage d'ampleur lorsqu'il s'agit de dénoncer les dérives de l'industrie du tabac avec Leur Âme Au Diable (Série Noire 2020) et celles d'une multinationale de la bière dans Free Queens (Série Noire 2023), se déroulant au Nigéria, où un directeur markéting exploite des jeunes femmes afin de promouvoir la marque en s'assurant l'appui des autorités corrompues et des réseaux de prostitution. Assimilant une documentation conséquente, il n'a pas été nécessaire pour le romancier de se rendre au Nigéria dont il restitue pourtant l'atmosphère fiévreuse avec une justesse déconcertante. Mais depuis quelques années, c'est la Polynésie et plus particulièrement les îles Marquises qui rythment une partie de la vie de Marin Ledun qui s'y est notamment rendu à l'occasion d'échanges culturelles tels que le salon Lire en Polynésie qui lui ont permis de s'immerger au coeur de cette région lointaine dont il dépeint certains aspects que ce soit avec Le Projet Hakanā (Rageot éditeur 2023), une dystopie principalement destinée aux adolescents et Henua, un roman policier dont l'action se déroule également sur l'île de Nuku Hiva, théâtre du meurtre d'une jeune femme autochtone.
Aux Marquises, lorsqu'il atteint le plateau de Terre Rouge qui domine la vallée de Hakaui pour chasser les chèvres sauvages, Teìki Bambridge découvre le corps sans vie de Paiotoka O'Connor, une jeune femme de la région qu'il connaît bien. En tant qu'OPJ de la gendarmerie basé à Papeete, c'est le lieutenant Tepano Morel qui est dépêché sur place pour diriger l'enquête, secondé par les autorités locales dont la sous-officière de gendarmerie Poerava Wong, native de l'île de Nuku Hiva. Très rapidement, la piste du meurtre commis par le petit ami de la victime est privilégiée quand bien même son alibi semble inattaquable. Et à mesure qu'il met à jour certains aspects de la personnalité de Paiotoka, le lieutenant Morel va s'orienter vers d'autres suspects tout en prenant conscience de l'envers du décor de ce paradis marquisien qu'il apprend à connaître et dont sa mère défunte est originaire avant de séjourner définitivement en France après avoir épousé un homme de la Métropole, mais dont tout le monde se souvient encore. En quête de son passé qui émane des lieux, l'officier de gendarmerie découvre ainsi un pays marqué par la colonisation et les essais nucléaires français, ce qui explique cette méfiance à l'égard des autorités et cette réticence à confier des secrets bien gardés.
D'entrée de jeu, on saluera la superbe maquette ornant la couverture du roman avec ces motifs tribaux recouvrant en filigrane la photo en noir et blanc d'une jeune femme marquisienne portant les parures des danseuses traditionnelles en illustrant ainsi certains thèmes de Henua où il est notamment question de culture et de tradition à l'instar du Patutiki désignant l'art du tatouage. Il faut également relever le fait que Marin Ledun s'est employé à dépeindre cette région lointaine et méconnue des Marquises sans jamais basculer dans les revers du polar ethnique et des clichés de pacotille qui en découlent parfois. Bien évidemment, on prend la mesure de la magnificence des lieux paradisiaques que le romancier met en valeur à mesure que l'on arpente les diverses régions de l'île de Nuku Hiva à mesure que l'on progresse dans les investigations du lieutenant Tepano Morel également en quête de ses origines. Mais même lorsqu'il est question de la beauté de la faune et de la flore, Marin Ledun met en perspective le braconnage notamment destiné à assouvir les désirs de touristes richissimes en quête de plats exotiques et également à la recherche d'autres plaisirs plus inavouables. Et c'est bien de cela dont il est question tout au long de cette intrigue policière classique qui se concentre sur la personnalité de Paiotoka O'Connor pour en faire bien plus qu'une simple victime nous révélant de cette manière, les facettes plus sombres auxquels sont confrontés les autochtones que ce soit les violences domestiques, la pauvreté et l'absence de perspective, plus particulièrement pour ce qui concerne les jeunes qui sont démunis et sans emploi tandis qu'il émane encore du passé colonialiste de nombreuses cicatrices douloureuses qui marque la communauté. Mais avec le lieutenant Tepano Morel, il est également question de déracinement tandis qu'avec sa partenaire, la sous-officière Poerava Wong on perçoit toute la difficulté pour une femme des îles Marquises de progresser dans la carrière et de s'émanciper. Tout cela se décline au gré d'une atmosphère fascinante dépourvue de tout misérabilisme où l'on s'immerge littéralement dans cet environnement luxuriant que Marin Ledun restitue avec une grande sensibilité rejaillissant d'un texte à la fois sobre et puissant qui rend véritablement hommage aux femmes et aux hommes de ces contrées lointaines dont on distingue la richesse culturelle qui demeure la colonne vertébrale qui soude la population en dépit des difficultés auxquelles elle doit faire face. Ainsi, au détour d'une intrigue policière captivante, agrémentée de rebondissements cohérents, Henua, terme marquisien désignant la terre-mère ou la terre des hommes, met à jour, sur un registre à la fois âpre et poétique, les revers mais également les aspirations d'une société insulaire d'où émane également un indéniable sentiment de fierté et de liberté que Marin Ledun retranscrit avec une humanité salutaire. Dépaysant et passionnant.
Marin Ledun : Henua. Editions Série Noire 2025.
A lire en écoutant : Les Marquises de Jacques Brel. Album : Les Marquises (Brel). 1977 Barclay.
Lyon, hiver 1979, Victor Bromier traîne sur le quai Saint-Antoine à Lyon avant de s'engouffrer dans un bar-tabac afin de s'enfiler un demi pour lui donner du courage. Commercial au sein d'une entreprise de parapluie, il vient de se faire lourder et ne sait pas trop comment annoncer la nouvelle à sa femme Monique, ce d'autant plus qu'à l'annonce de son licenciement il n'a rien trouvé de mieux que de casser la gueule à son patron. Préférant se taire, Victor trimballe désormais sa carcasse dans les rues lyonnaises, en faisant croire à son épouse ainsi qu'à sa fille, qu'il se rend au travail. Mais alors qu'il écluse quelques verres sur le comptoir du rade dans lequel il a désormais ses habitudes, voilà qu'il tombe sur Corinne, une jeune femme aussi belle que fougueuse. Une rencontre détonante suivie d'un coup de foudre réciproque entre ce représentant de commerce bien rangé et celle qui se révèle être une véritable révolutionnaire qui va l'initier à la lutte des classes à sa manière bien tranchée. Abandonnant tout derrière lui, pour vivre cette passion tumultueuse, Victor Bromier découvre qu'il n'y a rien de mieux que de braquer des banques avec celle qu'il aime et qui s'y connaît bien dans le domaine. S'ensuit un parcours fait de braquages, de cavales et de rencontres déroutantes. Faudrait être cinglé que de vivre autrement sous le gouvernement de ce brave Giscard !
Au début des années 1990, dans le lotissement des Acacias de la localité Saint-Auch, située non loin de Toulouse, il y a cette maison abandonnée au fond de l'impasse des Ormes exerçant une certaine fascination sur un groupe d'adolescents qui redoutent d'y pénétrer. Pourtant à la mort d'un de leur camarade, Alexandre Fauré, Thomas Hernandez, Mehdi Belkacem et Maximilien Sentenac vont braver l'interdit en compagnie de Magdalena Mancini, nouvelle venue au sein de la communauté marquée par ce deuil terrible qui les bouleverse tous. Mais lorsqu'ils pénètrent dans les pièces abandonnées de la demeure comme figée par le temps, ils ne se doutent pas qu'ils vont réveiller quelques entités d'un univers organique étrange qui s'imprègnent de leurs désirs, de leurs espoirs mais également de leurs peurs animant des rêves qui deviennent de véritables cauchemars. Mais s'agit-il vraiment de songes ou d'une réalité qu'ils n'osent affronter ?
Dans les travées reliant les immeubles d'une banlieue décatie de Bornemouth, Abab, un jeune garçon exploité par des trafiquants d'êtres humains pakistanais, tente d'échapper à une bande de tueurs albanais qui viennent de liquider tous les occupants de l'appartement sordide où il logeait. Au cours de la fusillade, il a tout juste eu le temps de distinguer le visage de l'un d'entre eux dont il a croisé le regard. Désormais traqué par les assassins ainsi que par la police désireuse d'obtenir son témoignage, il trouve refuge dans l'appartement de Gloria, une femme trans qui ne sait pas trop quoi faire de ce jeune migrant clandestin indien bien trop encombrant pour intégrer son univers de solitude et de douleurs qu'elle intériorise depuis toujours. Chargé de démanteler un réseau mafieux albanais implanté à Londres, l'inspecteur David Burn est provisoirement affecté au commissariat de la ville balnéaire où le chef du gang aurait pris ses quartiers dans la région. De là à penser qu'il pourrait être le commanditaire de cette tuerie, il n'y a qu'un pas qu'il est prêt à franchir envers et contre tous.
On notera le fait qu'en abordant le thème des "grooming gangs" sévissant au Royaume-Uni, Gilles Sebhan s'attaque à un sujet délicat qui a suscité la polémique en lien avec le manque d'implication, voire la complicité des autorités, c'est peu de le dire, générant une récupération politique des partis d'extrême-droite par rapport au profil ethnique et religieux de ces individus qui ont mis en place ces réseau de prostitution en enlevant de leur famille ou des foyers auxquels il étaient confiés, des mineurs à la dérive. S'il n'édulcore en rien les aspects gênants de cette affaire notamment pour tout ce qui a trait à la communauté indo-pakistanaise ainsi que les licenciements de travailleurs sociaux ayant tenté d'alerter leur hiérarchie ou les instances policières et judiciaires du phénomène dramatique dont ils étaient témoins, Gilles Sebhan se concentre sur le profil des victimes que ce soit la jeune Amy en rupture avec sa famille et surtout Abad cet enfant pakistanais que sa famille a confié aux bons soins de son "oncle" Daddy qui en a fait un migrant clandestin qu'il exploite sans vergogne tout en assouvissant ses pulsions libidineuses au sein d'un appartement insalubre dans lequel s'entasse près de dizaine de
comparses d'infortune. C'est dans ce logement que débute l'intrigue de Night Boy prenant pour cadre la ville côtière de Bornemouth, dont la principale activité économique se décline autour des séjours linguistiques et qui se situe non loin de West Bay dont les falaises ont servi de décor pour la série Broadchurch auquel l'auteur fait d'ailleurs allusion.
Bon, c'est vrai que l'on apprécie plus que jamais ses répliques hilarantes et décoiffantes qui ponctuent ses récit en faisant en sorte que la noirceur de l'intrigue prend une tournure encore plus acide s'inscrivant toujours dans cette logique de critique sociale qui prévaut dans l'ensemble de ses romans. Mais ce qui fait le succès de Jacky Schwartzmann, c'est cette capacité à mettre en scène cette marginalité du pays qu'il décline au détour d'intrigues singulières qui flinguent la bienséance et la bienveillance à coup de rafales cinglantes jalonnant des textes d'une grande tenue. Bref, autant vous dire que le bonhomme s'entend pour vous raconter une histoire avec l'efficacité qui le caractérise en le démontrant également en tant que scénariste pour Habemus Bastard (Dargaud 2024), titre sans équivoque d'une BD en deux parties, superbement illustrée par Sylvain Vallée, qui s'articule autour du parcours d'un tueur à gage qui endosse une soutane et la fonction qui en découle afin de s'extirper des difficultés en lien avec sa profession en se soustrayant ainsi à ses anciens commanditaires bien décidés à lui faire la peau et qui nous rappelle, à certains égards, la série BD Soda, diminutif de Solomon David, lieutenant au NYPD qui dissimule ses activités à sa mère trop émotive qui est persuadée qu'il est prêtre. S'il a écrit plusieurs romans avant, le style corrosif de Jacky Schwartzmann émerge avec Mauvais Coûts (Seuil/Cadre Noir 2016) se rapportant à son expérience de travail au sein d'une multinationale qu'il retranscrit au gré du parcours de Gaby Aspinall, employé misanthrope et cynique s'inscrivant résolument dans l'amoralité "ordinaire" de son entreprise. On reste sur un registre similaire avec Demain C'est Loin (Seuil/Cadre Noir 2017) et
Le lundi, il écume les rayons avec cette aisance de l'habitué qui connaît les moindres recoins du supermarché ainsi que le prénom de chacune des caissières. Pas de doute, Jean-Marc Balzan, célibataire sans enfant, est en préretraite et profite de chaque instant de cette période d'oisiveté bien méritée. Une petite vie pépère sans aspérité où l'on savoure les bonnes petites bouffes au resto et les voyages sympas qui vous donnent ce sentiment de liberté. Mais il y a Bernard, son meilleur ami qu'il connaît depuis l'enfance, un véritable frère d'arme qu'il tire régulièrement des guêpiers dans lesquels il a l'habitude de se fourrer. Il faut dire que si Bernard est un gars intelligent, il peut se révéler extrêmement con. Pour preuve, cette idée saugrenue qu'il a de s'engager dans l'équipe de campagne d'Eric Zemmour pour la présidentielle 2027 suscitant l'inquiétude de Jean-Marc craignant le pire et qui décide, à son corps défendant, d'accompagner son pote de toujours afin de le protéger. Et voilà que Jean-Marc se retrouve à côtoyer toute la galaxie de l'extrême-droite lyonnaise, des skinheads bas du plafond aux entrepreneurs ambitieux et plus ou moins véreux et des ultras qui préparent un attentat qu'il va tenter de déjouer en devenant l'indic des gendarmes tout en rencontrant le fameux Eric Z, icône de cette mouvance politique foireuse.