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Auteurs S - Page 6

  • ROMAIN SLOCOMBE : L’AFFAIRE LEON SADORSKI. SALAUD ORDINAIRE.

    l'affaire léon sadorski,romain slocombe,éditions robert laffontArtiste prolifique s’il en est, romancier, réalisateur, scénariste, photographe, illustrateur et traducteur, Romain Slocombe a abordé des thèmes multiples et variés comme la culture japonaise et l’occupation durant la seconde guerre mondiale, pour n’en citer que quelques uns, en utilisant divers modes d’expression telle que la littérature pour la jeunesse, la photographie, la bande dessinée, le cinéma, l’essai et le roman. C’est probablement dans ce dernier domaine que Romain Slocombe s’est fait connaître du grand public avec la création de son flic antisémite, officiant à Paris durant la sombre période la collaboration, que l’on découvre dans L’Affaire Léon Sadorski (Robert Laffont 2016) et qui forme désormais, avec L’étoile Jaune De L’inspecteur Léon Sadorski (Robert Laffont 2017) et Sadorski Et L’ange Du Pêché (Robert Laffont 2018),une trilogie évoquant les terribles activités des officines du régime de Vichy où planent l‘ombre de Laval et Pétain. Oscillant entre le roman historique et le polar, la trilogie Sadorski s’inspire d’un document, Berlin 1942 (CNRS Editions 2014) présenté par Laurent Joy qui a exhumé des archives de l’épuration le rapport d’un policier des RG, Louis Sadosky, soupçonné d’espionnage, narrant ses mésaventures au cœur du système répressif allemand et qui ne comprend pas le motif de sa détention alors qu’il a toujours été un policier exemplaire et zélé, toujours prompt à satisfaire aussi bien ses supérieurs que l’occupant dans le domaine de la traque des juifs.

     

    Paris 1942. Flic opiniâtre, Léon Sadorski prend soin d’accomplir son travail avec rigueur en harcelant les juifs encore présents à Paris. Rafles et visites domiciliaires font partie de son quotidien lui permettant d’améliorer son ordinaire en s’octroyant quelques biens confisqués. C’est ainsi que cela fonctionne sous l’occupation, que ce soit du côté de la Gestapo ou de la Préfecture, tout le monde se sert au passage.  Aussi Léon Sadorsky ne comprend pas bien ce qu’il fait dans ce train en partance pour Berlin encadré par deux officiers de la Waffen SS. Mais face à ses interrogateurs qui ont parfois la main lourde il va devoir rapidement démontrer qu’il est un bon fonctionnaire zélé luttant sans relâche contre la menace judéo-bolchévique. Des geôles de la Prinz-Albrecht-Straße, siège de la Gestapo à Berlin, aux caves de la rue Lauriston à Paris, quartier général d’une officine de la Gestapo française composée de gangsters déjantés, Léon Sadorsky va devoir faire preuve d’une certaine habilité pour résoudre le meurtre sadique d’une jeune femme sans froisser les susceptibilités de ses inquiétants partenaires.

     

    L’Affaire Léon Sadorski est un roman glaçant parce que l’auteur nous place dans la tête d’un individu sans scrupule devant faire face à toute une galerie de personnages innommables ayant sévis durant cette triste période de l’Occupation. Un roman d’autant plus effrayant que certains des protagonistes que Léon Sadorski va croiser au gré de l’intrigue ont vraiment existé à l’instar de Henri Lafont et de Pierre Bonny, deux membres éminents de La Carlingue, surnom donné à la Gestapo française de la rue Lauriston. Romain Slocombe met ainsi en évidence, par le prisme d'une enquête sur un meurtre sadique, toutes les rivalités entre les différentes et sinistres officines sévissant à Paris sur fond de rafles et d’incarcérations arbitraires dans une atmosphère emprunte d’un réalisme saisissant. Dans un tel contexte on saisit toute cette banalisation et cette hiérarchisation du mal, ceci notamment au travers du périple berlinois où l’on suit Léon Sadorski dans les arcanes d’une administration nazie extrêmement réglementée qui a institutionnalisé la torture et l’interrogatoire musclé. Un récit qui suscite parfois le malaise lorsque l’on se surprend à éprouver quelques sympathies pour ce flic sans envergure qui possède pourtant quelques compétences en matière d’investigation. Mais aussi opportuniste que lâche Léon Sadorski apparaît comme un personnage sans scrupule et peu ragoûtant, ceci d’autant plus lorsqu’il pose son regard sur une jeune adolescente juive qu’il décide d’aider avec l’idée d’assouvir quelques désirs coupables en échange de ses bons services.

     

    Richement documenté, L’Affaire Louis Sadorski est un polar historique captivant et extrêmement dérangeant qui met en lumière les comportements peu reluisants d’une frange de la population parisienne durant ces sinistres années de l’Occupation alors qu’en toile de fond on distingue déjà les contours et la mise en place de la sinistre rafle du Vel’ d’Hiv’.   

     

    Romain Slocombe : L’affaire Léon Sadorski. Editions Robert Laffont 2016.

    A lire en écoutant : Blues In Paris de Sydney Bechet. Album : Blues In Paris. 2010 Glinka Records.

  • Gilles Sebhan : Cirque Mort. Normes et désordres.

    Capture d’écran 2018-05-31 à 00.05.17.png"Tous les enfants sont des hommes. Peu d'adultes le restent." C’est probablement avec cet aphorisme de Tony Duvert, auquel Gilles Sebhan a consacré deux ouvrages sur le destin de cet auteur sulfureux, que l’on peut résumer l’univers étroitement lié de ces deux écrivains dérangeants évoquant les thèmes de l’enfance au travers de la sexualité et d’une certaine forme de violence à la fois trouble et subversive. Comme un écho à cette sentence et à l’occasion de cette première incursion dans le domaine de la littérature noire, Gilles Sebhan reste donc fidèle à la thématique de l’enfance et du rapport avec l’adulte tout en délaissant les notions de sexualité pour nous livrer, avec Cirque Mort, un roman policier déroutant nous entraînant, par le biais d’une angoissante série de disparitions d’enfants, dans l’univers trouble d’une institution psychiatrique pour jeunes patients psychotiques.

     

    Un mystérieux message anonyme conduit le lieutenant Dapper vers le centre hospitalier où sont internés de jeunes mineurs névrosés. Il s’agit de l’unique indice auquel il peut se raccrocher pour retrouver son fils Théo qui a disparu depuis plusieurs semaines tout comme les deux garçons sur lesquels il enquêtait avant d’être dessaisi de l’affaire. Comme un signe annonciateur, préfigurant cette série de disparitions, peut-il y avoir un lien avec le massacre à coup de hache de tous les animaux d’un cirque installé pour Noël ? Parce qu’il ne peut se résigner, Dapper va tenter de trouver des réponses au sein de cette institution singulière en plaçant tous ses espoirs sur le témoignage d’Ilyas, un adolescent en proie à d’étranges visions qui prétend être l’ami de Théo. Névroses ou hallucinations, Dapper n’a pas le choix et va devoir se départir de toutes ses certitudes pour tenter de retrouver son fils tout en se demandant ce qui a bien pu unir Ilyas et Théo issus de deux mondes tellement différents.

     

    Si la littérature noire a souvent eu pour vocation de dénoncer par le biais du crime ou du fait divers des disfonctionnements au sein de la société, Gilles Sebhan interpelle le lecteur sur un registre quelque peu différent avec un récit dérangeant qui ne cesse de susciter le malaise notamment avec ce monde de l’enfance s’éloignant des archétypes de l’innocence, propre à cette thématique. De cette manière, l’enquête policière prend une toute autre tournure que ce à quoi l’on peut s’attendre avec une intrigue portant sur la disparition d’enfants impliquant un père désemparé à la recherce de son fils kidnappé. Car bien au-delà d’une mise en scène emprunte de suspense et de rebondissements bien maitrisés, il faut voir avec Cirque Mort toute la dimension étrange qui se dégage du rapport entre l’adulte et cet univers de l’enfance disloquée où la raison et la folie se désagrègent sur  une question de point de vue. Car tout l’enjeu réside au cœur de cette institution psychiatrique sur laquelle règne le docteur Tristan qui, tel un savant fou, façonne la personnalité de ses jeunes patients au gré de ses expérimentations issues de quelques théories obscures où la raison et la folie se déclinent en fonction des règles et des normes établies par la société et que l’on pourrait remettre en cause sur fond de grand chambardement. Dans le confinement de cet établissement, le psychiatre endosse ainsi le rôle d’arbitre, pour apparaître rapidement comme un homme dépassé, en quête de l’idéal absolu qui résiderait dans la personnalité trouble de ses petits protégés. Un constat d’autant plus effrayant que loin d’être vulnérable, un enfant perturbé tel qu’Ilyas se révèle être un patient redoutable et bien plus inquiétant qu’il n’y paraît en étant capable de se soustraire à toutes tentatives de manipulations pour parvenir à ses fins. Ainsi, au travers des investigations d’un homme vulnérable comme le lieutenant Dapper, le lecteur perçoit donc le jeu à la fois subtil et pervers des influences qu’exercent les différents protagonistes qu’il croise sur son chemin.

     

    Dans la torpeur hivernale d’une ville de province anonyme et au détour de ces évènements étranges se situant à la lisière du fantastique, Gilles Sebhan distille, au gré d’une écriture à la fois surprenante et saisissante, une atmosphère oppressante pour mettre en exergue les rapports ambigus régissant le monde de l’enfance et l’univers des adultes qui résonnent au cœur de cette intrigue policière atypique faisant ainsi de Cirque Mort un roman singulier et provoquant.

     

    Gilles Sebhan : Cirque Mort. Editions du Rouergue/Noir 2018.

    A lire en écoutant : String Quartet n° 1 de Giörgy Ligeti interprété par le Quatuor Hagen. Album : Giörgy Ligeti : String Quartets Nos 1 & 2 Ramifications. 2003 Deutsche Grammophon GmbH Berlin.

  • Ikeido Jun : La Fusée De Shitamachi. Le souffle du crash.

    Capture d’écran 2018-02-04 à 15.24.27.pngComme je vous l’avais promis en ce début d’année, il m’importait de me tourner davantage vers la littérature noire asiatique afin de me laisser surprendre par les nouvelles perspectives d’un genre particulier que les auteurs de ces contrées lointaines abordent avec un regard bien différent de celui que peut nous offrir nos romanciers occidentaux. Ainsi, le monde de l’entreprise a fait l’objet, dans nos régions francophones, de nombreux romans noirs pointant disfonctionnements managériaux et autres disparités sociales tandis qu’au Japon, Ikeido Jun aborde le thème en empruntant des éléments narratifs propres aux thrillers et aux récits d’aventure avec un roman intitulé La Fusée De Shitamachi qui nous entraîne dans le sillage d’une PME nippone de pointe de l’arrondissement d’Ôta à Tokyo, devant faire face à une concurrence aussi féroce qu’impitoyable.

     

    Ingénieur de renom Tsukuda Kôhei a participé à l’élaboration du moteur d’une fusée dont le lancement s’est révélé être un fiasco. Contraint de démissionner, il a repris la petite entreprise familiale de machine-outil qu’il a transformée en usine de pointe, spécialisée dans les composants de moteurs de haute précision. Mais diriger une PME d’excellence telle que la Tsukuda Seisakusho n’est pas une sinécure. Une entreprise qui annule brutalement son carnet de commande tandis qu’une autre l’attaque pour des questions de brevet et ce sont les investisseurs qui vous lâchent. Il faut donc faire face à l’adversité et Tsukuda Kôhei qui n’a jamais renoncé à ses rêves de succès dans le domaine de l’aérospatial, se lance dans la conception d’un modèle de valves destinées à équiper la fusée d’une grande compagnie industrielle ne pouvant supporter de dépendre d’une entreprise aussi insignifiante que la Tsukuda Seisakusho. Dans un contexte de rivalité extrême, nombreux seront les obstacles et trahisons en tout genre pour mettre à mal le projet de cet entrepreneur audacieux.

     

    Premier roman traduit en français pour cet auteur qui a commis une vingtaine d’ouvrages dont plusieurs polars, Ikeido Jun est un romancier à succès dans son pays d’origine ce qui explique sans doute cette écriture très classique, répondant aux standards du best-seller international. Il n’empêche, l’efficacité du texte ne saurait être remise en question lorsque l’on constate que des sujets à priori arides comme le financement des entreprises, les dépôts de brevets ou les processus de fonctionnement d’un moteur de haute précision deviennent les éléments centraux d’une intrigue riche en tensions narratives qui se mettent en place dans un climat de compétitivité exacerbée par les dissensions internes et les rivalités entre modestes PME et grandes compagnies. Emprunt d’une certaine forme de théâtralité, La Fusée De Shimatachi décrypte les multiples services composant une entreprise japonaise que l’on découvre par l’entremise de Tsukuda Kôhei, un ingénieur devenu patron qui se concentre davantage sur les concepts d’une technologie de pointe que sur les aspects stratégiques et financiers de ses affaires. Le lecteur fait ainsi la connaissance d’un entrepreneur dont les rêves de conquête dans le domaine de l’aérospatial deviennent les enjeux d’un récit où les défît entrepreneuriaux font l‘objet de trahisons en tout genre, d’embûches financières et technologiques pouvant faire capoter le projet à tout instant. Les rêves de l’entrepreneur face à la réalité du marché, la petite PME devant lutter contre les desseins d’une grande compagnie, l’employé réticent se ralliant finalement au projet, l’auteur s’appuie sur des schémas narratifs manichéens assez convenus pour alimenter les différents ressorts d’une intrigue qui n’en demeure pas moins passionnante.

     

    Même s’il n’a pas pour vocation de dénoncer les dysfonctionnements du monde de l‘entreprise nippone, La Fusée De Shitamachi permet d’appréhender un univers hiérarchisé, codifié à l’extrême, où le collectif ne laisse aucune place à l’individualisme. Et bien au-delà du maintien de l’emploi ou des questions salariales, c’est la fierté de la réussite des projets de l’entreprise qui importe avant tout, ceci au prix de tous les sacrifices. Ainsi les lecteurs attentifs pourront s’interroger sur les rythmes de travail effrénés de ces « salaryman » consacrant la majeure partie de leur temps au labeur quant ils ne se retrouvent pas, le soir venu, dans des izakaya, ces bars japonais où se déroulent les nomikai, « réunions pour boire », permettant de discuter encore du travail entre collègues et qui deviennent un véritable phénomène de société avec cette image de salariés ivres morts, titubants dans les rues ou affalés sur les sièges des métros. Egalement à charge, c’est le monde de la finance comme les banques mais également les société d’investissement et leurs rapports ambivalents à l’entreprise qu’Ikeido Jun, ancien employé bancaire, se charge de disséquer au gré d’une histoire entremêlant son expérience professionnelle à la fiction d’un récit riche en péripétie où l’innovation des technologies de pointe se heurte à l’absence de vision et au manque d’audace des financiers.

     

    Dépaysant, autant dans sa forme que du point de vue exotique, La Fusée De Shitamachi, est un pur roman populaire, mettant en scène l’aventure palpitante d’un entrepreneur audacieux et innovant confronté aux aléas des financements et de la concurrence tout en disséquant, avec une acuité redoutable, les différentes strates hiérarchiques qui compose un univers du travail où employés et cadres se dévouent corps et âmes et surtout, sans compter leur temps, au bon fonctionnement de l’entreprise. Surprenant et édifiant.

     

    Ikeido Jun : La Fusée De Shitamachi (Shitamachi Rocket). Traduit du japonais par Patrick Honnoré. Books Editions 2012.

    A lire en écoutant : Come Close (feat. Common) de Indigo Jam Unit. Album : re : common from Indigo Jam Unit. Rambling Records 2009.

     

     

  • Benoît Séverac : 115. La main qui se dérobe.

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    En préambule, je me dois de remercier Lau Lo, animatrice du blog Evadez-Moi qui m'a généreusement fait parvenir ce roman que je convoitais. 

     

    Numéro de téléphone des urgences sociales en France, 115 donne également son titre au nouveau roman policier de Benoît Séverac qui nous convie dans les sombres méandres d’une enquête mettant en exergue le monde méconnu de la précarité, de la marginalité et de la prostitution de rue. C’est l’occasion de retrouver Sergine Hollard, vétérinaire engagée, et du major Nathalie Decrest, policière de quartier en uniforme, deux personnages marquants et attachants que l’on avait rencontré dans Le Chien Arabe où ces des femmes de caractère se confrontaient aux multiples et complexes problèmes de drogue et de radicalisation dans un quartier sensible de la banlieue nord de Toulouse.

     

    Le major Nathalie Decrest découvre de drôle de choses lors d’une descente dans un camp de Gitans organisant des paris clandestins. Les coqs défoncés, prêts au combat, sont confiés aux bons soins de la vétérinaire Sergine Hollard bien plus préoccupée par le sort de deux jeunes femmes albanaises cachées au sein du camp afin de s’extirper des griffes de leur proxénète. Elle est comme ça Sergine, toujours à se préoccuper du sort des autres. Et c’est bien dans ce but là qu’elle met en place une clinique ambulante pour les chiens des sans-abri. Elle fait face à un univers sans pitié où les différents degrés de misère permettent d’exploiter les plus démunis comme Cyril, un jeune autiste qui vit dans la rue, tout comme la vieille Odile, en devenant ainsi tributaires de deux sœurs sournoises, également sans-abri, bien décidées à abuser de la détresse de ces âmes perdues. Prostitution forcée et grande précarité se côtoient dans ce monde de la rue impitoyable auquel la policière et la vétérinaire seront confrontées dans une succession des faits divers à la fois violents et tragiques.

     

    Se déroulant pour la seconde fois dans la périphérie du nord de Toulouse, Benoît Séverac aborde avec 115 une multitude de thèmes sensibles que sont la marginalité, les sans-abri et la prostitution de rue forcée que l’on découvre au travers du point de vue de ces deux femmes sortant résolument de l’ordinaire. Altruiste et extrêmement engagée, Sergine Hollard comble sa solitude en se tournant vers les autres avec une propension à s’attirer une foule d’ennuis tout en provoquant une vague d’événements dramatiques dont les échos judiciaires contraindront le major Nathalie Decrest à intervenir, parfois à son corps défendant, afin de juguler la détresse mise à jour. Autrefois emprunte d’une certaine forme de considération teintée d’animosité, la relation entre la vétérinaire et la policière évolue, au fil du récit, vers une amitié toute en retenue et se développe au gré de préoccupations communes. Avec beaucoup de subtilité et de délicatesse l’auteur parvient ainsi à instaurer entre ses deux héroïnes une dynamique à la fois forte et touchante qui sert l’ensemble d’une histoire dont les péripéties se télescopent au fil de leurs interactions respectives avec les différents protagonistes.

     

    Fortement ancrée dans son contexte social dont l’auteur entend dénoncer les travers, l’intrigue policière se conjugue sous la forme d’un récit emprunt d’une dimension naturaliste pouvant déstabiliser le lecteur en quête de sensationnalisme ou d’une envergure plus romanesque. Extrêmement bien documenté, Benoît Séverac s’accroche à la réalité du terrain en déclinant les drames quotidiens de personnages marginaux dont la noirceur se suffit à elle-même sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter. Ainsi les investigations policières répondent à cette même logique en conférant cette note de réalisme si appréciable faisant de 115, tout comme Le Chien Arabe d’ailleurs, un roman policier un peu à part.

     

    Pouvoirs politiques peu concernés, institutions étatiques aux moyens limités, associations officiant parfois en marge de la légalité, 115 permet d’appréhender toute la complexité de l’aide sociale se mettant difficilement en place afin de venir en aide aux plus démunis dont la détresse permet souvent à des individus sans scrupule d’exploiter la faiblesse de ces hommes et de ces femmes en marge de la société. On y perçoit également une détresse psychique impressionnante à l’exemple de Cyril, ce jeune autiste qui, sans une libre adhésion de sa part ou de son tuteur, ne peut être pris en charge par les établissements hospitaliers. Car au-delà de l’impuissance, c’est parfois l’hypocrisie d’un système inique qui émane de cet univers de grande précarité dont la solidarité révèle toutes ses limites en fonction des intérêts individuels des uns et des autres. L’alcoolisme d’Odile, la cruauté des sœurs Charybdes et Scylla, l’addiction aux drogues de Wissal et l’indifférence de HK, Benoît Séverac égrène toute une série de portraits sombres en mettant ainsi en exergue la noirceur d’un monde sans espoir et sans idéal. Mais c’est surtout avec la destinée foudroyante de Hiésoré et de son fils Adamat que l’auteur décline l’univers obscur de la traite d’êtres humains aux mains d’organisations mafieuses mettant en échec des services de police complètement dépassés.

     

    Polar aux entournures résolument sociales, 115 s’inscrit dans la dramaturgie de ces romans noirs interpellant le lecteur sur les tragédies quotidiennes d’une société déliquescente n’hésitant pas à sacrifier les personnes les plus vulnérables afin qu’elles disparaissent dans les strates de la marginalité ou d’une exploitation de l’être humain absolument abjecte et dont on ne voudrait plus jamais entendre parler. Un récit tout simplement remarquable.

     

    Benoît Séverac : 115. Editions La Manufacture de Livres 2017.

    A lire en écoutant : Blues Is Dead. Long Lives The Blues ! de Blues & Decker. Album : Stealin’The Blues. Gazetelupeko Hotsak 2012.

     

  • MICHAEL FARRIS SMITH : NULLE PART SUR LA TERRE. A LA CROISEE DES CHEMINS.

    nulle part sur terre, michael farris smith, editions sonatineA l’époque de la sortie de son premier roman, Une Pluie Sans Fin (Editions Super 8 / 2015), un récit post apocalyptique où l’on découvrait une région du sud des Etats-Unis ravagée par une succession sans fin de tempêtes et d’ouragans, on comparaît déjà son auteur, Michael Farris Smith, à l’illustre Cormac McCarthy en évoquant notamment son fameux roman La Route. Référence réitérée à l'occasion de la parution de son second ouvrage, Nulle Part Sur La Terre, où figure également en quatrième de couverture un rapprochement avec l’œuvre de William Faulkner qui devient la "valeur refuge" dès qu'il s'agit de citer un auteur originaire du sud des Etat-Unis, plus particulièrement du Mississipi, lieu où se déroule l'ensemble d’un roman noir dont l’indubitable maîtrise ne nécessite pas ces comparaison outrancières.

    Après une errance de plus de dix ans, Maben reste toujours aussi paumée et trimbale son mal de vivre en longeant cette autoroute surchauffée du Mississipi qui la ramène vers sa ville natale. Sa petite fille peine à la suivre et il lui faut trouver un endroit pour dormir quitte à dépenser ses derniers dollars pour une chambre dans un motel miteux. Et puis elle trouvera bien le moyen de se refaire en monnayant ses charmes auprès des routiers stationnés sur le parking. Mais rien ne se passe comme prévu et la nuit vire au cauchemar.

    Russel s’apprête également à retourner chez lui après avoir purgé une peine de prison de onze ans. Mais à peine arrivé, il se rend rapidement compte que rien n’a été oublié et que sa dette, pour certains, n’a toujours pas été réglée. Dans une logique de fuite éperdue et de vengeance ces deux âmes perdues vont être amenées à se retrouver au milieu de nulle part pour tenter de s’extraire de cette tragédie qui semble leur coller à la peau.

    Ce qu’il y a de saisissant avec un ouvrage comme Nulle Part Sur La Terre, c’est cette notion d’équilibre émanant d’un texte sobre au service d’une narration simple mettant en scène toute une série de personnages nuancés, presque ordinaires se retrouvant liés par les réminescences d’un drame qui les a projetés, pour certains d’entre eux, à la marge d’une Amérique ne faisant que peu de cas de ces âmes cabossées par la vie. Sur une partition d’évènements qui s’enchainent avec une belle cohérence nous assistons aux cheminements chaotiques de Maben et de Russel tentant de refaire surface et de s’extraire de la somme d’ennuis qui les éloignent toujours un peu plus de cette rédemption à laquelle ils aspirent sans être vraiment certains de pouvoir être en mesure de l’obtenir ou même d’être en droit de la mériter. Comme repris de justice, Russel doit faire face à la violence de ceux qui n’ont pas oublié et qui ne peuvent pardonner. Des victimes collatérales qui deviennent bourreaux en s’enferrant dans une logique de haine viscérale. Comme mère paumée, Mabel doit assurer la survie de sa fille quitte à sacrifier la sienne car marquée par les affres d’un événement tragique dont elle ne peut se remettre, le sort continue à s’acharner sur elle. Dès lors, sur la jonction de ces deux destinées, Michael John Farris met en place une belle intrigue bien maitrisée en évitant toute forme d’excès que ce soit aussi bien lors des confrontations que lors des instants plus boulversants d’un récit teinté d’une noirceur savamment élaborée.

    De situations presque communes, l’auteur parvient à extraire des instants poignants à l’exemple des retrouvailles entre Russel et son ex fiancée ou lors des échanges entre ce même Russel et Boyd, son ami d’enfance désormais adjoint du shériff de la localité où ils ont passé leur enfance. Ainsi, du quotidien et des rapports ordinaires qu’entretiennent les protagonistes du roman, Michael Farris Smith bâtit une intrigue solide et prenante qui emmène le lecteur dans les circonvolutions de ces destinées presque banales devenant soudainement les moteurs des péripéties qui animent un récit baignant dans le réalisme de cette petite ville du sud des Etats-Unis et dont on peut appréhender l’atmosphère au travers d’une écriture limpide, dépourvue de toutes fioritures, également emprunte d’une certaine forme de rudesse et de sincérité qui habille l’ensemble des personnages peuplant un roman qui, au-delà de sa noirceur, revèle quelques beaux moments lumineux d’amours et d’amitiés.

     

    Michael Farris Smith : Nulle Part Sur La Terre (Desperation Road). Editions Sonatine 2017. Traduit de l’anglais (USA) par Pierre Dumarthy.

    A lire en écoutant : The Sun Is Shining Down de JJ Grey & Mofro. Album Country Ghetto. 2007 Alligator Records.