ALEXANDRE TAYLOR : GASPING RIVER. TRAQUE ET NAUFRAGE.
Elle vient de fêter ses 20 ans d'existence ce qui n'est pas une évidence lorsque l'on est une maison d'éditions indépendante qui parvient à s’imposer au sein d'un paysage littéraire en ébullition en proposant tout d'abord des romans d'auteurs américains s'inscrivant dans ce courant de "nature writing" qui ont fait la réputation de Gallmeister. Mais tout d'un coup, voilà que débarque Pike (Gallmeister 2012) de Benjamin Whitmer prenant pour cadre ce décor urbain extrêmement âpre des bas-fonds de la ville de Cincinnati et qui intègre tout d'abord la collection générale Americana avant d'inaugurer la collection Néo Noir qui compte désormais une douzaine de romans mais qui n'a malheureusement pas perduré, faute d'un lectorat suffisant sans doute en partie dû à une maquette un peu trop sombre, malgré le bel aspect original de la typographie qui faisait un appel du pieds aux amateurs de romans noirs exclusivement. Quoiqu'il en soit, c'est dans cette collection Néo Noire qu'apparaît Le Verger De Marbre (Gallmeister 2016), premier roman d'Alex Taylor qui fait figure de baroudeur ayant arpenté l'immensité de l'état du Kentucky d'où il est originaire en effectuant des métiers variés et qui enseigne désormais à l'université de Western Kentucky tout en se consacrant à son métier d'écrivain. On avait été marqué par ce formidable roman noir, à la lisière d'une dimension fantastique, se déroulant dans la région rurale de la Gasping River, dans le Kentucky justement, où un jeune homme, après avoir tué le fils d'un truand notoire qui tentait de le dévaliser, se retrouvait traqué par un tueur impitoyable flanqué de trois chiens féroces. Et si la collection Néo Noir a disparu, on se demandait ce qu'il advenait d'Alex Taylor, jusqu'à ce que débarque sur les étals des libraires, Le Sang Ne Suffit Pas (Gallmeister 2020), un roman d'aventure aussi époustouflant que féroce, aux allures de western, narrant le périple dantesque d'un voyageur s'aventurant dans les contrées enneigées de l'ouest de la Virginie durant la période chaotique du milieu du XVIIIème siècle. Et puis encore une fois, on pensait qu'Alex Taylor disparaissait du paysage de Gallmeister, ce d'autant plus que la maison d'éditions prenait un virage éditorial plutôt déroutant en s'ouvrant à la littérature en provenance d'autres contrées que celles des Etats-Unis, en s'aventurant du côté de la réédition de classiques avec une collection Litera aussi belle qu'onéreuse, en "empruntant" parfois quelques auteurs à d'autres maisons d'éditions, tout en se focalisant sur le marché des nouvelles traductions d'ouvrages emblématiques à l'instar de La Promesse du dramaturge suisse Friedrich Dürrenmatt publié dans la collection poche Totem et qui a rencontré un grand succès public grâce au travail du traducteur Alexandre Pateau qui s'est penché sur cinq autres textes de l'auteur bernois. Mais pour en revenir à Alex Taylor, après cinq ans de silence, le romancier revient avec la parution de Gasping River qui s’inscrit dans la confluence de ses deux précédents romans puisque le déroulement de l’intrigue se déploie sur deux époques, contemporaine pour l’une et au milieu du XIXème siècle pour la seconde, avant de s’entremêler au détour d’une fresque inachevée représentant le naufrage du Handsome Molly, un bateau à aube qui a sombré dans la Gasping River à la suite de l’explosion de la chaudière en surchauffe. Ainsi, si Gallmeister prend de l’essor en se diversifiant afin de capter un plus grand lectorat, il est réjouissant de constater que la maison d’éditions conserve son identité éditoriale originelle même si de tels récits se diluent davantage dans le flux plus important des thrillers et autres cosy mystery agrémentant désormais son imposant catalogue de 20 ans qui continue de nous séduire et qui va s’étoffer très prochainement d’une collection jeunesse tout en bénéficiant, pour l’ensemble de ses ouvrages, de son propre canal de diffusion Séquoia, titre évocateur, s’il en est, des valeurs fondamentales de l’entreprise.
Ancien boxeur, Glen fait office de "nettoyeur" pour le compte de Charlie Olinde, bookmaker et caïd local du Kentucky, qui compte sur lui pour faire disparaître le corps d'un individu qu'il vient de refroidir. Et alors que le vieil homme s'apprête à immerger le cadavre dans un bras de la Gasping River, voilà qu'apparaît Emmalene, une jeune fille de la région à la recherche de son grand-père et qui devient ainsi un témoin encombrant dont il ne sait que faire. Glen décide donc de l'emmener de force dans la vieille ferme décatie où il vit en attendant de recevoir des intrusions de son commanditaire. Emmalene découvre ainsi l'atelier de son ravisseur qui s'adonne depuis des années à la peinture et qui décide de lui monter la grande fresque qu'il réalise sur silo à grain abandonné du domaine représentant le naufrage du Handsome Molly en 1851 et dont il se met à lui narrer les circonstances tragiques. Mais la jeune fille profite d'un moment d'égarement du vieil homme pour prendre la fuite. Devant tant d'adversités, Charlie Olinde estime qu'il est temps de se débarrasser de la jeune fille, mais également de son homme de main et lance ainsi à la trousse de Glen et d'Emmalene deux tueurs chargés de les éliminer.
Après avoir transité avec Le Sang Ne Suffit Pas, dans les environs de la Virginie à l'occasion d'un périple aux intonations aussi incandescentes que baroques, nous voilà de retour dans le Kentucky, sur les rives de la Gasping River qui fut déjà le théâtre, dans Le Verger De Marbre, des événements qu'affrontait Beam Sheetmire se heurtant à la pègre locale bien décidée à l'éliminer. On reste donc dans un registre similaire de règlements de compte avec Gasping River où Glen doit affronter Bobby et surtout Eart, deux tueurs à gage chargés de se débarrasser des personnes qui pourraient mettre en péril les activités de Charlie Olinde, leur commanditaire qui ne veux prendre aucun risque. Mais à l'occasion de ces confrontations assez brutales, émerge cette légende d'autrefois qui s'incarne dans la fresque que Glen peint sur un silo à grain délabré et qui raconte la légende du capitaine Orléan Maceuse, capitaine d'un navire abritant spectacles et tables de jeu et qui tombe fou amoureux de la chanteuse Lilac Mary, le poussant à détourner le navire afin de la garder auprès de lui le plus longtemps possible, ceci au détriment des armateurs qui souhaitent récupérer le bateau en déroute. La folie, ou pour le moins, la déraison, c'est ce qui anime d’ailleurs une bonne partie des personnages de cette intrigue chaotique où s'entremêle deux époques dans une certaine confusion se démarquant de cette usuelle et morne alternance où un chapitre consacré au passé succède à un chapitre consacré au présent pour s'inscrire dans une narration déroutante, où Glen révèle de longs segments des aventures du capitaine Maceuse. Il y a ce côté obsessionnel pour Glen aspirant à terminer cette fresque dantesque qui fascine littéralement Earl, ce tueur sans pitié, qui oublie toutes les règle de prudence pour connaître le destin du capitaine Maceuse. On navigue donc littéralement dans une atmosphère imprégnée d'absence totale de raison, au détour de confrontations brutales qu'Alex Taylor prend soin de mettre en scène dans un registre qui reste pourtant extrêmement réaliste sans partir dans des excès puisque la légende se suffit à elle-même dans ce qu'elle a de d’outrancier et de funeste au gré d'une singulière destinée qui vous coupe le souffle. Et s'il présente tous les aspects d’un récit entendu, au long fleuve tranquille, Gasping River, révèle en fait tout ce qu’il y a de plus tumultueux dans la fureur des hommes basculant dans la folie avec le déferlement d’une violence sourde et latente qui éclate soudainement et qu’Alex Taylor décline avec le talent déroutant qui est le sien en désarçonnant plus d’un lecteur. Un roman aux accents Southern Gothic, obscur et fascinant.
Alex Taylor : Gasping River (The Belle And The Pomegranate). Editions Gallmeister 2025. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Fabienne Gondrand.
A lire en écoutant : Not Only Human de Heather Nova. Album : Siren. 1998 V2 Music Limited.