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France - Page 2

  • Jérôme Leroy : La Petite Gauloise / La Petite Fasciste. La fin des temps.

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioMaison d'éditions indépendante fondée et dirigée par Pierre Fourniaud, La Manufacture de livres s'enorgueillit désormais d'une collection un peu à part, intitulée La Manuf qui se consacre de manière plus marquée aux romans noirs et pour être plus précis à ce courant du néo-polar initié par des romanciers tels que Jean-Patrick Manchette et Jean-François Vilar et dans lequel se sont engouffrés des écrivains comme Thierry Jonquet, Jean Vautrin, ADG et Frédéric H. Fajardie pour n'en citer que quelques-uns qui sont parfois un peu trop vite oubliés. Héritier de ce mouvement littéraire dont il a côtoyé certains membres, il était évident que ce soit Jérôme Leroy qui inaugure cette collection lui qui a déjà publié deux romans noirs au sein de cette maison d'éditions, dont Les Derniers Jours Des Fauves (La manufacture de livres 2022), ouvrage remarquable et remarqué s'inscrivant dans une espèce de "comédie humaine" que Balzac n'aurait pas reniée. Il faut dire qu'avec le roman Le Bloc, paru en 2011 dans la collection Série Noire et qui lui a valu une certaine notoriété, Jérôme Leroy débute une sorte de grande  fresque sociale de la France de demain qui s'articule autour de l'émergence du Bloc Patriotique, un parti d'extrême-droite fictif arrivant aux porte du pouvoir et dont la structure ressemble furieusement au Front/Rassemblement National. A partir de là, on observe cette déliquescence du pouvoir politique, sur fond d'un dérèglement climatique de plus en plus prégnant accentuant cette sensation d'effondrement qui émane des textes que l'auteur a écrits par la suite, tels que La Petite Gauloise ou Les Derniers Jours Des Fauves et bien évidemment La Petite Fasciste où transitent les personnages avec une importance qui diffère en fonction des circonstances des différents récits qui s'inscrivent dans une dimension de roman noir aux entournures poétiques. Car outre son activité de romancier, cet ancien professeur de français, qui a exercé dans les zones prioritaires de Roubaix, a publié plusieurs recueils de poésie ainsi que des romans pour la jeunesse et s'est même essayé au scénario en collaboration avec Lucas Belvaux qui a adapté son roman Le Bloc en réalisant ainsi Chez Nous avec, dans le rôle principal, la regrettée Emilie Dequenne. Pour les personnes naïves, un brin écervelées, on dira que l’ensemble des romans de Jérôme Leroy prennent une allure dystopique alors que le terme anticipation semble tout de même plus approprié pour ce qui apparaît davantage comme une scénario probable dans le contexte d’une actualité où la montée de l’extrémisme de droite n’a plus rien d’une fiction.

     

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioLa Petite Gauloise.
    Poursuivi dans les dédales de la cité d'une grande ville de l'ouest de la France, par une bande de djihadistes qui ont abattu sa source à coup de rafales de Kalachnikov, le capitaine Mokrane Méguelati pensait s'en tirer à la vue d’un équipage de la police municipale rappliquant sur les lieux mais qui ne trouve rien de mieux que de le descendre froidement d'un coup de fusil à pompe dans la tête. Il faut dire que dans cette municipalité tenue par le Bloc Patriotique, on n'aime pas trop les arabes qui agitent une arme à feu, fussent-ils affiliés à la Police Nationale. La bavure est d'autant plus regrettable que cet officier détenait des informations quant à l'imminence d'un attentat d'envergure dans cette région en effervescence. Et tandis que Le Combattant, chef du groupuscule terroriste, semble prêt à en découdre avec les sections de l'anti-terrorisme bien décidées à l'éliminer, les banlieues s'embrasent dans une succession d'émeutes alors que La Petite Gauloise attend son heure pour agir dans ce contexte explosif. Autant dire que ça va saigner. 

     

    C'est aussi bref que cinglant, en s'inscrivant dans un registre subversif qui se décline au gré d'une narration omnisciente aux tonalités ironiques, parfois même sarcastiques permettant de conjuguer cette thématique sombre du nihilisme jusqu'au-boutiste sous l'éclairage d'un texte d'une drôlerie mordante qui vise toujours juste. La Petite Gauloise débute sur le chapeaux de roue avec une scène de fusillade intense qui va vous plonger en apnée dans le déferlement d'une violence singulière sans vous laissez le temps de reprendre votre souffle tout en posant le contexte d'une climat délétère où une jeune femme, surnommée La Petite Gauloise, manoeuvre en côtoyant une mouvance djihadiste qu'elle manipule pour arriver à son but qui est d'exprimer tout le mal qu'elle pense du monde qui l'entoure. Tout cela se met en place au rythme expéditif d'une mise en scène d'une redoutable efficacité que Jérôme Leroy déploie également dans le huis-clos de l'Algeco d'un lycée en chantier dans lequel évolue quelques personnages déroutants à l'instar de Flavien Dubourg, ce professeur puceau peinant à maîtriser ses élèves plus que dissipés et qui espère bien avoir une ouverture avec la romancière Alizé Lavaux qu'il a invitée dans le cadre de son cours de français. Et autant dire que le romancier s'en donne à coeur joie avec ces deux protagonistes exerçant les mêmes métiers que lui et qui connaît donc bien ce climat scolaire qu'il restitue avec une certaine justesse au détour de la réaction parfois surprenante de certains élèves qui vont nous entraîner dans un répertoire de plus en plus tendu rappelant à certains égards un récit tel que Les Enfants Du Massacre de Giorgio Scerbanenco. Portrait au vitriol d'une société française qui se délite dans le contexte de ses convictions extrêmes, La Petite Gauloise est un roman noir aux allures de rouleau compresseur laissant apparaître la puissance du désarroi d'individus qui ne comprennent plus du tout le monde qui les entoure et qui sont bien décidés à l'éradiquer dans un déferlement d'une violence cathartique. 

     

    jérôme leroy,la manufacture de livres,la manu,la petite fasciste,la petite gauloise,éditions folioLa Petite Fasciste.
    Francesca Crommelynck, surnommée La Petite Fasciste, aime Jugurtha Aït-Ahmed, un jeune arabe qu'elle côtoie depuis l'enfance mais qui ne cadre pas vraiment dans l'environnement familial  dans lequel elle évolue. On en est pas à une contradiction près dans cette région de la Flandres où le climat politique instable profite au Bloc Patriotique ainsi qu'au Bouclier un groupuscule d'extrême-droite érigeant la violence comme un art de vivre et que la jeune femme fréquente assidument. C'est donc à coup de tonfa sur des gauchistes indigents que la militante identitaire exprime sa rage après avoir perdu son amant ainsi que son frère Nils en pensant ne plus rien avoir à perdre. Mais pourtant le coup de foudre survient lors de la rencontre fortuite avec le député socialiste Bonneval qui remet son mandat en jeu sans trop y croire. Et quand on ne croit à plus grand chose, il est bon de laisser derrière soi toutes ses désillusions et de se laisser emporter par cet amour naissant. Ce d'autant plus lorsque le pays sombre dans une violence généralisée où tous les coups sont permis pour éliminer les rivaux politiques. 


    Après le nihilisme de La Petite Gauloise, place au relativisme de l'amour avec La Petite Fasciste qui emporte tout sur son passage. Mais que l'on ne s'y trompe pas, le récit n'a rien d'une romance niaise et sirupeuse et s'inscrit une nouvelle fois dans le registre du roman noir le plus affirmé qui soit en débutant sur la bavure cauchemardesque d'un tueur à gage se trompant de cible et virant au véritable jeu de massacre aux entournures burlesques qui ne manquera pas de vous secouer. On retrouve également ce narrateur omniscient aux pouvoirs divins qui s'adresse parfois au lecteur et qui peut définir l'avenir de ses personnages qu'il dépeint avec cette verve sardonique et saillante prêtant à sourire en dépit de la noirceur de l'environnement dans lequel on évolue. Pour l'occasion, Jérôme Leroy s'emploie de nouveau à mettre en pièce cet extrémisme de droite en passant en revue les différentes mouvances dont on distingue toutes les nuances au sein de la famille de Francesca Crommelynck, surnommée La Petite Fasciste, mais également en se penchant sur les activités du Bouclier, ce mouvement identitaire qui se démarque du Bloc Patriotique jugé par certains de ses membres comme bien trop complaisant notamment vis-à-vis des antifas avec lesquels ils estiment devoir employer la manière forte, ce qui déplaît à Stanko, l'ancien nervi du parti d'extrême-droite que l’on côtoyait pour la première fois dans Le Bloc, et qui semble s'être quelque peu assagi, du moins en apparence, en restant fidèle à Agnès Dorgelles qui dirige toujours le parti d'une main de fer, au grand désespoir d’un gouvernement plus que dévoyé. On pourra avoir une impression de redite avec La Petite Fasciste et on se montrera peut-être circonspect en accompagnant le parcours de ces deux amants aux convictions opposées, tout comme leurs âges respectifs d'ailleurs, d'où émerge cette image désuète de la jeune fille tombant amoureuse du séduisant sexagénaire revenu de tout. Mais en prenant garde à ne pas trop abuser du schéma classique, Jérôme Leroy nous emmène surtout sur le registre d'une fuite en avant où l'idée du lendemain ne compte guère, pour  nous renvoyer dans l'ornière d'un monde qui s'effondre doucement avec cette verve légèrement poétique qui définit son écriture et ces sursauts de violence électrisant ce texte de moins de 200 pages qui vous éblouit. Et puis on apprécie toujours ce petit côté érudit imprégnant ce récit qui se concentre autour de la personnalité de Francesca Crommelynck, cette khâgneuse fan de Drieu la Rochelle et du poète Jules Laforgue, en comprenant, peu à peu, qu'elle s'est engouffrée dans la voie identitaire davantage par atavisme que par conviction. Tout cela se décline sur les musiques désenchantées de Tinderstick ou de Joy Division qui composent la bande-son de La Petite Fasciste ouvrage sans faille d'une séduisante noirceur qui inaugure, de la plus belle des manières, cette nouvelle collection La Manuf à laquelle on souhaite un plein succès.

     

     

    Jérôme Leroy : La Petite Fasciste. Editions La Manufacture de livres/Collection La Manuf 2025.

    Jérôme Leroy : La Petite Gauloise. Editions La Manufacture de livres 2018. Editions Folio/Policier 2019.

    A lire en écoutant : La Sentinelle de Luke. Album : La Tête En Arrière. 2005 Sony Music Entertainment France.

  • RICHARD MORGIEVE : LE CHEROKEE. LE DEMON DANS MA PEAU.

    richard morgiève; le cherokke,éditions joelle losfeld,editions gallimard,folio policier"Il y a un moment que je sais que tu t'es envolé dans les espaces supérieurs"

    Extrait d'une lettre de Jean-Patrick Manchette adressée à Richard Morgiève (1)

     

    Durant les années 80, après avoir commis cinq polars pour la défunte collection Sanguine chez Albin Michel ainsi que pour la collection Engrenage chez Fleuve Noir, il est repéré par Jean-Patrick Manchette et Michel Lebrun qui relèvent déjà son immense talent d'écrivain. Néanmoins, il s'était extrait de l’ornière de la littérature noire pour écrire une vingtaine de romans qui effleurent parfois le mauvais genre avec ce sentiment d'écorché vif émergeant de son œuvre qui n'est pas sans lien avec son parcours de vie, notamment pour ce qui a trait à la perte de ses parents dans des circonstances tragiques. Egalement dramaturge, scénariste et acteur, difficile de caser Richard Morgiève dans un genre littéraire même si Le Cherokee ainsi que Cimetière d'étoiles, publiés entre 2019 et 2021, s'inscrivent résolument dans une dimension de roman policier, ce qui a pu très certainement perturber quelques membres du landernau littéraire parisien dont certains ont décrété que ces deux récits dépassaient le cadre du simple polar, afin de se rassurer quant à ce crime de lèse-majesté où un auteur de littérature blanche se perdrait à nouveau dans les bas-fonds de la littérature noire. Quoiqu'il en soit, Le Cherokee obtient le Grand Prix de la Littérature Policière en célébrant ainsi ce livre désormais culte, extrêmement dense, qui rend un bel hommage à ces romans noirs américains de l'époque au gré d'une intrigue se déroulant dans les années cinquante et prenant pour cadre les contrées semi-désertiques de l'Utah dans lesquelles évolue ce shérif d'une localité perdue à la poursuite d'un tueur en série alors qu'une menace nucléaire pèse sur le pays.  

     

    richard morgiève; le cherokke,éditions joelle losfeld,editions gallimard,folio policierEn 1954, alors qu'il patrouille de nuit, sur les routes enneigées des contrées désertiques du comté du Garfield dans l'Utah où il officie comme shérif, Nick Corey tombe sur une Hudson Sedan verte abandonnée qui pourrait bien être le théâtre d'un crime. Tout à coup, il distingue un avion de chasse Sabre qui vole à basse altitude avant d'atterrir en catastrophe sur ce plateau aride, sans aucune lumière et surtout sans aucune présence du pilote. Après avoir avisé les autorités, l'armée débarque avec toute sa logistique pour récupérer l'avion, tandis que le FBI tente de faire la lumière sur cet événement sans précédent. On parle d'une manigance des russes ou des extra-terrestres. Pour ce qui concerne Nick Corey, il se retrouve à enquêter sur le conducteur de la voiture abandonnée qui pourrait bien être le tueur en série responsable de la mort de ses parents alors qu'il était enfant et qui a donc gâché son existence. Il se lance ainsi à sa poursuite en étant secondé par un haut cadre du FBI en quête du chargement disparu de l'avion qui pourrait causer des dommages irréversibles au pays.

     

    Avec Richard Morgiève, il faut s'attendre à être bousculé, déconcerté, voire même dérangé avec ce sentiment de graviter dans une dimension supérieure, sans trop bien comprendre de quoi il en retourne, mais en ressortant indubitablement bouleversé de ce voyage littéraire dans lequel vous vous êtes laissé entraîner, bien malgré vous, au gré d'un texte splendide devant lequel il ne vous reste plus qu'à vous incliner. Débutant comme un polar d'une époque révolue avec cette sensation d'avoir été traduit abruptement "à la hache" comme on pouvait le faire à la grande époque de la Série Noire des années 50-60, Le Cherokee ne déroge pas à cette puissance de feu émanant d'un romancier qui s'emploie pourtant à briser, de manière brutale et plutôt crue, l'archétype du héros américain viril que l'on percevait durant cette période et dont le patronyme Nick Corey, hommage évident au grand Jim Thompson, laisse pourtant présager quelques failles émergeant de ce personnage central apparaissant bien plus complexe qu'il ne le laisse paraître. A partir de là, l'intrigue policière prend une tonalité bien plus singulière avec cette perception de l'immensité des paysages d'où émane ce sentiment de liberté se heurtant à la paranoïa d'une population emmaillotée dans sa crainte de tout ce qui n'entre pas dans son cadre de référence et qui devient une menace incarnée par cette frayeur d'une éventuelle invasion des russes ou des extra-terrestres selon la crédulité de chacun. Dans ce climat anxiogène habilement mis en scène, on ressent une espèce de folie obsessionnelle dans laquelle baigne ce shérif Nick Corey aux apparences bourrues qui s'est mis en tête de traquer un tueur en série qui a égorgé ses parents alors qu'il n'était qu'un enfant et qui semble avoir repris du service dans sa juridiction pour l'entraîner dans tous les recoins de la région qu'il arpente en chevauchant une Harley tout en croisant une galerie de personnages aux archétypes bien marqués mais qui se désagrègent parfois d'une manière saisissante. Et comme si cela ne suffisait pas, le policier doit également faire face à un complot de militaires dissidents qui se sont mis en tête de secouer le pays de ce qui apparaît pour eux comme une forme de léthargie face à la menace communiste. Tout cela peut prendre une allure foutraque, presque échevelée avec cette sensation de se perdre dans toute une succession d'événements saillants qui s'inscrivent pourtant dans une tension de plus en plus prégnante tout en se demandant si l'on ne va pas perdre pied soudainement à mesure que l'on progresse dans le fil d'une intrigue extrêmement consistante qui pourrait apparaître comme bien trop chimérique. Mais en digne maître de la narration, Richard Morgiève ne lâche rien quant à la bonne tenue d'un récit dont les différents aspects prennent finalement tout leur sens au terme d'une scène finale marquante mettant en perspective tous les aléas du parcours tragique d'un homme marqué par le sceau de l'amour, thème essentiel dont le romancier aborde les préceptes avec cette extraordinaire sensibilité rejaillissant tout au long d'une intrigue policière peu commune qui demeure inoubliable.

     

    Richard Morgiève : Le Cherokee. Joëlle Losfeld Editions 2019 et collection Folio policier 2019.


    I Drink Alone de Georges Thorogood & The Destroyers. Album :  Maverick. 1989 Capitol Records, LLC.

     

    (1) Lettres Du Mauvais Temps. Correspondance 1977-1995. Jean-Patrick Manchette. Editions de La Table Ronde, 2020.

  • SANDRINE COHEN : ANTOINE, UN FILS AIMANT. PRENDRE TA DOULEUR.

    sandrine cohen,antoine un fils aimant,éditions belfondSi elle a endossé le rôle d'actrice et de scénariste, c'est la réalisation de deux documentaires portant sur des faits divers qui lui ont inspiré l'écriture de son premier roman récompensé en 2021 par le prestigieux Grand Prix de Littérature Policière saluant cette analyse des violences intrafamiliales dont elle décortique les mécanismes impitoyables conduisant au meurtre. Il faut dire qu'avec Rosine, Une Criminelle Ordinaire (Editions du Caïman 2020), Sandrine Cohen marquait les esprits avec ce personnage de Clélia Rivoire, enquêtrice de personnalité, chargée de faire la lumière sur le parcours de vie d'une mère coupable d'un double infanticide. On s'éloigne donc des archétypes du policier, du juge d'instruction, du procureur, de l'avocat ou bien même du journaliste pour aborder le fait divers, d'une manière un peu moins conventionnelle, avec cette femme  de caractère prenant prend à bras le corps les dossiers qui lui sont confiés, avec une certaine tendance à déborder du cadre de sa fonction en nous permettant de nous immerger littéralement dans les interstices de l'intimité d'un cadre familiale qui s'est disloqué peu à peu pour laisser place à une tragédie se révélant inévitable. Avec Sandrine Cohen, il n'est absolument pas question de justifier le crime, mais d'en comprendre les mécanismes qui peuvent conduire une mère de famille ordinaire à commettre l'irréparable en mettant à plat les schémas redoutables d'une violence larvée se déroulant à l'abri des regards où le bourreau et sa victime s'ingénient à préserver les apparences pour des raisons diamétralement opposées car il est souvent question de manipulations et de honte. Mais la particularité de Rosine, Une Criminelle Ordinaire réside dans le fait de nous glisser viscéralement dans les méandres complexes et parfois contradictoires des pensées de Clélia Rivoire pour ressentir chaque parcelle des sentiments qui l'anime durant la constitution de son dossier mais également durant la phase finale du procès qui demeure un moment d'une rare intensité. On retrouve d'ailleurs tout cela, dans Antoine, Un Fils Aimant, second volet de ce qui apparaît comme une nouvelle plongée dans l'intimité d'une famille marquée par un parricide tandis que l'on prend la mesure des failles de Clélia Rivoire prenant davantage d'ampleur en dépit de son entourage qui tente de l'aider à surmonter les traumas du passé alors qu'elle oscille entre colère et détresse, tandis que plane en permanence ce furieux sentiment de révolte qui la ronge de l'intérieur. 

     

    Passionné de droit, Antoine Durand est un lycéen brillant qui vit dans l'agglomération cossue de Meudon au sein d'une famille sans histoire jusqu'à ce dimanche de février où il s'empare du fusil que son père, en revenant de la chasse, venait de déposer dans la cuisine. A la police dépêchée sur place, le jeune garçon explique avoir pointé l'arme sur son père par défi, comme s'il s'agissait d'une plaisanterie. Mais le fusil est chargé, le coup part et Xavier Durand s'effondre sous le regard de sa femme Cybèle et de sa fille Melissa qui ne disent pas autre chose. L'homme meurt sur le coup. En tant qu'enquêtrice de personnalité nantie par le juge d'instruction Isaac Delcourt, Clélia Rivoire se rend à la maison d'arrêt pour mineurs où est détenu Antoine afin de retracer son parcours et dresser le portrait social de son entourage pour en retranscrire tous les éléments nécessaire à la tenue du procès. Mais lors de l'entretien, Clélia est perturbée par l'attitude du jeune prévenu qui semble être de marbre en déclinant un discours maîtrisé de bout en bout avec une assurance peu commune tout en disposant d'excellentes connaissances des procédures judiciaires. Que se dissimule-t-il derrière cette froide arrogance ? Et pourquoi essaie-t-il de se dérober à l'aide que Clélia peut lui apporter ?

     

    Même si Sandrine Cohen prend soin d'apporter quelques précisions en début de récit quant au parcours de Clélia Rivoire, notamment pour ce qui a trait au viol dont elle a été victime, ainsi que sur ses rapports avec son ami le commissaire Samuel Varda et surtout avec le juge d'instruction Isaac Delcourt, faisant office de mentor, voire même de père de substitution, il importe de lire tout d'abord Rosine, Une Criminelle Ordinaire pour intégrer certains aspects de sa personnalité et notamment cette colère qui gronde en elle à chaque instant. Cela importe d'autant plus que la romancière distille des flashs récurrents de ce qui apparaît comme un drame que son héroïne semble avoir vécu durant sa jeunesse mais dont on ignore les contours, ce qui est d'ailleurs regrettable avec cette propension à faire durer le suspense plus que nécessaire. D'un point de vue narratif, Antoine, Un Fils Aimant reprend le même schéma que l'ouvrage précédent avec tout d'abord l'aspect de l'enquête de personnalité menée par Clélia Rivoire qui assiste, dans un second temps, au procès du prévenu dont elle a eu la charge, dans un climat de tension assez oppressant. L'une des particularités du récit réside dans cette écriture parfois frénétique illustrant parfaitement le chaos des pensées de cette enquêtrice de personnalité hors norme, se révélant beaucoup plus impliquée que ses fonctions ne l'exige, en nous permettant ainsi de passer au crible les dysfonctionnements de chaque membre de la famille Durand avec lesquels elle s'entretient afin de comprendre les origines d'une tragédie qui apparaît comme inéluctable au fil des révélations qu'elle met à jour. Dotée d'une sensibilité exacerbée, se conjuguant avec son parcours de vie chaotique, c'est peu dire que Clélia Rivoire est parfaitement à même de saisir les aspérités de ses interlocuteurs et de ressentir certaines failles lors des échanges avec Antoine, ce prévenu mineur apparaissant comme bien trop sûr de lui à l'inverse de sa mère complètement désemparée tout comme sa soeur Melissa, toutes deux véritablement chagrinées par le drame qui les frappe. Avec un texte dépourvu de chapitre, accentuant cette sensation d'urgence qui imprègne l'intrigue, Sandrine Cohen s'emploie ainsi à démonter chacune de pièces qui compose ces mécanismes du fait divers s’inscrivant dans le pur registre du roman noir, sans jamais surjouer avec les révélations fracassantes émergeant des investigations de Clélia Rivoire. C'est encore plus prégnant durant la phase du procès que Sandrine Cohen met en scène avec un réalisme extrême sans que cela  ne nuise au suspense, bien au contraire, puisqu'on y assiste en adoptant toujours le point de vue de son héroïne en proie à un déséquilibre nerveux de plus en plus latent qui nous tient encore plus en haleine. Et puis, il y a cette dualité qui compose la personnalité de Clélia Rivoire qui en font un femme exceptionnelle à l'image d'une Ghjulia Boccanera ou d'une Chastity Riley et qui ont en commun cette fragilité certes, mais également cette force et cette colère qui animent chacune de leurs démarches assumées, parfois empruntes de maladresse et de défiance à l'égard du monde qui les entoure, mais toujours parfaitement actées dans un registre de spontanéité et de sincérité admirable. Ainsi, Antoine, Un Fils Aimant se révèle être un roman noir naturaliste d'une envergure peu commune et dont l'épilogue final époustouflant laisse présager une suite, quand bien même on pourrait en rester là avec ce qui apparaît comme diptyque parfait.

     


    Sandrine Cohen : Antoine, Un Fils Aimant. Editions Belfond/Noir 2025.


    A lire en écoutant : Nocturne No. 13 in C Mino, Op. 48 No. 1 de Chopin. Album : Claudio Arrau - Chopin: The Nocturnes. 1978 Universal International Music B.V.

     

  • Frédéric Paulin : Rares Ceux Qui Echappèrent A La Guerre. Prise d'otage.

    frédéric paulin,rares ceux qui échappèrent à la guerre,éditions agulloService de presse.
     
    Outre l'énormité du travail d’écriture de l'auteur, c'est également autour du processus de la publication qu'il faut saluer l'activité de la maisons d'éditions Agullo qui nous a permis d'absorber en l'espace d'une année et demi, la trilogie Tedj Benlazar, du nom de cet agent actif (et fictif) de la DGSE que l'on suit, sur l'espace de plus de deux décennies, dans sa lutte contre le terrorisme dont Frédéric Paulin a dressé le panorama entre les années 90 marquées par la guerre civile en Algérie, dont le conflit s'exporte sur le territoire français, pour se poursuivre avec les attentats du 11 septembre 2001 avant de s'achever sur les événements qui ont frappé Paris le 15 novembre 2015. Dès lors, le défi consistait  à effectuer le découpage à la fois cohérent et équilibré d’un texte d’une intensité considérable où la fiction s’agrège à la réalité des faits historiques qui ont jalonné cette époque tout en permettant aux lecteurs d’assimiler l’ensemble du champ narratif extrêmement complexe dont il faut se remémorer les différents aspects sur l’espace de périodes plus ou moins longues ponctuant les différentes publications. Après avoir abordé le terrorisme islamiste avec une telle pertinence qui a marqué tous les esprits, il faut bien avouer qu'il y avait de quoi s'enthousiasmer lorsque l'on a appris que Frédéric Paulin allait se concentrer sur cette période sombre de la guerre civile au Liban dont on a tous quelques souvenirs épars et parfois marquants sans pour autant avoir saisi toute la nature des enjeux qui ont entouré ce conflit chaotique où des termes étranges émergeaient parfois des dépêches. On pense aux milices du Hezbollah, aux phalanges chrétiennes, à Tsahal, au poste Drakkar, tout en se remémorant certains lieux comme Beyrouth bien sûr et plus particulièrement certains quartiers ou camps de réfugiés comme Sabra et Chatila, sans parler des attentats sur le sol libanais mais également en France ainsi que ces otages dont les portraits apparaissaient quotidiennement en préambule du journal télévisé. On retrouve bien évidemment tout cela, et bien plus encore, dans le premier opus intitulé Nul Autre Ennemi Que Mon Frère (Agullo 2024) en faisant figure d'événement littéraire lors cette rentrée de l'automne 2024 tant la réputation de Frédéric Paulin n'est pas usurpée quant à sa capacité à faire coïncider, de manière parfaite, ses personnages de fiction dans la réalité des événements qui ont jalonné l'époque qu’il dépeint et que l'on assimile avec une aisance désarmante tant l'écriture est précise et rigoureuse. A partir de là, c’est peu dire que l’on attendait, avec une certaine fébrilité, le second volume de cette trilogie annoncée, intitulé Rares Ceux Qui Echappèrent A La Guerre, titre évocateur s’il en est, de la dégradation d’un conflit prenant de plus en plus d’ampleur en dépassant les frontières du Liban et dont le romancier va mettre en évidence les contours complexes ainsi que les enjeux sous-jacents et sinueux qui vont avoir un impact jusqu’au plus haut niveau des instances du gouvernement français.
    Emporté par l’intensité de cette fresque sombre, on notera avec satisfaction que la maison d’éditions Agullo a opté pour un rythme de parution encore plus soutenu, avec un intervalle de six mois entre les volumes formant la trilogie que Frédéric Paulin a rédigé d’une traite, en nous permettant ainsi de soulager quelque peu la fébrilité de l’attente et de garder en mémoire les différents éléments de l’intrigue, tout en sachant que le roman final, intitulé  Que S’Obscurcissent Le Ciel Et La Terre, paraîtra à l’occasion de la rentrée littéraire de l’automne 2025.

     

    23 octobre 1983. Le moins que l'on puisse dire c'est que le commandant Dixneuf, rattaché à l'ambassade française de Beyrouth, est sur la sellette en tant qu'agent de la DGSE qui doit rendre des comptes quant aux manquements des services du renseignement qui n'ont pas été en mesure d'éviter l'attentat du poste Drakkar faisant près de soixante victimes au sein du contingent de soldats français déployés dans la ville. Ainsi, la France devient partie prenante de la guerre civile qui ravage le Liban et ce n'est pas Phillipe Kellermann, officiant comme conseiller après du président Mitterand sur les sujets du Moyen-Orient, qui dira le contraire en apprenant que son fils fait partie des disparus. Mais du côté du Hezbollah, on change déjà de tactique en confiant à Abdul Rassal al-Amine la mission de  prendre en otage tout d'abord un ressortissant américain avant de cibler des citoyens français qui vont alimenter l'espace médiatique durant plusieurs années ainsi qu'un certain clivage politique quant à la façon de mener à bien cette résolution d'un conflit qui s'enlise dans la violence. Mais l'enjeu de la libération des otages, c'est également une opportunité pour l'opposition de s'emparer du pouvoir que Michel Nada désormais candidat aux législatives et proche de Charles Pasqua, va saisir en s'éloignant ainsi définitivement des membres de sa famille restés à Beyrouth pour défendre la cause chrétienne. Et tandis que l'on s'entredéchire sur le sujet, c'est désormais une vague d'attentats et d'exécutions, portant la signature d'Action Directe et du Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient, qui frappe Paris et la province. 

     

    Autant dire que l'on est dans la continuité de ce qui s'avère être l'une des lectures les plus passionnantes de ces dernières années, sans pour autant vouloir surenchérir, parce qu'il est évident que les qualificatifs visant à définir les textes de Frédéric Paulin perdent finalement de leur substance dans un amalgame de louanges trop outrancières qui n'ont plus beaucoup de sens. Plus parfait que la perfection ? Plus exceptionnel que le récit d'exception ? C'est à voir et à débattre, mais peut-être faudra-t-il s'arrêter sur la notion de chef-d'œuvre quitte à être audacieux pour qualifier avec un enthousiasme bien légitime les deux premiers opus de cette trilogie consacrée à la guerre civile du Liban durant les années 80 et dont on saisit avec une facilité assez déconcertante tout le panorama de l'époque. Portant sur la période de 1983 à 1986, Rares Ceux Qui Echappèrent A La Guerre se focalise sur l'aspect sombre des otages détenus au Liban et bien évidemment sur les enjeux qui en découlent, que ce soit les négociations entre le Liban et la France, mais également la lutte de pouvoir trouble entre le gouvernement socialiste de Mitterand à l'opposition conduite par Chirac et Pasqua en saisissant ainsi certains aspects peu reluisants des officines politiques, quel que soit leur bord. Dans ce contexte, on notera une présence plus marquée en France, puisque Frédéric Paulin évoque également toute la série d'attentats à l'explosif perpétrés dans les différents quartiers de Paris en faisant une multitude de blessés et de morts. A partir de là, il est évident que la tension narrative est permanente, ce d'autant plus que le romancier prend soin de décliner son récit sur un registre aussi sobre qu'efficace sans qu'il n'y ait d'ailleurs aucune notion de jugement, même si l'on peut ressentir parfois le désarroi de certains des personnages et plus particulièrement de la juge Sandra Caillaux et de son mari le commissaire Nicolas Caillaux qui tentent d'endiguer cette vague d'attentats tout en composant avec les instances politiques ainsi qu'avec les services de renseignement qui ne leur facilitent pas forcément la tâche. Et comme à l'accoutumée, on retrouve cette homogénéité de la fiction et de la réalité des événements en nous permettant de les percevoir au gré d'une dimension beaucoup plus humaine qui n'est pas dénuée d'émotions tout en nous donnant l'occasion de distinguer parfois certains revers des épisodes tragiques qui ont jalonné cette période extrêmement sombre et trouble. Mais ce qu'il émerge peut-être davantage dans le cours de cette nouvelle trilogie, c'est la densité des personnages fictifs dont on apprécie les failles et parfois même les doutes qui transparaissent parfois dans leurs rapports avec leurs proches que ce soit le commandant Dixneuf avec son père, Philippe Kellerman marqué par le deuil de son fils, mais surtout d'Abdul Rassal al-Amine chef d'un groupe de miliciens du Hezbollah au Liban qui n'est pas complètement dupe et qui entretien une relation trouble avec Zia, devenue à sa manière une combattante active au sein du mouvement. Ainsi, l'ensemble de cette galerie de personnages fictifs devient le fil conducteur des multiples intrigues qui s'entrecroisent sur un registre certes complexe, mais qui demeure pourtant extrêmement limpide tant Frédéric Paulin maîtrise l'ensemble de son sujet dont on saisit au final tous les éléments avec certaines révélations aussi édifiantes que saisissantes qui vont marquer les lecteurs. De cette manière, Rares Ceux Qui Echappèrent A La Guerre s'inscrit, comme le volume précédent, parmi les romans essentiels qu'il faut lire afin d'intégrer certains aspects du monde qui nous entoure tout en s'immergeant dans le coeur d'une intrigue absolument fascinante.

     

     

     


    Frédéric Paulin : Rares Ceux Qui Echappèrent A La Guerre. Agullo 2025.

    A lire en écoutant : Once In A Lifetime de Talking Head. Album : Stop Making Sense. 1984 Emi Records Ltd. 

  • MICHELE PEDINIELLI : UN SEUL OEIL. SOCCA SAIGNANTE.

    michèle pedinielli,un seul oeil,éditions de l'aubeService de presse.

     

    Le personnage de détective privé dans les polars est incarné la plupart du temps par un homme comme en témoigne les plus emblématiques d'entre eux tels que Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Philip Marlowe ou Sam Spade. Il en va de même pour l'enquêteur libertaire qu'incarne Nestor Burma, Eugène Tarpon ou Gabriel Lecouvreur, ceci même si l'on peut citer quelques exceptions à l'instar d'Angie Gennaro qui travaille avec Patrick Kenzie dans la série des six romans policiers de Dennis Lehane. Mais de manière générale, pour ce qui est des femmes, celles-ci sont cantonnées irrémédiablement au rang d'amatrice comme en atteste Miss Marple ou Imogène McCarthery pour celles et ceux qui se souviennent encore des romans de Charles Exbrayat. Sans doute que le phénomène #MeToo n'y est pas étranger, mais il faut attendre l'année 2018 pour voir débarquer la détective privée niçoise Ghjulia Boccanera qui va prendre une place prépondérante parmi les personnages de fiction occupant cette fonction jusque-là dévolue aux hommes et qui va bousculer tous les codes, puisque cette cinquantenaire insomniaque qui carbure exclusivement à l’eau et au café, n'emploie pas d'arme, se fringue avec ce qu'elle trouve dans son armoire à savoir pantalons, t-shirts et pulls noirs de préférence, pour chausser exclusivement des Doc Martens lui permettant d'arpenter les rues sinueuses de la vieille ville de Nice où elle a ses habitudes. Et puis il y a ce caractère entier et ces convictions fortes l'entraînant dans des investigations prenant pour cadre les injustices sociales de son environnement dont elle tente, tant bien que mal, de faire tomber les barrières avec un regard qui n'est pas dénué d'un certain humour mordant. Une femme de notre époque qui se débat pour surmonter les aléas d'une vie qui ne l'épargne pas mais qui fait toujours preuve d'une générosité et d'une humanité sans faille à l'égard des siens, en dépit des doutes qui l'assaille comme on peut le voir au détour des cinq romans qui composent désormais la série qu'il faut aborder dans l'ordre chronologique afin de saisir l'ensemble de la trajectoire de cette détective privée peu commune qui a inspiré des émules comme la fille du Poulpe, nouvelle série où l'on découvre Gabriella digne héritière de Gabriel Lecouvreur qui commence à prendre de l'âge.


    Sale temps pour Ghjulia Boccanera qui doit faire face à une succession d'événements tragiques qui touchent les membres de son entourage. Tout d'abord, il y a Dan, son coloc, son ami de toujours, que l'on retrouve inconscient dans sa galerie de photos et dont on soupçonne qu'il ne s'agit pas d'un accident ce d'autant plus qu'ils avaient tous deux reçus un message de menaces anonymes. Mais la police n'a que peu de temps à consacrer à cette affaire depuis que la compagne du commandant Jo Santucci a fait l'objet d'une violente agression. Alors pour savoir qui s'en est pris à son ami, la détective privée va se lancer dans une enquête chaotique en s'appuyant sur un agent des renseignements désireux de découvrir celui qui a plongé son compagnon dans le coma, une tenancière d'une boutique de seconde main recelant des trésors en matière vestimentaire et une vieille chienne qui a subi les pires sévices de son ancien maître. Et puis, Ghjulia doit consoler Jo, son ancien amant, qui sombre dans le désespoir, tandis que dans le silence de la chambre d'hôpital où il repose, émerge les pensées de Dan se remémorant cette histoire d'amour bancal qui va chavirer. 

     

    Si le premier ouvrage de Michèle Pedinielli, intitulé sobrement Boccanera (Aube Noire 2018), prenait pour cadre la ville de Nice, on s'éloignait de l'agglomération pour s'aventurer dans la région montagneuse des Alpes Maritimes avec Après Les Chiens (Aube Noire 2019). Et puis c'est la découverte de la Corse avec La Patience De L'Immortelle (Aube Noire 2021) où notre détective privée retrouvait la terre de ses origines alors qu'à l'occasion de la résurgence de certains aspects de la jeunesse d'un sdf, on s'immergeait dans l'atmosphère de l'Italie des années 70, durant la période chaotique des années de plomb et de ses militants antifascistes que l'on surnommait Sans Collier (Aube Noire 2023) et qu'il convient de lire avant d'entamer Un Seul Œil, nouvel ouvrage de la série qui reprend, quelques heures après, les éléments du retournement de situation terrible figurant dans le dernier chapitre du roman précédent. Ce que l'on apprécie avec la série Ghjulia Boccanera c'est le fait que la ville de Nice joue un rôle prépondérant dans l'articulation des récits  sans jamais céder le pas aux clichés des cartes postales propre à cette Côte d'Azur qui recèle sa part d'ombre avec laquelle Michèle Pedinielli joue habilement en distillant cette atmosphère des lieux si particulière qu'elle restitue avec autant d'attachement que d'acuité. Plus que jamais, on parcourt les lieux chères à notre détective privée que ce soit le café des Travailleurs où elle a ses habitudes et bien évidemment, les ruelles du Vieux Nice où elle réside, ainsi que l'ensemble des proches qui partagent son existence que ce soit le commandant Jo Santucci ou son colocataire Daniel Lehman, surnommé Dan, dont on va découvrir les circonstances qui les ont amenés à nouer cette amitié si solide qui les unit. L'intrigue d'Un Seul Oeil va prendre l'allure d'un thriller assez mesuré en terme de rebondissements mais qui tient le lecteur en haleine autour de l'enjeux de la survie de Dan désormais hospitalisé à la suite de l'agression dont il a été victime et qui l'a plongé dans le coma. A partir de là, on observe une alternance de la narration entre les investigations de Ghjulia Boccanera et les souvenirs de Dan et plus particulièrement d'une liaison toxique avec un amant fantasque laissant paraître, peu à peu, son côté sombre et destructeur en se doutant bien que la jonction va se faire au terme d'une intrigue qui joue davantage sur l'émotion et les profils subtils des personnalités que sur un suspense trépident. Il découle de cet ensemble plutôt complexe, une intrigue policière solide, parfois drôle, parfois émouvante et toujours imprégnée d'humanité, marque de fabrique de la romancière qui nous gratifie de l'apparition surprise d'un commissaire officiant du côté de la ville de Parme. Mettant un terme à une intrigue qui prenait forme dans Sans Collier, le lecteur va continuer à explorer, avec Un Seul Oeil, les multiples facettes de la trajectoire des proches gravitant autour de Ghjulia Boccanera en révélant ainsi toute sa nature fragile, bien au-delà du sentiment de force émanant de cette femme aux convictions inébranlables, à laquelle on ne peut manquer de s'attacher et qui devient incontournable dans cet univers du polar encore un peu trop viril.

     

    Michèle Pedinielli : Un Seul Oeil. Editions de l'Aube/Noire 2024.

    A lire en écoutant : A Rainy Night In Soho de The Pogues. Album : Rum Sodomy & The Lash. 2006 Warner Music UK Ltd.