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France - Page 3

  • HUGUES PAGAN : LE CARRE DES INDIGENTS. LA MISERE DU MONDE.

    Capture d’écran 2022-01-16 à 14.48.50.pngAfin d'amorcer la rentrée littéraire sous les meilleurs auspices, les éditions Rivages/Noir ont pris pour habitude de convoquer en début d'année l'un des ténors de leur prestigieuse collection comme cela avait été le cas en 2021 avec Hervé Le Corre qui publiait Traverser La Nuit, un roman d'une noirceur latente dont chacune des pages est imprégnée d'une humanité saisissante émanant de personnages bouleversants. Pour cette année, c'est Hugues Pagan qui revient sur le devant de la scène, pour notre plus grand plaisir, avec Le Carré Des Indigents signant ainsi le retour de l'inspecteur Schneider. Il importe de souligner que l'on découvrait ce personnage dans La Mort Dans Une Voiture Solitaire (Rivages/Noir 1992), premier roman de l'auteur publié en 1982 dans la défunte collection Engrenage de Fleuve Noir. Avec un sort scellé au terme du récit, la série Schneider prend dès lors la forme d'une remontée dans le temps avec Vaines Recherches (Rivages/Noir 1999) dont l'action se déroule en 1982. Après un silence d'une vingtaine d'année où il travaille comme scénariste pour des séries télévisuelles comme Police District, Mafiosa ou Nicolas Le Floch, Hugues Pagan reprend son personnage de Schneider que l'on retrouve en 1979 dans Profil Perdu (Rivages/Noir 2018). Au cours d'un récit débutant en novembre 1973, Hugues Pagan poursuit donc sa remontée dans le temps avec Le Carré Des Indigents, dont l'intrigue est imprégnée d'une atmosphère de fin de règne de l'ère Pompidou qui colle parfaitement à l'ambiance d'un roman noir captant cette misère quotidienne des petites gens. 

     

    En novembre 1973, l'inspecteur principal Claude Schneider est de retour dans la ville de sa jeunesse en trimbalant les stigmates de la guerre d'Algérie dont il revient avec le grade de lieutenant assorti d'une légion d'honneur qu'il se refuse de porter. Un tournant dans sa carrière de policier qu'il aurait pu poursuivre à Paris au sein de brigades prestigieuses. Mais en intégrant le "Bunker", nom désignant l'hôtel de police de l'agglomération, il prend la tête du Groupe criminel et se retrouve confronté à la disparition de Betty, une jeune fille sans histoire dont son père, un modeste cheminot, est sans nouvelle depuis plusieurs jours ce qui n'a rien d'habituel. Les deux hommes, sans illusion, partagent le même pressentiment, pour eux il ne fait aucun doute que Betty est morte. Et les faits ne vont pas tarder à leur donner raison avec le signalement d'un cadavre découvert à l'extérieur de la ville. Schneider a beau être flic, il ne s'habitue pas à la mort ceci d'autant plus lorsqu'il s'agit d'une adolescente de 15 ans dont le visage de chaton orne désormais le tableau mural de son bureau. Mais au-delà de la résolution de l'affaire, il ne reste que les souvenirs et les regrets dont on ne se remet jamais vraiment et qui vous collent à la peau comme un vieil imperméable trop étriqué dont on ne peut plus se débarrasser.

     

    Quand on lit Le Carré Des Indigents on ne peut s'empêcher de se référer, sur le fond, à La Misère Du Monde de Bourdieu, tant Hugues Pagan parvient à saisir l'indigence de ces petites gens qu'il dépeint avec un réalisme saisissant que l'on retrouve également dans le quotidien de ces policiers dont il a fait partie durant de nombreuses années et qui ne l'ont pas empêché de jeter un regard critique sur le métier comme c'est d'ailleurs le cas avec ce roman dénonçant notamment les descentes de la police à l'encontre des indigents qui dérangent les notables et les édiles de la ville. On retrouve ce réalisme, cette humanité dans les rapports qu'entretient Schneider avec André Hoffmann, père de la victime, et tout son entourage au cours des repas avec la famille qui se réunit autour du souvenir de Betty. Ce sont ces instants qui donnent encore davantage de dimension au personnage central de Schneider, dont le caractère mutique révèle quelques failles que l'on décèle autour de ce fait divers tragique qui touche l'ensemble de l'équipe du Groupe criminelle. Ce réalisme, on en prend également la pleine mesure autour du profil des criminels et des marginaux qui vont intervenir tout au long d'un récit où les affaires, parfois sordides, s'enchainent au gré d'une intrigue habilement construite. Mais au-delà du réalisme qui s'incarne aussi dans le cliquetis des machines à écrire rythmant les interrogatoires, il y a toute cette déclinaison d'émotions que Hugues Pagan distille par le biais d'une écriture à la fois intense et pudique prenant la forme d'un long blues suintant d'une noirceur troublante qui imprègne l'ensemble des personnages. S'entrecroisent ainsi affaires de meurtres et de braquages que l'inspecteur Schneider va démêler avec l'aide d'une équipe soudée qui doit composer avec une hiérarchie autoritaire voyant d'un très mauvais oeil l'attitude charismatique de ce chef de groupe mutique refusant de composer avec ses supérieurs. Tous ces aspects se déclinent donc autour de cet individu emblématique à la séduction discrète et dont les rapports avec les femmes et plus particulièrement l'une d'entre elle va sceller son destin et donner une tout autre dimension à l'ensemble d'une série qu'il faut découvrir impérativement. 

     

    Ainsi, Le Carré Des Indigents nous donne à nouveau l'occasion de nous retrouver au coeur de cette ville du bord de mer qui ne porte pas de nom, pour croiser la route de Schneider, cet inspecteur à la fois emblématique et énigmatique, dont le parcours crépusculaire n'a pas fini de nous séduire. Envoûtant. 

     

    Hugues Pagan : Le Carré Des Indigents. Editions Rivages/Noir 2022.

    A lire en écoutant : Saint James Infirmary Blues interprété par Jon Batiste. Album : Hollywood Africans. 2018 Naht Jona, LLC.

  • Michèle Pedinielli : Après Les Chiens. Passer la frontière.

    michèle pedinielli, éditions de l'aube, collection aube noire, après les chiensMonument de la littérature noire, Patrick Raynal a notamment officié comme directeur de la Série Noire durant plusieurs années avant de créer la collection La Noire avec la publication d'auteurs emblématiques comme James Crumley, Harry Crews, Jérôme Charyn et Larry Brown pour n'en citer que quelques uns. Outre son activité d'éditeur, Patrick Raynal est un romancier engagé qui a situé quelques uns de ses récits du côté de Nice où il a vécu de nombreuses années. Des similarités que l'on retrouve chez Michèle Pedinielli qui fait désormais partie des figures du polar français avec trois ouvrages mettant en scène la désormais fameuse détective privée Ghjulia Boccanera que l'on surnomme Diou. Il n'est pas anodin de mentionner Patrick Raynal en évoquant l'oeuvre de Michèle Pedinielli avec ce sentiment de "passage du témoin" qui émane de la relation entre les deux écrivains qui s'estiment et se côtoient régulièrement. On notera d'ailleurs que dans son dernier roman, L'Age De La Guerre (Albin Michel 2021), Patrick Raynal met en scène la volcanique détective privée niçoise. Mais pour en revenir à Michèle Pedinielli, c'est avec Boccanera que la journaliste, devenue romancière, fit une entrée fracassante dans l'univers du polar avec un récit qui faisait la part belle au Vieux Nice et à son petit microcosme d'habitants tout en dénonçant les travers de la ville, ceci notamment dans le domaine de l'immobilier et des chantiers publics. Second roman de la série, Après Les Chiens évoque toute la problématique des migrants qui tentent de franchir la frontière franco-italienne, ceci parfois au péril de leur vie.

     

    En cette matinée de printemps 2017, c'est le moment idéal pour Ghjulia Boccanera d'entamer son footing sur les hauteurs de Nice, du côté de la colline du Château en compagnie de Scorsese, le chien dont elle à la garde et qui découvre par hasard le cadavre d'un jeune érythréen dissimulé dans les fourrés. L'homme a été battu à mort et si l'enquête échoit bien évidemment à la police qui ne fait pas preuve d'un grand zèle, Diou ne peut s'empêcher de d'investiguer sur le parcours de ce jeune migrant dont tout le monde se fout. 
    Automne 1943, dans la région des Alpes Maritimes, un jeune garçon fait office de guide afin d'aider les juifs traqués par les nazis à franchir la frontière et fait ainsi la connaissance de Rachel, une jeune femme qui va marquer sa vie.
    Bien des années séparent ces deux histoires qui vont se télescoper au coeur de cette région frontalière où la détresse de ces femmes et de ces hommes qui fuient pour sauver leur vie est toujours de mise.

     

    En préambule, il importe de mentionner le fait qu'il est recommandé de lire tout d'abord Boccanera, premier volume de la série, afin de mettre en perspective l'attitude de certains protagonistes intervenant dans les deux récits en nous permettant ainsi de mieux saisir l'ensemble de la force émotionnelle qui se dégage au terme de ce second opus, prenant pour cadre la thématique des migrants. Avec un tel sujet, on ressent toute l'implication d'une romancière engagée s'appliquant à dépeindre avec précision la situation dramatique qui se joue dans les hauteurs de cette région montagneuse plutôt hostile avec des migrants franchissant la frontière au péril de leur vie, tandis que les autorités s'emploient à dissuader les citoyens tentant de venir en aide à ces femmes et à ces hommes en détresse. Il émane du récit une forme d'indignation, voir même de colère transparaissant dans l'attitude de Diou qui tente de faire la lumière sur le meurtre de ce jeune garçon qui a fuit l'Érythrée où l'on voulait l'enrôler de force au sein de l'armée. C'est l'occasion pour notre détective privée de s'aventurer du côté de la vallée de la Roya à la rencontre de certains habitants attachants du village de Breil à l'instar de Nadia et de Jacques, alias Marguerite, qui apporte son soutien à toutes les personnes qui tentent de franchir la frontière. Mais Après Les Chiens, se focalise également sur l'aspect de l'intolérance  avec cette enquête sur la disparition d'une jeune fille qui entraîne notre détective privée dans les méandres inquiétants de l'extrémisme. Et puis il faut également mentionner cette histoire parallèle se déroulant durant la période trouble de la seconde guerre mondiale et qui prend la forme d'un journal intime nous permettant de découvrir la destinée d'un jeune garçon qui s'emploie à faire passer les juifs traqués par l'occupant nazi, lui donnant ainsi l'occasion de croiser la route de Rachel qui va bouleverser son existence. Un récit poignant nous incitant à mettre en perspective, bien au-delà des époques qui diffèrent, la sempiternelle détresse de celles et ceux qui fuient leur pays pour tenter de trouver un refuge dans d'autres contrées. Mais au-delà de la gravité des sujets évoqués, on retrouve dans Après Les Chiens cet humour mordant faisant le charme de la série et qui transparait notamment dans l'ensemble des échanges entre les différents protagonistes en soulignant ainsi l'énergie communicative d'une enquêtrice dynamique qui s'investit corps et âme dans ses enquêtes aux tonalités résolument sociales qui ne manqueront pas d'interpeller le lecteur. Un polar remarquable.

     

     

    Michèle Pedinielli : Après Les Chiens. Editions de L'Aube. Collection Aube Noire 2021.

    A lire en écoutant : Royal Morning Blue de Damon Albarn. Album : The Nearer the Fountain, More Pure the Stream Flows. 2021 13 under license to Transgressive Records Ltd.

  • SANDRINE COHEN : ROSINE UNE CRIMINELLE ORDINAIRE. AU-DELA DES APPARENCES.

    Sandrine cohen, rosine une criminelle ordinaire, éditions du caïmanChroniqueur spécialiste du roman noir et policier, traducteur et écrivain, Maurice-Bernard Endrèbe a fondé en 1948 le Grand Prix de Littérature Policière qu'il a présidé jusqu'à sa mort en 2005. Dans le domaine, il s'agit de l'une des grandes références célébrant le genre qui se distingue par l'impressionnante liste des récipiendaires à l'instar de Manchette, Frédéric Dard, Léo Malet, Tito Topin, Patricia Highsmith, Giorgio Sabernenco, Elmore Leonard, Hervé Le Corre, James Sallis et Ron Rash pour n'en citer que quelques uns. Mais loin d'enfoncer des portes ouvertes, le Grand Prix de Littérature Policière célèbre des auteurs méconnus en contribuant ainsi à une reconnaissance du public comme il le démontre pour l'édition 2021 où il distingue pour la catégorie étrangère, L'Eau Rouge, premier roman policier croate traduit en français de Jurica Pavičić et pour la catégorie française, Rosine Une Criminelle Ordinaire de la primo-romancière Sandrine Cohen qui connaît un succès impressionnant avec des ruptures de stock régulières lors des dédicaces dans les différents salons du polar où elle est présente, à l'exemple de Toulouse Polars du Sud.

     

    Il y a la routine, le quotidien d'une femme ordinaire qui bascule soudainement sans que l'on ne comprenne ce qui a poussé Rosine Delsaux, mère aimante et amie admirable, à noyer ses deux petites filles lors du bain. La dynamique du fait divers se met alors en place avec une femme meurtrie ne contestant pas le double homicide qu'elle a commis. En prison, elle se mure dans le silence et la culpabilité en laissant un mari désemparé et un père rongé par la colère. Mais après l'enquête de police établissant sans aucun doute la culpabilité de la mère de famille, c'est au tour de la justice d'entrer en action avec Clélia Rivoire, enquêtrice de personnalité auprès des tribunaux qui doit déterminer les raisons pour lesquelles Rosine a commis un tel acte. Investigatrice sensible, à fleur de peau, Clélia va s'immiscer dans l'intimité de la famille afin de déterrer les traumatismes et les secrets d'hommes et de femmes accablés par les événements et qui peinent à se confier.

     

    Avec l'obtention d'un tel prix, c'est également l'occasion de mettre en lumière les éditions du Caïman, une petite maison stéphanoise indépendante qui publie de la littérature noire depuis plus de dix ans en se consacrant exclusivement aux auteurs francophones. Mais pour en revenir à l'ouvrage de Sandrine Cohen, on saluera tout d'abord le fait que le récit soit résolument orienté sur les codes du roman noir en se concentrant sur les raisons qui ont poussé une mère de famille ordinaire à commettre un double infanticide. Le crime se suffisant à lui-même dans le domaine du sordide, on appréciera également le fait que la romancière ne s'étale pas trop sur le déroulement des événements aussi terribles soient-ils et préfère jeter un voile de pudeur sur l'atrocité du crime pour se concentrer sur la personnalité des personnages et plus particulièrement de Rosine, bien évidemment, mais également de Clélia Rivoire qui va tenter de décortiquer les aspects sous-jacents de ce fait divers, ceci pour le compte de la justice qui doit juger cette meurtrière. A certains égards, les deux femmes présentent quelques similarités dont des secrets enfouis qui ont altéré leur trajectoire respective. Pour Rosine, on devine quelques secrets de famille que Clélia Rivoire va devoir déterrer envers et contre tout avec l'aide du juge d'instruction Isaac Delcourt qui apparaît comme son mentor, protecteur et père de substitution, mais également avec l'appui de l'inspecteur Samuel Varda chargé de l'enquête policière et dont l'interaction parfois acide avec la jeune enquêtrice auprès des tribunaux apporte un certain dynamisme au récit. Pour ce qui est de Clélia, le lecteur devra patienter pour entrevoir les failles qui entourent ce personnage à fleur de peau, ce qui est regrettable. On aurait aimé mettre en perspective le drame qui a touché cette femme à la fois forte et sensible avec les éléments qu'elle met à jour au gré de ses investigations dans l'entourage de Rosine. Néanmoins, Sandrine Cohen, comme bon nombre d'auteurs, a choisi d'opter pour une arche narrative entourant son personnage central que l'on retrouvera sans nul doute dans un prochain roman et dont on découvrira quelques éléments saillants de sa trajectoire auquel la romancière fait allusion.

     

    La particularité de Rosine Une Criminelle Ordinaire est de se concentrer sur l'aspect judiciaire du crime avec un enjeu central qui tourne autour du jugement et de la sanction en fonction des circonstances que l'on va découvrir peu à peu au cours du récit. Ainsi, la dernière partie de l'intrigue se focalise sur la joute oratoire entre la plaidoirie de l'avocate de Rosine et le réquisitoire du procureur chargé de l'accusation avec une atmosphère chargée de suspense qui relègue malheureusement Clélia Rivoire au second plan ce qui déséquilibre quelque peu la dynamique du récit sans pour autant gâcher l'ensemble d'un roman explorant avec sensibilité les contours d'un fait divers terrible qui va bouleverser l'ensemble d'une famille moins ordinaire qu'elle ne le laisse paraître.

     

    Sandrine Cohen : Rosine Une Criminelle Ordinaire. Editions du Caïman 2021

    A lire en écoutant : If de Bernard Lavilliers. Album : If. 1988 Barclay.

  • Michèle Pedinielli : Boccanera. Salade niçoise.

    Capture.PNGOn ne peut pas tout lire. Un fait indéniable qui prend parfois la forme d'une frustration avec cette sensation détestable de passer à côté d'ouvrages formidables à l'instar des romans policiers de Michèle Pedinielli qui met en scène, depuis trois ans, la détective privée Ghjulia (il faut prononcer Dioulia) Boccanera officiant dans la région de la Côte d'Azur et plus particulièrement à Nice que la romancière célèbre avec la poésie du mot juste comme Nougaro savait chanter Toulouse. Journaliste de formation, Michèle Pedinielli a exercé le métier durant une quinzaine d'années à Paris avant de retourner à Nice, sa ville natale, afin de se consacrer à l'écriture. Récipiendaire en 2015 du troisième prix du concours de nouvelles Thierry Jonquet, l'une des récompenses du festival Toulouse Polar du Sud, Michèle Pedinielli publie en 2018 Boccanera pour les éditions de l'Aube, collection Aube Noire, premier opus d'une série comptant désormais trois romans engagés qui mettent en exergue les turpitudes des puissants à l'égard des personnes défavorisées ou discriminées quand ce ne sont pas tout simplement les deux. Quinquagénaire à la forte personnalité, mélange savant d'origines corses et italiennes, toute vêtue de noire, Ghjulia Boccanera emprunte beaucoup de traits de caractère à la romancière en évoluant dans le dédale des ruelles du vieux Nice, recelant toute une mosaïque de personnages à la fois attachants et hauts en couleur et qu'elle dépeint avec une affection assaisonnée d'une pointe d'humour corsé comme le café noir que son héroïne ingurgite à longueur de journée afin d'entretenir ses insomnies.

     

    Ghjulia Boccanera tout le monde la surnomme Diou dans le vieux Nice où elle vit en travaillant comme détective privée. Un métier qui convient parfaitement à cette cinquantenaire insomniaque, indépendante et forte en gueule qui a décidé de ne pas avoir d'enfant par conviction. C'est Dan, son colocataire qui lui fournit parfois des clients, comme Dorian Lasalle qui veut que l'on fasse la lumière sur la mort de son compagnon Mauro Giannini, que l'on a retrouvé étranglé dans son appartement. Pour la police, il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'un jeu érotique qui a mal tourné. Affaire classée, circulez, il n'y a rien à voir. Mais Dorian est persuadé que son compagnon ne l'aurait jamais trompé et qu'il ne se serait jamais adonné à de telles pratiques. Désormais mandatée par le jeune homme, Diou va tenter d'éclaircir les circonstances de ce crime qui prend une toute autre tournure, lorsqu'elle apprend le décès de son commanditaire qui a également été étranglé après avoir été torturé. Sillonnant une ville en chantier, la détective privée, chaussée de ses Doc Martens, va donner un grand coup de pieds dans la fourmilière pour bousculer l'ordre établi afin de résoudre ces deux meurtres. Ce d'autant plus que le tueur a décidé de s'en prendre à elle.

     

    Sans jamais rien céder au cliché bon marché ou au folklore de pacotille, Michèle Pedinielli restitue l'atmosphère pittoresque de cette belle ville de Nice autour du microcosme composant l'entourage de Ghjiulia "Diou" Boccanera, cette détective mémorable et captivante qui balance son ironie saignante comme Philip Marlowe enquillait les verres de Four Roses. On retrouve d'ailleurs chez Diou cette indépendance et cette décontraction qui caractérisait la personnalité du célèbre détective de Raymond Chandler. Mais loin d'être solitaire, on apprécie la belle déclinaison de personnages qui gravitent autour de cette enquêtrice à l'instar de son colocataire Dan, qui semble tout connaître de l'activité nocturne de la cité, de son ex compagnon Joseph "Jo" Santucci, flic de son état, auquel elle est toujours attachée, de Monsieur Amédée Bertolino, son voisin gâteux qui va se révéler d'un grand secours ou de tout le staff qui compose le café Aux Travailleurs où Diou a ses habitudes. Au niveau de l'enquête on part sur un schéma à la fois classique et solide autour d'une succession de meurtres et autres tentatives qui conduisent notre détective à investiguer auprès des entreprises de construction qui s'attellent à la mise en oeuvre du tramway, du percement d'un tunnel et de l'effondrement d'un mur de soutènement un soir d'orage. Un prétexte efficace pour mettre à jour les dérives dans ce milieu et dont on prend la pleine mesure par l'entremise de Shérif, un syndicaliste bedonnant mais perspicace qui va servir de guide pour notre détective privée. Une partie tellement réaliste que l'on se demande si Michèle Pedinielli ne s'est pas inspirée de faits réels qui auraient défrayé la chronique. On trouve d'ailleurs un article évoquant un effondrement du tunnel qui s'est produit au mois de juillet 2017. Quoi qu'il en soit on ne peut qu'apprécier ce polar dynamique et efficace qui nous entraine dans les différents quartiers de la ville à la rencontre de tout un panel de protagonistes détonants qui mettent en valeur, au gré d'échanges tonitruants, cette détective privée atypique que l'on se réjouit de retrouver dans Après Les Chiens (Aube noire 2019) et La Patience de L'Immortelle (Aube noire 2021), qui font suite ce premier opus très réussi.  

     

     

    Michèle Pedinielli : Boccanera. Editions de l'Aube. Collection Aube Noire 2021.

    A lire en écoutant : Good Fortune de PJ Harvey. Album : Storie from the City, Stories from the Sea. 2000 Universal Island Records Ltd.

     

  • Anouk Langaney : Clark. Supermother.

    Capture.PNGLe personnage du super-héros est étroitement associé à l'image, raison pour laquelle on le retrouve au sein des comics, mais également des films et des séries qui prennent de plus en plus d'importance. Sa présence dans les romans est beaucoup plus anecdotique et l'on compte une poignée d'ouvrages qui, bien souvent, mettent à mal la mythologie de tels individus, ceci dans une mise en scène quelque peu décalée à l'instar de Héros Secondaires (Agullo 2017) de S. G. Browne ou Supernormal (Aux Forges de Vulcain 2017) de Robert Meyer. Filiale de la maison d'éditions de l'Atalante orientée vers l'anticipation et la science-fiction, il était normal qu'une collection comme Fusion s'empare du sujet dans le cadre d'un roman noir et publie donc Clark d'Anouk Langaney qui dépeint, sous forme épistolaire, la naissance ou plutôt la création d'un super-héros au prénom prédestiné.  

     

    "Mais à quoi tu joues avec Clark ?". C'est à cette question, que sa fille lui a posé à l'âge de 15 ans, qu'Olympe-Louise va répondre dans une longue lettre destinée à renouer des liens avec celle qu'elle n'a plus revu depuis 10 ans. Consciente du monde qu'elle va laisser à ses enfants, Olympe-Louise va enfin dévoiler le projet qu'elle a concrétisé avec son fils Clark, ceci depuis sa conception jusqu'à l'âge adulte. Une vérité qui pourrait prêter à sourire tant le projet paraît farfelu mais qui glace le sang à la découverte d'un "essai raté" et à la prise de conscience de cette folie qui anime une mère prête à tout sacrifier pour la sauvegarde d'un monde voué à la destruction. Une lettre dévoilant l'amour immodéré qu'éprouve cette femme à l'égard de son fils, avec ses certitudes, ses joies, ses colères et ses déceptions mais qui révélera également la finalité de l'œuvre de toute une vie dont on ne peut plus se défaire. Clark incarne ainsi une logique implacable qui confine à la démence.

     

    On saluera tout d'abord la superbe illustration, dans le plus pur style des comics strip des années 40-50, ornant la couverture et résumant à elle seule l'ensemble d'un texte fourmillant de références à la pop culture en lien avec l'univers des super-héros. Clark se présente donc sous l'aspect d'une longue lettre de 160 pages, qu'une mère adresse à sa fille pour décrire tout le processus de réflexion qui l'a conduite à façonner (le terme n'est pas galvaudé) son fils pour en faire un super-héros. Il s'agit là d'un procédé narratif qui peut se révéler assez délicat avec, bien souvent, un texte dont le profil correspond davantage à l'auteur qu'à la personnalité du personnage. Autant vous dire qu'il n'en est rien avec Anouk Langaney qui s'efface derrière l'épaisseur du portrait de cette mère déjantée qu'elle a créée de toute pièce afin de nous livrer un sublime récit détonant, parfois teinté d'un humour au vitriol, qui vire à la tragédie au rythme d'une descente aux plus profonds des méandres de cette folie furieuse s'inscrivant dans le cadre d'une logique implacable. Cette logique pourra parfois prêter à sourire, mais le plus souvent, elle glacera d'effroi le lecteur qui prend peu à peu conscience des sacrifices consentis par cette mère obstinée déclinant avec application tous les aspects de son projet insensé. Dès le début de l'intrigue, on savoure notamment les comparatifs entre les différents super-héros qui vont lui servir de modèle mais dont les parcours prendront une toute autre dimension au terme du récit avec ce lien commun qui réunit l'ensemble de ces personnages emblématiques. Avec un titre pareil qui claque comme l'onomatopée d'une bulle de strip, on se doute bien de la référence du modèle que va choisir cette mère indigne en se demandant comment elle va parvenir à ses fins. Ainsi, de manière très habile, Anouk Langaney aborde de nombreux thèmes à l'instar de réflexions sur l'éco-terrorisme, du féminisme et de la violence faite aux femmes, mais également de tout ce qui a trait à la transmission entre parents et enfants avec les dérives qui s'ensuivent parfois. Mais au-delà des thèmes évoqués, on appréciera également avec Clark toute la qualité d'une écriture savamment maitrisée qui recèle même quelques alexandrins cachés donnant du rythme à un récit entraînant dont on se demande toujours jusqu'à quel degré de folie va-t-il nous emmener, sans jamais se douter de la finalité qui prend finalement tout son sens au terme d'un roman à la fois brillant et décalé.

     

    Stupéfiant roman noir, Clark nous invite donc à nous immerger dans les nébuleuses réflexions d'une mère névrosée mais bien déterminée à ne pas laisser tomber cette société qui se désagrège. Un brillante réflexion originale du monde qui nous entoure. 

     

    Anouk Langaney : Clark. Editions de l'Atalante/collection Fusion 2021.

    A lire en écoutant : Champagne de Jacques Higelin. Album : Champagne pour les uns, caviar pour les autres. 1979 Believe.

  • Frédéric Paulin : La Nuit Tombée Sur Nos Ames. Une balle dans la tête.

    frédéric paulin,la nuit tombée sur nos âmes,éditions agullo

    Service de presse.

     

    Policiers, manifestants ou habitants, quelles que soient d'ailleurs les parties prenantes et quelles que soient les villes où cela s'est déroulé, il est difficile d'imaginer que l'on ait pu oublier les événements qui ont jalonné les contre-manifestations du G8. Pour ce qui me concerne, je garde toujours en mémoire les images du contre-G8 se déroulant à Genève où j'officiais déjà en tant que jeune policier. C'était le 2 juin 2003 et je revois encore clairement les quelques scènes qui ont marqué mon esprit que ce soit les commerces barricadés, ce fameux samedi soir où toutes les vitrines de la grande rue commerçante de la ville ont été brisées par un groupuscule de casseurs, la grande manifestation de dimanche rassemblant près de 30'000 participants et les débordements qui ont suivi, au terme de la journée avec son cortège de commerces saccagés, parfois pillés, ainsi que les confrontations avec le fameux black bloc. Je me souviens encore de l'adrénaline, mais également de l'appréhension qui m'habitait durant les différentes phases de ces longues journées, soirées et nuits chargées de tensions. Je me souviens aussi de la fatigue et du soulagement lorsque tout cela s'est terminé. Au mois de juillet 2001, Frédéric Paulin s'est rendu à Gênes pour participer au contre-sommet du G8 qui a viré à la tragédie. Vingt ans plus tard, lui non plus n'a rien oublié et reste marqué par des événements terribles qui se sont soldés notamment par la mort d'un manifestant, Carlo Giuliani, abattu par un carabinieri. Comme pour exorciser un fardeau qui pèse encore sur ses épaules, Frédéric Paulin a donc choisi d'intégrer son témoignage par le prisme d'un magistral roman coup de poing, La Nuit Tombée Sur Nos Ames, qui revient sur les événements jalonnant les trois jours d'une ville de Gênes prenant l'allure d'un camp retranché pour abriter les dirigeants d'un sommet conspué par des milliers de manifestants. 

     

    Nathalie Deroin et Chrétien Wagenstein, que tout le monde surnomme Wag, sont un couple de militants d'extrême gauche, coutumiers des manifestations tournant à la confrontation avec les forces de l'ordre que ce soit en France ou à l'étranger, comme à Göteborg à l'occasion du contre-sommet du G8. Désormais, c'est à Gênes qu'ils se rendent pour grossir les rangs des 500'000 manifestants qui disent non au nouvel ordre mondial des dirigeants du G8 se réunissant dans un centre-ville qui prend l'apparence d'une cité assiégée. Mais le grand raout des altermondialistes tourne court avec des confrontations d'une extrême violence entre des groupuscules de manifestants déchaînés et des forces de l'ordre débridées et dirigées par un pouvoir italien qui instaure une stratégie de la tension sans précédent. Qu'ils soient manifestants, journalistes ou flics infiltrés, tous vont observer, durant ces trois jours, cette fureur qui s'abat sur la ville, en atteignant son paroxysme avec la mort d'un jeune manifestant, tué d'une balle dans la tête par un policier, mais aussi avec de terribles exactions du côté de l'école Diaz et de la caserne Bolzaneto où le déploiement des forces de l'ordre va  prendre, peu à peu, l'allure d'un règlement de compte sauvage, ponctué d'actes de tortures sadiques. Pris au coeur de cette tempête de violence effrénée que vont devenir Nath et Wag ?

     

    Le talent de Frédéric Paulin, repose déjà sur l'originalité des sujets sensibles de notre histoire récente qu'il traite en évoquant notamment le terrorisme islamiste sur l'espace de trois décennies débutant avec La Guerre Est Une Ruse (Agullo 2018) abordant la guerre civile qui sévissait en Algérie durant les années 90, suivi des Prémices De La Chute (Agullo 2019) restituant le parcours de l'organisation terroriste Al-Quaïda pour s'achever avec La Fabrique De La Terreur (Agullo 2020) qui se concentrait sur la guerre en Syrie et l'embrigadement des jeunes dans l'armée de Daech. De trois décennies on passe à un laps de temps de trois jours avec La Nuit Tombée Sur Nos Ames qui dépeint avec une précision chirurgicale le déroulement du contre-sommet du G8 à Gênes avec cette tension permanente qui plane sur l'ensemble d'un récit restituant l'atmosphère dantesque régnant dans les rues surchauffées de la ville. Tout y est parfaitement restitué que ce soit l'ambiance au sein des grands cortèges défilant dans les artères de la cité, ou le fracas des échauffourées, nimbées de nuages de gaz lacrymogène, qui tournent parfois à la tragédie avec, en toile de fond cette musique tonitruante résonnant sur les façades des immeubles pour clamer la rage et la colère des manifestants. Avec le mot juste et la phrase précise qui caractérisent l'écriture de Frédéric Paulin, le lecteur ressent ainsi cette tension permanente planant sur l'ensemble d'une galerie de personnages ambivalents, parfois troublants à l'instar de Wag endossant le rôle de preux chevalier auprès de Nath, la rebelle anarchiste qui fait partie du black bloc, dont il est fou amoureux, mais qui sert d'indic auprès de deux agents infiltrés de la DST qui l'accompagnent durant son périple gênois en devenant ainsi, par la force des choses, témoins des exactions de leurs collègues italiens tout comme Génovéfa Gicquel, journaliste française pour le Journal du dimanche et d'Erwan, photographe baroudeur, free-lance. Afin de ne pas sombrer dans le pamphlet, mais de dénoncer tout de même les dérives, Frédéric Paulin nous invite à adopter le point de vue du côté du sommet du G8 et des forces de l'ordre avec Franco de Carli chargé de la sécurité à Gênes qui rêve d'un grand retour du fascisme en Italie, de Laurent Lamar, chargé de la communication auprès du président Chirac et du caporal chef Dario Calvini, membre des carabinieri qui, de son propre aveux, aurait pu frayer avec le black bloc s'il ne s'était pas engagé dans la police. Des individus troubles autour desquels Frédéric Paulin pose quelques explications quant à la mentalité , voire même la culture d'entreprise, qui régit l'ensemble des forces de police dont de nombreux dirigeants se réclament de partis d'extrême-droite en encourageant l'usage de la force, ceci de manière immodérée comme en témoigneront les exactions commises à l'école Diaz et à la caserne Bolzaneto. Altermondialistes pacifistes versus anarchistes violents, Frédéric Paulin dépeint également de manière brillante les différents courants qui émergent au sein des manifestants avec cette sensation de disparité irréconciliable qui se cristallise avec la présence du fameux black bloc dont l'auteur démystifie certains fantasmes organisationnels ce qui explique l'aspect incontrôlable de ce mouvement. Il en résulte un roman âpre et passionnant dont la densité, mais également la pertinence des différents points du vue nous entraînent ainsi dans l'intensité d'un récit chargé d'une émotion brut qui va bouleverser à jamais l'âme de ceux qui ont participé à ce contre-sommet du G8 à Gênes qui vire à la tragédie en s'achevant de manière abrupte en nous laissant bouche bée pour finalement nous demander ce qu'il est advenu de tous les protagonistes sur lesquels planent un grande incertitude comme si la nuit était tombée sur leurs âmes.

     

    Intégrant la précision des faits historiques au gré d'une intrigue solide qui prend l'allure d'un roman choral, La Nuit Tombée Sur Nos Ames devient l'un des ouvrages majeurs de cette rentrée littéraire avec un sujet sensible qui a pu sombrer dans l'oubli alors que deux mois plus tard survenaient les événements du 11 septembre changeant définitivement la face du monde.

     

    Frédéric Paulin : La Nuit Tombée Sur Nos Ames. Agullo 2021.

    A lire en écoutant : Riot Van de Arctic Monkeys. Album : Whatever People Say I Am, That's What I'm Not. Domino Records 2016.

  • LAURENT GUILLAUME : UN COIN DE CIEL BRULAIT. ENFANTS PERDUS.

    Laurent guillaume, un coin de ciel brûlait. éditions Robert LaffontCe n'est pas chose si aisée que d'écrire du polar ou du roman noir lorsque l'on est policier. Et contrairement à l'idée reçue de l'expérience du terrain et du réalisme qui en découle, contribuant ainsi à la bonne facture du texte, il faut justement se départir de ce réalisme qui colle à la peau pour adopter une posture plus littéraire, plus romanesque. Parmi ces policiers qui se sont lancés dans l'écriture, on pense à Hugues Pagan qui endossa la fonction durant plus d'une vingtaine d'années avant de publier 12 romans marquants dont Une Dernière Station Avant L'autoroute (Rivages/Noir 1997) et Profil Perdu (Rivages/Noir 2017). On peut également citer Christophe Guillaumot, commandant à la SRPJ de Toulouse, qui a publié aux éditions Liana Levi trois romans mettant en scène Renato Donatelli, un policier calédonien, surnommé Le Kanak. Deux officiers de police qui ont su concilier réalisme et trame romanesque en insérant notamment dans leurs dialogues quelques expressions propre aux policiers mais qui se démarquent principalement par leur volonté de nous raconter des histoires. Des histoires il en a un certain nombre à raconter Laurent Guillaume, ancien capitaine de police qui exerça notamment en tant que commandant au sein d'une unité mobile du Val-de-Marne et également aux stups en qualité de chef de groupe. Si vous avez l'occasion de croiser ce personnage charismatique vous ne pourrez résister à l'envie de l'écouter vous narrer quelques anecdotes en lien avec sa carrière professionnelle. Cette envie de raconter des histoires, on la retrouve dans ses romans avec la série Mako et plus particulièrement dans Là Où Vivent Les Loups (Denoël 2018) où l'on découvre le commandant Priam Monet, un flic plutôt mal embouché. Outre son activité de policier puis romancier/scénariste, Laurent Guillaume officie également en tant que consultant pour des organisations internationales en lutte contre le crime organisé dans les régions de l'Afrique de l'Ouest. Issus de cette activité et de cette expérience, il a rédigé plusieurs articles et ouvrages traitant de ce sujet complexe qu'il tente de vulgariser afin de sensibiliser les profanes que nous sommes dans le domaine. C'est dans ce registre qu'il publie Un Coin De Ciel Brûlait qui évoque la guerre civile sierra-léonaise se caractérisant notamment par l'enlèvement de jeunes garçons enrôlés de force comme enfants soldats.

     

    En 1992, la Sierra Leone bascule dans la guerre civile bousculant ainsi le destin de Neal Yeboah, un jeune garçon de douze ans qui, après avoir été contraint d'exécuter son père, se retrouve enroulé de force dans une milice armée, composée essentiellement d'enfants soldats. A mesure qu'il grimpe les échelons de cette armée de fortune, Neal devient un combattant de légende au gré d'échauffourées sanglantes ponctuées d'actes innommables qui deviennent la norme pour ces enfants englués dans une violence quotidienne et terrifiante. 
    A Genève, de nos jours, Tanya Rigal, journaliste d'investigation pour Mediapart, se rend dans un palace pour retrouver un mystérieux correspondant avec qui elle a rendez-vous. Mais ce sont des inspecteurs de la police judiciaire qui l'accueillent. En effet, l'homme a été retrouvé mort dans sa suite luxueuse, avec un pic à glace enfoncé dans l'oreille. En décidant d'en savoir plus sur cette victime, Tanya va mettre à jour une terrifiante machination qui la conduit sur les traces d'un tueur impitoyable dont elle suit le parcours entre Freetown, Monrovia, Paris, Nice et Washington DC. Une route semée d'embûches, de cadavres et de révélations peu reluisantes que l'on a tout intérêt à dissimuler. Mais Tanya Rigal est bien déterminée à déterrer le passé en faisant abstraction des intérêts supérieurs des états impliqués dans un trafic d'armes et de diamants destiné à alimenter le cours d'une guerre abjecte.

     

    En abordant le sujet des enfants soldats sous la forme d'un thriller, Laurent Guillaume prenait un sacré risque avec un thème sensible qui a été évoqué à maintes reprises, ceci avec plus ou moins de réussite. On pense tout d'abord au roman d'Emmanuel Dongala, Johnny Chien Méchant (Editions du Rocher 2007) adapté au cinéma par Jean-Stéphane Sauvaire sous le nom de Johnny Mad Dog. Thème abordé dans une version plus hollywoodienne, on pense également à Blood Diamond d'Edward Zwick ou Beasts No Nation de Cary Jojy Fukunaga et dans une moindre mesure à Lord Of War d'Andrew Niccol. Le roman de Laurent Guillaume se distingue des oeuvres précitées parce qu'il intègre subtilement, sous l'angle du thriller, des éléments sociaux et géopolitiques de la Sierra Leone, pays dont on ne sait finalement pas grand-chose, ce qui est le cas pour la grande majorité des nations africaines. Pour ce qui concerne l'aspect social, c'est autour du personnage de Neal Yeboah que l'on va prendre la pleine mesure des conditions de vie de ces enfants soldats et des affres qu'ils subissent quotidiennement pour en faire des combattants dépourvus de la moindre empathie. On observe ainsi cette perte d'identité avec Neal Yeboah, enfant socialement bien intégré, se transformant peu à peu en un guerrier légendaire affublé du patronyme de Bande-à-la-guerre qui achève de le déshumaniser. Pour ce qui est de l'aspect géopolitique, c'est en accompagnant la journaliste Tanya Rigal que l'on va prendre la pleine mesure des accointances entre la Sierra Leone, le Libéria et les Etats-Unis sur fond de trafic d'armes et de diamants, ceci au détour d'une enquête sur une série de meurtres mettant en cause les acteurs de ces trafics. Pour plus de réalisme, on saluera la coup de génie de l'auteur qui a intégré quelques personnages réels qui sont des acteurs à part entière de l'histoire à l'instar de Charles Taylor, l'ancien président du Libéria ou de Foday Sanko leader du RUF (Revolutionnary United Front) et plus particulièrement du général Mosquito alias Sam Bockarie, chef des opérations du RUF qui prend le jeune Bande-à-la-guerre sous son aile. Pour aborder l'ensemble de ces thèmes, on appréciera l'écriture épurée de Laurent Guillaume qui sait distiller l'horreur des situations sans se complaire dans une violence outrancière tout comme il parvient à intégrer les éléments sociaux et géopolitiques dans la fluidité d'un texte brillamment maitrisé avec cette belle capacité à dépeindre les différentes atmosphères et ambiances des multiples endroits que l'on va explorer en compagnie de Neal Yeboah et de Tanya Rigal. Bien orchestré, on appréciera également l'aspect du thriller dont les codes sont respectés avec une certaine mesure et un bel équilibre au niveau d'un suspense savamment étudié dont on découvre les tenants et aboutissants en toute fin du récit.


    Thriller bouleversant, Un Coin De Ciel Brûlait nous permet d'appréhender les contours d'une terrible guerre civile au gré d'un superbe texte qui intègre le suspense d'une intrigue allant bien au-delà des affres d'un enfant soldat pour prendre en considération tous les enjeux d'un conflit dépassant les frontière de la Sierra Leone. 

     

     

    Laurent Guillaume : Un Coin De Ciel Brûlait. Editions Michel Lafon 2021.

    A lire en écoutant : Sierra Leone de Terry Callier. Album : Speak Your Peace. 2002 Mr Bongo Worldwild Ltd.

  • Marin Ledun : Leur Ame Au Diable. Fumer tue.

    Capture d’écran 2021-05-23 à 18.38.46.pngDurant cette période de pandémie on a pu lire quelques articles de presse faisant état d'une étude scientifique soutenant le fait que les fumeurs étaient moins affectés par le SARS Cov2 sans en expliquer d'ailleurs les raisons. Désormais, ce n'est pas tant le contenu de cette étude qui est sujet à caution mais le fait que les chercheurs qui l'ont rédigée aient des lien étroits avec l'industrie du tabac et qu'ils se sont bien gardés de signaler, raison pour laquelle ces publications ont été retirées alors même que les résultats étaient remis en cause. On mesure ainsi toute l'ampleur de la sphère d'influence des cigarettiers afin d'écouler sans vergogne leurs produits, un sujet que Marin Ledun aborde avec son dernier ouvrage, Leur Ame Au Diable, qui évoque, sur l'espace de deux décennies, les dérives de l'industrie du tabac en abordant également les thèmes de la contrebande et du trafic d'influence au détour d'une époustouflante fresque noire.

     

    28 juillet 1986, région du Havre. Le braquage spectaculaire de deux camions-citernes tourne au massacre avec la mort de sept hommes et la disparition de 24'000 litres d'ammoniac destinés à une usine de cigarettes. Si l'enquête échoit à la brigade criminelle, l'inspecteur Simon Nora, affecté à la brigade financière, va investiguer dans le milieu des cigarettiers et de leurs fournisseurs pour analyser les données comptables de ces entreprises. L'OPJ Patrick Brun, lui est chargé d'enquêter sur la disparition d'une jeune femme, Hélène Thomas, dont les parents n'ont plus de nouvelles depuis plusieurs semaines. Deux enquêtes en apparence sans lien convergeant vers l'inquiétant lobbyiste David Bartels qui assoit son influence sur les politiciens et hauts fonctionnaires de la République pour le compte d'European G. Tobacco. Sur fond de trafic d'influence, de proxénétisme et de contrebande entre les luxueux cabinets de consulting parisiens, la mafia italienne et les pays des Balkans, les deux policiers vont mettre à jour la corruption, la manipulation ainsi que la violence qui s'exerce au sein d'une inquiétante industrie du tabac dénuée de tout scrupule.

     

    D'entrée de jeu, il importe de souligner la scène de braquage magistrale qui fait office d'ouverture du roman en devenant le catalyseur d'un récit dantesque et foisonnant où l'auteur dézingue tout azimut les dérives du business de la nicotine. Précis, glaçant et extrêmement cruel, ce braquage n'est pas sans rappeler le prologue de l'attaque du fourgon blindé d'Underworld USA de James Ellroy. Cette référence n'a rien d'un hasard puisque l'on retrouve l'influence de l'oeuvre d'Ellroy aussi bien dans le style que dans la construction narrative et surtout dans l'intensité des personnages qui traversent l'intrigue. Digéré, assimilé, Marin Ledun transcende son modèle avec une rare maîtrise. Il nous livre ainsi une fresque noire à la fois  équilibrée et digeste que l'on lit d'une traite tant le roman tient toutes ses promesses en matière d'intrigues croisées qui nous bousculent au gré des événements réels qui ont marqué la lutte contre le tabac et que cette industrie dévoyée tente de contourner par tous les moyens que ce soit par le biais d'études scientifiques douteuses ou par un lobbyisme effréné que l'auteur décortique avec une rare minutie. L'intérêt du roman réside également dans l'incarnation des frasques d'entreprises peu scrupuleuses conjuguant leurs intérêts financiers sur le dos de la santé publique, ceci au travers d'une galerie de personnages se caractérisant tous par l'excès de leurs traits de caractère. L'histoire s'articule donc autour du lobbyiste mégalomane David Bartels et de son homme de main Anton Muller s'occupant de l'élimination physique des obstacles qui peuvent survenir. En matière d'excès, nous ne sommes pas en reste avec les enquêteurs Patrick Brun et Simon Nora sacrifiant leurs vies privées respectives sur l'autel des investigations qu'ils mènent pour confondre   leurs adversaires qui s'ingénient à mettre en place des marchés parallèles de la cigarette pour augmenter leurs profits ou des agences de "modèles" qui vont exercer leurs charmes aussi bien sur les circuits sportifs que dans les "salons cosys" où gravitent politiciens et fonctionnaires de haut rang prenant des décisions en matière de santé publique. C'est l'occasion pour Marin Ledun de dresser de très beaux portraits de femmes qui vont précipiter le destin funeste de certains protagonistes de l'intrigue. 

     

    Ainsi Leur Ame Au Diable devient le pavé dans la mare de l'industrie du tabac avec un récit génial, tout en nuance qui nous livre les arcanes d'entreprises bien implantées dans notre société restant peu regardantes en matière d'éthique pour maximiser des profits colossaux sur fond d'accoutumances et de maladies mortelles. Un massacre orchestré et douloureusement silencieux, malgré toutes les mises en garde, que Marin Ledun décline avec une rare justesse.

     

    Marin Ledun : Leur Ame Au Diable. Editions Série Noire 2021.

    A lire en écoutant : Whispering de Alex Clare. Album : The Lateness Of The Hour.  2011 Island Records.

  • Gilles Sebhan : Feu Le Royaume. Le royaume des insensés.

    gilles sebhan,feu le royaume,éditions du rouergueRomans, essais, biographies, après une dizaine d'ouvrages où Gilles Sebhan aborde les thèmes de la transgression, de la marginalité et de la criminalité c'est désormais par le prisme de la littérature noire qu'il évoque ces sujets autour d'une série policière mettant en scène le lieutenant de police Dapper plongé dans l'univers étrange d'un établissement psychiatrique pour enfants. C'est tout d'abord avec Cirque Mort que l'on faisait connaissance avec cet enquêteur désemparé tentant par tous les moyens de retrouver Théo, son fils kidnappé, et qui va recevoir l'aide inattendue d'Ilyas, enfant ambivalent et mutique qui semble doté d'une perception hors norme lui permettant de régner sur les jeunes patients internés au sein de l'unité psychiatrique. Il sera encore une fois question d'enlèvements avec La Folie Tristan, second ouvrage de la série, nous permettant d'en savoir davantage sur les liens qui régissent les petits patients du docteur Tristan, psychiatre controversé, régnant sans partage sur son petit royaume des insensés, expression équivoque qui donne désormais son titre à la série. Comme pour clôturer cet univers oppressant et énigmatique, Feu Le Royaume s'articule autour d'un tueur en série en cavale qui souhaite régler ses comptes avec le lieutenant Dapper, responsable de son incarcération.

     

    Après avoir été séquestrée et violée par ses ravisseurs avant d'être sauvée par le lieutenant Dapper, Marlène tente de se remettre de ces terribles événements lorsqu'elle découvre qu'elle est enceinte. Elle souhaite donc se tourner vers son sauveur pour lui faire part de son désarroi. Mais Dapper lui aussi se remet difficilement de cette éprouvante affaire d'enlèvement et essaie de se rapprocher de sa famille et plus particulièrement de Théo qui adopte un comportement distant. Le policier est d'autant plus désemparé qu'il vient de découvrir l'identité de son père qui s'est donné la mort en faisant de Théo son unique légataire. Chacun essaie donc de panser ses plaies et d'enterrer les morts afin de surmonter l'épreuve du chagrin. Mais de l'autre côté de la frontière toute proche, Marcus Baumann, l'homme des tueries du Brabant, parvient à s'évader de prison au terme d'un terrible massacre. Recherché activement par la police, Marcus Baumann n'a qu'une idée en tête : régler ses comptes avec les responsables de son arrestation dont fait partie le lieutenant Dapper.

     

    L'intérêt d'une série comme celle du lieutenant Dapper réside dans le fait que Gilles Sebhan ne cesse d'explorer les conséquences des événements frappant les différents protagonistes à l'instar du cadre familial de cet enquêteur qui semble toujours remis en question. On découvre ainsi la trajectoire de l'épouse de Dapper tombant amoureuse de la maîtresse d'école de son fils Théo qui lui-même entretient des rapports troublants avec Ilyas, ce jeune garçon autiste dont la sensibilité hors norme lui permet de percevoir des visions prémonitoires. De cette manière, Gilles Sebhan remet en question les normes de ce cadre familial constamment bousculé par les échos des investigations d'un policier distinguant, sans vraiment bien les comprendre, les écueils qui l'affectent ainsi que son fils et sa femme. Pour en saisir toutes les nuances, il importe donc de lire dans l'ordre les deux ouvrages précédents avant d'aborder Feu Le Royaume dont le tire fait référence à l'établissement psychiatrique et à ses patients en plein désarroi suite au décès tragique de son directeur. On retrouve donc ainsi, avec un certain plaisir, Ilyas qui va intervenir une nouvelle fois dans le cadre de l'enquête du lieutenant Dapper, chargé de retrouver un tueur en série qui vient de s'évader. Si l'enquête prend tout d'abord la forme d'une traque assez conventionnelle où l'on découvre un individu sans pitié et particulièrement sadique qui s'est mis en tête d'éliminer tous les responsables de sa détention, la tournure des événements devient de plus en plus étrange avec une confrontation aux connotations fantastiques qui troublera une nouvelle fois les convictions d'un enquêteur dont les certitudes se désagrègent peu à peu. Dans un autre registre, on s'intéressera également au devenir de Marlène, que l'on avait rencontrée dans La Folie Tristan alors qu'elle était au prise d'un sadique et d'un déficient mental qui, après l'avoir enlevée, ont entrepris de la violer tour à tour. Ayant découvert qu'elle est désormais enceinte de ses bourreaux, on prend la pleine mesure de son désarroi et du dilemme qui se pose à elle quant au devenir de cet enfant à naître. Comme toujours, au gré d'une écriture immersive, on apprécie cet univers à la fois troublant et inquiétant que Gilles Sebhan distille avec beaucoup d'intelligence et de pudeur, nous permettant de nous focaliser davantage sur le devenir de ses protagonistes confrontés aux doutes et à la douleur des événements qui bouleversent définitivement leurs destins respectifs.

     

    Avec Feu Le Royaume, on observe cette permanente remise en question des normes permettant à Gilles Sebhan de nous interpeller un nouvelle fois sur le vaste sujet de la transgression au gré d'une succession d'intrigues qui bouleversent la certitude de protagonistes confrontés aux aléas d'événements terrifiants qui affectent leur quotidien. Troublant et dérangeant.

     

     

    Gilles Sebhan : Feu Le Royaume. Editions du Rouergue Noir 2020.

     

    A lire en écoutant : Sour Times de Portishead. Album : Dummy. 1994 GO! Dics Ltd.

  • Hervé Le Corre : Traverser La Nuit. Dernier souffle.

    hervé le corre,éditions rivages,traverser la nuitEn guise de référence, lorsqu'il s'agit d'évoquer des auteur de romans noirs qui n'ont rien à envier aux grands romanciers de la littérature blanche, c'est le nom d'Hervé Le Corre qui me vient immédiatement à l'esprit, autant séduit par une écriture équilibrée que par l'intrigue soignée qui met en avant les fêlures tragiques d'hommes et de femmes irrémédiablement entraînés dans les méandres d'une noirceur s'articulant autour du fait divers qu'il soit contemporain ou historique. Pour le côté historique, on suivra un tueur en série sévissant durant la période trouble de la Commune avec L'Homme Aux Lèvres De Saphir suivit de Dans L'Ombre Du Brasier deux romans au souffle épique tout comme Après La Guerre se déroulant à Bordeaux à une drôle d'époque où collabos et résistants se côtoient sur fond d'une guerre d'Algérie qui résonne dans le lointain. Drames plus intimistes pour ce qui concerne la période contemporaine ce sera Du Sable Plein La Bouche, Dernier Retranchement, un terrible recueil de nouvelles noires ou Prendre Les Loups Pour Des Chiens se déroulant également dans la région de Bordeaux tout comme Traverser La Nuit, dernier roman publié par un auteur qui ne fait que confirmer son immense talent au gré d'une écriture nuancée d'où jaillit le destin de trois individus laminés par une douleur les enveloppant comme une seconde peau dont ils ne peuvent pas s'extraire. 

     

    Louise travaille comme aide à domicile en côtoyant des personnes âgées dont la vie bascule dans la détresse sociale et la solitude. Elle connaît bien ce désespoir latent, elle qui a dérivé dans les méandres de la drogue et de l'alcool après la mort accidentelle de ses parents. Mais depuis la naissance de son fils Sam, âgé de 8 ans, Louise s'accroche à la vie tant bien que mal en dépit de son ancien compagnon qui continue à la harceler en la brutalisant psychiquement et physiquement. C'est à la suite d'une nouvelle agression dont elle est victime qu'elle rencontre le commandant Jourdan qui dirige un groupe de la brigade criminelle à Bordeaux. Un lien, un espoir peut-être ? Mais Jourdan est un flic fatigué qui trimbale le souvenir des scènes de crime comme un fardeau qu'il ne peut plus supporter et qui l'éloigne de sa femme et de sa fille avec lesquelles il n'est plus en mesure de communiquer. Et puis il y a ce tueur de femmes qui sévit dans la région. Un homme qui ne se contrôle plus, qui assouvit ses pulsions pour ne pas tuer une mère qu'il aime et qu'il déteste tout à la fois. Trois destinées chaotiques s'entremêlant dans la dérive du quotidien où chacun tente de traverser la nuit qui lui est propre.

     

    Il y a tout d'abord cette pluie omniprésente inondant cette région de Bordeaux qu'Hervé Le Corre évoque par petites touches subtiles afin de donner corps à une atmosphère plombée par la noirceur de trois personnages à la dérive dont on perçoit cette analogie à la nuit qu'ils doivent traverser. On découvre ensuite cette actualité du pays, voire même du monde, qu'Hervé Le Corre distille également par petites touches tout au long de l'intrigue en soulignant ainsi la déliquescence d'une société en décomposition qui ne fait que renforcer cette noirceur omniprésente qui imprègne le récit à l'image de ces manifestations de gilets jaunes (qu'il ne nomme jamais) et de ces flics de la BAC se réjouissant déjà de la confrontation à venir au grand dam de Jourdan, personnage central du roman. Commandant dirigeant un groupe de la brigade criminelle, Jourdan est un policier usé par le métier dont il ne perçoit plus le sens et qui l'éloigne ainsi de ses proches avec qui il n'est plus en mesure de communiquer, mais également de ses collègues avec lesquels il se confie de moins en moins en faisant cavalier seul ou en prenant des initiatives qui le mettent en danger à l'instar de ce forcené qu'il déloge seul de la maison dans lequel il a trouvé refuge. Loin de jouer avec les clichés d'un tel personnage que l'on a rencontré dans bon nombre de récits, Hervé Le Corre met à jour, avec un naturalisme éprouvant, le quotidien morbide d'un flic de la criminelle perdant peu peu tous ses repères et qui trouve une lueur d'espoir presque improbable dans le regard de Louise, cette femme battue qui survit pour l'amour de son fils qu'elle chérit plus que tout. Là aussi, Hervé Le Corre décline un quotidien oppressant avec l'entourage professionnelle de cette femme officiant comme aide-ménagère auprès de personnes âgées dont l'état de santé se dégrade peu à peu en mettant en exergue le caractère inexorable de ce déclin. A tout cela s'ajoute le destin de Christian, tueur en série, qui poignarde sauvagement prostituées ou rencontres d'un soir et dont on découvre les rapports ambigus avec une mère, sèche et dure, au comportement à la fois ambigu et castrateur. Bien éloigné également des clichés que l'on a pu rencontrer dans les thrillers, Hervé Le Corre souligne le caractère sordide de ce parcours destructeur qui nous fait frémir. 

     

    Trois destins, trois solitudes, Traverser La Nuit se construit ainsi autour de ces trajectoires disparates dont l'enjeu réside dans la rencontre ou plutôt la collision entre ces individus ayant perdu leurs repères au coeur de cette nuit qui semble les engloutir inexorablement. Un roman dur et prenant où la lueur d'espoir se dilue dans les larmes et la pluie qui emportent tout.

     

     

    Hervé Le Corre : Traverser La Nuit. Editions Rivages/Noir 2021.

     

    A lire en écoutant : Noir De Monde de Bashung. Album : L'Imprudence. 2002 Barclay.